La Sorcière
Paris, France, 1862
par Jules Michelete
Compositions artistiques de Martin Van Maele, 1911
XI: La Communion de Révolte — Les Sabbats — La Messe Noire
Il faut dire les Sabbats. Ce mot évidemment a désigné des choses fort diverses, selon les temps. Nous n’en avons malheureusement de descriptions détaillées que fort tard (au temps d’Henri IV). Ce n’était guère alors qu’une grande farce libidineuse, sous prétexte de sorcellerie. Mais dans ces descriptions même d’une chose tellement abâtardie, certains traits fort antiques témoignent des âges successifs, des formes différentes par lesquelles elle avait passé.
On peut partir de cette idée très sûre que, pendant bien des siècles, le serf mena la vie du loup et du renard, qu’il fut un animal nocturne, je veux dire agissant le jour le moins possible, ne vivant vraiment que de nuit.
Encore jusqu’en l’an 1000, tant que le peuple fait ses saints et ses légendes, la vie du jour n’est pas sans intérêt pour lui. Ses nocturnes sabbats ne sont qu’un reste léger de paganisme. Il honore, craint la Lune qui influe sur les biens de la terre. Les vieilles lui sont dévotes et brûlent de petites chandelles pour Dianom (Diane-Lune-Hécate). Toujours le lupercale poursuit les femmes et les enfants, sous un masque, il est vrai, le noir visage du revenant Hallequin (Arlequin). On fête exactement la pervigilium Veneris (au 1er mai). On tue à la Saint-Jean le bouc de Priape-Bacchus Sabbasius, pour célébrer les Sabasies. Nulle dérision dans tout cela. C’est un innocent carnaval du serf.
Mais, vers l’an 1000, l’église lui est presque fermée par la différence des langues. En 1100, les offices lui deviennent inintelligibles. Des Mystères que l’on joue aux portes des églises, ce qu’il retient le mieux, c’est le côté comique, le bœuf et l’âne, etc. Il en fait des Noëls, mais de plus en plus dérisoires (vraie littérature sabbatique).
Croira-t-on que les grandes et terribles révoltes du douzième siècle furent sans influence sur ces mystères et cette vie nocturne du loup, de l’advolé, de ce gibier sauvage, comme l’appellent les cruels barons. Ces révoltes purent fort bien commencer souvent dans les fêtes de nuit. Les grandes communions de révolte entre serfs (buvant le sang les uns des autres, ou mangeant la terre pour hostie) purent se célébrer au Sabbat. La Marseillaise de ce temps, chantée la nuit plus que le jour, est peut-être un chant sabbatique :
Nous sommes hommes comme ils sont !
Tout aussi grand cœur nous avons !
Tout autant souffrir nous pouvons !
Mais la pierre du tombeau retombe en 1200. Le pape assis dessus, le roi assis dessus, d’une pesanteur énorme, ont scellé l’homme. A-t-il alors sa vie nocturne ? D’autant plus. Les vieilles danses païennes durent être alors plus furieuses. Nos nègres des Antilles, après un jour horrible de chaleur, de fatigue, allaient bien danser à six lieues de là. Ainsi le serf. Mais, aux danses, durent se mêler des gaietés de vengeance, des farces satyriques, des moqueries et des caricatures du seigneur et du prêtre. Toute une littérature de nuit, qui ne sut pas un mot de celle du jour, peu même des fabliaux bourgeois.
Voilà le sens des sabbats avant 1300. Pour qu’ils prissent la forme étonnante d’une guerre déclarée au Dieu de ce temps-là, il faut bien plus encore, il faut deux choses ; non seulement qu’on descende au fond du désespoir, mais que tout respect soit perdu.
Cela n’arrive qu’au quatorzième siècle, sous la papauté d’Avignon et pendant le Grand Schisme, quand l’Église à deux têtes ne paraît plus l’Église, quand toute la noblesse et le roi, honteusement prisonniers des Anglais, exterminent le peuple pour lui extorquer leur rançon. Les sabbats ont alors la forme grandiose et terrible de la Messe noire, de l’office à l’envers, où Jésus est défié, prié de foudroyer, s’il peut. Ce drame diabolique eût été impossible encore au treizième siècle, où il eût fait horreur. Et, plus tard, au quinzième siècle, où tout était usé, et jusqu’à la douleur, un tel jet n’aurait pas jailli. On n’aurait pas osé cette création monstrueuse. Elle appartient au siècle de Dante.
Cela, je crois, se fit d’un jet ; ce fut l’explosion d’une furie de génie, qui monta l’impiété à la hauteur des colères populaires. Pour comprendre ce qu’elles étaient, ces colères, il faut se rappeler que ce peuple, élevé par le clergé lui-même dans la croyance et la foi du miracle, bien loin d’imaginer la fixité des lois de Dieu, avait attendu, espéré un miracle pendant des siècles, et jamais il n’était venu. Il l’appelait en vain, au jour désespéré de sa nécessité suprême. Le ciel dès lors lui parut comme l’allié de ses bourreaux féroces, et lui-même féroce bourreau.
De là la Messe noire et la Jacquerie.
Dans ce cadre élastique de la Messe noire purent se placer ensuite mille variantes de détail ; mais il est fortement construit, et, je crois, fait d’une pièce.
J’ai réussi à retrouver ce drame en 1857 (Hist. de France). Je l’ai recomposé en ses quatre actes, chose peu difficile. Seulement, à cette époque, je lui ai trop laissé les ornements grotesques que le sabbat reçut aux temps modernes, et n’ai pas précisé assez ce qui est du vieux cadre, si sombre et si terrible.
Ce cadre est daté fortement par certains traits atroces d’un âge maudit, — mais aussi par la place dominante qu’y tient la Femme, — grand caractère du quatorzième siècle.
C’est la singularité de ce siècle que la Femme, fort peu affranchie, y règne cependant, et de cent façons violentes. Elle hérite des fiefs alors ; elle apporte des royaumes au roi. Elle trône ici-bas, et encore plus au ciel. Marie a supplanté Jésus. Saint François et saint Dominique ont vu dans son sein les trois mondes. Dans l’immensité de la Grâce, elle noie le péché ; que dis-je ? aide à pécher (lire la légende de la religieuse dont la Vierge tient la place au chœur, pendant qu’elle va voir son amant).
Au plus haut, au plus bas, la Femme. — Béatrix est au ciel, au milieu des étoiles, pendant que Jean de Meung, au Roman de la Rose, prêche la communauté des femmes. — Pure, souillée, la Femme est partout. On en peut dire ce que dit de Dieu Raimond Lulle : « Quelle part est-ce du monde ? — Le Tout. »
Mais au ciel, mais en poésie, la Femme célébrée, ce n’est pas la féconde mère, parée de ses enfants. C’est la Vierge, c’est Béatrix stérile, et qui meurt jeune.
Une belle demoiselle anglaise passa, dit-on, en France vers 1300, pour prêcher la rédemption des femmes. Elle-même s’en croyait le Messie.
La Messe noire, dans son premier aspect, semblerait être cette rédemption d’Ève, maudite par le christianisme. La Femme au sabbat remplit tout. Elle est le sacerdoce, elle est l’autel, elle est l’hostie, dont tout le peuple communie. Au fond, n’est-elle pas le Dieu même ?
Il y a là bien des choses populaires, et pourtant tout n’est pas du peuple. Le paysan n’estime que la force ; il fait peu de cas de la Femme. On ne le voit que trop dans toutes nos vieilles coutumes (v. mes Origines). Il n’aurait pas donné à la Femme la place dominante qu’elle a ici. C’est elle qui la prend d’elle-même.
Je croirais volontiers que le Sabbat, dans la forme d’alors, fut l’œuvre de la Femme, d’une femme désespérée, telle que la sorcière l’est alors. Elle voit, au quatorzième siècle, s’ouvrir devant elle son horrible carrière de supplices, trois cents, quatre cents ans illuminés par les bûchers ! Dès 1300, sa médecine est jugée maléfice, ses remèdes sont punis comme des poisons. L’innocent sortilège par lequel les lépreux croyaient alors améliorer leur sort, amène le massacre de ces infortunés. Le pape Jean XXII fait écorcher vif un évêque, suspect de sorcellerie. Sous une répression si aveugle, oser peu ou oser beaucoup, c’est risquer tout autant. L’audace croît par le danger même. La sorcière peut hasarder tout.
Fraternité humaine, défi au ciel chrétien, culte dénaturé du dieu nature, — c’est le sens de la Messe noire.
L’autel était dressé au grand serf Révolté, Celui à qui on a fait tort, « le vieux Proscrit, injustement chassé du ciel, l’Esprit qui a créé la terre, le Maître qui a fait germer les plantes ». C’est sous ces titres que l’honoraient les Lucifériens, ses adorateurs, et (selon une opinion vraisemblable), les chevaliers du Temple.
Le grand miracle, en ces temps misérables, c’est qu’on trouvait pour la cène nocturne de la fraternité ce qu’on n’eût pas trouvé le jour. La sorcière, non sans danger, faisait contribuer les plus aisés, recueillait leurs offrandes. La charité, sous forme satanique, étant crime et conspiration, étant une forme de révolte, avait grande puissance. On se volait le jour son repas pour le repas commun du soir.
Représentez-vous, sur une grande lande, et souvent près d’un vieux dolmen celtique, à la lisière d’un bois, une scène double : d’une part, la lande bien éclairée, le grand repas du peuple ; — d’autre part, vers le bois, le chœur de cette église dont le dôme est le ciel. J’appelle chœur un tertre qui domine quelque peu. Entre les deux, des feux résineux à flamme jaune et de rouges brasiers, une vapeur fantastique.
Au fond, la sorcière dressait son Satan, un grand Satan de bois, noir et velu. Par les cornes et le bouc qui était près de lui, il eût été Bacchus ; mais par les attributs virils, c’était Pan et Priape. Ténébreuse figure que chacun voyait autrement ; les uns n’y trouvaient que terreur ; les autres étaient émus de la fierté mélancolique où semblait absorbé l’éternel Exilé.
Premier acte. — L’Introït magnifique que le christianisme prit à l’antiquité (à ces cérémonies où le peuple, en longue file, circulait sous les colonnades, entrait au sanctuaire) — le vieux dieu, revenu, le reprenait pour lui. Le lavabo de même, emprunté aux purifications païennes. Il revendiquait tout cela par droit d’antiquité.
Sa prêtresse est toujours la vieille (titre d’honneur) ; mais elle peut fort bien être jeune. Lancre parle d’une sorcière de dix-sept ans, jolie, horriblement cruelle.
La fiancée du Diable ne peut être un enfant ; il lui faut bien trente ans, la figure de Médée, la beauté des douleurs, l’œil profond, tragique et fiévreux, avec de grands flots de serpents descendant au hasard ; je parle d’un torrent de noirs, d’indomptables cheveux. Peut-être, par-dessus, la couronne de verveine, le lierre des tombes, les violettes de la mort.
Elle fait renvoyer les enfants (jusqu’au repas). Le service commence.
« J’y entrerai, à cet autel... Mais, Seigneur, sauve-moi du perfide et du violent (du prêtre, du seigneur). »
Puis vient le reniement à Jésus, l’hommage au nouveau maître, le baiser féodal, comme aux réceptions du Temple, où l’on donne tout sans réserve, pudeur, dignité, volonté ; — avec cette aggravation outrageante au reniement de l’ancien Dieu « qu’on aime mieux le dos de Satan ».
A lui de sacrer sa prêtresse. Le dieu de bois l’accueille comme autrefois Pan et Priape. Conformément à la forme païenne, elle se donne à lui, siège un moment sur lui, comme la Delphica au trépied d’Apollon. Elle en reçoit le souffle, l’âme, la vie, la fécondation simulée. Puis, non moins solennellement, elle se purifie. Dès lors, elle est l’autel vivant.
L’Introït est fini, et le service interrompu pour le banquet. Au rebours du festin des nobles qui siègent tous l’épée au côté, ici dans le festin des frères, pas d’armes, pas même de couteau.
Pour gardien de la paix, chacun a une femme. Sans femme on ne peut être admis. Parente ou non, épouse ou non, vieille, jeune, il faut une femme.
Quelles boissons circulaient ? hydromel ? bière ? vin ? Le cidre capiteux ou le poiré ? (Tous deux ont commencé au douzième siècle.)
Les breuvages d’illusion, avec leur dangereux mélange de belladone, paraissaient-ils déjà à cette table ? Non pas certainement. Les enfants y étaient. D’ailleurs, l’excès du trouble eût empêché la danse.
Celle-ci, danse tournoyante, la fameuse ronde du Sabbat, suffisait bien pour compléter ce premier degré de l’ivresse. Ils tournaient dos à dos, les bras en arrière, sans se voir ; mais souvent les dos se touchaient. Personne peu à peu ne se connaissait bien, ni celle qu’il avait à côté. La vieille alors n’était plus vieille. Miracle de Satan. Elle était femme encore, et désirable, confusément aimée.
Acte deuxième. — Au moment où la foule, unie dans ce vertige, se sentait un seul corps, et par l’attrait des femmes, et par je ne sais quelle vague émotion de fraternité, on reprenait l’office au Gloria. L’autel, l’hostie apparaissait. Quels ? La Femme elle-même. De son corps prosterné, de sa personne humiliée, de la vaste soie noire de ses cheveux, perdus dans la poussière, elle (l’orgueilleuse Proserpine) elle s’offrait. Sur ses reins, un démon officiait, disait le Credo, faisait l’offrande.
Cela fut plus tard immodeste. Mais alors, dans les calamités du quatorzième siècle, aux temps terribles de la Peste noire et de tant de famines, aux temps de la Jacquerie et des brigandages exécrables des Grandes Compagnies, — pour ce peuple en danger, l’effet était plus que sérieux. L’assemblée tout entière avait beaucoup à craindre si elle était surprise. La sorcière risquait extrêmement et vraiment, dans cet acte audacieux, elle donnait sa vie. Bien plus, elle affrontait un enfer de douleurs, de telles tortures, qu’on ose à peine les dire. Tenaillée et rompue, les mamelles arrachées, la peau lentement écorchée (comme on le fit à l’évêque sorcier de Cahors), brûlée à petit feu de braise, et membre à membre, elle pouvait avoir une éternité d’agonie.
Tous, à coup sûr, étaient émus, quand, sur la créature dévouée, humiliée, qui se donnait, on faisait la prière, et l’offrande pour la récolte. On présentait du blé à l’Esprit de la terre qui fait pousser le blé. Des oiseaux envolés (du sein de la Femme sans doute) portaient au Dieu de liberté le soupir et le vœu des serfs. Que demandaient-ils ? Que nous autres, leurs descendants lointains, nous fussions affranchis.
Quelle hostie distribuait-elle ? Non l’hostie de risée, qu’on verra aux temps d’Henri IV, mais, vraisemblablement, cette confarreatio que nous avons vue dans les philtres, l’hostie d’amour, un gâteau cuit sur elle, sur la victime qui demain pouvait elle-même passer par le feu. C’était sa vie, sa mort, que l’on mangeait. On y sentait déjà sa chair brûlée.
En dernier lieu, on déposait sur elle deux offrandes qui semblaient de chair, deux simulacres ; celui du dernier mort de la commune, celui du dernier né. Ils participaient au mérite de la femme, autel et hostie, et l’assemblée (fictivement) communiait de l’un et de l’autre. — Triple hostie, tout humaine. Sous l’ombre vague de Satan, le peuple n’adorait que le peuple.
C’était là le vrai sacrifice. Il était accompli. La Femme, s’étant donnée à manger à la foule, avait fini son œuvre. Elle se relevait, mais ne quittait la place qu’après avoir fièrement posé et comme constaté la légitimité de tout cela par l’appel à la foudre, un défi provocant au Dieu destitué.
En dérision des mots : Agnus Dei, etc., et de la rupture de l’hostie chrétienne, elle se faisait apporter un crapaud habillé et le mettait en pièces. Elle roulait ses yeux effroyablement, les tournait vers le ciel, et, décapitant le crapaud, elle disait ces mots singuliers : « Ah ! Philippe, si je te tenais, je t’en ferais autant ! »
Jésus ne disant rien à ce défi, ne lançant pas la foudre, on le croyait vaincu. La troupe agile des démons choisissait ce moment pour étonner le peuple par de petits miracles, qui saisissaient, effrayaient les crédules. Les crapauds, bête inoffensive, mais qu’on croyait très venimeuse, étaient mordus par eux, et déchirés à belles dents. De grands feux, des brasiers, étaient sautés impunément pour amuser la foule et la faire rire des feux d’enfer.
Le peuple riait-il après un acte si tragique, si hardi ? je ne sais. Elle ne riait pas, à coup sûr, celle qui, la première, osa cela. Ces feux durent lui paraître ceux du prochain bûcher. A elle de pourvoir à l’avenir de la monarchie diabolique, de créer la future sorcière.