Parcours païen
Entretien avec Christopher Gérard sur le Paganisme
"Une vie qui n'est pas un rite perpétuel d'actions de grâce n'est pas une vie réussie."
Alain Daniélou, Les Contes du Labyrinthe, 1988.
Qui êtes-vous?Si je devais très rapidement me définir, je dirais que je suis une sorte d'archéologue de la mémoire. Depuis toujours, j'éprouve une puissante fascination pour le Temps, l'Eternité. Dès mon plus jeune âge, la mémoire et la mort ont suscité chez moi rêveries et réflexions, et ce avant même la lecture de textes religieux ou philosophiques. En voici un exemple: à douze ans, je faisais déjà partie d'une société d'archéologie. Avec mes camarades, tous plus âgés que moi, nous fouillions, dans les Ardennes, une nécropole mérovingienne. J'y ai patiemment dégagé des dizaines de squelettes. Seul au fond de tombes creusées dans la dolomie, souvent sous la pluie (que nous appelons la drache), j'ai passé des heures et des heures en silencieux tête à tête avec ces Francs, disparus depuis plus de mille ans. Vous comprendrez que le dogme de la résurrection des corps suscite chez moi une hilarité immédiate.
Paradoxalement, cette expérience m'a également vacciné contre tout nihilisme morbide: les théories de l'absurde m'ont toujours paru... absurdes. Je pense que c'est alors, sur cette colline du "Mont des Francs" que j'ai, sans le savoir, compris, intériorisé le sens du Tragique, le mépris des dogmes et la valeur du rire libérateur. La lecture, des années plus tard, de Nietzsche et de quelques autres, a donné une forme à ce chaos d'impressions adolescentes. Un autre exemple: lors de nos fouilles, nous rencontrâmes un sourcier presque centenaire. Tout jeune, il avait assisté, comme enfant de coeur, à l'agonie d'un vieillard de son village, qui avait servi dans les armées de Napoléon. Dans son délire, le mourant acclamait encore l'Empereur... A écouter notre vieux sourcier, j'avais l'impression, saisissante, de voir Napoléon et d'avoir moi aussi vécu cette épopée: le temps était aboli. Alain Daniélou, l'un de mes maîtres, dit d'ailleurs dans le prologue du Chemin du Labyrinthe (Rocher, 1993): " Le temps n'est qu'une illusion, une apparente succession de moments au cours d'un voyage que font les êtres dans l'éternel présent. A certains instants de la spirale de la vie, nous sommes tout proches d'autres instants passés ou futurs; puis nous nous en éloignons à nouveau ".
Se passionner à l'archéologie dès l'âge de dix ans m'a immunisé contre les blandices du monde moderne, que, d'instinct, j'ai méprisé. Je suis et serai toujours du côté "archaïque" de la barricade, même si je ne nie pas les réels avantages de la vie contemporaine. Nous autres, fouilleurs, avions le sentiment très net d'exercer un sacerdoce, en respectant ce passé que tous voulaient oublier. La mode n'était pas encore au Patrimoine, ripoliné et, de ce fait même, neutralisé. Qu'il était vif notre plaisir - et grand notre orgueil - lorsque nous répondions à des visiteurs ébahis que nous faisions ce travail titanesque (ceux qui ont pratiqué la fouille en sous-bois me comprendront) pour rien, pour la beauté du geste, le plaisir d'apprendre. L'archéologie fut pour moi une école de fraternité, de gratuité et de piété à l'égard du passé ancestral.
Vous êtes de nationalité belge. Vous sentez-vous davantage flamand ou wallon?
Je suis Belge: c'est un mot que j'aime assez car il fait référence à Belenos, l'Apollon solaire de nos régions. J'aime aussi que nos lointains ancêtres soient venus du Septentrion: "L'île de Thulé, devenue célèbre dans les chants des poètes grecs et latins, est située vis à vis des rivages des Berges (= des Belges)" nous dit le géographe Pomponius Mela. En 281 AC, le roi de Macédoine Ptolémée Keraunos est vaincu et tué par des envahisseurs menés par un certain Bolgios, le Belge. Il semble bien qu'il s'agisse là du nom des peuplades venues du Nord de l'Allemagne, voire de la Baltique, qui pilleront Delphes (de cela je ne serais pas trop fier, en digne suivant d'Apollon!), fonderont le royaume des Galates en Asie Mineure. D'autres s'établiront dans nos régions et formeront un ensemble de peuples que César, deux siècles plus tard, qualifiera de fortissimi: les plus braves (et les moins " amollis " par la civilisation méditerranéenne). Belges et Germains sont donc proches cousins. Et le Belgium, grosso modo entre Rhin, Meuse et Escaut, constitue une réalité depuis plus de vingt siècles. Nous sommes donc un vieux peuple, comme les Ibères ou les Helvètes. Les Belges d'aujourd'hui peuvent s'enorgueillir de posséder l'un des plus vieux noms de peuple d'Europe. Aux multiples " pays " de la Gaule Belgique, jaloux de leur indépendance et de leurs différences correspondent aujourd'hui les trois Belgiques: la flamande, l'allemande et la romande, toutes trois attachées à leur identité. En nous, se conjuguent héritage celtique, germanité et romanité, plus quelques influences italo-espagnoles ou autrichiennes ultérieures. Voilà pourquoi toute forme de chauvinisme m'exaspère: quand j'entends parler de nation flamande ou wallonne, je ne peux m'empêcher de sourire. Le nationalisme m'est en effet étranger: à mon sens, cette idéologie issue de la Révolution française vide les patries charnelles de leur sève et ne plus peut déboucher, aujourd'hui, que sur des simulacres de souveraineté. Pour moi, la patrie (ou matrie) est une réalité, la nation une entité administrative et le patriotisme ne peut désormais qu'être continental. Un autre de mes maîtres, Ernst Jünger, dans Les prochains Titans (Grasset, 1998), son testament, précise que " ce concept de patrie (Heimat) est capital. La patrie n'est pas l'Etat, et la pluralité des patries ne poura être supprimée, même par l'Etat universel . J'ajouterais que la patrie est un mythe, qui rassemble des personnes de façon constructive, tandis que la nation fragmente et divise; de même le nationalisme, par essence agressif - voyez les Balkans -, mobilise des individus unis par la somme de leurs frustrations. Voyez certains flamingants, aveuglés par leur haine de tout ce qui est francophone, mais inertes face à l'américanisation galopante de leur jeunesse, au démantèlement de leur industrie... La même remarque s'applique au sous-nationalisme wallon, encore plus grotesque car il ne se donne même pas les moyens de ses pauvres ambitions.
Je me définis aussi comme Thiois de langue romane, ce qui me semble traduire cette identité celto-germanique latinisée: la langue française m'est aussi une patrie. Elle me paraît à même de constituer un efficace barrage au déferlement du "Basic English" et de la sous-culture universaliste. Le rêve thiois, celui de Joris Van Severen, un vrai preux (et parfait francophone!), et de son continuateur l'inclassable Louis Gueuning, cette nostalgie des Pays-Bas Belgique, est aussi mien. Je suis convaincu, comme Gueuning, que Brabançons, Limbourgeois, Hollandais, Zeelandais, Hennuyers, Namurois, Liégeois et Luxembourgeois, sans oublier les Picards et les Alsaciens constituent un ensemble lié par une histoire prestigieuse, celle de la Lotharingie et des Ducs de Bourgogne. Fidèle au principe monarchique - par essence anagogique car il élève l'homme -, je me range résolument parmi les Impériaux. L'Empire, le Rijk pour parler thiois, est seul à même de sauvegarder autonomies et patries charnelles, de transcender et de respecter la mosaïque des ethnies. Je précise que cette vision est aux antipodes du cosmopolitisme niveleur et du métissage planétaire dont des médias stipendiés se font les propagandistes. De même, la monarchie est la meilleure digue à élever contre les dérives totalitaires. Plutôt un monarque, si possible éclairé, qu'un tyran, plutôt un Prince qu'un vulgaire ministre-président! Dans Du Roi (Julliard- L'Age d'Homme, 1987), Vladimir Volkoff souligne que les rois sont une nécessité biologique. Surtout, les sociétés indo-européennes, de l'Inde à l'Irlande, ont à leur tête un roi, qu'il s'appelle rex, rix ou rájah dont le rôle sacré est d'incarner la souveraineté et le droit, de préserver l'ordre du monde. Fonction symbolique, c'est-à-dire essentielle, qu'un politicien, homme de parti et donc diviseur du corps social, ne sera jamais capable d'occuper. Le Roi très chrétien est un avatar tardif du Princeps païen et la vieille royauté wotanique des Germains est à la base des monarchies françaises et anglaises. Cette dernière ne l'a pas oublié: à la Tour de Londres, un culte est encore rendu aux corbeaux, animaux sacrés dédiés à l'Ase borgne.
Ceci dit, je n'éprouve aucune tendresse particulière pour l'état belge sous sa forme actuelle, vermoulu, parasité par des élites aussi corrompues qu' incapables (ce qui les rend encore plus insupportables) et que seule la veulerie ambiante maintient encore en place. Il faut distinguer deux choses: un régime politique entré dans sa phase de dissolution finale et une entité géopolitique, l'espace Rhin-Meuse-Escaut dont je parlais tout à l'heure. On peut et l'on doit changer le premier. Mais ni la géographie ni l'histoire ne se modifient au gré de passions, qui ne sont souvent que le paravent de l'égoïsme et de la soif de pouvoir. L'éclatement du pays serait une catastrophe, dangereuse pour l'équilibre européen, ne résolvant rien. Entre une Wallonie appelée à être rachetée - quelle humiliation - par la France et qui ferait de ses habitants des citoyens de seconde zone - des harkis à la peau claire -, soumis aux diktats de Paris et une Flandre délà colonisée par les capitalistes français autrement plus voraces que les " fransquillons " (voir Vilvoorde), je ne vois pas où serait l'amélioration. Et puis, quelle instabilité au centre de notre Communauté européenne! Non, le destin de la Belgique, dorsale de l'Europe, est de jouer cahin-caha son rôle séculaire de terre d'Empire.
Européen, chez moi à Galway, Cologne ou Saint-Malo, Impérial, Thiois de parler roman et païen: voilà comment je pourrais me définir en quelques mots.
Le fait d'être né à New York n'est-il pas lourd à porter lorsqu'on pourfend idéologiquement les Etats-Unis et qu'on se veut enraciné en Brabant?
Ce n'est pas plus lourd à porter que d'être né à Lille ou à Marseille! Pourquoi rougirai-je de mon lieu de naissance? Né à New York en juillet 62 d'un père belge et d'une mère issue de la diaspora irlandaise - mes ancêtres arrivèrent au Nouveau Monde à la fin du XVIIIème siècle -, j'ai, à l'âge de sept mois, regagné la Vieille Europe, accomplissant ainsi ma traversée de la ténèbre hivernale, dans tous les sens du terme puisque je survécus, avant mon départ, à une épreuve qui me valut l'extrême-onction. Il est vrai que c'est une manie dans la famille: mon grand-père, mutilé de 14-18, l'avait eue dix-sept fois, contre sa volonté!
Ce n'est pas plus lourd à porter que d'être né à Lille ou à Marseille! Pourquoi rougirai-je de mon lieu de naissance? Né à New York en juillet 62 d'un père belge et d'une mère issue de la diaspora irlandaise - mes ancêtres arrivèrent au Nouveau Monde à la fin du XVIIIème siècle -, j'ai, à l'âge de sept mois, regagné la Vieille Europe, accomplissant ainsi ma traversée de la ténèbre hivernale, dans tous les sens du terme puisque je survécus, avant mon départ, à une épreuve qui me valut l'extrême-onction. Il est vrai que c'est une manie dans la famille: mon grand-père, mutilé de 14-18, l'avait eue dix-sept fois, contre sa volonté!
Américain de papier, j'ai choisi l'Europe. J'y suis revenu, j'y vis, j'y travaille. J'ai servi dans l'armée du pays de mon père. Et épousé une fille de Brabant (ce sont les plus belles!). De même que le Christianisme me paraît une parenthèse à refermer, d'où mon Paganisme, de même ces deux siècles d'exil aux Amériques ont pris fin. Je suis enfin redevenu celui que j'étais.
Vous avez repris le titre de la revue créée jadis par Ernst Jünger et Mircea Eliade: pour quelles raisons?
Se lance-t-on dans l'action pour "des raisons"? Le mythe seul d'Antaios justifie mon choix. Et le haut patronage de Jünger et Eliade, qui fait froncer les sourcils des bien-pensants, ces nouveaux calottins, me suffit. Fondée en 1959, Antaios première du nom, accueillit de grands esprits, de bons Européens: Friedrich-Georg le méconnu, Michaux, Cioran, Evola, Ziegler, et tant d'autres. Sous-tendu par un refus passionné du nihilisme, le travail accompli par Jünger et Eliade est aussi extraordinaire que méconnu. Je pense qu'un éditeur ferait bien de publier un recueil de traductions. Eliade a toute sa vie tenté de cerner l'esprit du Paganisme, à travers essais érudits et romans visionnaires. Quant à Jünger, il nous révèle dans son Journal des années quatre-vingt, qu'il a longtemps porté sur lui une monnaie de l'empereur Julien!
Surtout, le mythe d'Antée me fascine depuis le solstice d'hiver 1972, où je reçus de mon père un livre de légendes de la Grèce antique. Je n'ai jamais oublié l'illustration montrant Héraklès et Antée soudés l'un à l'autre en une mortelle étreinte.
Vous déployez dans le cadre d'Antaios une énergie fantastique. Quelle foi vous anime?
Je n'aime pas ce mot de "foi", trop chrétien à mon goût: pour rien au monde, je ne voudrais passer pour un Croisé du Paganisme. Je lui préfère son étymon latin: fides. Voilà le moteur: Fides aeterna, qui fut aussi une Déesse, et qui me relie à mes ancêtres païens. C'est ce qui me frappe chez mes amis Hindous: cette fidélité à leur héritage plurimillénaire, leur refus de la rupture que constituerait la conversion, ce reniement. Je pense à ceux qui refusèrent de céder: les Saxons de Verden, tous les pagani de nos campagnes, ces philosophes chassés de l'Université d'Athènes en 529, un temps réfugiés en Perse... Je pense à cette chaîne, interrompue certes, de Païens, fidèles aux Dieux, parfois clandestins, toujours résistants, qui rythment l'histoire de notre culture.
En maintenant Antaios, je leur rends l'hommage qui leur est dû. Mais Paganisme ne rime pas avec passéisme: la nostalgie ne doit pas nous empêcher d'aller de l'avant, bien au contraire! Si je n'attends rien de mes actes pour moi-même, il m'arrive de rêver qu'un jour, dans une bibliothèque ou une librairie, un adolescent ouvrira l'une de nos revues et que le déclic se fera. Je sais que cela a déjà eu lieu à maintes reprises...
Dans le dernier volume de ses Mémoires, Soixante-dix s'efface V (octobre 1997), Ernst Jünger, qui m'avait écrit à plusieurs reprises, parle de notre travail en termes fort élogieux. Quel plus bel encouragement, public cette fois?
Je dois toutefois rappeler qu'Antaios doit beaucoup à deux ou trois personnes, sans qui le rêve ne serait jamais devenu réalité. Elles se reconnaîtront dans ces lignes et sauront que je ne les oublie pas.
Antaios a reçu un accueil favorable dans la mouvance néo-païenne de France. Comment vous-même et votre revue êtes-vous perçus en Belgique?
Antaios rencontre un succès d'estime dans des milieux variés, qui ne se limite pas à la "mouvance" païenne. Il semble même que ce soit au sein des "mouvements" païens de France que l'on nous lit le moins! Tant de nouveaux Païens sont à ce point persuadés de posséder la vérité... Non, nous sommes surtout lus par des cherchants, des non conformistes, des francs-tireurs, ce qui n'est pas pour me déplaire. Mon plus beau succès est évidemment la reconnaissance d'Ernst Jünger, qui m'a écrit à plusieurs reprises pour m'encourager et qui a fait savoir à l'un de mes amis qu'il lisait Antaios "avec plaisir et approbation". Je sais aussi que quelques écrivains, quelques esprits libres, éprouvent de l'estime pour notre travail. Antaios est lu aux Indes, en Russie, dans les pays baltes, et par un éleveur argentin. Et puis, nous avons des ennemis, ce qui fait toujours plaisir. Comme dit le vieux proverbe germanique: Beaucoup d'ennemis, beaucoup d'honneur!
La Belgique subit depuis la Contre-Réforme, - menée d'une poigne de fer par le Duc d'Albe -, une étouffante hégémonie catholique, comparable à celle de l'Irlande et de la Pologne. Cette catholicité rance, petite-bourgeoise, sans plus rien de baroque se réduit aujourd'hui à une comédie sociale (ah, ces communions qui n'ont rien de solennel, cette inclination suspecte pour les handicapés, ces curés tripoteurs!). En réaction contre ce climat malsain, s'est constitué au XIXème siècle un contre-pouvoir laïc, laïcard parfois. Quoi que l'on pense de l'illuminisme et du mythe du Progrès, c'est à ce "pilier" que nous devons un enseignement libéré à grand peine (voir la Guerre scolaire) des carcans catholiques. C'est à ces gens courageux que nous devons un enseignement de qualité pour filles, une information sur la contraception, etc. Vues de l'extérieur, bien des personnes formées au sein du réseau catholique, paraissent privées d'esprit critique, dociles et adaptées, satisfaites de vivre dans une atmosphère "cucul-la-praline" (nullement incompatible avec des turpitudes nullement "piquées des vers", si vous me passez ces expressions familières).
Horta et l'Art Nouveau, la vieille mystique thioise, un certain surréalisme, notre littérature fantastique sont clairement des résistances plus ou moins conscientes à cette chappe catholique. Les universités de Bruxelles, de Liège et de Gand ont vite été des centres actifs de recherches sur le Paganisme classique, les mythes et les rites, le Pythagorisme, l'Hermétisme. Pensez à Delatte, le spécialiste du Pythagorisme, à Bidez et Cumont, les éditeurs de notre cher Julien. Je ne suis pas loin d'y voir un retour du refoulé. Dans les Flandres et en terre de Brabant, les restes de Paganité celto-germanique, encore bien enracinée au XIXème siècle, ont été portés par la germanophilie romantique, qui tourna parfois à la manie, mais permit à cet héritage de ne pas disparaître. Il existe donc un public susceptible d'être intéressé par notre dmarche. J'ai eu des échos de personnes s'affirmant publiquement païennes. Voyez par exemple le livre de l'ancien ministre François Périn (Franc-parler, Quorum 1996). On me dit que des loges maçonniques, surtout féminines, travaillent sur les mythes et les rites. Des maçons, du Grand Orient de Belgique, s'intéressent aussi au Paganisme (je connais un cas de haut responsable qui s'est déclaré païen), d'autres, toujours en retard d'une guerre, sont hostiles à notre démarche, qualifiée de " dangereuse " ou, plus subtiles, tentent d'occuper le terrain pour neutraliser un courant qui leur fait peur...
Antaios est donc lu par des gens très différents, un peu à l'image de ses collaborateurs, venus d'horizons multiples. C'est enfin une bonne chose que notre Société d'Etudes Polythéistes soit basée à Bruxelles, Caput Imperii, capitale d'un Empire en gestation.
Vous semblez attacher une importance aux "pèlerinages" sur les sites sacrés. lesquels vous ont le plus marqué?
Le pèlerinage et la commémoration, me semblent en effet le fondement de toute religiosité authentique. Je pense ici à Chartres ou Compostelle, davantage qu'à Lourdes! Le Paganisme étant aussi attachement au lieu, au genius loci, comment ne pas reconnaître qu'il existe pour nous autres Païens des "lieux de mémoire" où souffle l'Esprit (en fait l'Esprit souffle partout et c'est à nous de le déceler). La renaissance païenne se verra renforcée le jour où les nôtres se rendront nombreux sur les lieux sacrés. Il y a un beau guide des pèlerinages de l'Europe païenne à écrire.
Pour ma part, je ne peux passer par Rome sans aller saluer le Panthéon, qui me paraît représenter, je ne sais pourquoi, l'esprit du Paganisme. Dans la Ville, je rends toujours une visite émue au Mithraeum souterrain de san Clemente et, flânant sur le Forum, je pense aux cendres d'Henry de Montherlant, fidèle de Sol Invictus. Je rends aussi visite à la Curie: je n'ai pas oublié que c'est là que Symmaque et toute l'aristocratie païenne siégèrent et, lors de l'Affaire de l'Autel de la Victoire, défendirent la liberté de conscience contre les diktats de l'Eglise. A Mistra, j'ai arpenté les rues de la ville fantôme en invoquant les mânes de Georges Gémisthe Pléthon, le philosophe néo-païen. Brocéliande, les Iles d'Aran, Athènes (l'Héphaïsteon), et tout récemment Bénarès, la Ville Sainte, m'ont transporté d'enthousiasme et permis de percevoir les manifestations du divin. Expérience que l'on peut aussi vivre dans d'humbles sanctuaires celtiques ou gallo-romains, et même dans de petites églises de campagne. J'espère un jour pouvoir me recueillir en Islande et en Poméranie...
Vous revendiquez le terme de "païen". A partir de quelles circonstances vous êtes-vous reconnu comme tel?
Païen, je le suis, oui, comme ces officiers qui suivirent fidèlement l'empereur Julien jusqu'en Orient. Comme le philosophe Olympiodore qui défendit les armes à la main le Sérapeion contre les impies Galiléens, comme les paysans baltes convertis par le fer et par le feu par les Chevaliers Teutoniques, ces pirates. D'aucuns ont critiqué ce choix: le terme aurait un côté cru et entier qui ferait peur. Pourquoi cette couardise? On me dit aussi que le mot a été forgé par les adversaires (comme "hindou" d'ailleurs): la belle affaire! Raison de plus pour le brandir, tel un étendard! Il serait péjoratif? Mais, c'est nous qui décrétons ce qui est péjoratif, que diables! Nous n'avons pas à accepter le système de valeurs de nos adversaires ni à tenter de ressembler à la caricature qu'ils font de nous. Les Païens ne sont ni des "barbares" ni de grossiers athées: nous n'exaltons nullement la barbarie, qui est surtout dans la tête des adversaires malhonnêtes. Quoi de plus barbare en effet que la chasse aux sorcières ou l'Inquisition? Face à ces accusations dénuées de fondement, il nous faut pratiquer la rétorsion: tu quoque!
J'aime aussi ce côté "paysan" et périphérique: être Païen, c'est résister à l'homogénéisation, à la grisaille. Une précision d'importance: je ne suis pas un Païen ancien et je me réfugie pas dans une Antiquité mythique, sorte d'Age d'or, de refuge face à une modernité difficilement acceptée. Je suis un Païen de la fin du XXème siècle, à la fois post-chrétien et post-rationaliste. Ainsi, je ne renie en rien la Raison ni n'exalte l'irrationalité. Je me sens proche à ce sujet des thèses de Michel Maffesoli, adepte du Polythéisme vital, sur la raison sensible: " Le rationalisme oublie que s'il existe une loi, c'est bien celle de la coincidentia oppositorum, qui fait se conjoindre des choses, des êtres, des phénomènes tout à fait opposés " (Eloge de la raison sensible, Grasset 1996).
En outre, mon Paganisme n'implique nulle naïve nostalgie: je ne regrette ni les voies romaines, ni les fiers Vikings, etc. J'adore prendre le TGV pour Paris, le superbe Thalys; j'admire le génie des informaticiens et la fécondation in vitro est à mes yeux une extraordinaire réussite. C'est mon côté " archéo-futuriste ", et résolument post-moderne, pour user d'un terme un peu galvaudé. Pour moi, la critique implacable de la modernité, dans ce qu'elle a de foncièrement destructeur, n'est pas dictée par un refus irréfléchi de la technique; elle n'est évidemment pas incompatible avec la fidélité aux origines. Des Brahmanes que j'ai rencontrés en Inde manient Internet mieux que moi, sans illusion sur la technique, mais sans blocage mental non plus.
Une fois de plus, mon expérience d'archéologue a joué un rôle fondamental dans mon adhésion au Paganisme. Fouillant des sanctuaires gallo-romains du Bas Empire, dont celui où fut découverte la rouelle d'Antaios (Iovi Optimo Maximo), je me suis usé les mains à dégager des bouts de colonnes ou de statues martelés par les Chrétiens du IVème siècle. Je me suis senti une sympathie naturelle pour les fidèles persécutés et je me vois encore sortir du sol, du bout de ma truelle, ma première monnaie de Constantin (avant sa prétendue conversion), portant la fière devise Soli Invicto Comiti. Je me souviens aussi de la fureur d'un ami fouilleur, un homme qui n'avait fait aucune étude et qui, spontanément, s'exclama: "regarde ce qu'ils ont fait à nos Dieux!". Vous voyez que mon approche est charnelle, faite de souvenirs et d'expériences. Lisant certains Païens à la tête farcie de fiches de lecture, j'avoue bâiller parfois et songer avec nostalgie à nos premiers feux, sous la drache.
Pour terminer, je dois ajouter que la lecture d'un livre a représenté, vers 1984, un immense pas en avant pour moi: il s'agit du Chemin du Labyrinthe d'Alain Daniélou, ses souvenirs d'Orient et d'Occident. Ecoutons Daniélou: La plupart des problèmes du monde actuel proviennent des idéologies monothéistes, répandues par des prophètes qui se croient ou se disent inspirés et prétendent détenir la vérité. Ceci est évidemment une absurdité car la vérité n'est pas une. La réalité du monde est multiple et insaisissable. Seuls ceux qui sauront se libérer des monothéismes, des dogmatismes, des croyances aveugles, du christianisme, de l'islam, du marxisme pourront se rapprocher de la multiplicité du divin, remettre l'homme à sa place dans la Création et trouver la voie de la tolérance, de l'amour ainsi que l'amitié des bêtes, des hommes et des dieux ". Par la suite, j'ai lu son Polythéisme hindou, ses textes si lucides sur les castes, Shiva et Dionysos, un livre aux intuitions fulgurantes,... Alain Daniélou était un vrai Païen, une magnifique figure d'homme libre... et un suivant de Mithra. Je me suis recueilli dans son mithreum et, à Bénarès, je me suis baigné dans le Gange, sous les fenêtres de Rewa Kothi. Au Labyrinthe, j'ai farfouillé dans sa bibliothèque sous le regard complice du Farfadet et brûlé de l'encens dans le parc, au pied du Shiva Lingam.
Comment vivez-vous votre Paganisme?
En parfaite sérénité. Le monde n'est pas plus désenchanté qu'il y a dix mille ans. Un coucher de soleil en forêt, la contemplation de la lune dans une clairière enneigée, un grand feu demeurent des expériences du sacré. C'est plutôt le regard de certains contemporains qui est épuisé, ce sont les instincts qui leur font défaut, d'où leur radotage. Comme je l'ai déjà dit ailleurs (dans Trouver un ciel au niveau du sol), tout est question de regard. Si l'Occident est malade - voyez l'affaire emblématique de la vache folle -, c'est à cause de son aveuglement. Les Anciens nous avaient prévenus: Jupiter aveugle ceux qu'il veut perdre.
En Inde, j'ai vu vivre des Païens et j'ai compris que saluer le soleil le matin, disposer des fleurs fraîches sur mes autels comme je le fais quasi journellement, brûler un peu d'encens à Cernunnos ou à Shiva, accomplir une libation de vin ou de thé, méditer sur l'un ou l'autre symbole ne relèvent pas de l'exploit ou du folklore, mais d'une forme de discipline joyeusement acceptée.
Me trouvant dans un Temple d'Hanouman à Delhi, les mains encombrées de fleurs, tout pataud, je me suis vu aidé par un gentleman indien, sans un mot: juste les quelques gestes à accomplir. Quand je suis sorti, marqué au front d'un point orange, j'avais compris une fois pour toutes que le Paganisme pouvait se vivre et qu'il fallait se libérer de toute rhétorique incapacitante. Rien ne nous empêche de pratiquer une puja (célébration) à la maison ou entre amis. Le tout est d'être sincère et concentré, de rester sobre, de fuir tout exhibitionnisme.
En Irlande, en Bretagne ou en Grèce, le crapahut dans la lande ou la montagne m'a tenu lieu de liturgie. Il en va de même avec le travail ou l'amour.
Un dernier mot sur le Paganisme "vécu": sans tomber dans un moralisme étroit, il me paraît incompatible avec tout ce qui rabaisse l'homme. Exaltation de la vie, de l'élan éternel, il doit déboucher sur le refus de tout ce qui asservit: les drogues, toute forme de dépendance, tout genre de vie malsain. J'en parle dans Iovi Optimo Maximo (Antaios XIII). J'avoue d'ailleurs ne pas prendre trop au sérieux les Païens de salon, esclaves de leur paquet de cigarettes ou de leur bouteille d'alcool!
Que représente pour vous le culte solaire?
Je suis un enfant de l'été, un fils du Soleil. L'été est ma saison et j'éprouve un besoin physique de sentir le Soleil sur ma peau. Je salue Hélios (ou Bélénos, Mithra, Saulé, etc) asez souvent (je fais un bien mauvais dévôt). En lui, c'est à l'harmonie cosmique, au jeu divin des cycles que je rends hommage. L'Astre invaincu rythme notre vie et être Païen, n'est-ce pas précisément participer pleinement à ces cycles, n'est-ce pas redevenir soi-même macrocosme?
Toutefois, malgré ma profonde sympathie pour Julien, je ne partage pas son héliolâtrie, qui ressemble trop à un Monothéisme de rechange. Bien des Païens de son temps ne partageaient d'ailleurs pas sa ferveur de converti et trouvaient cette passion un peu incongrue, trop peu romaine. Je pense à un Ammien Marcellin, qui servit sous ses ordres. Dans mon Paganisme, il y a du bon sens, un côté terre à terre, que je dois sans doute à mes ancêtres paysans... Après tout, "Mèden agan" (rien de trop) représente bien la quintessence de l'Hellénisme.
Voyez les bas-reliefs mithriaques: Sol et Luna entourent Mithra tauroctone, ainsi que les douze signes du Zodiaque. Comment adorer Sol sans Luna? Cela n'aurait pas de sens. L'archéologie, les textes montrent bien que dans nos régions, le culte solaire n'a jamais occupé une place dominante. Après tout, nous ne sommes ni des Egyptiens ni des Incas, écrasés au pied de pyramides! J'avoue que je goûte peu ces formes de Paganisme: l'Egypte par exemple ne m'a jamais vraiment fasciné. Et Akhenaton encore moins! Je suis trop Irlandais, Germain et Hellène, en un mot trop Européen, pour me prosterner devant la moindre idole, fût-elle un disque solaire.
Le culte solaire est donc pour moi une façon privilégiée de vénérer l'Ordre du Monde, le principe de souveraineté, ce que les Hindous nomment Dharma. Mais je reste un Polythéiste convaincu: Apollon n'est jamais pensable sans Artémis.
D'où vient votre intérêt pour Julien?
Julien est une splendide figure de l'histoire européene, qui fascine poètes et artistes depuis seize siècles. Je dois cette passion à mes professeurs de latin, de grec et d'histoire, des hommes remarquables pour qui j'éprouve une profonde reconnaissance. Quand je vois que des voyous violentent, frappent des professeurs, je suis outré à un point inimaginable. C'est pour moi, la plus grande des lâchetés et la pire des abjections: frapper celui qui voue son existence à la transmission d'un savoir. De même, vous ne pouvez imaginer mon mépris pour tous les frustrés qui crachent sur les enseignants, sport à la mode aujourd'hui. Revanche d'esclaves jaloux de ceux qui donnent un sens à leur vie en servant!
Julien tenta d'enrayer le déclin de l'Empire, et, en quelques années, réussit à pacifier la Gaule pour près de cinquante ans. Son aventure m'a toujours paru un démenti aux théologies du sens de l'histoire. Voyez le beau livre que Dominique Venner a consacré aux Armées Blanches: c'est bien la revanche des vaincus! Si notre cher Julien avait régné trente ans, il aurait sans doute changé bien des choses... Courageuse, solitaire, cette figure tragique m'émeut au suprême, même si je suis conscient des faiblesses du personnage, qui reste marqué par une éducation chrétienne. Dernier grand capitaine de l'Antiquité, fin lettré, connaisseur implacable du Christianisme, Julien est pour moi davantage qu'un héros: un inspirateur de la renaissance païenne et du courant impérial. Comme le dit très justement le cher Gabriel Matzneff: " Les amis de Julien sont toujours des gens bien; et ses calomniateurs des canailles " (Boulevard Saint-Germain, Rocher 1998). Plus loin, Sa Haute Noblesse précise: " Julien, c'est un mixte d'archimandrite du mont Athos et de Christian Cambuzat (célèbre diététicien, note d'Antaios), avec un zeste d'instructeur dans un régiment de parachutistes. Bref, ce n'est pas de la rigolade ".
A dix-sept ans, je me suis pris de passion pour ce maudit, stupidement surnommé l'Apostat. Depuis cette première rencontre, je ne l'ai plus quitté. A Pondichéry, j'ai fait enchâsser un bronze de l'Empereur dans une bague d'argent, que je porte à l'occasion. Quand je passe par Lutèce, j'essaie d'aller le saluer au Louvre, où il se morfond avec élégance.
Lorsque j'ai parlé de ma traduction du Contre les Galiléens à un aréopage de dignitaires hindous, j'ai été interrompu par une salve d'applaudissements. Seize siècles après sa mort au combat, Julien, imperator noster, nous unissait, l'espace d'un instant.
Quelles sont vos divinités tutélaires?
S'il est vrai que je salue souvent Sol Invictus, je n'oublie ni Aphrodite, ni Shiva. En fait... je n'ai pas de divinité tutélaire: mes Dieux et mes Déesses, qui ne sont jamais qu'une manifestation particulière de l'Ordre du Monde peuvent changer au fil des temps. Je ne conçois pas la relation au divin comme personnelle: cela me paraît infantile, et pour tout dire, vulgaire. L'idée de Dieu personnel et sauveur m'est aussi inconnue que l'athéisme. Sur une tablette qui me sert d'autel, j'ai placé un Cernunnos en tourbe d'Irlande, un Dieu Renne du Groenland, un Ganesha trouvé dans le Gange et un triscèle ... tibétain: j'y vois le symbole de l'axe eurasiatique et de l'origine polaire de notre Tradition. Ailleurs, j'ai suspendu une belle roue solaire en bois, une représentation d'Athéna, une autre d'Apollon Archer. Dans mon cabinet de travail, j'ai placé la rouelle d'Antaios sculpté dans du chêne par un artiste flamand, le cher Maurits de Maertelaere: j'écris ces lignes dans le silence de la nuit, face à mon autel où brûle une bougie éclairant l'antique devise Iovi Optimo Maximo. Il m'arrive d'arborer, à ma boutonnière, tantôt Odhinn, le Dieu chamane, tantôt la rouelle de la Société d'Etudes Polythéistes . Tout cela se tient et n'a rien à voir avec une religion à la carte de type New Age: les principes renvoient tous à la religiosité cosmique de nos origines.
Quel message le Dieu Mithra peut-il apporter à notre époque? Que pensez-vous du courant néo-mithriaque, présent notamment dans la musique industrielle?
L'expression "message" de Mithra me semble un peu malheureuse: on pense au "message" du Christ, etc. Je ne suis pas un Croisé de Mithra, qui désirerait "convertir" de prétendus "infidèles" à la "vraie" religion mithriaque, Dieux merci! Le Mithriacisme n'est pas, comme le Christianisme, une religion historique: nul prophète n'est venu sur terre révéler une vérité que nous serions forcés de gober.
La figure solaire de Mithra peut inspirer nos contemporains, j'en suis convaincu. Les Mystères de Mithra, auxquels j'ai consacré un numéro d'Antaios (une réédition augmentée est prévue), fascinent, même s'il ne faut pas en ignorer les limites: n'oublions pas qu'ils étaient fermés aux femmes, d'où leur faiblesse face au Christianisme. Un culte qui oublierait l'élément féminin ne me paraît pas exemplaire. Je ne confonds pas virilité et virilisme, qui cache souvent une faiblesse intime.
Ce que j'apprécie dans le Mithriacisme, c'est ce concept central de fidélité à la parole donnée. Le Mitra indo-iranien est le Dieu ami, le Dieu du contrat. Or, cette idée de pacte est le fondement de la religiosité cosmique des Indo-Européens. Celle-ci est avant tout religion des Heures, de l'Année et donc de la Vérité. La recherche de l'harmonie socio-cosmique, le respect du contrat et des engagements sont la base de notre civilisation. C'est d'ailleurs une idée qui me fut inculquée comme un dogme absolu: ce que tu promets, tu dois le faire, qu'importe le prix; tu ne peux faillir à ta promesse. C'est sans doute là l'origine de mon Mithriacisme.
On comprend que Mithra ait été apprécié par les volontaires germaniques de l'Armée impériale, qui l'assimilaient à leur Wotan. J'aime beaucoup ce principe de souveraineté, cette éthique exigente du service, aux antipodes de l'individualisme bourgeois, cette solidarité fraternelle, concrète, qui s'apparente à l'esprit de corps. J'aime aussi, pourquoi le nier, l'aspect "soldatique". Prenez un film que j'adore, "Le Crabe-Tambour" de Pierre Schoendorffer (sans oublier " La 317ème section "): quelle belle figure que ce commandant de vaisseau qui sert jusqu'aux limites du possible. Voilà un officier digne d'être initié! Jünger aussi aurait fait un bon mithriaste...
Le Mithriacisme, venu d'Orient (mais d'origine indo-européenne), a réuni des Germains, des Celtes, des Panonniens, des Syriens et des Nord-Africains au service de l'Empire. J'aime aussi ce "cosmopolitisme" de bon aloi: j'ai d'ailleurs intitulé ma brève étude: une mystique au service de l'Imperium. Voilà à mes yeux l'avenir des Mystères de Mithra: le lien entre de futures élites impériales.
J'avoue avoir peu de goût pour le néo-mithriacisme industriel. Ce mélange d'occultisme glauque genre Crowley, de pseudo-mystique SS, de satanisme qui caractérise cette musique généralement inaudible, tout cela me paraît dérisoire. Plus grave, l'esprit en est perverti: rien de solaire, de joyeux ni de lumineux dans ce fatras, qui pue le péché chrétien. De plus, j'ai les rouleurs de mécanique et leur culte de la force brutale en horreur: j'y vois de la faiblesse, quelque chose de profondément décadent. Il y a plus de Paganisme dans Sibélius, Strawinsky ou dans les Variations Goldberg que dans toute cette infra-musique. Je préfère de loin la musique indienne, et les musiques ethniques, qu'elles soient baltes ou amérindiennes: toutes témoignent d'une quête de l'harmonie, que je ne retrouve pas dans ce bruitisme néo-banlieusard.
Le Paganisme a-t-il un avenir en Europe et sous quelles formes? Quel est le plus grand danger qui pourrait menacer ce renouveau?
La renaissance des religions préchrétiennes en Europe est un fait avéré, objectif. En moins de trente ans, et surtout depuis les années 80, les groupes païens se sont multipliés, pour le meilleur et pour le pire. Des Flandres à l'Estonie, de la Sicile à l'Irlande, on assiste à une renaissance païenne. Les librairies sont pleines de livres consacrés aux anciennes religions natives. Si vous allez à Londres, par exemple, vous voyez que le réseau païen est incontournable. En Grande-Bretagne, des universitaires se déclarent ouvertement païens... et le Prince de Galles est traditionnellement Grand-Druide! En Islande, le Paganisme est religion officielle depuis 1973. Et, partout en Europe, l'emprise chrétienne sur les esprits disparaît lentement, mais sûrement. Reviennent les Druides, les chamans et autres flamines! La tenue à Vilnius du Ier Congrès Païen Mondial (WCER) au solstice d'été 1998 est un signe de plus de ce bouillonnement.
Ceci dit, ne tombons pas dans le triomphalisme: l'Europe est très loin d'être repaganisée. Mais petit à petit, des élites sont séduites et reconquises. Il suffit généralement de très peu de choses: une image, une attitude, une expérience davantage qu'une démonstration et c'est tout le refoulé qui revient en force. Notre rôle est donc celui d'éveilleurs. Dans un monde de plus en plus éclaté, virtuel, il nous appartient d'incarner des centres de référence, d'où l'importance de l'exemplarité. Nous n'avons pas à convertir qui que ce soit: le prosélytisme n'appartient pas à nos traditions. Du reste, on ne se convertit pas au Paganisme: on y adhère, redevenant tout simplement celui que l'on avait toujours été.
J'ignore sous quelles formes ce Paganisme se présentera dans trente ans. Je pense que nous serons surpris. Voyez la Wicca en pays anglo-saxon protestant, qui me séduit fort peu, certes, mais qui est un mouvement vivant. J'y vois du simulacre, pas mal de parodie, mais tout cela va évoluer et une auto-régulation s'effectuera d'elle-même. La deuxième génération, et la troisième, opéreront des mutations dont nous pouvons difficilement nous faire une idée précise. Mais les Dieux se manifesteront de plus en plus: c'est une question de survie pour la Terre, notre Mère. Si nous sommes de plus en plus nombreux à nous inquiéter de son avenir - voyez le succès de l'écologie profonde -, il faut y voir un signe des Dieux, qui agissent à travers nous. Nous ne sommes que des vecteurs, livrés à leur fantaisie. Daniélou a écrit des pages superbes à ce propos dans La fantaisie des Dieux et l'aventure humaine (Rocher 1985).
Les écueils à éviter sont la parodie à l'américaine (le confusionisme intégral mêlé de consumérisme), le délire sectaire (théoriquement incompatible avec la vision païenne du monde, qui n'est pas millénariste), la récupération politicienne: le Paganisme n'est l'apanage d'aucune coterie.
En 1994, Jünger m'écrivit pour nous encourager dans notre travail: " Le siècle prochain appartiendra aux Titans, le XXIIème aux Dieux ". Ce qui nous laisse un petit siècle pour nous préparer.
Vous avez publié un Cahier d'Etudes Polythéistes n? 1 (Trouver un ciel au niveau du sol) dans lequel vous définissez votre vision du Paganisme. Le ton en est plus serein, moins virulent que dans vos premiers écrits. Cela correspond-il à une évolution intérieure? Où en êtes-vous de votre critique du Christianisme? pensez-vous que celui-ci soit disposé à tolérer le retour des religions natives?
Ce premier Cahier a été publié à la suite d'une conférence que j'ai prononcée dans les Ardennes. Il s'agissait pour moi de présenter la vision païenne lors d'un colloque "oecuménique". On peut parler de reconnaissance "officielle" du courant païen... ce qui n'a pas manqué d'agacer l'évêque du lieu, Monseigneur Léonard, connu pour ses options rétrogrades. Celui-ci s'est, disons, interrogé sur la nécessité d'accueillir un Païen, etc. Sans succès. J'ai donc présenté le Paganisme de façon assez générale. J'ai été écouté avec attention et j'ai reçu des marques de sympathie de gens d'horizons divers. C'est donc un succès... si ce n'est que je n'ai pas été invité au colloque suivant, où j'ai été remplacé par quelqu'un de plus conciliant.
L'antichristianisme virulent a été une étape nécessaire de mon évolution, et parfaitement justifiée. Je reste un antichrétien convaincu, mais nullement fanatique, ce qui ne serait pas très païen, ni surtout intelligent. Au fil du temps, on devient plus a-chrétien qu'anti-chrétien: la théologie du Crucifié est incompatible avec nos mythes; tout simplement, elle ne parle pas à notre âme et le Christ, pour nous, n'est qu'un prophète proche-oriental. Voyez l'évolution de l'Eglise catholique: c'est l'affadissement généralisé. Leurs rituels, depuis Vatican II, sont mièvres et laids, leurs sermons débiles, leur moralisme hypocrite... La théologie se voit remplacée par une rhétorique rose bonbon, par le mea culpa permanent et le culte de Mère Thérésa - quelle imposture ! -; bref nous pouvons parler de net déclin. Les Journées de la jeunesse ne m'impressionnent que médiocrement, tant était évidente la niaiserie des participants. Heureusement, il reste les moines, qui comptent encore de magnifiques figures de renonçants. J'éprouve un grand respect pour les érudits, les amoureux des livres et autres Trappistes.
Pour le Païen convaincu que je suis, il n'y a ni Dieu personnel, ni charité, ni espérance dans un quelconque salut. Je ne crois pas en la divinité de Jésus, annonceur annoncé, cet agitateur palestinien liquidé par les Romains... au grand soulagement général. La rupture est donc totale... mais j'apprécie la Messe des Fleurs, les processions, bref tout ce fond païen, vivant, que les curés, dans leur aveuglement, jettent aux orties.
Les Païens n'ont pas à se demander frileusement si l'Eglise est disposée à "tolérer" (et de quel droit?) le retour des religions natives. Nous avons à affirmer nos singularités sans nous soucier des états d'âme d'une église moribonde... qui parie d'ailleurs sur le tiers monde et prépare les pontificats noir, jaune ou métis. Jean Raspail, en 1973, avait prévu tout cela dans son très visionnaire Camp des saints ( Robert Laffont). L'Eglise ne tolère jamais que ce qu'elle est incapable de neutraliser ou ce dont elle a momentanément besoin. Ne nous faisons aucune illusion: l'oecuménisme n'est qu'une preuve de déclin. Comment en effet se dire sérieusement oecuménique quand on prétend posséder l'unique vérité, que l'on a imposée pendant des siècles par le fer et par le feu? Comment croire à la sincérité d'une institution qui a servi tous les pouvoirs politiques, même les plus abjects... pour s'en excuser en temps opportun? Le seul oecuménisme est en effet extérieur aux monothéismes révélés: c'est celui des Hindous, des Bouddhistes, c'est le nôtre.
Le Christianisme en Europe, face aux religions sauvages (les fameuses sectes), au Bouddhisme et, hélas, à l'Islam, redevient une religion minoritaire, il y gagnera d'ailleurs en sincérité et en profondeur. Je ne pense pas que les Chrétiens jouent consciemment la carte du retour aux sources païennes: l'imposture apparaîtrait trop évidemment. Mais j'exhorte tous les Païens à investir églises romanes et cathédrales gothiques pour y prier Cernunnos et Epona. Ce ne sera que justice: ces lieux de culte furent nôtres, et le redeviendront.
Vous avez consacré à l'Inde deux livraisons d'Antaios (Hindutva I et II). Vous y avez séjourné cet été et prononcé une conférence sur le renouveau païen en Europe. Quelle est l'importance de ce pays? Quelle a été la réaction des Hindous à votre intervention?
L'Inde est un conservatoire de traditions remontant à notre préhistoire la plus archaïque. Le Paganisme de nos ancêtres y a miraculeusement survécu malgré les invasions musulmanes, les missions chrétiennes et tous les autres agents de l'ethnocide. Les Brahmanes, frères de nos Druides, continuent d'y offrir des sacrifices comme il y a quarante siècles. Bref, la continuité n'a pas été rompue. Le voyage en Inde me paraît fondamental pour tout Païen européen, puisqu'il lui permet de faire le lien avec une tradition vivante, qui plus est indo-européenne.
Oui, l'Inde est la terre des Dieux par excellence. L'expérience de la présence divine y est à la portée de celui qui cherche un tant soit peu. Les temples sont pleins de fleurs et d'offrandes: il suffit de suivre le mouvement, de se fondre dans la foule et, en fait, de se placer dans la main des Dieux. Je ne prône nullement la conversion à l'Hindouisme, par je ne sais quel exotisme frelaté, mais bien l'inspiration. Je l'ai dit aux Brahmanes qui m'ont reçu et j'ai rencontré une totale approbation. En vrais Païens, ils n'ont pas envie de convertir qui que ce soit.
Conférences et entretiens ont été des succès complets. Face à des responsables religieux, à des penseurs, des journalistes de la mouvance hindouiste, j'ai expliqué en quoi consistait notre travail. La réaction a été enthousiaste. Tous nous encouragent à persévérer et à nouer des contacts de plus en plus étroits avec la résistance hindoue.
Quels sont vos projets?
Persévérer. Un de ces Brahamnes traditionalistes me félicitait pour la rigueur de notre travail. Il ajoutait: "Fondez votre Paganisme rénové sur des bases sérieuses et, vous verrez, le jour où cela prendra, cela ira très vite". Un autre, après m'avoir écouté sans mot dire pendant une heure, me prit les mains, ce qui se fait peu là-bas, et me dit, sobre et magnétique: "ce que vous faites est d'une importance extrême". Muni de pareils encouragements, je me vois mal cesser le combat.
Bruxelles, Samain 1997-1998.
Antaios