Piotr Ilitch Tchaikovski
(18, 21, 24, 26, 29, 31 mars et 3 avril 2003)
Pouchkine, Tchaikovski et intensité dramatique
Pouchkine compose «La Dame de Pique» en 1834, trois ans avant sa mort. C'est par sa concision, son intensité dramatique, la plus tragique de ses nouvelles, celle où il donne la pleine mesure de son génie.
C'est également trois ans avant de mourir que Piotr Ilitch Tchaikovski, sur les instances de son frère Modeste qui, toute sa vie, l'a accompagné dans son processus créateur, assiste en 1890 à la représentation de son opéra (le dernier), «La Dame de Pique».
Pour composer sa «Dame de Pique» , Pouchkine s'est référé à la tradition des mages et des cartomanciens. Dans le classique jeu de cartes dont ils font usage pour prédire l'avenir, la «Dame de pique» représente une femme âgée, souvent une veuve.
Elle peut, certes, signaler une inoffensive aïeule mais le plus souvent, porteuse d'une aura maléficiante, elle véhicule nocivité et danger. Cette staroukha - cette vieillarde - est proche de la vedma - de la sorcière. Il est traditionnel, en effet, dans le peuple russe, de penser que «toutes les vieilles sont des sorcières» (Gogol, Viy), aussi n'est-il pas de bon augure pour le consultant de voir apparaitre la Dame de pique dans son ieu.
Qui est la Dame de Pique?
A quelques détails près, le livret de Modeste Tchaïkovski, revu par Piotr Ilitch, reprend l'argument de la nouvelle de Pouchkine. Un jeune officier, pauvre et ambitieux, Hermann, voit surgir au hasard d'une rencontre une vieille et impressionnante Comtesse, réputée pour sa fortune. Pressentant qu'elle va jouer dans sa vie un rôle décisif, Hermann courtise sa petite-fille, Lisa; celle-ci l'introduit nuitamment dans le palais de la Comtesse qui, revenant inopinément, contraint Hermann à se cacher dans une pièce attenant à son boudoir. Là, s'abandonnant à la rêverie dans une bergère, la Comtesse évoque les jours fastueux de sa jeunesse à Versailles. «Vénus moscovite», elle tenait sous son charme la cour du régent. C'est là qu'elle rencontra le comte de Saint-Germain qui, s'éprenant d'elle, lui confia le secret des «trois cartes». Les jouer, c'était s'assurer la fortune. Telle fut l'origine de la fabuleuse richesse de la Comtesse.
Hermann décide de s'approprier ce secret qui fera de lui un homme nouveau, riche, puissant. Surgissant devant la vieille femme, il la somme de lui révéler quelles sont les trois cartes fatidiques. La Comtesse se tait; pour la contraindre à parler, Hermann la menace de son pistolet. La Comtesse s'effondre morte, victime d'une crise cardiaque.
La nuit, à la caserne, Hermann se désespère et enrage. La «maudite sorcière» a emporté son secret dans la tombe! Mais le fantôme de la Comtesse, qui surgit devant lui, révèle à Hermann que les trois cartes sur lesquelles il faut miser pour gagner sont le trois, le sept et l'as à condition toutefois de ne jamais jouer plus de deux fois.
Fou d'excitation, Hermann se rue au cercle (Lisa, qui a compris qui il était, s'est jetée dans la Néva), mise et remise, gagnant une somme fabuleuse. Oublieux de la clause restrictive, il continue à jouer; mais lors de la troisième mise il perd tout. C'est que, à la troisième carte, l'as s'est substituée la Dame de pique, la Comtesse. Désespéré, Hermann se suicide.
La Dame de Tchalkovski
D'abord réticent, Piotr Ilitch s'est très vite enthousiasmé pour le livret de Modeste qu'il remaniera sur certains points. Tchaïkovski s'est toujours plus ou moins identifié aux héros et héroines de ses opéras. A propos d'Eugène Onéguine, il écrivait en 1877 à son ami, le critique musical Kachkine, «Tatiana, c'est moi». Il est également Jeanne d'Arc, héroïne qu'il chérit depuis sa plus tendre enfance. Sa condamnation et son martyre, lorsqu'il compose la partition de «La Pucelle d'Orléans» inspirée de Schiller, le mettent au supplice.
Tchaïkovski commence à composer La Dame de Pique. Très vite, il s'identifie à Hermann au point d'être suffoqué de sanglots. Il se reconnaît en ce jeune homme pauvre, passionné, dévoré d'ambition.
Mais s'il est Hermann, qui donc est sa Dame de Pique? Dans son inconscient, la réponse est donnée. De toute évidence, ce ne peut être que Nadejda von Meck, la richissime mécène qui, depuis treize ans, le comble de ses bontés.
«Mon ange, mon génie, mon amie»
C'est à elle, «à mon amie» qu'a été dédiée au début de leur «amitié», en 1877, la Quatrième Symphonie. La Baronne von Meck tenait à cette formule sobre et impersonnelle. Ce mot, «amie» - en russe droug - elle le revendiquait avec fierté. Ne s'était-elle pas comportée, à l'égard de «son génie», de son protégé, en ange protecteur d'un dévouement, d'une sollicitude de tous les instants?
Sollicitude concrétisée par l'octroi d'une importante et régulière subvention, laquelle s'accompagne d'une singulière condition: jamais, au grand jamais, le compositeur et la mécène ne devront se rencontrer. Leur relation, leur «amitié», ne s'exprimera que sur le plan épistolaire.
Ce «pacte» implicite, loin d'étonner ou d'irriter Piotr Ilitch, lui convient; il tient à ce que sa vie, ses habitudes affectives - il est homosexuel - demeurent secrètes. Il recherche l'incognito, déménage fréquemment et, dès qu'il peut, s'évade à l'étranger avec l'ami de son choix (Chilovsky, Joseph Kotek et, à la fin de sa vie, son neveu «Bob»). Si la baronne venait à apprendre ce qu'est sa vie intime, il est plus que probable qu'indignée, elle mettrait fin à ses bontés.
Or Piotr Ilitch, continuellement endetté, sans fortune personnelle, est toujours en manque d'argent. Ses émoluments au conservatoire (où il enseigne l'harmonie) ne lui permettent pas ces «extras» qui font le charme de la vie: soupers, sorties, voyages. Le fait que sa relation avec sa mécène soit nappée de mystère lui est tout à fait favorable. Si Nadejda von Meck passe très vite de la chaude amitié à une passion brûlante, elle reste cependant, tant bien que mal, fidèle au pacte. Tchaïkovski, qui répond à ses mandats et à ses lettres enthousiastes par une correspondance suivie, est, peu à peu, pris au piège: entre lui et sa «bienfaitrice» se nouent des liens invisibles mais puissants et le musicien en arrive assez vite à s'épancher dans le giron de sa «Providence» (à l'exception bien entendu de «cela», à savoir son «sale petit secret»).
Cette relation épistolaire, traversée de maints orages (entre autres le mariage absurde du compositeur désirant clouer le bec à l'opinion qui glose sur ses mœurs), ponctuée par des invitations adressées par la baronne à son protégé, à séjourner dans sa résidence d'Ukraine, à Braflov, ou encore à Florence où elle lui loue une superbe villa, va durer treize ans. Treize ans, des centaines de lettres... Du côté de Nadejda von Meck des crises morales, provoquces par sa passion et les résistances qu'elle lui oppose; du côté de son protogé, I'installation d'une habitude: celle d'être à tout instant non seulement gratifié, mais encouragé, sécurisé, adoré... Habitude qui, comme bien des habitudes, entraîne peu à peu la lassitude et, au cours des années 80, une insolente audace; agacé d'être soumis à la mensualisation de sa pension, Piotr Ilitch exprime de manière à peine voilée son désir: recevoir en un seul versement une somme suffisamment importante - environ vingt cinq mille roubles - lui permettant d'acquérir une propriété à la campagne.
Nadejda von Meck fait la sourde oreille. Piotr Ilitch enrage et, d'une certaine manière, se venge: ses lettres se font rares, froides. Colère, rancœur, douleur se mêlent en lui: comment, alors que les enfants de la baronne vont, à sa mort, hériter d'une fortune considérable, elle se refuse à soustraire de celle-ci une somme modique qui comblerait son ami bien-aimé? Quoi qu'il en dise, le soutien constant qu'a été pour lui l'amoureuse vigilance de la baronne, bien qu'il ne soit plus de grande utilité à présent qu'il est devenu un compositeur célèbre, lui fait cruellement défaut.
Peu à peu, en composant son opéra, le nodule inconscient, le lien intime entre Hermann/la Comtesse, Piotr/la baronne, affleure à la conscience de Piotr Ilitch. Délibérément il va supprimer, dans le livret, le texte de Pouchkine qui désigne trop explicitement sa revendication: «A quoi bon garder pour vous votre secret?» questionne, irrité, Hermann. «Vos enfants? Ils sont d'ores et déjà très riches et d'ailleurs ils ne connaissent pas la valeur de l'argent. Or, celui qui ne sait pas ménager le patrimoine familial est destiné à mourir dans la misère. Moi, non! Je connais le prix de l'argent. Votre secret, celui des trois cartes, ne sera pas pour moi un vain cadeau».
Dans ce texte, les choses sont clairement, trop clairement dites. Or Tchaïkovski écrivant son opéra n'obéit pas au propos délibéré de révéler à tous - et entre autres à la baronne - la nature du lien qui les unit et l'existence d'un innommable secret.
Le secret de Tchaïkovski
Ce secret est le «sale petit secret» que toute sa vie Piotr Ilitch a désespérément tenté de cacher à celle qu'il comblait d'appellations flatteuses: «ma Bienfaitrice», «ma Providence». En fait, c'est son homosexualité que, pressent-il au plus profond de son inconscient, la baronne châtie par le refus d'argent.
Contrairement à une tradition erronée, le «désamour» de Nadejda von Meck qui va suivre la représentation de «La Dame de Pique» n'est pas provoqué par la révélation des mœurs de Piotr Ilitch qui, depuis longtemps, tant à Pétersbourg qu'à Moscou, étaient un secret de Polichinelle.
D'ailleurs, dans une de ses lettres, elle lui a fait discrètement, très discrètement passer le message: «L'une des épreuves les plus douloureuses que peut connaître un être humain, lui écrit-elle, est de connaître le secret d'un ami et de ne pouvoir lui révéler qu'on le connaît».
Non, ce qui va être pour la baronne le point de non retour, c'est la découverte de la manière dont, même à son insu, Piotr Ilitch a vécu leur relation qu'elle a toujours cru unique, incomparable, merveilleuse.
En relisant la nouvelle de Pouchkine, Madame von Meck comprend qui est Piotr Ilitch et ce qu'elle a été pour lui: une insupportable vieille femme, curieuse, envahissante, radoteuse, despotique, une sorcière enfin... «Vieille sorcière! Je te forcerai bien à me répondre!» C'est ainsi qu'Hermann interpelle la Comtesse.
Lui, c'est un double d'Hermann, un être froid, calculateur, assoiffé d'argent, hypocrite, flattant son «incomparable amie», lui mentant pour obtenir le maximum d'argent.
La malédiction de La Dame de pique
Piotr Ilitch a assouvi son ressentiment à l'égard de sa Dame de pique, la baronne von Meck, en la mettant à mort - symboliquement s'entend. Peut-être a-t-il oublié que le dernier mot appartient à la Dame de pique qui surgit dans son jeu, présence incontournable et, au sens fort du terme, fatale.
Et c'est bien en effet le FATUM - ce fatum en lequel Piotr Ilitch croyait depuis toujours - qui est en mouvement dès lors qu'Hermann-Piotr Ilitch a accompli, en tuant la Comtesse, le blasphème, le sacrilège. Quelque part, il est conscient d'un acte irréparable, d'un point de non-retour.
C'est sans doute la raison pour laquelle il relâche sa prudence en ce qui concerne sa vie intime. Au vu et au su de tous, il s'installe «en ménage» avec son neveu Bob, son amant. Puis il s'abandonne à une liaision secrète (mais qu'est-ce qui peut demeurer secret dans l'état tsariste dont la police secrète est la plus puissante de toute les polices du monde?) avec un proche du tsar. Le scandale menace. Pour l'éviter, ses anciens condisciples à l'école de droit réunis en tribunal d'honneur, le condamnent à se suicider. Un de ses amis lui apportera la fiole d'arsenic.
Il l'absorbera, acte très peu délibéré car c'est le fatum qui est à l'œuvre - Piotr Ilitch en est persuadé - dans cette sanction ultime; le fatum qui s'identifie à la redoutable sorcière, son ancienne Providence, en réalité son bourreau, la baronne von Meck.
En vain proférera-t-il, peu avant de mourir (le 6 novembre 1893) au terme d'une atroce agonie, les paroles «Sois maudite!» destinées de toute évidence à l'ange protecteur de ses débuts. Inversant le scénario de «La Dame de Pique» c'est lui qui la précède dans la tombe; lui qui ne peut survivre au retrait d'amour symbolisé par le retrait d'argent. En effet, dans le courant de l'été 1893, la baronne lui a signifié, avec l'arrêt de ses versements, la cessation de leur correspondance.
Ainsi a-t-il été puni dans son «péché», puni d'avoir voulu, en composant «La Dame de Pique», consommer le matricide. Le dernier acte de l'opéra est sanglant, comme est sanglante la fin de ces amants impossibles, Nadejda von Meck et Piotr Ilitch Tchaïkovski.