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Entretiens avec Leon Chestov
par Benjamin Fondane

(c) Dans "Rencontres avec Léon Chestov", textes établis et annotés par Nathalie Baranoff et Michel Carassou, Paris, Plasma, 1982


I've given an English translation of this text. For easy reference footnotes have been arranged immediately at the end of each date. AK


[ Dossier Fondane ]


        J'ai rencontré pour la première fois Chestov, un jour du printemps 1924, chez Jules de Gaultier. J'avais, deux ans auparavant, publié en roumain quelque six chroniques [1] sur ses Révélations de la mort (sa dernière oeuvre publiée en roumain) et j'ignorais absolument s'il était vivant ou mort, de notre siècle ou du siècle dernier. Je ne l'avais jamais imaginé quelque part, sinon peut-être tout de même en Russie. Et soudain, devant moi, ce grand vieillard sec, maigre, dans le salon vieillot des de Gaultier.
        Mon émotion fut vive, et telle je l'exprimai, je crois.
        Je laissai parler de Gaultier et Chestov et me souviens seulement que de Gaultier comprenait mal la prononciation française de Chestov (que celui-ci améliora par la suite) et que Chestov comprenait assez mal la doctrine métaphysique de de Gaultier. L'une et l'autre n'étaient pas pour me gêner. Et je traduisis pour de Gaultier les termes de Chestov, comme j'expliquai à Chestov ce que voulait dire de Gaultier.
        Je crois que Chestov fut étonné de mon adresse et plus encore de l'accent de ferveur vive et batailleuse que j'apportai dans la discussion. Nous sortîmes ensemble.
        C'était la première fois de ma vie que je me sentais intimidé. Sa fille Tatiana prit mon adresse et l'on décida de m'inviter chez eux à la première occasion.
        De 1924 à 1929, je ne retrouve dans mes papiers qu'un seul mot de Chestov :

7, rue Sarasate, 3 mai 1924

«Cher Monsieur,
        Demain, le 4 mai, à 4 heures, dans l'après-midi, il y aura chez moi une petite réunion d'amis français et russes. Vous nous feriez grand plaisir si vous veniez aussi chez nous. Je vous serre cordialement la main. »

        La plupart du temps, ce furent des lettres de Tatiana Chestov qui me convièrent à leur rendre visite, rue Sarasate d'abord, puis rue de l'Abbé-Grégoire, rue de l'Alboni, rue Letellier. J'ai gardé peu de souvenirs de cette époque. Chez Chestov j'étais regardé plutôt comme un ami de Tatiana. Personnellement il parlait rarement avec moi philosophie, je le voyais rarement seul à seul ; très rarement, presque jamais. Il me montrait quelque sympathie, mais découragée. Surtout depuis certaine conversation (sur le pont de Passy, je crois) où il m'avait demandé, à brûle-pourpoint, quel était le philosophe que j'aimais le plus. Intimidé, je l'étais ; j'avais conscience de mon peu de bagage; mon philosophe avait été, jusque-là, Jules de Gaultier et, à travers lui, Nietzsche, le Nietzsche de l'Origine de la tragédie. Mais je n'osai nommer le premier, devinant que Chestov ne l'avait pas en grande estime (philosophique !).
        Je répondis que jusqu'à présent j'avais puisé ma philosophie chez les artistes, les poètes, je nommais Remy de Gourmont, que Chestov ignorait. Je craignais de le nommer, lui, Chestov, à qui j'étais pourtant attaché, bien. qu'avec de fortes résistances — pensant que cela ne lui ferait aucun plaisir de se savoir élu — alors que je ne connaissais que lui. Il fut déçu et je rougis. Cet échec me poursuivit, me persécuta pendant longtemps.
        Ce fut en 1926 qu'un premier contact sérieux s'établit entre lui et moi. Il m'offrit un exemplaire de la traduction française, qui venait de paraître à la Pléiade, de Dostoïevski et Nietzsche (la Philosophie de la tragédie [2]). Je lui écrivis une lettre pour le remercier de l'envoi [3] Je lui disais, à peu près, combien il était malaisé de la suivre, car pour pénétrer sa pensée, pour y parvenir, il fallait, de son propre avis, avoir traversé quelque intime désastre... Et j'ajoutais quel est l'homme qui, par amour de la vérité, oserait se souhaiter, à lui-même, de tels désastres ? qui, de plein gré, accepterait d'être son disciple ?
        Quelques jours plus tard, je reçus une invitation de Tatiana. Il y avait du monde, en soirée, rue de l'Abbé-Grégoire. Chestov m'aborda.
        «Je suis tellement habitué, me dit-il, à ce qu'on m'écrive que j'ai du talent, que ma pénétration de Dostoïevski est grande, que mon style, etc... que voilà peut-être la première fois que quelqu'un comprend la question elle-même. »
        Il montra ma lettre à tout le monde.

        L'idée ne m'était pas venue encore de prendre des notes de nos conversations ; j'en étais même fort loin ; j'ai horreur des journaux intimes. Ainsi, l'oubli pèse sur beaucoup de nos rencontres, de plus en plus fréquentes, des années qui suivirent.
        Ce n'est qu'en 1934. que j'eus le sentiment profond et bouleversant que personne n'avait vraiment saisi la pensée de Chestov, que ses oeuvres étaient ou peu lues, ou pas lues du tout, qu'il vivait dans une solitude absolue et terrifiante, que j'étais seul admis à l'entendre et à le comprendre et que, si je ne me décidais à noter ses entretiens, personne ne le ferait. C'est alors que, à mon corps défendant, j'entrepris, en rentrant chez moi, de fixer quelques unes des idées les plus remarquables qu'il avait jetées dans la conversation. Mais j'avais une telle horreur de copier une chose vivante (et dont j'étais certain de garder le souvenir, de toutes façons) que mes notes furent brèves et rares. D'autre part, sa conversation, ou plutôt son monologue (car je l'interrompais peu, tout juste assez pour ranimer le propos) était si plein de textes grecs et latins, il portait sur des questions si ardues concernant l'histoire de la philosophie, que, bien qu'écoutées ardemment, j'avais de la peine à me ressouvenir exactement de ses paroles. J'eusse commis, en les reproduisant, des bévues certaines et grossières. Même lorsque plus tard je fus plus au courant des questions, j'eus des difficultés. D'autre part, je n'osais lui faire répéter ses propos, ou lui faire épeler les noms — de crainte qu'il ne se doutât de mes intentions. Il devait les ignorer jusqu'au bout je ne voulais ni gêner la simplicité de ses cours (ce furent souvent de véritables cours), ni lui donner des scrupules — car il aurait pu penser qu'en notant, je travestissais, je trahissais sa pensée.
        J'ai gardé quelque cent vingt lettres qu'il m'écrivit de 1929 à 1938 : une seule entre 1924 et 1929, celle citée plus haut. Il faut dire que ces lettres, en général, ne sont pas d'un intérêt exceptionnel. Non seulement de longs développements eussent été inutiles — car j'allais le voir fort souvent — mais aussi, Chestov détestait écrire et terminait le plus souvent ses lettres par un: «Venez me voir et nous reparlerons de tout cela. » De plus, j'étais un de ses rares correspondants à qui il devait écrire en français, et outre que cela le fatiguait, il avait conscience de s'y exprimer mal. Il ne s'attardait donc pas à la correspondance — comme, par exemple, lors de mes deux voyages à Buenos Aires, ou lors de vacances annuelles qu'il prenait à Châtel-Guyon, dans le Puy-de-Dôme.
        La moitié de ces lettres sont motivées par des invitations, des rappels, de petits services qu'il me demandait, etc. J'ai omis de les reproduire ici. Les autres portent sur des sujets que je n'avais pas cru utile de noter, et qui, aujourd'hui, me rappellent des conversations oubliées. Comme je n'ai commencé cette sorte de journal qu'en 1934, je me suis permis de reproduire des parties de lettres écrites par lui entre 1929 et 1934, non pour leur intérêt extrême (pour la plupart elles se rapportent à moi et à mes travaux), mais pour jalonner les étapes de cette période sans souvenir précis. Que le lecteur m'excuse de le faire patienter, et de lui faire payer cher le goût qu'il prendra, je l'espère, à ces entretiens.
        Des entretiens, pas même, mais des monologues car je n'avais pas cru bon de consigner aussi mes interventions dans le dialogue. Je le regrette aujourd'hui.
        A cette époque déjà, il eut l'idée de m'acheminer vers l'étude sérieuse des livres de philosophie. Il me parlait souvent de Husserl et me conseilla d'écrire un petit article sur celui-ci, dans Europe, en me servant des nombreux textes du philosophe allemand qu'il avait cités dans son étude sur lui [4]. Sur ces entrefaites, Husserl vint à Paris, tenir une conférence en Sorbonne. C'est à cette visite que se rapporte la carte que je reçus.

[1] B. Fundoianu, « Léon Chestov », Adeverul Literar, Bucarest, 1923.
[2] La Philosophie de la tragédie. Dostoïevski et Nietzsche, Paris, Ed. de la Pléiade, 1926.
[3] Annexe 1. (Lettre de Fondane à Chestov - voir ci-après)
[4] «Memento mori. A propos de la théorie de la connaissance d'Edmund Husserl », Revue philosophique. janv.-févr. 1926. Étude incluse dans le livre de Chestov, le Pouvoir des clefs.



[ Lettre de Fondane à Chestov ] [ Annexe I ]

Ce 17 janvier 1927

        Cher Grand Ami et Maître, je viens de terminer la lecture de Dostoïevski et Nietzsche; à la place du livre égaré par la poste, Schloezer m'en a offert un autre. Il est vrai qu'y manque sur la première page, votre écriture.
        Je ne saurai vous dire la curiosité passionnée que je mets à suivre votre pensée, toute. Ce n'est pas en technicien cependant que je vous suis, ce dont je dois vous demander pardon. Mais Copeau, qui a créé le «Vieux Colombier », disait vouloir employer à son théâtre des hommes qui n'ont rien connu ni mordu d'aucune façon à la technique de ce métier. Peut-être pensez-vous pareille chose du philosophe — car je n'en suis pas un, vous le savez très bien — et me permettez-vous quand même d'y rien comprendre.
        Vous vous rappelez peut-être qu'un jour sous le viaduc de Passy, vous m'avez demandé quelle était l'influence la plus profonde que j'avais jusqu'alors éprouvée. Le souvenir de mes réponses m'est encore pénible. Mais pouvais-je vous répondre ? Je traverse pieds nus la crise morale de ce siècle, je me cogne au suicide prêché par un mouvement artistique qui m'est proche, je m'efforce de conserver à l'Art une portée qu'on lui refuse de plus en plus — tantôt fortifiant une pensée d'attaque, tantôt abandonnant armes et bagages. Il n'est idée qui m'ait semblé tonique que je n'aie caressée, que je n'aie essayée, me cramponnant aux vieilles idoles logiques qui promettent si peu mais qui tiennent leur promesse, me refusant à l'horreur de cet arbitraire que je touche cependant de mes coudes et vers lequel je ne sais quelle sympathie me pousse. Qui triomphera de moi? Lequel des maîtres que j'aime sera le révélateur, lequel l'adversaire? De Nietzsche j'aurais dû vous parler mais je m'étais déjà aperçu, grâce à vous, que je l'avais mal lu, que j'aimais en lui son éloquence, le professeur [?] d'orgie logique, l'artiste aussi — mais rien de ce qu'il appelait l'artiste tragique et que vous mettez à nu si bien. Vous me faites non seulement comprendre Nietzsche, Tolstoï etc., mais aussi des hommes auxquels vous n'avez pas pensé, Rimbaud, Baudelaire. J'ai eu même un instant l'idée de vous soumettre quelques textes, de vous intéresser à Rimbaud par exemple tant votre pensée me semble de nature à pouvoir éclaircir certains grands mystères.
        Ma jeunesse s'est passée à adorer les sceptiques. De Pascal même je n'acceptais qu'un morceau que je lisais mal, essayant de croire qu'il se moquait de la relativité des choses alors qu'il se moquait de la raison elle-même. Je comprends aujourd'hui que les sceptiques sont des croyants qui se mettent à genoux devant la Raison, l'expérience. Cette attitude, dont je rêvais comme de la plus noble, je n'en veux plus. Il me tarde de savoir ce que je veux. Dans ce chemin je vous trouve tout seul et de vous trouver me fait plaisir mais ne laisse pas de m'épouvanter. Je peux avec vous poser le problème mais ne peux y aboutir. Je me refuse encore de vous suivre et c'est avec une peur pleine de délices. Ne souriez pas. Je voudrais que cela fût du dilettantisme. Vous même pensez qu'il faut un malheur pour franchir l'obstacle et je n'ose me le souhaiter. Y viendrais-je tout seul ?
        Vous demande pardon de vous entretenir de lui et vous prie d'accepter ses souhaits pour vous et les vôtres pour la nouvelle année,

Fondane

[27 février], 1, rue de l'Alboni

        « Cher ami, dimanche le 3 mars, à quatre heures, Husserl viendra chez moi. Voulez-vous bien venir aussi — il faut que vous le voyiez de plus près. »

        J'y allai. Husserl parla. On lui posa des questions. Chestov fut un hôte parfait, et ne se mêla pas de la conversation. Il fut bien gêné lorsque Mme Rachel Bespaloff, s'attaquant vivement et brillamment à Husserl, crut bon de s'appuyer sur lui. Heureusement, selon la coutume russe, elle l'appela continuellement Lev Isakovitch (de son prénom et de celui de son père) et Husserl ne comprit nullement quel était ce fameux contradicteur auquel Mme Bespaloff se référait sans cesse. Je ne me souviens de rien d'autre. Peu de temps après Europe accueillait mon article sur Husserl [1](article que j'ai repris et développé plus tard, dans la Conscience malheureuse, mais fondé, cette fois-ci, sur l'étude directe des Méditations cartésiennes de Husserl parues entre-temps en français). Je me rappelle que Chestov fut extrêmement étonné que je me sois si habilement débrouillé sur un terrain «technique » dans lequel il me jugeait absolument novice — et qu'il me félicita chaleureusement.

[1]. «Edmund Husserl et l'oeuf de Colomb du réel », Europe, no. XX, 1929, pp. 331-344.


[28 juin 1929], 3, rue Letellier

        «Pas de nouvelles de vous, cher ami, où êtes-vous. J'espérais vous voir chez Jules de Gaultier le lundi. Vous n'êtes pas arrivé. J'espérais que vous viendriez me voir, vous n'êtes pas venu non plus. Et j'ai à vous dire beaucoup de choses agréables sur vos deux articles, celui des Cahiers [1] et celui d'Europe [2]. Le second est vraiment excellent, quoique le premier aussi soit bon. Passez donc chez moi, nous en causerons. Prévenez-moi seulement par une carte, afin que je vous attende. »

        Je note ici, pour mémoire, que j'avais écrit de ma propre initiative l'article d'Europe. Ce ne fut pas le cas pour celui des Cahiers de l'Étoile ; c'est Mme de Manziarly qui avait demandé à Chestov de lui désigner quelqu'un qui pourrait écrire sur lui; il parla de moi. Je me souviens qu'il m'avait déjà recommandé, de même, à une revue qui devait s'appeler la Pensée française ; l'article fut écrit, mais il ne parut jamais. Il était, bien qu'admiratif, assez réticent, je crois. Il marquait de ma part des hésitations visibles. Chestov ne crut pas bon de me reprendre et me laissa l'envoyer tel quel.
        En juillet 1929, je partis faire une série de conférences à Buenos Aires, où j'avais été appelé par Victoria Ocampo. Je l'avais connue chez lui, un soir, lorsqu'elle y vint accompagnée d'Ortega y Gasset, dirigée là par le Comte de Keyserling qui lui avait recommandé expressément de visiter, à Paris, Chestov et Berdiaeff. Je causais avec elle dans un coin de la grande pièce de la rue de l'Alboni (Chestov habitait alors chez Mme Balachowski, sa soeur), lorsque Chestov s'approcha de nous, et lui dit:
        « Méfiez-vous de lui, c'est un coupeur de têtes. »

[Adolfo Bioy Casares - Vous avez connu tous ceux qui gravitaient autour de la revue Sur, l'une des plus importantes d'Amérique Latine: Borges bien sûr, mais aussi Roger Caillois, qui vécût la seconde guerre mondiale depuis Buenos Aires, et votre belle-soeur Victoria Ocampo, qui était en quelque sorte l'égérie du groupe. Quels ont été vos rapports avec Sur?
- Victoria Ocampo était insupportable. Elle était très autoritaire. Elle n'avait pas d'amis, seulement des vassaux. Tous ceux qui l'entouraient devaient accepter ses ordres. Mais son rôle à la tête de la revue Sura été très important. C'est une revue qui a duré de longues années. Je n'appartenais pas au groupe car je n'avais pas les mêmes goûts littéraires que Victoria Ocampo. - my note A.K. - from this webpage.]

        Elle en rit beaucoup. Je ne restai en Argentine qu'un mois et demi, cela explique que je ne trouve rien, dans ma correspondance, qui se rapporte à cette époque. Je profitai de mon séjour à Buenos Aires (où j'étais allé parler des films abstraits) pour tenir à la Faculté des lettres une conférence intitulée : « Léon Chestov et la lutte contre les évidences [3] », texte qui ne fut jamais publié. Je lui envoyai simplement un exemplaire de l'invitation à ma conférence, qui comportait, bien entendu, le titre déjà cité. Dès mon retour, je reçus cette carte:

Dimanche, [14 octobre] 1929, 3, rue Letellier

        « Enfin, Cher Ami, vous êtes de retour. Nous sommes très impatients de vous voir et d'entendre le récit de votre voyage extraordinaire, voire surnaturel. Venez après-demain (mardi) passer la soirée avec nous...»

        C'est à mon retour de Buenos Aires que j'écrivis, coup sur coup, mon livre de poèmes Ulysse (que je ne lui montrai pas) et la première version, à peu près abandonnée par la suite, de mon Rimbaud le Voyou, dont je lui soumis le manuscrit.

[1]. Les Cahiers de l'Étoile où j'avais publié un article « Léon Chestov, témoin à charge», qui n'a aucun rapport, par ailleurs, avec celui qui, sous le même titre, a paru plus tard dans ma Conscience malheureuse. N.A. [Cahiers de l' Étoile, Paris, mai/juin 1929, pp. 344-364.]
[2]. L'article s'intitulait « Un philosophe tragique: Léon Chestov ». N.A. [Europe, no XIX, 15 janv. 1929.]
[3] Conférence faite le 12 septembre 1929.


Le 14 mars 1930, 3, rue Letellier

        « Je ne vous écris, Mon Cher Ami, que deux mots. J'espère que nous nous verrons chez Jules de Gaultier après-demain — pour vous féliciter seulement : votre livre est, à mon avis, excellent. J'ai déjà fini tout — et je trouve qu'il y a là ce que j'apprécie le plus — un véritable entrain et une grande tension de la pensée. Chez J. de G. nous fixerons le jour où nous pourrons nous voir et causer de votre livre. Or, à bientôt. Saluez de ma part votre Soeur. »

        Au printemps 1930, j'entrai aux Studios Paramount comme assistant-metteur en scène et, plus tard, scénariste. On y travaillait de jour, de nuit, quelquefois plus de douze heures de suite, voire le dimanche et les fêtes — et je n'eus ni le temps de voir souvent Chestov, ni celui de travailler pour moi. Vers l'été de cette année il partit, comme d'habitude, pour Châtel-Guyon (Mme Chestov y exerçait toute la saison) [1] et c'est là-bas que je dus lui adresser une lettre désespérée, si je m'en rapporte à la réponse que j'en reçus.

[1] Les diplômes de docteur en médecine d'Anna Chestov, obtenus en Russie, n'étaient pas reconnus en France. Aussi avait-elle effectué de nouvelles études pour exercer la profession de masseuse médicale.


Châtel-Guyon (Puy-de-Dôme), le 22 août 1930

        «Enfin, un mot de vous, mon cher ami ! Mais, hélas un mot bien triste ! Toujours pour gagner la vie — perdre la vie ! Et pas un seul mot de votre livre sur Rimbaud — mauvais signe ! Ou (bien) je me trompe? Vous n'avez pas encore de réponse définitive ? J'attends avec beaucoup d'impatience les nouvelles sur vos pourparlers avec la N.R.F. Si vous avez quelque chose n'oubliez pas de me le communiquer: une carte postale ne demande pas beaucoup de temps.
        Quant à mon article dans la Rev. Phil.[1], Tania m'a écrit qu'elle a reçu déjà un exemplaire, mais seulement un seul... Je reçois une lettre de Leipzig m'annonçant que le numéro du Forum Philosophicum avec mon article est déjà paru (Regarder en arrière et lutter [2]). Je vais lui écrire qu'il vous envoie un exemplaire et que 'vous en donnerez un compte rendu dans les Cahiers de l'Étoile. Entendu?
        Chez moi, rien de nouveau. C'est ma femme qui gagne à présent notre vie et moi je ne fais rien. Je me promène et même je me distrais au cinéma ! Ne m'en veuillez pas : cet hiver j'irai à Cracovie [3] toujours pour gagner ma vie.»

[1] Léon Chestov, « Parménide Enchaîné », Revue philosophique, juil.-août 1930.
[2] Forum Philosophicum, New York-Leipzig, no. 1, juillet 1930.
[3] Chestov a fait un exposé au congrès « Internationaler Verband fur Kulturelle Zusammenarbeit », Cracovie, 23 au 25 octobre 1930.


Le 12 novembre 1930, 19, rue Alfred-Laurent, Boulogne-sur-Seine

        «Me voilà de retour à Paris, mon Cher Ami. Quand pourrai je vous voir? Êtes-vous toujours si occupé, comme avant mon départ ? En tous cas, faites votre possible pour venir me voir — je suis bien impatient de savoir ce qu'il y a avec vous de nouveau. Seulement, prévenez-moi par lettre afin que je puisse vous attendre. »


Boulogne, 22 septembre 1930

        « Il y a huit jours que je vous ai envoyé une carte, mon Cher Fondane pour vous annoncer que je suis à Paris et vous prier de venir chez moi le plus vite possible. Non seulement vous n'êtes pas venu — vous n'avez même pas répondu. Est-ce que la carte ne vous a pas rejoint? Répondez donc! Ou bien venez quand vous serez libre... Pour aller chez moi, il vous faut prendre le no. 25 à Saint-Sulpice. Vous arrivez avec lui jusqu'au bd Jean-Jaurès (Boulogne), et allez plus loin dans la même direction : la seconde rue à gauche est celle d'Alfred-Laurent ; le no. 19, la maison que j'habite. »

        Presque une année écoulée, sans nulle trace dans ma correspondance. L'été revient.


Châtel-Guyon, 8 août 1931

        « Mon Cher Ami, votre carte dans laquelle vous nous annoncez la bonne nouvelle de votre mariage [1] nous est arrivée, il y a quelques jours. Je ne vous réponds qu'aujourd'hui parce que je n'étais pas certain que vous habitiez l'Hôtel Bellevue à St-Jean-d'Arve, qui est représenté sur la carte postale. A présent, vos huit jours de vacances sont déjà finis et je peux vous écrire à Paris pour vous féliciter, de ma part et de la part de ma femme, et vous souhaiter, à vous, à votre femme et à votre soeur, tout le bonheur qu'on peut avoir sur la terre. J'espère que lorsque nous serons de retour nous nous verrons chez nous, pour vous féliciter non par lettre, mais personnellement...
        Chez nous, pas de grandes nouvelles. Je suis mon traitement — c'est bien ennuyeux. Mais dans une semaine ce sera fini — c'est déjà plus agréable. Ma femme travaille, comme toujours. A la fin de la semaine prochaine, nous attendons l'arrivée de ma fille Nathalie avec son mari, avec lequel nous allons étudier un peu la théorie des quanta. Il est bon physicien et a des connaissances qui sont nécessaires pour s'approprier cette théorie. Quand nous nous reverrons, je serai, peut-être, un peu au courant. [...] Si vous trouvez un moment libre pour m'écrire quelques paroles, vous me ferez beaucoup de plaisir... »

[1] Le mariage eut lieu le 28 juillet 1931. Sur une fiche d'état-civil daté du 14 janvier [1931] de la mairie du Ve arrondissement de Paris sont mentionnés comme témoin Léon Chestov et Constantin Brancusi. La fiche est reproduite dans le no. 2-3 de la revue Non lieu consacré à Benjamin Fondane.


Septembre 1931, Boulogne

        «Mon Cher Ami, j'étais en train de vous écrire que je suis à Paris quand votre lettre est arrivée. Venez le plus vite possible... Apportez votre article sur Heidegger — je suis très impatient de le lire. Or, à bientôt, j'espère, demain... »


Le 1er novembre 1931, Boulogne

        «Mon Cher Ami, les raisons pour lesquelles vous êtes si mécontent d"'Une Heure Avec" [1] ne me paraissent pas claires. De même je ne comprends pas très bien ce que vous racontez dans votre lettre à propos de votre article. Mais, comme vous me promettez de venir bientôt chez moi, je ne vous ennuierai pas de questions. Tâchez seulement de tenir votre promesse et de venir le plus vite possible. Or, à bientôt. »

[1] « Une heure avec Léon Chestov », par Frédéric Lefèvre, les Nouvelles littéraires. Paris, 24 octobre 1931. N.A.


6 novembre 1931, Boulogne

        « Votre silence, mon cher ami, commence à m'inquiéter. Est-ce que tout va bien chez vous? Tout le monde bien portant? Ecrivez-moi au moins quelques paroles. pour que je sache ce qui se passe chez vous — ou mieux encore, si vous êtes libre venez me voir. »


Le 5 décembre 1931, Boulogne

        « Mon Cher Ami, il ne m'était pas, bien entendu, agréable, de lire dans votre lettre que Gallimard refuse de publier votre livre — mais, à vrai dire, il fallait s'y attendre. Les affaires sont mauvaises partout, tout le monde ne pense qu'à faire des économies — et comme on ne peut pas se refuser d'aller au café ou au dancing, on se refuse d'acheter des livres ! Je me console un peu par ce que vous m'écrivez au sujet des Cahiers du Sud. Si votre article y parait [1] peut-être que vous aurez aussi pour l'avenir une place pour d'autres articles. Possible que vous réussissiez même aussi d'y publier quelques chapitres de votre livre...
        Je vous attends donc pour ce dimanche ou pour dimanche prochain.»


Le 15 février 1932, Boulogne

        « Quelques lignes seulement, mon cher ami, pour vous dire que les Cahiers du Sud ont déjà annoncé votre article et comme preuve (quelquefois les preuves sont utiles et même agréables), je vous envoie une petite coupure de la revue.
        Encore je peux vous proposer... un appartement! Dans la maison où habite ma soeur, Madame Mandelberg, 15 avenue Reille...
        Voilà tout ! Pour conclure, j'ajouterai qu'à mon avis il est déjà passé assez de temps depuis notre dernière rencontre, en sorte qu'il vous faudrait commencer à réfléchir à une nouvelle rencontre... »

        Je ne me rappelle pas à quelle occasion je lui donnai à lire le manuscrit de mon poème dramatique « Le Festin de Balthazar », dont la première version remontait à 1922, et que je venais de récrire [2]. Il l'avait lu, probablement, m'avait conseillé certaines modifications et j'ai dû lui renvoyer le manuscrit. Cette lettre en témoigne, écrite le:

[1] Mon article sur Heidegger (N.A.) [« Sur la route de Dostoïevski: Martin Heidegger », Cahiers du Sud. Marseille, juin 1932, no. 141, VII, pp. 378-398.]
[2] Texte inédit.


23 avril 1932

        «Excusez-moi, mon cher ami, si je suis un peu en retard avec ma lettre. Aussitôt reçue votre pièce. je l'ai relue, mais ces derniers temps j' éprouve toujours une fatigue ennuyeuse qui m' empêche de faire comme le petit effort nécessaire pour écrire une lettre. J'espère qu'après le repos d'été ça passera — mais à présent il ne me reste qu'à me résigner.


        Il me semble que vous avez bien fait [de changer] la fin de votre pièce. Seulement une parole me paraît n'être pas bien choisie. C'est la parole : "Miracle". Il ne faut pas, à mon avis, trop souligner la pensée la plus profonde de Balthazar. Au lieu de dire : "Il n'y a pas de miracle ! Il n'y a pas de miracle !" ne serait il pas mieux de le faire simplement se rappeler Daniel ? et omettre complètement l'explication précédente : "Le Roi vient de découvrir." Je ne suis pas sûr que je puisse me faire comprendre dans cette lettre, mais, toujours, il me semble que c'eût été mieux de faire voir que, pour Balthazar, sa victoire était plutôt son échec et que, dans les recoins invisibles et cachés de son âme, il eût souhaité plutôt la victoire de Daniel que son propre triomphe. Nous en reparlerons quand nous nous verrons.[1]
        Je vous remercie aussi pour le numéro des Nouvelles Littéraires, l'article de B. [Brunschvicg] est très significatif. Et spécialement la conclusion : "J'ai toujours enseigné — laisse-t-il dire à Bergson — que c'est l'esprit qui doit dominer le corps." Mais qui donc n'a pas enseigné cette grande vérité? Valait-il la peine d'écrire un livre [2] afin de répéter une fois de plus ce qui a été répété des milliers de fois depuis des siècles ? Ça m'a tout l'air que Brunschvicg se moque de Bergson, quoique, bien entendu, il n'ait voulu que le louer ! Comment vous sentez-vous, écrivez-moi quelques paroles et saluez de ma part vos dames. Vôtre...

[1] Je ne me rappelle plus la conversation qui suivit. Je le regrette. Mon manuscrit de Balthazar, à la date d'aujourd'hui, s'achève toujours sur le mot : «Il n'y a pas de miracle. » Mais la réflexion de Chestov m'apparaît, à présent, plus juste qu'elle ne m'avait semblé alors. Et comme. le manuscrit n'a pas encore été publié... Je me souviens qu'après la première lecture, Chestov n'avait pas aimé, parmi les quatre personnages symboliques dont s'entourait Balthazar (Raison, Folie, Orgueil, Mort), le personnage de l'Orgueil: «Je sais, me disait-il, vous l'avez prie dans la Bible, mais il avait alors une signification qu'il n'a plus aujourd'hui, cette chose pour laquelle un Nietzsche, un Tolstoï refusent Dieu, le mot "orgueilleux" ne la désigne plus très bien. Il faut trouver autre chose, l'équivalent moderne. » Réflexion faite, et pendant longtemps, j'ai nommé le quatrième personnage : l'Esprit, et ai modifié le texte qu'il débite. Ce n'est pas encore tout à fait cela: ce n'est pas l'Esprit, mais la concupiscentia invincibilis de l'Esprit, l'appétit de l'Esprit d'être Dieu... N.A.
[2] Henri Bergson, Sur les deux sources de la morale et de la religion (1932).


12 mai 1932, Boulogne

        «Si vous venez me voir, mon cher ami, ça me fera, comme toujours, beaucoup de plaisir — mais aucunement pour parler de ma santé. A mon âge être un peu souffrant, ce n'est rien du tout. Il faut plutôt dire que c'est à peu près inconvenant de rester toujours bien portant. Tout autre est votre cas : un jeune homme a tous les droits et est presque obligé d'être bien portant et ce que vous venez de m'écrire à propos de votre santé m'a beaucoup affligé. D'autant plus qu'autant que je puisse en juger vous avez toujours négligé — et à présent continuez de négliger — votre santé. Venez donc chez nous le plus vite possible — afin que ma femme vous réprimande comme vous l'avez mérité et qu'elle vous donne aussi de bons conseils pour vous soulager — non pas pour vos "mérites", mais pour sauver sa propre âme, comme font tous les hommes vertueux et bien pensants.
        Je suis très curieux de savoir comment vous avez modifié la fin de votre Balthazar. Ce dimanche prochain, après cinq heures je serai chez moi et vous pouvez venir... si vous vous sentez bien. Or, au revoir. »


15 juin 1932

        «Deux mots, mon cher ami, pour vous dire que 1er je ne quitte Paris que dans quelques (3 ou 4) semaines, de sorte que nous nous verrons encore une ou deux fois avant mon départ et que, 2er, cinq ou six pages pour parler du Désespoir de Kierkegaard ce n'est pas beaucoup — mais, après tout, on peut si on s'en donner la peine, dire quelque chose même en cinq ou six pages. Quelquefois, c'est même utile, comme exercice de style. Mais, aussitôt arrivé à Paris, tâchez de venir me voir (n'oubliez pas de me prévenir) et nous en causerons. En attendant... »


28 juin 1932

« Je m'empresse de répondre à votre lettre, mon cher ami, et de vous dire qu'il faut absolument que vous veniez dimanche prochain me voir, parce que, à la fin de la semaine, je dois déjà partir pour Châtel — et ce serait bien triste si je partais sans vous avoir vu. Je me réjouis beaucoup de ce que vous m'écrivez à propos des Cahiers du Sud. C'est vraiment très important qu'ils vous aient fait un tel accueil et qu'ils prennent l'extrait de votre Rimbaud. Quant à votre chronique — elle est intéressante (vous avez fait votre "possible", qui n'est pas celui de Kierkegaard : la place était trop petite pour un tel article) — mais j'ai à vous faire quelques remarques dont nous parlerons dimanche. Mes meilleurs voeux à vos dames et j'espère, au revoir, ce dimanche. »


Châtel-Guyon le 11 juillet 1932

        « Voilà un très intéressant article sur Heidegger de Louis Lavelle que je vous envoie avec cette lettre, mon cher ami. D'après Berdiaeff, qui lui aussi est à présent à Châtel, Louis Lavelle [1] dont le nom m'était parfaitement inconnu, est un auteur d'ouvrages philosophiques très importants. Vous verrez vous même, après avoir lu l'article, que l'auteur n'appartient pas à ce genre de philosophes qui n'écrivent que pour écrire. Il me semble que, pour vous, son article sera à présent, quand votre propre article va paraître, spécialement intéressant. Et je crois qu'il faut — à lui plutôt qu'à quelqu'un d'autre — envoyer votre Heidegger, aussitôt que vous en aurez reçu des exemplaires.
        Je vous prie aussi de renvoyer l'article de Lavelle, après l'avoir lu, à Schloezer. Je suis très curieux aussi de savoir quelle impression l'article aura fait sur vous et j'espère que vous m'en excuserez.
        Je viens de recevoir aussi de Keyserling son livre (en français) "les Méditations sud-américaines [2]". Je ne l'ai pas encore lu, mais Berdiaeff, qui l'a déjà feuilleté trouve que le livre est très intéressant.
        Qu'y a-t-il chez vous de nouveau? Quant à moi je suis déjà depuis trois jours à Châtel et je suis très content d'avoir le droit de ne rien faire pendant quelques semaines... »

[1] Louis Lavelle, « L'angoisse et le néant », le Temps, 3 juillet 1932.
[2] Paris, Stock, 1932. [Count Hermann Keyserling, 1880-1946]


Hôtel Palais-Royal, Châtel-Guyon 29 juillet 1932

        « Vous vous demanderez, mon cher ami, pourquoi avoir souligné Palais-Royal! parce que vous avez écrit: Royal Hôtel et (c'est) vraiment une chance — et pas des moindres — que le numéro des Cahiers du Sud me soit arrivé et ne vous ait pas été retourné. Eh, bien, n'oubliez pas que j'habite le Palais.
        Votre article [1] — je l'ai lu deux fois — me paraît très réussi. Vous avez si bien mis au centre la question de la critique de la raison pure, et avec beaucoup de finesse, par les citations de Dostoïevski ! et Heidegger lui-même montre que la raison ne peut pas se critiquer elle-même et que la philosophie doit opposer à la raison un principe tout à fait indépendant. Je regrette seulement que la citation, page 386 (première ligne) [soit] un peu affaiblie par la traduction. Chez Dostoïevski, au lieu de: "me déplaisent", il est dit : "me sont odieux". Et après : j'aurais préféré qu'au lieu d'affirmer que Heidegger a peur de la vraie critique de la raison, vous lui posiez la question s'il a ou s'il n'a pas peur d'aller avec Dostoïevski jusqu'au bout. Parce que — après tout — nous ne pouvons pas encore savoir où aboutira la philosophie de Heidegger... Sans cela, l'article est excellent et peut-être sera-t-il utile pour les personnes qui s'intéressent aux questions que vous y traitez... Avez-vous remarqué, dans le même numéro les vers de Jean Wahl? Est-ce le même Jean Wahl qui a fait l'article dans la R. Ph. [Revue philosophique] sur Kierkegaard et Hegel [2] ? Je ne me risque pas à apprécier la valeur de vers français, mais ce serait bien curieux si les vers appartenaient au même Jean Wahl que l'article. En tous cas, il faut lui envoyer aussi un exemplaire de votre "Heidegger".
        J'ai lu aussi la note d'Audard sur Bergson [3]. Elle est impitoyable et si elle tombe sous les yeux de Bergson il passera un mauvais quart d'heure. B. ne devrait pas s'aventurer dans un domaine dans lequel il n'est pas chez lui.
        Autant que le traitement me le permet, je lis peu à peu le dernier livre de Keyserling. Il faut absolument que vous le lisiez aussi et même ce serait très bien si on vous donnait la place dans les Cahiers pour en faire une petite note. Le livre est très curieux.
        Vous demandez des nouvelles de ma santé. Tout est en ordre. Autrefois, quand ma femme travaillait chez un célèbre médecin, celui-ci disait à un de ses malades, à qui il défendait tout ce qui lui était agréable, lui prescrivant tout ce qui pouvait lui être désagréable : "A notre âge (le malade et le médecin étaient vieux tous les deux) il faut se perfectionner toujours." Eh bien, moi, je me perfectionne toujours et, sans fausse modestie, je peux vous assurer que, sous peu, je deviendrai même un modèle de perfection — c'est-à-dire que je me coucherai tôt, je fumerai peu, je ne prendrai jamais de café, je ne lirai que du Keyserling, etc. — et vous, qui, comme je le sais, n'aspirez à rien d'autre qu'à la perfection vous n'aurez plus qu'à imiter le haut modèle que vous aurez devant vous...
        Qu'y a-t-il de nouveau chez vous? Avez-vous reçu une réponse de Commerce [4] ? Et Paramount ? Comment allez-vous en général ? N'oubliez pas de répondre à mes questions.»

[1] « Sur la route de Dostoïevski », art. cit.
[2] Jean Wahl, "Hegel et Kierkegaard », Revue philosophique, nov.-déc. 1931, pp. 321-386.
[3] Jean Audard, « Bergson : les Deux Sources de la morale et de la religion », Cahiers du Sud, juin 1932, pp. 100-103.
[4] Mon poème « Ulysse » allait y paraître bientôt. (NA.)


9 août 1932

        « Votre lettre, Mon pauvre cher ami, m'a déchiré le coeur, c'est chose tellement révoltante que de devoir passer toute la journée à faire un travail qui vous est parfaitement étranger, pour gagner les quelques sous nécessaires pour exister ! Seulement, vous avez tort de désespérer tant ! Tout change et les circonstances, si dures pour le moment, peuvent encore changer aussi ! Vous êtes encore jeune et vous avez devant vous l'avenir. Vous avez également tort de dire: "quel ahurissant appauvrissement depuis que je travaille sans relâche dans cette affreuse boîte !" Mais tout au contraire : je pourrai plutôt dire que même dans ces conditions épouvantables vous avez trouvé le moyen de poursuivre votre chemin — et c'est déjà quelque chose, c'est même beaucoup. C'est le gage que vous sortirez vainqueur de cette lutte acharnée avec le mauvais destin. Et la preuve — c'est que tout ce que vous avez fait pendant ces dernières années est apprécié ! non seulement par moi — peut-être mon appréciation ne compte-t-elle pas ! nous appartenons au même monde d'idées et on pourrait dire que je ne suis pas un juge impartial. Mais regardez la rédaction des Cahiers du Sud. Elle est parfaitement étrangère à tout ce que nous faisons — et néanmoins quel accueil n'a-t-elle pas fait à vos articles ! Et non seulement la rédaction des C. du S. — mais même Jean Wahl qui appartient. à ce milieu de professeurs qui ne veulent même pas entendre, en général, ce qu'on dit de notre côté — même Jean Wahl a été séduit par votre article sur Heidegger. Et on peut être sûr que votre article sur Rimbaud fera encore une plus grande impression. Il y a, dans votre manière d'écrire, une tension, et cette force intérieure qui doit vous aider à vous frayer un chemin. Et avec chaque année, nonobstant que vous avez été tellement pris par un travail extérieur qui aurait parfaitement épuisé une personne plus faible que vous, vous vous perfectionnez sous tous les rapports. Or, vous avez parfaitement raison quand vous vous plaignez du destin extérieur, même quand vous le maudissez. Mais vous avez tort, et absolument tort quand vous parIez d'ahurissant appauvrissement. Au contraire, on peut et on doit parler d'enrichissement. Je vous dirai franchement qu'à votre place je serais, moi, incapable d'écrire, même une seule ligne — et vous avez réussi à faire pendant ces dernières années des articles, des vers et même un livre ! Nous nous sommes souvent demandé — moi et ma femme — comment vous était-il possible de réussir votre travail littéraire dans des circonstances si défavorables — et nous vous admirons toujours. Et je suis sûr qu'après tout vous sortirez victorieux et triomphant de cette lutte horrible. C'est ce que je vous souhaite, mon Cher Ami, de tout mon coeur. Je vous embrasse amicalement... »


Le 12 octobre 1932, Boulogne

« Je vous remercie, mon cher ami, pour les exemplaires de votre "Heidegger" [1] que je viens de recevoir. Je l'ai relu encore une fois et je peux vous répéter que vous avez très bien réussi à vous exprimer sur ces questions extrêmement difficiles — et je vous en félicite. Peut-être êtes-vous libre dimanche prochain. Venez me voir et nous en causerons un peu... »

[1] « Sur la route de Dostoïevski »; art. cit.


4 janvier 1933

        « Depuis longtemps je n'ai pas de nouvelles de vous, mon cher ami. J'étais certain que vous viendriez me voir ces temps-ci, mais les jours de fête, la Noël et le ler janvier, sont passés — et vous n'êtes pas venu. Écrivez, au moins, si vous n'êtes pas libre de venir, quelques mots, afin que je sache que "tout va bien" chez vous et les vôtres. Je vous félicite vous et vos dames pour la nouvelle année et je vous souhaite qu'elle soit plus bienveillante pour vous que l'année précédente et qu'elle vous apporte une meilleure santé, chose si nécessaire pour nous tous. »



PREMIÈRE CONVERSATION NOTÉE


Février 1933

        Au Bois de Boulogne par un merveilleux coucher de soleil d'hiver. Chestov me parle, pendant que nous déambulons:
        « Shakespeare raconte [1] que chaque fois qu'il y avait discussion entre Thersite et Ajax, Thersite le raillait âprement ; mais, incapable de prendre le même ton, Ajax finissait par le frapper. "Ah ! que ne puis-je répondre de la même manière!" se plaignait Thersite. On me dit souvent qu'à ma raillerie, à mes absurdités, on pourrait répondre sur le même ton. Et l'on pense que cela me froisserait. Mais non ! Qu'on me raille, à la bonne heure! Mais on me frappe ! Quand Dostoïevski tire la langue au mur, il serait heureux que le mur lui tirât aussi sa langue. Il l'embrasserait de joie ! Mais le mur ne le raillait pas, il ne lui tirait pas la langue, il ne pouvait pas prendre ce ton — alors, il frappait... Dostoïevski aurait bien voulu, tout comme Thersite, être à la place du mur. »

[1]. Dans Troilus et Cressida. (N.A.)


6 mars 1933, Boulogne

        « Votre silence, mon cher ami, commence à devenir inquiétant. Comment allez-vous ? Et les vôtres? Si vous êtes trop pris pour venir me voir, écrivez au moins quelques mots, afin que je sache ce qui se passe chez vous... »


18 mars 1933

        « Voulez-vous bien, mon cher ami (vous avec votre soeur et votre femme) venir chez nous le vendredi 24 mars pour passer la soirée avec nous ?... Jules de Gaultier viendra aussi. Et je crois que vous aurez du plaisir à le voir, N'oubliez pas, seulement, de lui apporter votre nouveau livre [1], si vous ne le lui avez pas déjà envoyé. J'espère qu'il l'appréciera mieux que moi. Pour moi, hélas, les vers français sont très difficiles à comprendre. En revanche votre chapitre sur Rimbaud je l'ai lu avec beaucoup d'intérêt il me semble très réussi. Nous en reparlerons vendredi. »


13 avril 1933

        « Depuis quelques jours, mon cher ami, j'ai déjà reçu et lu votre article sur Rimbaud [2] et si je ne vous ai pas encore écrit, c'est seulement parce que j'espérais toujours que vous viendriez me voir. Vous n'êtes pas venu — et je vous écris pour vous dire que votre article est très bien écrit sous tous les rapports et que vous n'avez pas perdu votre temps à le remanier tant de fois. Si tout le livre [3] est comme ce chapitre-ci, il sera vraiment excellent. Nous en reparlerons quand vous viendrez me voir. A présent je me borne à ces quelques lignes. A bientôt, j'espère. »

[1]. Il s'agissait d'Ulysse (N.A.). [Bruxelles, Cahiers du Journal des Poètes, 1933.)
[2]. « Rimbaud le voyou », fragment, Cahiers du Sud, Marseille, 1933, X, pp. 196-209.
[3]. Rimbaud le voyou, Paris, Denoël & Steel, 1933 rééd. Paris, Plasma, 1979.
Fondane fait état d'une autre conversation au sujet de ce livre dont le manuscrit était alors chez Gallimard: Je lui parle de mon livre sur Rimbaud, que Gallimard tarde à faire paraître. Je lui dis que ça ne me fait rien d'attendre, que j'ai le temps... Chestov me répond: « On voit que vous êtes un philosophe accompli; vous vous résignez vite ! »


Conversation du 17 avril 1933

        Chestov : «Il est bon de lire de temps en temps des philosophes de second ordre. Ils sont excellents ; ils n'ont pas l'habileté des grands, leur maîtrise, leur prudence... Par exemple, notre Soloviev, disciple de Hegel, commet la gaffe de dire ce que Hegel pensait, mais n'aurait jamais dit lui-même. Hegel met Socrate entre deux principes qui se heurtent, se choquent... Ces principes, en vertu de la dialectique, ont raison ; Socrate, à son tour, a raison aussi ; si Socrate meurt, ce n'est la faute à personne ; il était impossible de faire autrement ! ... Par contre, dès que Soloviev applique le même raisonnement à la mort de Pouchkine, il fait ressortir que la moralité du poète n'était pas à la hauteur de son génie ; s'il meurt, c'est une juste punition de ses fautes. Voilà une chose que Hegel n'eût jamais dite, bien qu'il pensât, en fait, de la même façon que Soloviev.
        De même, Epictète a beau, pendant très longtemps, suivre Aristote ou Socrate... Il lui arrive de se trouver à bout d'arguments, de s'indigner, et alors, pour nous convaincre, il pousse jusqu'à l'argument confondant : nous meurtrir les oreilles, le nez, nous donner à boire du vinaigre au lieu de vin, etc. Jamais Aristote n'eût commis cette faute, bien qu'il pensât de même. Il éprouve, lui aussi, la tentation de nous couper les oreilles, mais il résiste à celle de nous le dire.
        Vous pouvez me donner la souffrance, l'esclavage, la mort, disait Epictète, cela ne me fait rien ; j'ai ma baguette ! Qu'est-ce que la mort, au fond ? Un tout qui se désagrège, etc. de la même manière dont cette agrégation a fait un tout, etc. Ce ne serait rien si notre opinion n'y voyait un mal. Or, notre opinion est en notre pouvoir: nous pouvons la changer ; nous pouvons penser que la mort est un bien, ou rien du tout ; j'ai ma baguette ! — Que valait cette baguette ? Il ne se le demandait pas ! Même Kierkegaard, au moment où Régine Olsen prend un autre fiancé, n'arrive pas à croire au miracle ; il sait qu'il n'y a plus rien à faire ; il s'aperçoit alors que sa souffrance n'est, après tout, qu'une "opinion"... dont il est le maître. Il a, lui aussi, sa baguette ! et il décide qu'il ne fallait pas se marier, qu'il a bien fait de quitter Régine, qu'elle n'était pas à la hauteur... etc.
        Il est absolument remarquable que Kierkegaard ait commencé par penser que le sacrifice d'Abraham eût pu être consommé, sans que rien fut changé à la chose. Isaac tué, Dieu eût pu le ressusciter, et cela, non pas abstraitement, ressusciterait son âme, etc., mais son corps sur terre, immédiatement... Plus tard, il commença à ne plus croire au possible, au miracle. Il se contenta de sa baguette. »


10 juin 1933

        «Mon Cher Ami,
        Enfin, vous avez trouvé un éditeur pour votre livre [1] ! Je vous en félicite, je comprends votre joie et la partage avec vous. J'espère qu'à présent, après l'accueil favorable qu'a eu votre dernier livre [2] vous trouverez aussi des lecteurs pour celui-ci... Je vous attends ces jours-ci et nous en parlerons. En attendant, je vous serre cordialement la main... »

[1]. « Rimbaud le voyou ». (N.A.)
[2]. Il s'agit toujours d'Ulysse. (N.A.)


Châtel-Guyon, 12 août 1933

        «. Mon Cher Ami,
        Vous partez pour Nice ! Ça a l'air que la chaleur de Paris ne vous suffit pas! Autant que je puisse comprendre, votre gloire naissante demande de grandes températures. Mais ne croyez pas que je puisse beaucoup comprendre : mon traitement m'a, comme toujours, transformé en l'être pur et vous savez bien que, selon l'enseignement de notre Maître Hegel, l'être pur est le concept le plus vide. Voilà pourquoi je ne peux vous donner des nouvelles de moi ; il n'y en a pas. J'existe — et c'est tout. Or, c'est à vous de donner des nouvelles. Écrivez-moi sur vous — et le vide se remplira. J'attends avec impatience votre "Rimbaud" — il semble que vous ayez trouvé un bon éditeur. Nos meilleurs voeux, de ma part, de la part de ma femme et aussi de Tatiana...»


Châtel-Guyon, 17 septembre 1933

        « Des "nouvelles" de Châtel-Guyon, mon cher ami? Mais est-ce qu'il y a jamais des nouvelles à Châtel-Guyon? C'était à vous plutôt de me donner de vos nouvelles ! On vous dira qu'en général il n'y a rien de nouveau sous le soleil ? Mais vous tournez un film... Il me faut (à moi, et aussi à ma femme, encore plus à ma femme qu'à moi) savoir si c' est votre film, ou un film d'autrui, s'il y a là des "girls" seulement, ou aussi des tigres et des lions... Vous comprenez que c'est énormément important pour moi. Or, dépêchez-vous de répondre à toutes ces questions — autrement, ma femme ne vous pardonnera jamais. »


Le 16 décembre 1933

        « Je viens de finir la seconde lecture de votre "Serpent"[1] — et j'ai beaucoup de choses à vous dire au sujet de cet article. Mais pas dans une lettre - qu'est-ce qu'on peut dire dans une lettre? Or, venez me voir n'importe quel jour de la semaine prochaine... Je viens de recevoir aussi une lettre de Mme Bespaloff. Elle a lu votre "Rimbaud" et me demande votre adresse pour vous écrire: le livre a fait une grande impression sur elle. A bientôt j'espère... »

[1]. Il s'agit de mon article paru dans les Cahiers du Sud: « Chestov, Kierkegaard et le Serpent ». (N.A.) [Cahiers du Sud, août-sept. 1934. n 164, pp. 534-554. Article repris dans la Conscience malheureuse.)


Vendredi 13 avril 1934

        Chez Mme Lovtzki, la soeur de Chestov. Réception de Martin Buber. Étaient là Edmond Fleg, de Schloezer, un théologien allemand en exil, le docteur Lieb, etc. Exquise figure de vieux rabbi, Buber ; une belle figure de sage, qui couvre une nappe profonde intérieure, et d'où les mots — dans un excellent français mélodieux, légèrement grasseyé — sortent lentement, pensés, distraits de' leur mouvement intérieur, déviés pour un moment de leur course et jetés dans la conversation. On parlait des événements allemands, européens, d'Hitler, du fascisme, du communisme.
        Buber : « Nous avons tort de nous croire supérieurs aux événements, de croire savoir ce qui est mauvais, de croire que Noûs possédons une lumière, de parler pour l'Esprit. Nous ne sommes pas supérieurs à l'hitlérisme, tant que nous ne savons pas ce qu'il y a à faire. Je n'ai plus grande confiance dans l'individu, mais dans la collectivité encore moins. Nous sommes arrivés à un bord. Il n'y a plus de route. On ne sait pas où aller. Il faudrait trouver ce qu'il faut faire — mais personne n'a encore pu trouver. Il y a là une grande différence entre l'avènement du christianisme ; alors, Jean-Baptiste annonçait que la Royauté de Dieu approchait de nous; quelque chose qui venait, qu'on allait pouvoir toucher... Maintenant, le pilier qui soutenait la voûte s'est écroulé... Rien n'approche. Ce sont toujours les ténèbres, comme alors, mais sans pilier, sans route. Sans doute, je ne parle pas du miracle, de la possibilité d'être sauvés par Dieu ; je parle de la part de l'homme dans l'action humaine, et cette part-là est actuellement compromise. Il faudrait, pour commencer, prendre conscience des ténèbres, se pénétrer de l'idée que ce ne sont que ténèbres — cela seul permettrait de commencer à chercher une issue, une lumière. De toutes façons, les essais de sauvetage par un dualisme nettement séparé, délimité, esprit et travail, ne nous sauveront pas. Ce n'est pas que je proteste contre le travail. C'est là notre lot. Mais la conception du travail est mauvaise: l'homme n'est considéré que comme une prolongation de la machine: c'est l'enfer. -Et qu'il travaille un an dans sa vie, ou une heure par jour, c'est la même chose ; ce n'est pas la durée du travail qui importe, mais sa qualité. Cette conception du travail est un acide qui ronge tout, elle imprègne le reste du temps, les heures de loisir, de joie. Même quand l'ouvrier va au cinéma, c'est au cinéma de l'enfer qu'il va ; et sa femme est une femme infernale. Il ne peut y avoir autonomie de l'Esprit, tant qu'il y aura autonomie de la conception du travail. Mais je ne dis pas, pour cela, que je sais ce qu'il faut faire. Je dis qu'il faut chercher. Peut-être trouvera-t-on... Il faudrait pouvoir décentraliser, revenir à la liberté des corporations, des communes. Le communisme a commencé par là et il réalisait le plus vieux rêve du genre humain. Hélas, peu après, il recentralisait tout et faisait une caricature de ce rêve. Nous sommes à une époque d'action, où l'humanité réalise tous ses rêves; seulement elle les réalise sous la forme caricaturale. Je crois cependant que l'humanité pourrait être heureuse — autant qu'il est possible. La terre est assez grande, ses produits assez abondants, mais voilà... Comment faire ? L'humanité par désespoir essaie les choses les plus absurdes. C'est comme si on voulait se mettre à présent à tuer le serpent de la Bible.
        — Et c'est justement ce qu'il faudrait faire, dit Chestov. Voilà jour et nuit, depuis des années, que je ne lutte que contre le serpent. Qu'est-ce que Hitler, à côté du serpent de la connaissance?
        — Mais le serpent n'est qu'un accident, dit Buber. Avant, c'était autrement, bien que je ne sache pas comment.
        — Avant, dit Chestov, vous n'étiez pas, M. Buber et moi non plus. Nous ne sommes qu'après le serpent. C'est pourquoi il faut le tuer.
        — J'avoue que je comprends mal et je ne sais vraiment pas s'il est utile de revenir en arrière, ni de tuer le serpent.
        — Mais précisément, et c'est le serpent qui parle à travers vous, qui vous en empêche. »


14 mai 1934, Boulogne

        « Enfin, j'ai reçu un mot de vous, mon cher ami. Des ennuis "ordinaires" ! il faut donc remercier Dieu de vous avoir épargné des ennuis extra-ordinaires! Je voudrais bien vous voir, mais je ne peux pas accepter à présent votre invitation. Moi, j'ai aussi mes "ennuis" : je suis contraint de créer. Et, quoiqu'il soit entendu que ça vous apporte de grandes délices, je dois vous dire que je n'éprouve que de grands ennuis. Gallimard est prêt à prendre mon Kierkegaard et je dois, avant de partir, laisser à Schloezer le manuscrit tout à fait prêt. Or, il faut écrire (créer !), écrire, écrire autrement je n'arriverai pas à bout jusqu'au 20 juillet. Peut-être trouverez-vous un moment pour passer chez moi ? Nous pourrons mutuellement nous plaindre de nos ennuis — vous de l'ennui de gagner votre pain quotidien, moi de l'ennui de créer non de rien, mais pour rien (Gallimard, très probablement ne payera rien). Or, au revoir... »


11 juin 1934, Boulogne

        « Près de cinq semaines sont passées depuis que je vous ai vu. J'attendais toujours votre visite, ou une lettre, mais rien n'arrive, ni vous-même, ni votre lettre. Ça commence à m'inquiéter. Écrivez-moi donc un mot, ou, mieux encore, si vous n'êtes pas trop pris par vos affaires, venez me voir. Mais sans retard. »


14 juillet 1934, Boulogne

        « Cher ami, samedi prochain, je pourrai enfin partir. Comme je n'ai pas — même à présent — assez de temps pour aller vous voir, vous et les vôtres, chez vous — et comme je ne voudrais pas partir sans vous avoir vu — je vous prie de passer chez moi, ou mercredi, ou jeudi soir. Écrivez-moi le plus vite possible...


Châtel-Guyon, 9 août 1934

        « Votre lettre, mon cher ami, m'est arrivée juste au moment où je voulais moi-même vous écrire pour vous faire part d'un gros événement de ma vie. Hier, en allant au Casino, ma femme a vu sur les affiches de notre cinéma qu'on allait présenter le soir même "La Châtelaine du Liban". Les affiches étaient, comme toujours, accompagnées de tableaux [photos] où on ne voyait que des chameaux et le désert. "Voilà, dit-elle, une présentation [un spectacle] pour toi", et le soir nous sommes allés tous les deux, en bon ménage bourgeois, de bonne heure, afin d'être sûrs [d'avoir] des places. Ma femme a pris avec elle quelques bonbons, afin que si j'avais soif je [n'aille pas] demander du café, etc. Et voilà, quelle chance ! Les chameaux et le désert n'étaient que sur les tableaux [photos] — et la pièce montrait la vraie vie mondaine, celle-là même que vous m'avez promis de me montrer et que vous ne m'avez jamais montrée... Ma femme voulut tout de suite quitter la salle — mais moi, je n'ai pas cédé et elle, ayant peur de me laisser seul, est restée aussi au théâtre jusqu'à la fin de la pièce. Et me voilà enfin initié à la vraie vie mondaine dont j'ai rêvé toute ma vie.
        Qu'est-ce que vous faites dans les montagnes? Vous n'en dites rien. Est-ce que vous "tournez" de nouveau [1] ? Est-ce que vous allez gagner un peu d'argent? N'oubliez pas de me l'écrire — ça m'intéresse, comme vous le savez, énormément. N'étant pas communiste et marxiste, je sais qu'après tout primum vivere, deinde philosophari.
        Vous avez très bien fait en écrivant à Mme Ocampo que vous avez plein pouvoir de ma part pour mener les pourparlers avec Mallea. Je voudrais vous dire seulement qu'au cas où il s'agirait de la traduction de la version anglaise de mon livre: "Sur les Balances de Job" il faut insister pour qu'on ne traduise pas l'introduction anglaise de ce livre. Si on veut absolument avoir une "présentation" qu'on mette à la place de la traduction anglaise votre article sur "Kierk. et Chestov" [2] parce que l'article anglais ne donne pas grand-chose au lecteur. Je vous serre cordialement la main.[3] »

[1]. Fondane participait en Suisse au tournage de Rapt (mise en scène de Dimitri Kirsanoff) d'après le roman de C. F. Ramuz, la Séparation des races, qu'il avait adapté pour l'écran.
[2]. «Léon Chestov, Sœren Kierkegaard et le Serpent", Cahiers du Sud, Marseille, no 164, août-sept. 1934, pp. 534-554.
[3]. Il s'agissait, dans cette lettre, de la traduction en espagnol d'un livre de Chestov. On se décida, plus tard pour les Révélations de la mort. (N.A.) [Le livre a été publié en 1938, à Buenos Aires, aux Éditions SUR sous le titre Las Revelaciones de la Muerte sans préface.)


Bourbon-l'Archambault, le, 19 septembre 1934

        « Mon Cher Ami, votre lettre m'a été renvoyée par ma femme à Bourbon où je me trouve depuis quatre jours. Je vous remercie beaucoup pour la peine que vous vous êtes donnée et je veux espérer que la chose va s'arranger. Mon éditeur anglais est Dent — un des éditeurs les plus connus d'Angleterre. Seulement, je n'ai pas son adresse sur moi. Si elle vous est nécessaire, écrivez à Tatiana...
         Bien entendu, sous tous les rapports, c'est beaucoup mieux de traduire "Sur la balance de Job" que "L'Apothéose du Dépaysement" qui a été traduite par Lawrence.[1] D'autant plus que pour autant que j'en puisse juger, la traduction anglaise de l'Apothéose est loin d'être bien faite. Il faut, si c'est possible, insister que l'on vous donne à vous d'écrire la "présentation". Autrement on choisira quelque célébrité espagnole qui, sans se donner la peine d'étudier le livre, écrira mal.
        Et vos affaires marchent toujours mal ! Et moi, qui ai lu dans notre journal russe l'article de Schloezer sur le succès de votre film en Angleterre, je croyais que ça marchait mieux ! Quand, enfin, ça changera-t-il?!
        Je reviendrai à Paris dans trois semaines — le 26, 27 ou 28 septembre. Je regrette aussi de ne pas avoir vu ni Madame Ocampo, ni Mallea. Voulez-vous bien les saluer tous les deux de ma part — et aussi vos dames. Je vous serre cordialement la main. »

[1]. Elle a été préfacée par D. H. Lawrence, mais traduite par S. S. Koteliansky. N.A. [Leo Shestov, All things are possible, London, Martin Secker, 1920.)


Le 6 octobre 1934

        La Somme de saint Thomas est sur sa table:
        « Après lecture du livre de Gilson, j'ai repris la Somme. Quelle chose ! Une cathédrale ! Chaque détail, chaque page, chaque morceau est fini ; et cependant il concourt au tout. Quel art ! Hélas ! un art seulement ! Je vous conseille cette lecture ; ça donne à réfléchir ! ... Il est bon de lire ses adversaires, et de les admirer. Lorsque Malraux m'a dit, au sujet de mon étude sur Husserl : A quoi bon combattre celui-là? J'ai compris que Malraux n'y entendait rien. Il ne faut pas mésestimer ses adversaires. Et Husserl, que j'ai combattu, a été un maître pour moi, mon maître. Sans lui, jamais je n'aurais eu l'audace de lutter contre les évidences ! »

        Sur Gilson:
        « Excellent ouvrage [1] pénétrant, érudit : il parle de la métaphysique de l'Exode, mais point de la métaphysique de la chute. Ici, il ne comprend plus. Perdre le paradis pour un fruit, pour un rien ! Il n'ose voir qu'il s'agit de la Connaissance. Les

Grecs parlent à travers lui — et des passages textuels de Spinoza — et il croit s'autoriser de la Bible ! C'est Leibniz encore qui mène le jeu, tout comme il menait celui de Baruzi. J'ai dit à Baruzi, après lecture de son Jean de la Croix[2] : Pourquoi, si vous aviez envie de parler de Jean de la Croix, avoir pris Leibniz pour guide? Pourquoi n'être pas allé tout seul ? Depuis, je ne l'ai pas revu. »

        Parlant de Wahl à propos de son article sur Kierkegaard:
        « C'est bien, c'est très bien. Il connaît parfaitement Kierkegaard et tout ce qu'on a écrit sur lui... Mais il n'a pas compris qu'on ne peut pas écrire comme ça sur Kierkegaard... Avec un homme de cette trempe, il faut prendre position : il faut l'aimer ou l'égorger... Mais il n'aurait même pas écrit ce qu'il écrit, du vivant dé Kierkegaard, il l'aurait pris pour un fou. Cent ans après, c'est facile... C'est comme le livre de Koyré sur Jacob Boehme. Si un cordonnier, aujourd'hui, écrit comme écrivait Boehme, vous voyez un professeur de l'Université lui consacrant un livre ! C'eût été un fou, un simple fou, ou, à la rigueur, un poète ! On mettait en rage Kierkegaard quand on écrivait de son vivant, qu'il était un begabter Schrifsteller... A moi aussi on m'écrit, chaque fois, que j'ai beaucoup de talent...
        Il est facile de parler de Kierkegaard maintenant qu'il est accepté. A Kiev, de mon temps, un professeur russe, pauvre faisait des conférences sur des thèmes nécessairement publics — pour gagner sa vie. Nietzsche était alors à la mode ; il parla de Nietzsche. Auparavant un Trubetzkoi, frère d'un célèbre professeur de Moscou, s'était vu grondé par son frère pour avoir parlé de Nietzsche, un auteur d'aphorismes. Or, un jour je fis visite au professeur. Il jubilait. Regardez, me dit-il, le dernier livre de Wundt. Il consacre dans son introduction quatre pages à Nietzsche...
        Désormais, on avait le droit de parler de Nietzsche. »

[1]. Etienne Gilson, l'Esprit de la philosophie médiévale, Paris, Vrin, 1932, 2 vol., 329 et 297 p.
[2]. Jean Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique, Paris, Alcan, 1924.


23 octobre 1934, Boulogne

        « Mon cher ami. Est-ce que je peux vous charger d'une petite commission? Vous allez souvent dans les librairies chercher de nouveaux livres. Peut-être pourriez-vous vous renseigner, si on peut avoir le numéro d'août 1904 des "Études Franciscaines". Il y était publié un article "Hegel et Bonaventure" qui m'intéresserait énormément et qui, je crois, sera aussi intéressant pour vous. Si c'était possible, achetez le numéro pour moi, je vous en serais très reconnaissant. En attendant écrivez-moi quelques mots, si vous ne comptez pas venir me voir...»

        (Je me souviens que, n'ayant trouvé l'exemplaire des E.F. nulle part, je suis allé le chercher à la bibliothèque de l'Institut Catholique. C'était un bref article, quelques pages, que j'ai recopié — et que nous avons trouvé sans aucun intérêt.)


Le 27 octobre 1934

        Je mets Chestov sur le chapitre Souvenirs de la Révolution. Un an et demi après la Révolution, à Kiev, Chestov est invité à une réunion publique où devaient être discutées les idées de Marx. Il y va sans plaisir, mais... il jouissait d'un grand prestige à Kiev, et davantage depuis la Révolution qu'auparavant. Grâce à ce prestige, on ne lui avait pas réquisitionné l'appartement, qui plusieurs fois lui fut pris et chaque fois restitué.
        Un « commis », puis un autre, vinrent à la tribune, dire qu'il y avait eu des philosophes et des écrivains, mais que la Révolution balaierait tout ça. Ils firent allusion à Chestov, mais ne prononcèrent pas son nom. Chestov se tut. Puis le Président de la réunion, moins bête, vint dire que la Révolution balaierait les Aristote, les Platon... et même les Chestov, s'ils refusaient de mettre leur talent au service de la Révolution. A l'avenir, ils n'auront plus à chercher ce qu'il y a à dire. On le leur dira. Leur talent seul sera exigé, sinon...
        Alors Chestov, visé, se leva, et prit la parole. Il dit que cette Révolution n'était pas la première. Que d'autres l'avaient précédée et qu'Aristote et Platon avaient déjà été balayés plusieurs fois
— et radicalement. Cependant, plusieurs siècles après les hommes s'étaient mis à gratter la terre et à adorer les morceaux retrouvés de Platon et d'Aristote. Il ajouta que la Révolution, ainsi entendue, n'était pas une dictature du prolétariat, mais une dictature sur le prolétariat.
        « Si l'ouvrier vient vers moi, dit-il, c'est pour apprendre ce que moi, j'ai à lui dire ; il veut connaître le produit de mes veillées, et non ce que je lui dirai par ordre d'en haut. S'il veut, par contre, connaître la pensée de ces messieurs les commis qui m'ont précédé, il ira la leur demander, à eux, directement, et ne se contentera guère d'exiger de moi que je lui expose la pensée d'un autre, avec seulement du talent en sus. Il exigera notre pensée, ou nous fera taire, ou, comme vous disiez encore, il nous balaiera. »
        « J'avoue, continua Chestov, n'avoir eu aucun mérite à dire cela, car, à ce moment-là, on w'aurait pas osé s'attaquer à moi, tant j'avais d'amis parmi les révolutionnaires eux-mêmes. Ils se disaient tous mes admirateurs, bien qu'ils n'y comprissent goutte. Aristote, Platon et Chestov... pour eux c'était la même chose! »


Le 18 novembre 1934

        « Ne vous tourmentez pas mon cher ami, d'avoir manqué votre promesse de passer me voir. J'en étais attristé ; encore plus j'étais inquiet de savoir quelle en était la cause, mais cela ne m'a nullement dérangé ; je sors rarement le vendredi, comme toujours, je continuais de déchiffrer les textes d'Aristote, saint Thomas, saint Augustin, Boèce, etc. Je vous attends donc — mais seulement, pas le mardi. Le mardi il y a une réunion de notre Faculté russe, que je ne peux manquer. Or, au revoir, à mercredi. »


Le 21 novembre 1934

        Paulhan avait acquiescé au désir de Chestov, qui voulait écrire un petit livre sur Kierkegaard — et la Nouvelle Revue française allait l'éditer. Chestov d'écrire le livre, de le terminer, de le mettre entre les mains de Schloezer aux fins de traduction, de le porter à Paulhan. En fin de compte, l'édition dépendait du seul Malraux qui avait donné à Chestov maintes marques de respect et d'admiration [1]. A Chestov, trois ans auparavant, il avait reproché de s'occuper, LUI, de personnages comme Bergson et Husserl, indignes, disait-il, d'occuper une si haute pensée. A moi (Fondane), il avait dit qu'en écrivant la Voie royale il avait pensé à Chestov, conclu dans le sens de Chestov. Et voilà que, rentré du Congrès des écrivains de l'URSS [2], Malraux, qui a plaidé là-bas la liberté de l'écrivain et dit de Nietzsche qu'il parlait d'égal à égal avec Napoléon, met son veto à la publication du livre de Chestov, que Paulhan s'était engagé à éditer.
        Il n'y a-pas d'indignation chez Chestov, mais de l'amertume:
        « C'est un fait, dit-il, qu'en société bourgeoise, l'écrivain n'est guère libre, et encore moins aimé. C'est par une sorte de chance qu'il obtient la liberté de parler. Un Schopenhauer, un Nietzsche, ont-la chance d'avoir un peu d'argent : ils éditent leurs livres à compte d'auteur. C'est une chance également, pour moi, que ma femme travaille : je crèverais de faim autrement ; une chance que j'aie rencontré Lévy-Bruhl qui me publie, grâce à je ne sais quel malentendu. Il est fort probable qu'il ne lit pas mes articles. Mais, avec les régimes de Hitler, de Staline, même cette chance se trouve supprimée. Ni l'argent, ni le malentendu, ne sont plus possibles.
        Je n'ai pas le droit de me plaindre, même si le livre ne paraissait jamais. Je suis vieux, j'ai presque tout dit de ce que j'avais à dire. Mes livres ont paru, ont été traduits dans quelques langues. On les retrouvera... Un livre de plus ou de moins... Mais, vous, que ferez-vous? Malraux me traitait comme un presque Platon ou Aristote, que dis-je "presque" ? Et cependant il lui faut obéir à Staline. C'est comme cela qu'il parle d'égal à égal avec Napoléon...

[1]. Dédicace de Malraux sur la Voie royale : « Je pense, Monsieur, que vous n'avez guère le temps de lire des romans, encore celui-ci est-il un des rares romans français que domine absolument la tragédie dont vous tirez la philosophie, et c'est pourquoi je me permets de vous en faire hommage. » Signé : André Malraux.
[2]. Moscou, 17 août-1er septembre 1934.


Sans date

        Chestov : « Nietzsche était dans le même cas que Kierkegaard. Pourtant il a eu des moments où il s'est mis à chanter. Kierkegaard, lui, n'a pas chanté. »

        «Il n'est pas intéressant de dire du livre de Bergson, les Deux Sources [1], que c'est un livre faible. Ce qu'il faut c'est poser la question : pourquoi ? Pourquoi Bergson, cependant bon philosophe et bon écrivain, dès qu'il s'est mêlé d'écrire un livre sur la religion et la morale, a écrit un livre faible. Il s'est toujours fait passer pour un irrationaliste et voyez: quand il parle de Dieu, c'est encore avec la raison. »

        « Ce qui est le plus souterrain chez Kierkegaard, mais qu'on finit bien par saisir, c'est son impuissance. Bien entendu il parle de lui-même comme d'un grand écrivain. Il assure son lecture qu'il sera immortel, mais, cela, justement parce qu'il se sent impuissant : sinon, pourquoi en parlerait-il ? Il tient à être un grand écrivain pour les autres, mais, pour lui, ce qu'il écrit ne vaut rien, il le sait. La moindre liberté lui est refusée. Quelque chose le paralyse. Comme dans un cauchemar où des faces d'épouvantes s'avancent vers vous, et vous ne pouvez bouger le doigt, pousser un cri. Vous êtes paralysé, impuissant. Il a beau expliquer son impuissance à épouser Régine en disant que leur union aurait ressemblé à des millions de ménages bourgeois, ou encore qu'il a sacrifié "volontairement" Régine, comme Abraham a sacrifié son fils ; il sait bien n'être pas Abraham et que ce qu'il dit n'est pas vrai, qu'il n'a rien à sacrifier parce qu'il n'a rien. De même chez Nietzsche. C'est un impuissant qui a écrit la Volonté de puissance, qui a fait croire au monde — c'était son but ! — que Nietzsche était un magnifique appareil de forces. »

        Sur Martin Buber:
        «Il dit que le hassidisme est la grande réponse juive à Spinoza. Mais il cite, et il fait sienne, cette légende hassidique par laquelle le fondateur du hassidisme, Baalschem, aurait échappé au côté adamique, échappé au péché originel. A mon avis Spinoza aurait été tout à fait content de cette explication : ce qu'il voulait, lui aussi, c'était échapper au péché originel.
        D'autre part, les hassidim — d'après Buber — disent que la prière n'est pas seulement une communion avec Dieu, mais que la prière est Dieu. Mais c'est du Spinoza tout plein.
        Je diffère de Buber en ceci qu'il voudrait mettre de côté le péché originel, héréditaire. Je sais, tout comme lui, ce que le péché originel, héréditaire, a d'absurde, de choquant, d'incroyable. Et je le lui ai fait remarquer. Alors il m'a répondu que, pour lui, le péché originel ne commençait pas à l'arbre de la Connaissance, mais au crime de Caïn. Pour moi, cela n'a pas de sens. Le péché, c'est le savoir. Je dirais, à ce sujet, que ce n'est même pas Dostoïevski qui a écrit la véritable Critique de la raison pure, mais Dieu lui-même, au moment où il a dit: "Si tu as la Connaissance tu mourras." Je sais bien qu'on m'objectera que cela n'est pas une critique.
        Au moment où l'homme a mangé du fruit de la connaissance il a gagné le Savoir, il a perdu la liberté. L'homme n'a pas besoin de connaître. Demander, poser des questions, exiger des preuves, des réponses, signifie justement qu'on n'est pas libre. Connaître, c'est connaître la nécessité. Savoir et Liberté s'opposent irréductiblement. Et Berdiaeff qui me dit : pourquoi voulez-vous m'enlever la "liberté de connaître"?
        Je n'ai vraiment connu les hassidim qu'à travers Buber. J'en ai entendu parler par mon père, qui était un savant en choses hébraïques, mais un indifférent en matière de religion. J'avais gardé l'idée que parmi les "sales Juifs", ceux-là étaient un peu plus sales. »

[1]. Les Deux Sources de la morale et de la religion, 1932.


19 décembre 1934, Boulogne

        « Vous avez parfaitement raison, mon cher ami, si- vous ne pouvez venir chez moi, je dois aller-chez vous : il faut donc qu'au moins rarement nous nous voyions. Or, je viendrai après ma conférence, chez vous, le samedi 22 décembre à 6 h 3/4-7 heures, probablement, parce qu'on me retient quelquefois. Et encore parce que je fais à présent mes conférences à l'Institut, d'études slaves (rue Michelet) qui est un peu plus loin (de vous) que la Sorbonne. A samedi donc... »


Janvier 1935

        A propos de Honegger et de la musique de Rapt qui ne lui a pas plu:
        « D'habitude, quand je n'aime pas la musique, je me dis: puisque je ne l'aime pas, c'est donc qu'elle est excellente. Je dis donc qu' elle est excellente. Et comme ça, je passe pour un connaisseur de la musique moderne. »

        «Un jour, Charles Du Bos me téléphone par deux fois de venir passer la soirée chez lui. J'y vais. Il y a beaucoup de monde. Parmi les gens, un célèbre savant russe : Rostovtzev, qui a écrit une Histoire des Scythes, remarquable dit-on ; je ne l'ai jamais lue. Voilà que Rostovtzev s'approche de moi et, dès les présentations faites, s'attaque violemment à ma personne et à mes idées. J'étais très péniblement impressionné, mais, par égard pour sa personnalité et par peur d'un scandale j'ai essayé de me dérober à la discussion. Rostovtzev l'a remarqué, mais il a cru que c'était par faiblesse, et que je n'avais rien à répondre. Il m'avait embarrassé, pensait-il. Or, ses arguments portaient sur l'expérience, etc. des banalités qu'il débitait avec beaucoup de conviction. Finalement, force me fut de riposter. Je ne lui ai pas contesté l'importance de l'expérience et je l'ai même félicité de ses solides convictions ; comment pourrait-on être un savant si on ne croyait pas à l'expérience ? Mais je lui ai dit que, pour nous, le problème ne commençait pas à partir de l'expérience, mais avant:
        "Nous, nous sommes obligés de nous demander: qu'est-ce donc que l'expérience ? Qu'est-ce donc que la théorie ? Qu'est-ce que le fait ? Or, un fait n'est rien : je pourrais me tromper ; il se pourrait qu'il y ait un mirage; il me faut isoler quelque chose d'une multitude infinie de matériaux ; cette chose repose sur des contradictions, etc. Or, pour avoir un fait duquel on puisse partir, je suis obligé d'avoir, au préalable, une théorie qui décidera ce qui est un fait, et ce qui n'en est pas un. Ce n'est donc pas du fait que l'on part pour dégager une théorie, mais de la théorie pour dégager le fait, etc." Or, Rostovtzev, comme presque tous les savants, était complètement ignorant en philosophie.
        D'assaillant, il est devenu assiégé. En dix minutes, il avait perdu son assurance. Il m'en a tellement voulu de cette leçon — comme si ç'avait été moi qui l'avait provoqué, et presque impoliment ! que, sept ans plus tard, lorsque je le rencontrai, c'est à peine s'il me salua ! »

        «Chaque fois qu'on m'attaque, on me veut démontrer que deux fois deux font quatre. Or, je vous ai raconté, un jour, qu'à la classe préparatoire du gymnase (j'avais huit ans) il ne fallait savoir, pour passer l'examen, rien que l'addition et la soustraction. Or, je connaissais déjà aussi la multiplication. Et quand on m'a demandé combien faisaient six fois huit, j'ai répondu quarante-huit. A huit ans, je savais donc ce qu'on me veut apprendre à soixante. »


Mars 1935. chez Madame Lovtzki, soeur de Chestov

        Chestov m'annonce que les pourparlers au sujet de son voyage en Palestine sont en bonne voie. Il sera défrayé de tout, en échange de quoi il fera une conférence dans toutes les villes et les colonies de Palestine. Les pourparlers ont porté sur deux questions: 1. les livres sterling. 2. le grand public désire, veut, comprend, etc.
        Chestov avait pensé d'abord à une conférence dont le thème eût été : Abraham et Socrate. Mais il eut tôt fait de se convaincre que le « grand public » n'y mordrait pas. Déjà, parlant de ses élèves à Paris (à l'Institut slave), il déclarait qu'ils comprenaient le russe, mais rien à ce qu'il disait. Alors... Il avait fait acquisition de plusieurs ouvrages de Maimonide et décidé d'en parler, l'occasion de son anniversaire.
        Je l'interroge:
        «Non, je me bornerai uniquement à raconter l'oeuvre de Maimonide, sans rien ajouter de personnel.
        — Ce n'est pas possible, dis-je.
        — Si, Si, il le faut ; j'ai envie de faire ce voyage en Palestine, alors je me contraindrai... Ce sera pour cet automne. Six mois, ce n'est pas trop pour étudier Maimonide, car je le connais à peu près autant que vous.
        — Votre décision est bonne, mais je ne pense pas que vous puissiez tenir la gageure. Vous trouverez quand même quelque bout de texte qui chambardera le tout.
        — Je l'ai déjà trouvé ; il écrit que "lorsque la Bible se trouve être en contradiction avec les évidences et la raison, il faut l'interpréter dans le sens des évidences et de la raison
        — C'est la clef, dis-je, vous finirez bien par dire que peut être valait-il mieux, en ce cas, renoncer aux évidences.
        — Non, car à quoi cela servirait-il ? Ce texte devrait fournir le centre de la conférence — et comme ce n'est pas possible... Pour une fois je passerai pour un Sage. Ce n'est pas trop tôt.»
        Et, avec une charmante ironie, se tournant vers son beau frère
        « Mon beau-frère, ici présent me dit souvent: "Tu ne seras jamais sage. Car qui t'écoute parler? Personne. Il y a, bien entendu, Fondane, mais il est seul, il est si jeune, si bête. S'il n'avait pas été si bête, il y a longtemps qu'il se serait attaché à Wahl, ou à Berdiaeff — qui est le modèle de toutes les vertus, il est même couronné par l'Académie — et il serait lui-même devenu un Sage." Mais mon beau-frère n'a pas raison ; vous, c'est vrai, vous êtes jeune et bête, mais moi je suis vieux et... intelligent.
        — Vous allez voir, lui dis-je, un jour viendra où il y aura une Chestov Geselschaft.
        — Elle n'aura qu'un membre : Fondane.
        — Vous faites erreur, elle aura beaucoup de membres de tout repos, qui défendront si bien votre pensée que Fondane, justement, n'y sera pas admis. »

        Nous parlons de son livre sur Kierkegaard. Après le refus de la NRF, Grasset à son tour, n'en veut pas: ce n'est pas pour le grand public. On a dit aussi à de Schloezer, qui s'en occupe, que le livre est, certes, très beau, mais que c'est un livre de Chestov, non un livre sur Kierkegaard.
        « Vous comprenez, lorsque Wahl écrit sur Kierkegaard, c'est sur Kierkegaard. Gallimard a repris pour son compte les livres de Charles Andler sur Nietzsche — parce que là, il s'agit de Nietzsche et non d'Andler. Il me semble quant à moi, que pour véritablement parler de Kierkegaard et de Nietzsche, il ne faudrait même pas parler d'eux, mais seulement de soi-même. »

        « Vous savez, j'ai maintenant un poste de radio chez moi. Tantôt c'est l'Allemagne, tantôt la Russie. On n'entend aux postes allemands que "Heil Hitler!" et au poste russe: "les paroles prophétiques du camarade Staline". Même au temps du Tsar, la flatterie et la bassesse n'étaient allées jusque-là. "Prophétique!" S'ils avaient un seul instant réfléchi sur ce mot ils ne l'auraient jamais prononcé. »


Sans date (papiers épars, souvenirs)

        Sur Gide:
        «C'est un des hommes les plus intelligents que je connaisse, il devine tout ; on ne peut rien lui cacher. Son livre sur Dostoïevski avait paru [1]. Nous étions à Pontigny. Un jour, il me demandait ce que j'en pensais. Alors je lui ai dit que c'était très bien écrit, etc. Il a compris tout de suite. Il a changé de conversation. Mais depuis, il ne m'a jamais plus parlé...
        On avait rapporté à Chestov que Gide avait dit, après la lecture de son Dostoïevski et la Tragédie [2],« qu'il n'avait plus été bouleversé ainsi depuis Nietzsche ». Un peu plus tard (après l'incident de Pontigny), publiant son essai sur Montaigne, Gide l'envoya à Chestov, avec une charmante dédicace. Mais, lorsque Boris de Schloezer demanda à Gide une petite introduction pour les Morceaux Choisis de Chestov [3] à paraître dans la NRF, Gide prétexta le manque de temps. Et je ne pense pas que son orientation vers 1'URSS n'y était pour rien.

        Chestov raconte l'histoire de la brochure sur les Soviets, qu'un ami lui avait commandée à Berlin. Sans la lire — bien que Chestov l'eut prévenu — il la fit imprimer, et ne la lut que lorsque le bouquin était sorti... Il en brûla tous les exemplaires.

        Nous assistons ensemble à une conférence de Jules de Gaultier, « L'essence biologique de l'art ». On connaît la théorie du bovarisme et l'on sait que ce philosophe a mis au jour un système spectaculaire en haine du jouir et du souffrir, et donc des évaluations morales. La conférence est suivie d'une discussion publique entre Jules de Gaultier, Basch et Lalo. Basch plaide en faveur du sentiment : n'est-ce pas la joie que l'oeuvre d'art nous donne? Charles Lalo trouve justement que dans cette évasion du jouir et du souffrir, par le spectacle, de Gaultier n'a pas donné à l'art une spécificité qui le distinguerait, en tant que spectacle, des autres formes du spectacle, qui ne sont pas de l'art.

        Je sors avec Chestov:
        « C'est une théorie, dit-il, moitié Kant, moitié Schopenhauer. Il a pris chez le premier "le moment du désintéressement", et chez le second, son évasion du jouir et du souffrir. Mais pourquoi n'est-il pas allé jusqu'au bout de la pensée schopenhaurienne ? Il dit constamment : j'ai horreur de la morale ! Mais, au fond, il a horreur de l'existence et il aime la morale. C'est parce que l'existence ne plaît pas à la morale, qu'il la repousse. Il aurait mieux valu aller jusqu'au bout et, pour supprimer le jouir et le souffrir, déclarer le monde un mal et en appeler au nirvana. La morale contre la vie : c'est là le reproche que Nietzsche faisait à Schopenhauer. »

[1]. André Gide, Dostoïevski, articles et causeries, Paris, Pion 11923).
[2]. La Philosophie de la tragédie. Dostoïevski et Nietzsche, Paris, Ed. de la Pléiade (O. Schiffrin) [août) 1926. Nous pensons qu'au moment de l'entretien relaté par Fondane, Gide n'avait pas lu ce livre, mais l'article de Chestov « Dostoïevski et la lutte contre les évidences» paru dans la N.R.F., en février 1922.
[3]. Pages choisies, Paris, Gallimard, 1931, 230 p.


Le 14 juin 1935, Boulogne

        « De nouveau, je suis dans une pleine incertitude de vous, mon cher ami. Je comprends que vous n'ayez pas de temps pour venir chez moi, mais tâchez au moins de trouver quelques minutes libres pour m'écrire une carte — et me raconter en quelques mots votre état de santé ! Qu'est-ce que disent les médecins ? Ils ont donc eu assez de temps pour faire leur diagnostic ! J'attends avec impatience votre réponse !
        Je peux vous annoncer une agréable nouvelle. Mme Bespaloff va venir ces jours-ci à Paris, j'espère que vous pourrez vous arranger pour venir la voir...


Le 16 juillet 1935

        L'autre jour Boris de Schloezer et Mme Bespaloff se trouvaient chez Gabriel Marcel. Tous les deux lui ont signalé que, dans son dernier livre, le Monde cassé,[1] on rencontrait des traces évidentes de la pensée chestovienne. Alors Marcel a reconnu:
        « Ce livre est écrit depuis plusieurs années. A cette époque, j'ai été bouleversé par la pensée de Chestov. Mais je me suis aperçu, au bout d'un moment, qu'il frappait à une fausse porte. Et, plus tard, que là où il frappait il n'y avait même pas de fausse porte, voire pas de porte du tout. »

        Chestov : « Cette remarque de Marcel ne manque pas de finesse. Cependant, s'il avait voulu voir, il aurait remarqué, également, que cette découverte qu'il a faite lui avait été aussi proposée par mes écrits. Je n'ai fait que dire et répéter inlassablement que, précisément, il n'y a pas de porte et que, néanmoins, il fallait frapper à cette porte qui n'existe pas. "Frappez, et l'on vous ouvrira", dit l'Évangile. Mais Il ne dit pas : frappez à tel endroit, à telle chose; il est clair que si on nous donnait une porte, que si on voyait cette porte, on frapperait : la porte s'ouvrirait, ne s 'ouvrirait pas, ou même nous repousserait, qu'importe ! elle serait là, il faudrait frapper. Mais voilà: on exige de nous de frapper sans savoir où il faut frapper : c'est là ce qu'il nous faut comprendre. Si j'avais choisi de lutter contre quelqu'un, ou contre quelque chose, Marcel aurait raison. Mais j'ai choisi de lutter contre les évidences, c'est-à-dire contre la toute puissance des impossibilités. »

        « Voyez ce livre de Rudolph Otto. Je vous avoue, à vous, qu'il y avait longtemps que je connaissais l'existence de cet auteur, mais je ne l'avais pas lu. Il avait publié un livre célèbre : Das Heilige[2]. Vous entendez: Das ! Mais, soit manque d'occasion, soit répugnance à cause du titre, je ne l'avais pas lu. L'autre jour, je trouve chez Mme de Manziarly un livre d'Otto sur les mystiques d'Orient et d'Occident [3]. Bien sûr, je ne me suis pas dépouillé devant elle comme devant vous, de ma fierté, de ma dignité de philosophe ; je ne lui ai pas dit que je n'avais pas lu Otto ; peut être même lui ai-je laissé croire que j'avais lu Das Heilige. Eh bien, j'ai pris ce livre et l'ai lu, voyez, presque d'une traite. Très remarquable ! Naturellement, ce que je craignais s'y trouve. Il s'agit de la Sainteté et non du Saint. Il compare, par exemple Çankara (que l'on considère, vous le savez, comme une pensée de décadence par rapport aux Védas) à Maître Eckhart ; il y trouve des ressemblances et des points de contact innombrables ; il avoue aussi qu'il y a des différences. Mais, ces différences, il ne les aborde pas ; il dit seulement que les différences proviennent du fait que la pensée de Eckhart repose sur la voûte de la terre biblique et que celle de Çankara repose sur le sol indien... Il faut dire que, dans ce gros livre, on ne parle de la Bible que trois ou quatre fois ; et aussi, que la pensée de Maître Eckhart, très remarquable par ailleurs, évite, elle aussi, de toucher au sol de la Bible ; il s'agit, ici et là, de la divinité plus que de Dieu. Car, avec la divinité, la spéculation reste permise ; elle cesse en la présence de Dieu. "Dieu est ton ennemi mortel", dit Kierkegaard ; et quelle spéculation est encore possible en la présence d'un tel Dieu ? Aussi le psalmiste, les prophètes, parlent-ils de clamare ; ils crient vers Dieu et ne spéculent pas. On peut spéculer sur la divinité, car elle est immuable, elle ne bouge pas, ne répond pas, se laisse faire. Mais Dieu - s'il est (et fut-il même méchant, capricieux, arbitraire, il est néanmoins), il n'entend pas aujourd'hui, mais peut-être entendra-t-il demain. S'il y avait une divinité, il y aurait une porte... Mais criez, frappez vers le Dieu capricieux : il n'y a point de porte.
        Dostoïevski avait rencontré 'vers la quarantaine Soloviev ; il l'a pris pour son maître. Il était ignorant, Dostoïevski, et croyait lui aussi que Soloviev, qui avait le Savoir, pourrait prouver ce que, lui, Dostoïevski, ne faisait que sentir, que pressentir. J'ai été plus heureux que Dostoïevski, car j'ai rencontré Husserl, mon maître après Dostoïevski, mon véritable maître. Il n'y avait pas moyen de se tromper avec Husserl comme avec Soloviev ; et j'ai compris que non seulement Husserl ne voudrait ni ne pourrait prouver ce que je sentais — mais que la preuve même était une force — et qu'il fallait l'éviter.
        C'est remarquable que personne ne comprenne cette chose toute simple. Otto dira encore, avec beaucoup d'autres, le mépris des hindous pour la logique européenne ; mais sans la logique, on ne peut faire un seul pas ; on ne peut effectuer une seule affirmation ! Si je dis : "Ce cendrier existe", me voilà obligé d'accepter toutes les conséquences qui sont impliquées par l'existence de ce cendrier. Sans doute, en ce moment, ce cendrier nous sert à tous les deux pour poser la cendre de nos cigarettes, il nous est utile. Je veux bien, partant, qu'il existe. Mais Si ce cendrier se transformait, s'il devenait Hitler, ou la peste noire, me voici obligé d'accorder l'être à la peste noire, ou à Hitler. Or, je pense que ce cendrier a été posé ici pour quelque chose ; et la peste noire aussi. Ils peuvent demeurer encore un certain instant, ou s'évanouir aussitôt ; rien ne m'autorise, ni ne m'oblige, de penser que la peste noire est — je veux dire qu'il n'y a rien à faire pour qu'elle ne soit plus ; elle est, donc elle a été, et elle sera. Sans doute, la spéculation a besoin qu'il en soit ainsi. Mais, Si Maître Eckhart s'appuyait sur la Bible, il saurait bien que je puis changer de méthode: renoncer à la spéculation qui m'oblige d'accepter la peste noire et recourir au cri qui me permet de la refuser. Il n'y a pas de "fait" ; il y a toujours une logique qui pose le fait; qui sanctifie le fait et le rend éternel. Aussi Dostoïevski, jusque dans son dernier livre : les Frères Karamazov, posait des idées qui n'avaient guère de rapport avec celles de Soloviev : il avait perdu Soloviev en route. Il savait, et je le sais très bien que le "fait", justement parce que posé par la logique, est tout-puissant ; s'il n'était pas tout-puissant, il y aurait des portes sans nombre. Mais sa toute-puissance m empêche de trouver les portes ; aussi ne puis-je que crier, que frapper, là où il n'y a pas de porte. Husserl a été le seul à comprendre la distinction que je faisais entre ces deux faits, également investis de toute-puissance et d'éternité, je veux dire d'être : Socrate est mort ; ce chien enragé est mort. Aux yeux de la spéculation ces deux vérités sont identiques ; néanmoins, je veux bien que ce chien soit mort, et que cela soit éternel ; mais je ne peux accepter que soit éternelle fait que Socrate est mort. Si je lutte, ce n'est pas contre quelque chose, mais contre moi-même, c'est en moi que je dois tuer la vérité du "fait". Je frappe bien que je ne sache se trouve Dieu.»

        Plus tard : « Je n'aime pas la guerre. Mais s'il la fallait faire contre Hitler, je prendrais le fusil, à mon âge. Vous savez dans quel estime je tiens le bolchevisme ? Eh bien, si Hitler attaquait les Soviets, il faudrait défendre les Soviets, pour empêcher Hitler d'être le maître de l'Europe. Entre deux maux, je choisis le moindre. »
        Je lui parle du Congrès international des écrivains et d'Alexis Tolstoï racontant que l'idée de la mort n'est qu'une obsession bourgeoise : « Alexis Tolstoï est un excellent écrivain, dit Chestov, il n'a jamais été intelligent ni porté sur la pensée. Je me souviens qu'un jour, en Russie, on était invité chez Gherschenson, qui était un célèbre historien à l'époque. A un bout de la table, il y avait Gherschenson et Tolstoï ; j'étais avec Berdiaeff, Ivanov, à l'autre bout de la table. Gherschenson était un professeur manqué, il aimait enseigner ; à un moment donné, il se fit un silence à table et on entendit la conversation. Gherschenson disait à Tolstoï qu'il avait beaucoup de talent, mais que ce qui lui manquait c'était de penser. "Vous croyez qu'il faut penser ?" questionna Tolstoï, en passant la main sur son front, très ennuyé. Alors, de l'autre bout de la table, je lui dis : "Si vous voulez m'en croire, je vous donne, moi, la dispense de penser ; écrivez ce que vous sentez, comme vous le sentez." Alors Tolstoï fit le signe de croix : "Vous croyez que je puis ne pas penser? Merci !" C'est un homme cependant très habile, il sait faire ses affaires mieux qu'un Citroen. »

        « Lisez l'étude de Mme Bespaloff sur Malraux [4] ; elle le situe dans la perspective des Dostoïevski, des Tolstoï. Il y a là quelque chose qui m'offense. Oui, Malraux situé près de Gide je veux bien ; mais près de Dostoïevski !!!
        Lévy-Bruhl a dit à Mme Bespaloff: "Je suis en complet désaccord avec Chestov ; mais c'est un homme de talent et il a -le droit d'exprimer sa pensée." Je trouve ça très beau de sa part cette attitude d'esprit tend à disparaître du monde. »

        «Gide est trop intelligent, c'est son intelligence qui l'empêche de voir clair. »

        « Aimez-vous écrire ? Moi, je hais cela. Il m'arrive même de quitter le travail sur une phrase achevée à moitié, tellement je suis las. »

        « Je suis heureux que les Cahiers du Sud veuillent bien publier ma conférence sur Kierkegaard et Dostoïevski [5] (future préface du livre: Kierkegaard et la Philosophie existentielle). Il faut que certaines choses soient dites ; que l'on empêche "l'interprétation" de Wahl de passer. J'ai peut-être tort, mais elle m'offense. »

[1]. Gabriel Marcel, le Monde cassé (pièce en 4 actes) suivi de Position et approches concrètes du mystère ontologique, Paris, Desclée de Brouwer, 1933.
[2]. Rudolph Otto, Das Heilige. Uber das Irrationale in der Idee du Göttlichen und sein Verhaltnis zum Rationalen, 8-te, Auflage Breslau, 1922 (1er éd., 1917), 383 p. 16-te, Auflage Gotha, L. Klotz, 1927.
[3]. Rudolph Otto, Westöstliche Mystik, Gotha, L. Klotz, 1929, 445 p. (Traduction française: Mystiques d'orient et mystiques d'occident, Paris, Payot, 1951. 268 p.)
[4]. Rachel Bespaloff, Cheminement et Carrefour, Vrin, Paris, [juin] 1938.
[5] Il s'agit du texte de la conférence « Kierkegaard et Dostoïevski » faite le 5 mai 1935 que j'avais demandé aux Cahiers du Sud de publier, sur la demande de Chestov (N.A.). [ Cahiers du Sud, mars 1936, no. 181, pp. 179-200.]


Bourbon-l'Archambault (Allier), le 1er septembre 1935

        « Mon cher ami, probablement serez-vous loin de Paris quand cette lettre vous parviendra — mais j'espère que vous avez laissé votre adresse et qu'on vous la fera suivre. Je me réjouis beaucoup de ce que vous ayez réussi à vous débrouiller d'une manière ou d'une autre à arranger vos vacances. Je ne vous souhaite que du beau temps. Moi, comme vous voyez, je finis déjà les miennes à Bourbon et je compte rentrer à Paris le 14 ou le 16. En attendant, je prépare ici un petit compte rendu sur le livre de Lévy-Bruhl, la Mythologie Primitive (en russe, pour la revue de Berdiaeff [1]. Le livre est énormément intéressant et je vous conseille, si c'est possible, de vous réserver la place pour un compte rendu aux Cahiers du Sud. Vous ne vous en repentirez pas et les Cahiers non plus. Ce serait dommage si quelqu'un d'autre écrivait. Or, il faut que vous l'écriviez immédiatement.
        Je viens de recevoir une lettre de Schloezer : la traduction de mon article sera chez moi le 29. Pas trop tard?

[1]. L'article de Chestov sur Lévy-Bruhl a paru en avril 1936 à Paris dans la revue russe Pout sous le titre « Mif i Istina ». La traduction française n'a été publiée que deux ans plus tard dans Philosophie (Yougoslavie, 1938, III, 1/4, pp. 60-71) sous le titre « Le Mythe et la vérité ».


Sans date, 1935, Boulogne

        « Êtes-vous déjà à Paris, mon cher ami? Je me prépare à partir pour la Palestine — il faudrait donc que vous veniez chez moi. Et la traduction de mon article pour les Cahiers est faite — il faudrait donc déjà l'envoyer à la rédaction. Quand viendrez-vous chez moi ? Je vous attends. »


Septembre 1935

        Chestov: « Un ami tchécoslovaque qui, de passage à Paris, a assisté à un cours de Pierre Janet sur les mystiques, m'a raconté qu'il l'a entendu parler de moi : "Un grand mystique", disait-il. Donc, un grand imbécile. On peut, et même on doit décrire ça, mais on ne peut pas en discuter les idées. »

        Chestov étonné par les conclusions de Lévy-Bruhl dans son récent livre , la Mythologie primitive était impatient d'aller le voir pour le questionner : Comment ces idées lui sont-elles venues? Comment était-il arrivé à abandonner la théorie pour la métaphysique de la connaissance?
        « Koyré est entré chez Lévy-Bruhl pendant que nous causions. Il avait l'air de dire : on peut faire de la philosophie, écrire, en parler — mais prendre cela au sérieux, c'est exagéré. »


4 octobre 1935

        « Félicitez-moi, me dit Chestov, je ne pars plus pour la Palestine. En effet, les Juifs n'ont pas pu se débrouiller pour fournir la caution de 4 000 francs exigée par l'Angleterre. S'il se fût agi d'un chrétien, d'un Merejkovski ou d'un Bounine, ils auraient couru au-devant. Mais je n'ai jamais eu de chance avec les Juifs. Je m'en plains si souvent que mon beau-frère prétend que je suis devenu antisémite. »

        Il aborde les questions philosophiques sans que j'ai besoin de l'y pousser. Mais il me faut adroitement mener la conversation pour le faire parler de lui-même, de ses débuts, de ses souvenirs!
        « Ma vocation d'écrivain et de philosophe m'est venue assez tard. J'avais déjà vingt-sept ans lorsque je publiai mon Shakespeare devant son critique Brandès [1] (je n'avais avant cela, écrit que ma thèse de doctorat en droit sur les nouvelles lois ouvrières). A cette époque, je lisais Kant, Shakespeare et la Bible. Je me suis senti tout de suite un adversaire de Kant. Quant à Shakespeare, il me bouleversait au point de ne pas me laisser dormir. Et voici qu'un jour, je lis dans une revue russe la traduction de quelques chapitres du livre de Brandès consacré à Shakespeare. Je suis entré dans une grande colère.
        Un peu plus tard, je me trouvais en Europe et je lisais Nietzsche : je sentais qu'un énorme bouleversement du monde était en lui ; je ne poux vous dire l'impression qu'il fit sur moi. Un jour je vois dans les vitrines le livre de Brandès sur Shakespeare. Je l'achète, je le lis, et la colère de l'autre jour me revient. C'était un personnage considérable à l'époque que Brandès. Il avait découvert Nietzsche, était en relations avec Stuart-Mill, etc. Mais c'était une sorte de sous-Taine, un petit Taine, doué d'un certain talent, certes, qui lisait superficiellement et glissait sur la surface des choses. "Nous sentons avec Hamlet, disait-il, nous éprouvons avec Shakespeare,- etc." En un mot, Shakespeare le laissait dormir, lui.
        Et vous-même? Dans votre livre [2], quel était votre point de vue?
        — J'en étais encore au point de vue moral, que j'ai abandonné peu après. Mais déjà, ce point de vue était poussé à un degré tel, qu'on pouvait prévoir que les cadres allaient craquer. Vous vous rappelez le vers : "le temps est hors des gonds". Eh bien ! j'essayais alors de remettre le temps dans ses gonds. Ce n'est que plus tard que j'ai compris qu'il fallait laisser le temps hors des gonds. Et qu'il se brise en morceaux ! Inutile de dire qu'il ne s'agissait guère de cela dans Brandès, et qu'il était loin d'avoir posé ce problème. Quand, après ce livre, j'ai voulu de nouveau approcher Nietzsche et surtout sa biographie, j'ai compris qu'avec mes problèmes moraux je ne pourrais jamais l'aborder. Le problème moral ne résistait pas devant Nietzsche. Ce n'était pas le cas de Brandès pour qui la tragédie de Shakespeare était une distraction, un loisir d'art, et contre lequel j'avais dû me défendre par l'épigraphe : "Je hais les lecteurs oisifs" (Ich hasse die lesende Müssigganger).
        — Avant cela vous n'aviez rien écrit d'autres que votre thèse?
        — Si, quelques nouvelles. Mais c'était bien mauvais [3].
        — Et votre thèse?
        — Je finissais mes études en droit. Je devais avoir vingt quatre ans. J'avais été reçu aux examens avec 4 points et demi (le maximum était cinq points) et, pour devenir candidat en droit (au lieu de rester un étudiant réel, selon l'expression russe, et bien que ceux-ci eussent les mêmes droits que les candidats — seuls les "amateurs de culture", les recalés n'ayant pas le droit d'accéder aux postes et situation officielles), j'ai écrit une thèse à propos des nouvelles lois ouvrières qu'on venait de promulguer et au sujet desquelles venaient de paraître les rapports des Inspecteurs. Ma thèse soutenue à la Faculté de Kiev, j'ai dû, pour la faire imprimer, la soumettre au Conseil de censure de Moscou. Mais le Rapporteur du Conseil décida que si la thèse paraissait, c'était la révolution immédiate dans toutes les Russies. J'allai à Moscou pour défendre ma cause. Un membre du Conseil me suggéra de redemander le manuscrit, sous couleur d'y porter des modifications dans le sens indiqué par la censure. Mais le Rapporteur saisi par ma demande assura qu'aucune correction ne pouvait modifier la portée du livre et que c'était la révolution. On ne me rendit donc jamais le manuscrit. L'autre manuscrit appartenait de droit à l'Université. Mes brouillons ont disparu. Le livre n'a jamais paru... Il portait sur l'extrême misère du paysan russe...
        — Vous n'avez jamais fait des études suivies de philosophie?
        — Jamais. Jamais fréquenté un cours. Je ne me croyais pas philosophe le moins du monde. D'ailleurs, comme j'avais débuté par une étude sur Shakespeare, puis sûr Tolstoï, sur Tchekhov, on me prenait pour un critique littéraire, et moi-même je le croyais un peu.
        — Autodidacte?
        — Oui. Comme Meyerson. Mais je dois dire que si Meyerson lisait énormément — il avait tout lu — moi, par contre j'étudiais. Une fois que je m'attachais à un auteur, à Kant, à Nietzsche, longuement j'étudiais ce qui pouvait se rattacher à eux. »

        « J'avais trente ans quand j'ai connu Berdiaeff. Il devait en avoir vingt-quatre. Nous avons fêté ensemble le nouvel an en 1900 [4]. A cette époque, quand je buvais un peu, je devenais légèrement gris et je devenais très taquin. Mes amis connaissaient mon infirmité et trouvaient toujours le moyen de me faire boire un peu plus qu'il n'eut fallu. Ce soir-là Berdiaeff était mon voisin de table. Je l'ai taquiné effroyablement. J'eu un grand succès de rire. Mais, ma griserie passée, j'ai pensé que Berdiaeff devait avoir été froissé. Je l'ai prié de me pardonner et d'accepter de boire avec moi Bruderschaft [5]. Je lui ai demandé en outre, s'il voulait me donner une preuve qu'il m'avait bien pardonné, de passer me voir le lendemain. Il vint. C'est ainsi que commença notre amitié. Nous ne nous sommes jamais entendus. Nous nous chamaillons toujours, nous crions.., et il me reproche sans arrêt de chestoviser les auteurs dont je parle ; il prétend que ni Dostoïevski, ni Tolstoï, ni Kierkegaard n'ont jamais dit ce que je leur fais dire. Je lui réponds chaque fois qu'il me fait trop d'honneur, et que, si j'ai vraiment inventé tout seul ce que j'affirme, je devrais me gonfler de vanité. C'est depuis cette époque qu'il est devenu aux yeux de ma femme un exemple: "Fais comme Berdiaeff; Berdiaeff ne ferait pas ça ; Berdiaeff dit que tu peux manger ci, boire cela, ou non, etc." Il a suffi que je convienne avec Berdiaeff qu'il dirait que le café est métaphysique pour que ma femme me permette d'en boire. »
        Madame Chestov, qui est là, rit de bon coeur. Je me tourne vers elle
        « Confidentiellement, lui dis-je, je préfère la philosophie de Chestov à celle de Berdiaeff.
        — Moi aussi », dit-elle.
        C'est à Chestov de rire, cette fois. Mme Chestov ajoute:
        « Chaque fois que Berdiaeff vient ici, ils ont des discussions effroyables. Ils sont rouges tous les deux. Ça dure depuis trente ans.
        — C'est dommage qu'il ait été entamé à tel point par la philosophie allemande, reprend Chestov. C'est parce que je n'ai pas été à l'Université que j'ai pu tarder ma liberté d'esprit. On me reproche toujours de citer des textes que personne ne cite, de découvrir des passages qu'on avait laissé moisir. Peut-être que si j'avais fait des études, j'aurais cité seulement les textes autorisés. C'est pourquoi d'ailleurs je donne toutes mes citations en grec et en latin. Pour qu'on ne dise pas que je chestovise.»

[1]. Le livre a été publié en 1898. Chestov avait en fait 32 ans.
[2]. Léon Chestov, Shakespeare et son critique Brundes. (Le livre a été publié en russe en 1898. Il n'existe pas de traduction.)
[3]. Chestov avait également publié en 1895 un article sur Vladimir Soloviev et un article «Georg Brandès au sujet de Hamlet ».
[4]. Les dates indiquées par Fondane ne paraissent pas exactes, Berdiaeff et Chestov ont probablement fêté ensemble la nouvelle année le 31 décembre 1902. Chestov avait 36 ans et Berdiaeff 28 ans.
[5]. A la fraternité. Allusion probable à l'expression allemande Bruderschaft trinken qui signifie : Passer du vouvoiement au tutoiement.


14 décembre 1935

        Après son cours à l'Institut slave, Chestov est venu dîner à la maison. Il m'avait fait savoir l'autre soir, chez Tatiana (sa fille, Mme Rageot) qu'il viendrait me voir seul et non accompagné des siens, parce qu'ainsi « on pourrait causer mieux ».
        Nous parlons de mon « Héraclite le Pauvre» (paru dans les Cahiers du Sud) et de ses répercussions. Il me félicite, pour une fois, de mon calme et de mes efforts pour doser,ma violence.
        « Mais en ce qui concerne les protestants et les Kierkegaardiens qui se disent chrétiens, vous auriez pu leur rappeler que Kierkegaard a dit que ce sont les chrétiens qui ont tué le christianisme. Il n'y a qu'une chose que je regrette dans vôtre article pourquoi avoir répété mes paroles [1] ? Ce sont des choses que je peux dire dans l'intimité, mais pas en public. Après ma mort, si vous voulez, c'est autre chose... »

        A table (d'un ton d'humour):
        « Vous ne connaissez pas le grand événement du jour. Eh bien, ce soir, on fête le soixante-dixième anniversaire de Merejkovski [2].
        — A propos, dis-je, Schiffrin m'a dit que Merejkovski avait publié jadis un livre sur Tolstoï, de premier ordre...
        — C'est vrai. Sur Tolstoï et Dostoïevski. Un livre nietzschéen, imitant jusqu'aux défauts de Nietzsche, jusqu'à conserver en italiques, dans la traduction russe, les mots latins que Nietzsche avait fait imprimer en italique pour les distinguer du texte allemand. C'était le temps où j'avais publié aussi mon : "Idée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche". Je cherchais un éditeur, sans en trouver, pour ma "Philosophie de la Tragédie". Or, un jour, je reçois une lettre de Diaghilev qui, avant d'être créateur de ballets, éditait une revue d'art, en Russie. Cette lettre m'avait cherché dans quantité d'endroits, car je parcourais l'Europe. Elle me trouva en Suisse, je crois. Diaghilev me demandait, après lecture de mon Tolstoï, de collaborer à sa revue. A cette époque, si vous me permettez de parler de moi sans modestie, j'avais dans mon portefeuille le manuscrit de "la Philosophie de la Tragédie". Je le lui ai envoyé. Diaghilev s'en est déclaré enchanté. Je lui ai demandé 50 roubles d'avance, qu'il m'a envoyés aussitôt. Sans doute, étais je alors plus riche qu'à présent, mais pas assez pour que 50 roubles passassent inaperçus. Mais il m'avertit qu'à cause de la publication, dont il s'était également chargé, des deux livres de Merejkovski, le mien ne paraîtrait qu'en janvier (nous étions en mai). Il me demandait également, si possible, un compte rendu sur le premier tome paru de Merejkovski. Je le fis, et passai sur les défauts, pour ne retenir que le bon. Je dois vous dire que Merejkovski venait de lire mon "Tolstoï", au moment de rédiger la conclusion de son premier livre. Il avait été frappé par la mienne : "Il faut chercher Dieu" et, faisant un salto mortale, il essaya de faire une place à Dieu. C'est Berdiaeff, qui était jeune alors, dans les 27 ans, je crois, qui m'a dit : "C'est à toi qu'il a pris Dieu..." Mais, dans son second livre, cette idée devint centrale ; il déclinait le mot Dieu à tous les temps, il parlait de Dieu comme Nietzsche avait parlé de "l'Antéchrist" avec une grande voix, des cris, de la colère... Mais Nietzsche était déjà à demi-fou lorsqu'il écrivit "l'Antéchrist". Cependant dans Nietzsche fou, il y avait encore du Nietzsche. Mais Merejkovski n'était pas un Caruso ; c'était un petit ténor.
        J'arrive à Moscou, et je rends visite à Diaghilev. Il me reçoit très amicalement et me vante tout de suite le second livre de Merejkovski qui paraissait dans sa revue. Je lui dis franchement mon opinion. Il en fut stupéfait, mais me demanda néanmoins un second compte rendu, que je fis. Merejkovski s'amena par la suite dans les bureaux de la revue et fit un scandale d'hystérique [3].
        J'ai oublié de vous dire qu'auparavant j'avais rencontré Merejkovski à une soirée. Il me pria de l'aller voir. J'y allai. "C'est ce soir, me dit-il, le jour de réception de Rozanov, voulez vous m'y accompagner ?" J'acquiesçai. Nous voilà chez Rozanov. Il me présente à tout le monde, mais personne n'a encore entendu parler de moi. Merejkovski se mit en colère : "Comment ! vous ne connaissez pas le meilleur auteur qui ait écrit chez nous sur Nietzsche..." C'était après mon premier compte rendu. Mais après le second, il fut fâché pour longtemps. Je lui avais dit trop de vérités. Mais aussi, il m'avait énervé avec son "Dieu" et en disant que Tolstoï méritait un soufflet pour avoir dit que [4]... Cet article fait partie de mon livre "L'Apothéose du dépaysement". Je ne l'ai pas fait traduire dans l'édition française. A quoi bon ? Après tout, nous sommes deux écrivains russes, en exil. Ça aurait pu peut-être lui faire tort.
        Je ne vais jamais le voir. L'autre jour, je le rencontre dans la rue, avec sa femme. "Comment allez-vous, etc." Puis, il me demande : "Êtes-vous décidé à rentrer en Russie ? — Comment? lui dis-je. Remizov le pourrait encore, qui n'a pas pris parti. Mais moi, qui ai dit du mal du bolchevisme... — Non, me dit-il, je ne parle pas des Soviets ; mais si le régime venait à être aboli... — En conservez-vous encore l'espoir ? lui dis-je. — Mais, me dit-il, la politique de Laval est pro-hitlérienne ; Hitler entrera en Russie et renversera le régime. — Alors lui ai-je répondu, qu'aussi peu que j'aimasse Staline, j'aimais encore moins son Hitler. Et que cela n'était pas une solution qui me ferait plaisir... Il s'est mis en colère et nous nous sommes séparés fâchés.
        C'est pourquoi je ne suis pas allé ce soir au Jubilé, bien que j'aie reçu une invitation. Et je ne lui ai pas même écrit.

        « Vous connaissez mes idées politiques. Je n'entends rien au capitalisme et au socialisme. Mais après tout, j'ai connu le capitalisme et j'en ai souffert. Comme le socialisme n'a pas pu encore faire le mal, on a le droit d'espérer. Mais, malheureusement, on fusille ici et là. La liberté manque ici 'et là. Staline est aussi autoritaire que le Tzar...»

        Il me parle de la misère de Remizov, puis de celle de Heinemann, et me raconte là-dessus deux anecdotes fort jolies que je n'ai pas notées.

Chestov: «Le médecin m'a examiné, m'a mis au régime pour trois périodes de huit jours, et une fois par semaine je dois garder le lit pendant 36 heures, en ne mangeant que des fruits. Après tout, que faire ? Mais ma femme n'est pas contente. Elle se dit qu'en somme ce n'est pas si sûr que cela que l'âme soit immortelle et que si on ne nourrit pas le corps..."

        « Après tout, comme dit l'autre, les philosophes ont pris sur eux toutes les bêtises, de sorte que nous en sommes dispensés.
        Oui, le philosophe aujourd'hui est misérable. Mais voilà, Hitler arrive, et il devient encore plus misérable ; car il ne peut même plus dire ce qu'il pense ; et il ne peut modifier sa façon de penser car [avec ironie] Kant intervient et lui rappelle que l'homme n'a pas le droit de mentir.
        Kant avait publié un opuscule sur la religion aux confins de la Raison — à l'intérieur, aux confins, où vous voudrez, mais pas au-delà. Et il prenait partie pour Jacobi contre Spinoza, parce que Spinoza, selon l'opinion de tout le monde, est encore trop Vieux Testament. Cependant, relisez le Traité théologico-politique de Spinoza. Il y parle de "tolérance"... mais après tout, à l'intérieur, aux confins de la raison — pas au-delà : c'était encore du Spinoza que nous servait Kant, mais du Spinoza dissimulé ; qu'il cachait de plus en plus, au plus profond de sa poche. »

        Je lui raconte que de Schloezer ayant parlé avec Lévy-Bruhl de l'article consacré par Chestov à la pensée bruhlienne, Bruhl lui a dit : « Oui, oui, mais Chestov tire à lui la couverture. »
«Voilà, me dit Chestov, qu'après avoir écrit moi-même les textes de Shakespeare, de Tolstoï, de Dostoïevski, voire de Kierkegaard, que je cite à présent, je suis aussi le rédacteur de l'oeuvre de Lévy-Bruhl.
        A propos de cela ! Un jour, Berdiaeff me parlait de l'originalité de la pensée, qu'il ne faut pas dissimuler, etc. En rentrant chez moi, pour la première fois de ma vie, je me suis interrogé : Étais je donc original ? En m'analysant moi-même, je me disais : "Ceci tu l'as pris chez Dostoïevski ; ceci chez Shakespeare (beaucoup); ceci a été dit par l'Ancien Testament, etc. tout ce que je dis a été déjà dit par d'autres ; je ne suis donc pas original." Mais en elle même la question de l'originalité m'a toujours paru, non pas secondaire, mais indifférente. Ce qui compte c'est de dire ce qu'il faut dire, chercher ce qu'il faut chercher — peu importe si cela a été déjà fait et dit. Et voilà que l'on m'attribue tout ce que je n'ai pas découvert, les pensées de Dostoïevski, de Shakespeare et de la Bible !!!
        J'ai dit à Lévy-Bruhl, il y a des années de cela : vous êtes un métaphysicien. Il me répondait que non. A propos de son dernier livre (la Mythologie primitive) [5] je le lui ai encore rappelé : oui, un métaphysicien, non dans le sens de Leibniz, pour lequel la métaphysique est un a priori, bien sûr ; mais. mille fois plus métaphysicien que Leibniz. »

        A propos de biographie, on passe à celle de la soeur de Nietzsche, qui a refusé de publier le Journal de son frère:
        « Il ne devait pas être assez noble, il ne devait pas agrandir son prestige. Alors... Tous les biographes font de même; selon qu'eux-mêmes croient au courage, à l'honnêteté, etc. ; ils falsifient la vie de l'écrivain pour sauver son prestige. Et aussi l'écrivain, lorsqu'il parle de soi-même... souvent, sinon toujours. »

        «Bruhl a demandé à 'Koyré de publier mon article sur lui dans sa revue [6]. Koyré, qui primitivement devait faire cet article était heureux de s'en débarrasser. "Ce vieil imbécile, pensait-il, a trouvé plus imbécile que lui pour parler de son livre. Mais le premier, tout bête qu'il soit, est au moins prudent ; le second n'est pas même prudent et avoue sa bêtise, franchement. Qu'est-ce que la Foi ? Une bêtise ! Et la Bible ? Une autre... C'est là leur pensée..."»

        En riant: « Quand j'ai épousé ma femme, tout allait bien. Depuis elle est devenue docteur, elle me traite en médecin. Je ne suis pas obligé d'obéir à la femme, bien entendu; mais je suis forcé d'obéir au médecin. Voilà où mène l'imprévoyance! »
        Madame Chestov, qui est présente:
        « Il raconte toujours, des choses qui ne sont pas vraies ! (Elle est froissée.)
        — Vous voyez bien qu'il plaisante ! je lui dis.
        — Aussi je le laisse dire, sans me fâcher », répond-t-elle.

[1]. "... Chestov me disait, un jour que je l'avais trouvé amaigri et fatigué: "Ce n'est rien, c'est la lutte avec Kierkegaard qui m'a mis en cet état..."; « Héraclite le pauvre — ou la nécessité de Kierkegaard », Cahiers du Sud, nov. 1935, no. 177, pp. 757-770.
[2]. Dimitri Merejkovski est né à Saint-Petersbourg en 1865 et décédé à Paris le 9 décembre 1941. Ses soixante-dix ans ont été fêtés le 14 décembre 1935.
[3]. Le premier compte rendu a été publié sous le titre e A propos du livre de Merejkovski» dans la revue de Diaghilev, Mir Iskousstva, 1901, no. 8 et 9. Le second compte rendu a été publié sous le titre « vlast idei », Mir Iskoustva, fév. 1903.
[4]. Je n'ai pas retenu quoi, mais on pourrait restituer l'idée grâce à un bon lecteur russe. (N.A.)
[5]. Paris, Alcan, 1935.
[6]. Les Recherches philosophiques.


Sans date

        Chestov a rencontré Husserl à Amsterdam [1], où l'on fêtait celui-ci. Husserl dit à Chestov:
        « Pourquoi m'avoir attaqué? [2] Vous avez pourtant bien compris que, lorsqu'il m'a fallu monter en chaire, je me suis senti les mains vides, que je ne me voyais rien du tout à enseigner, rien à quoi m'accrocher — et il m'a fallu redécouvrir la philosophie bribe par bribe... A quel prix il m'a été donné de trouver les premières évidences !
        — Nul ne le sait mieux que moi ! lui répond Chestov. Mais aussi, je n'aurais jamais entamé la lutte contre les évidences si votre façon de les poser ne m'y avait provoqué, obligé même... Ce sont vos évidences autonomes, hors de raison et hors de l'homme, vraies même si l'homme n'existait pas, qui m'y ont poussé... Aussi, si jamais dans l'autre monde, je suis accusé d'avoir lutté contre les évidences, je ne manquerai pas de vous en rendre responsable ! C'est vous qui serez brûlé à ma place ! »

        Chestov ajoute, à propos de Husserl:
        «C'est le seul homme au monde que j'imaginais ne pas devoir comprendre mes questions. Et c'est un des rares qui aient compris, ou mieux ! qui aient entendu ces questions.»

[1]. Chestov a participé à un congrès philosophique à Amsterdam (15-23 avril 1928) et a fait alors la connaissance de Husserl.
[2]. Léon Chestov "Memento mori. A propos de la théorie de la connaissance d'Edmund Husserl", Revue philosophique, janv.-fév. 1926, pp. 5-62. L'article a été inclu dans le livre le Pouvoir des clefs. Il avait été publié en russe dans la revue Voprosi Psichologii, sept-déc. 1917.


21 décembre 1935

        Chestov évoque sa visite chez Husserl, à Fribourg en novembre 1928. Husserl restant toujours debout, Chestov malgré la fatigue qu'il ressentait demeura debout aussi. Car, disait-il, il y a la déférence due à l'âge (Chestov avait dans les 63 ans, Husserl dans les 73) et au Maître. Bien que Husserl fût, par sa pensée, situé aux antipodes de celle de Chestov, celui-ci lui reconnaissait l'immense mérite d'avoir audacieusement pensé jusqu'au bout les exigences de la raison — et, par cela même créé, par réaction, ce fond de résistance opiniâtre qui est au centre de l'attitude chestovienne... Sans les évidences husserliennes, valables pour tous : anges, monstres, hommes et dieux, point de « lutte contre les évidences ».
        Chestov et Husserl passèrent la nuit à parler ensemble et recommencèrent le lendemain, de plus belle. La femme de Husserl disait : « On ne peut plus les séparer, c'est comme deux amoureux. »
        Des philosophes américains étaient venus rendre hommage à Husserl : « Je vous présente M. Chestov, dit-il. C'est l'homme qui a osé écrire la plus violente critique qui ait jamais été faite contre moi — et voilà, c'est là la cause de notre amitié. »


Sans date

        Chestov parle: « Mon père avait l'art de raconter des anecdotes. Et il racontait souvent le cas d'un Juif qui passait aux yeux de tout le monde pour un véritable savant dans les choses sacrées. Or un jour ce Juif voulut publier un livre qu'il avait écrit sur ces choses. Il fallait avoir l'imprimatur du Rabbin ; il va le voir, lui porte son manuscrit et attend avec impatience la réponse. Or, au bout de six mois, pas de réponse, malgré des insistances réitérées. Il se mit en colère et alla voir le rabbin. Alors celui-ci avoua avoir lu le manuscrit : "Mais, pardonnez à ma franchise, lui dit-il, tout le monde vous prend pour un grand savant ; si vous voulez qu'on ne le pense plus, sortez votre livre !...»
        Ainsi pendant vingt ans, on a attendu le livre de Bergson sur la morale et la religion [1]. Si ce livre n'eut point paru, tout le monde eût été au regret qu'une telle oeuvre n'eût point été écrite, ou publiée, ou achevée... Il a paru, et voilà qu'on s'aperçoit que Bergson était un faux Savant, qu'il n'avait rien à dire ! Et non seulement sa pensée est banale, mais même son érudition... Il craint aussi de considérer comme de "véritables" mystiques les prophètes juifs, les apôtres, gens incultes, sans philosophie... S'il cite, c'est déjà Maître Eckhart, les saints chrétiens, les philosophes, etc. avec lesquels on peut, au moins causer. Quel dommage qu'on ne puisse supprimer, sinon les deux Testaments, du moins l'Ancien ! Hitler voudrait la même chose. »

        « Dans mon "Taureau de Phalaris [2]", j'aurais voulu raconter sans voiles l'histoire de Kierkegaard et de Régine. Mais trop de gens aiment les histoires et s'en seraient amusés. Je hais les gens qui s'amusent de ça ! Alors j'ai raconté l'histoire tout de même, mais plus voilée.... Et maintenant, j'ai peur qu'on ne comprenne pas très bien ! »

[1]. Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932).
[2]. Revue philosophique, janv.-fév. et mars-avr. 1933, ultérieurement inclu dans le livre Athènes et Jérusalem.


Sans date, autre moment

        Cassou, dans son livre, Grandeur et Infamie de Tolstoï [1], avait écrit « le grand mystique russe, Léon Chestov ».
        Chestov: « On écrit "mystique" pour se débarrasser de moi, et on ajoute "grand" pour arranger tout. Alors il n'y a rien à dire... Je n'aime pas beaucoup quand on m'appelle "mystique" et encore moins "grand". Ça veut dire : vous comprendrez ce que vous pourrez, et d'ailleurs il n'y a pas besoin de comprendre quoi que ce soit. Mystique : ça explique tout puisque ça ne veut rien dire... Par mystique, on entend bien que les questions que l'on pose sont en dehors de la philosophie, et qu'il ne faut pas s'embarrasser pour les comprendre... Vous vous rappelez bien que Renan disait que, par rapport aux prophètes, nous ne sommes que des pygmées. Cependant, aux yeux de Renan, les prophètes n'étaient que des ignorants, des gens vulgaires et la moindre parcelle de vérité leur était refusée ; alors que lui, Renan, était un savant, un véritable savant. Pourquoi alors, dans ce cas, lui, Renan, n'aurait-il été qu'un pygmée à l'égard de gens ignorants et obscurs ? Qu'avaient-ils donc de particulier, ces gens ignares, qui les distinguât, qui les classât si haut — plus haut que Renan lui même? Pour un peu, coincé et mis au mur, Renan, ne pouvant leur accorder la découverte de la vérité, réservée aux seuls savants, se serait réfugié dans ce mot de tout repos : des mystiques ! Ça explique tout, puisque ça n'explique rien. Pourtant, si la vérité nous est donnée à nous autres savants, et que les mystiques ne possèdent que Dieu sait quoi, pourquoi est-ce nous autres savants qui sommes des pygmées auprès d'eux?
        Je ne serais pas fâché si Cassou avait pris toutes mes idées et s'il ne m'avait pas nommé du tout. Mais je suis fâché qu'il me nomme (avec Keyserling, Valéry, Kierkegaard et combien d'autres encore dans le même sac !) et qu'il m'ait compris si mal... "Infamie" de Tolstoï ? Où a-t-il bien pu prendre cela ? Il cite pourtant une phrase : "Là où la philosophie ne répond plus, où il n'y a plus de réponse, plus d'issue, commence la prédication". Ce n'est pas dire, il me semble, que là commence "l'infamie". Il faut voir là, au contraire, la grande pitié de Tolstoï. On n'a recours à la prédication, au Bien et au Mal, que lorsque la philosophie ne répond plus — et parce qu'on ne peut vivre sans réponse... La tension de Tolstoï est énorme... Il faut n'avoir rien compris à Tolstoï, pour parler de son "infamie" et pour dire que Diaghilev n'a jamais fait autant de publicité pour ses ballets que Tolstoï pour son prêche... »

        « Vous avez lu, dans les Mémoires de Gorki [2], ce que Tolstoï pensait de mon livre : "L'Idée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche". A mon idée, Tolstoï n'a lu que les premiers chapitres qui avaient rapport à lui ; Nietzsche ne l'intéressait pas. Autrement, il n'aurait pas dit : "Chestov est juif... Comment un Juif peut-il se passer de Dieu ?" La conclusion de mon livre portait bien, pourtant : "Il faut chercher Dieu!". »

        A propos de Goethe:
        « Goethe était spinoziste, il s'est arrêté là où s'est arrêté Spinoza. Mais Spinoza savait qu'il voulait s'arrêter là, et ce qu'il y avait de l'autre côté...
        Curtius dit de Goethe qu'il était protestant... Vous voyez ça: Goethe et Luther ! »

[1]. Paris, Grasset, mai 1932, 275 p.
[2]. Maxime Gorki, Trois Russes, L. N. Tolstoï A. Tchekhov, Leonid Andreev, Paris, Gallimard, 1835, 253 p. Voir annexe 3.


Sans date, autre moment

        « Les Français ne comprennent pas grand-chose en philosophie. Voyez Gilson ! C'est un savant excellent en ce qui concerne la philosophie du Moyen Age. Après la parution de mon' essai sur Pascal [1], il m'envoya un article à lui sur Pascal. Lisez-le. Il prouve que s'abêtir ne veut pas dire s'abêtir, mais [il cherche la brochure, et me montre le texte] "fixer l'instabilité de la raison sous la stabilité de l'automate, donc l'assujettir à la bête, l'abêtir..." Que pensait-il que je pouvais lui répondre ? Être de son avis ? Je lui ai écrit que c'était fort intéressant, et il s'est fâché... Cet article avait paru dans une revue de théologie protestante... C'est très remarquable!
        Bergson aurait pu être, d'après son premier livre [2] un excellent philosophe. Quand je le lus en Suisse [3], il me fit grand plaisir. Mais, ensuite, il a écrit l'Évolution créatrice (1906). On voyait après ça qu'il était absolument inutile qu'il écrivît les Deux Sources [4].
        Ils n'ont d'ailleurs jamais rien compris à Pascal, ou alors à la manière de Valéry: là où Pascal voyait un abîme, Descartes voyait un pont à construire, etc.
        Si Lévy-Bruhl avait compris quelque chose à mon article "Sur la source de la vérité métaphysique" [5], il ne l'aurait jamais publié dans la Revue philosophique. Mais il avait pensé que j'avais beaucoup de talent... Alors... C'était donc de la folie !
        Je ne parle pas de Brunschvicg...»

        «Ils se mettent à m'expliquer que deux fois deux font tout de même quatre. Ils pensent donc que je ne le sais pas... Hélas ! Je ne le sais que. trop ! Toute ma vie j'ai lutté contre moi-même qui pensais justement que deux fois deux font quatre...

        Ce qu'il faut supprimer en philosophie, ce sont les preuves ! »

        « Une fois qu'on a la sagesse, on a tout, on est Dieu. Que l'on vous brûle, et voilà que c'est encore vous qui avez le summum bonum, qui êtes heureux — et que les autres ne sont que des injustes, des malheureux...

        «La Bible assignait une mission historique aux Juifs; alors Hegel a pensé que si les Juifs pouvaient avoir une mission historique, à plus forte raison par conséquent, les Grecs, les Allemands, etc. C'est comme ça qu'est née la Philosophie de l'Histoire ! »

        < Les religions savent que l'homme a perdu sa liberté dès qu'il eut mangé du fruit de l'arbre de la Science... Et cependant, les théologiens les plus hardis essaient de prouver Dieu par la raison, par la science, par ce qui est défendu, par ce qui prive de liberté. Tous les théologiens prétendent croire en Dieu, mais ils croient à Socrate !!!... et encore, corrigé par Aristote ! »

        « Kierkegaard commence par écrire qu'Abraham était le père de la Foi et il finit par l'appeler : le chevalier de la Foi. Vous comprenez ? C'était déjà Socrate qui parlait!
        Personne, plus que Kierkegaard, n'a davantage aimé la Bible ; mais il en avait peur. Alors, il revenait à Socrate.
        C'est étrange, mais voilà : Nietzsche croyait davantage en Dieu que Kierkegaard! »

[1]. La Nuit de Ghetsemani, Paris, Grasset, Les Cahiers Verts, juin 1923.
[2]. Essais sur les données immédiates de la conscience (1889).
[3]. Probablement en 1920 quand Chestov émigra de Russie.
[4]. Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932).
[5]. «Parménide enchaîné. Sur la source de la vérité métaphysique », Revue philosophique, juil.-aout 1930. Cet article a été ultérieurement inclu dans le livre Athènes et Jérusalem.


Le 13 janvier 1936

        Chestov: «Il était entendu que Koyré publierait mon article sur Lévy-Bruhl. Maintenant, il me demande l'article pour le soumettre à son comité de lecture.
        — C'est peut-être une formalité, dis-je.
        — Non, il craint que l'article ne soit pour sa revue, comme disent les juifs, "tref" (impur) — et il est "tref".

        « Je regarde mes élèves au cours. Ils espèrent que j'aurai fait pour eux le travail difficile et leur fournirai les solutions faciles. Mais pour moi, les solutions deviennent de plus en plus difficiles les difficultés augmentent avec l'âge... Jadis, un philosophe russ'e qui m'avait lu est venu me voir: "Et maintenant, quoi faire ?" demande-t-il. J'allai lui dire : "Maintenant, à votre tour de me persuader de ce dont j'ai essayé de vous persuader vous-même! »

        « Kierkegaard souffrait d'impuissance sexuelle ; mais moi j'ai toujours souffert d'une impuissance générale, toujours souffert de me sentir lié, de ne pouvoir bouger. »

        « Je me souviens de John Gabriel Borkman (Ibsen). Il abandonne sa fiancée. Plus tard, lorsqu'il lui explique les raisons pour lesquelles il l'avait abandonnée, elle lui dit : "C'est là le péché originel." Elle avait bien compris que préférer les idées à la vie, c'est là le péché originel. »

        « Ma soeur [Mme Lovtzki] a été l'élève (en psychanalyse) du Dr Eitingon. Celui-ci avait hésité dans sa jeunesse entre Freud et moi, qu'il lisait en même temps. Il m'avait écrit à ce propos et voulait traduire mon livre sur Tolstoï et Nietzsche (en allemand). Cela ne s'est pas fait — j'ai oublié pourquoi. Plus tard, il m'a dit qu'étant médecin, Freud était obligé de penser comme il pensait. A présent, il a adopté même la philosophie de Freud ; il doit penser que la mienne n'est que "Schwarmerei", comme le dit Kant de Swedenborg.»

        « Kant disait que trois choses étaient les plus importantes pour l'homme: Dieu, l'immortalité de l'âme et le libre-arbitre. Mais comment savoir ce que ces choses importantes valent? Allons chez quelque juge, la Raison, bien entendu. Mais qu'ai-je besoin d'un juge entre moi et ce que je veux ? Il arrive à Kant de dire que la raison lui donne une sorte de contentement. Mais dans Pourquoi n'existe-t-il pas une théodicée ?, il prétend que tous les hommes qui ont longuement vécu — il avait alors, comme moi, 70 ans — ne voudraient pas revivre leur vie, si c'était à recommencer. Il ne parlait plus de contentement, mais de refus de vouloir vivre. Tout comme Schopenhauer. Mais Nietzsche voulait vivre, lui, il voulait vivre la même vie, l'éternel retour. Si donc Nietzsche seul, après avoir longuement vécu, n'était pas de l'avis de Kant, comment peut-on dire que "tous les hommes...
        Heine a eu raison de dire que Kant était un plus terrible révolutionnaire que Robespierre; car Robespierre n'avait coupé la tête qu'aux hommes, alors que Kant l'avait coupé à Dieu luimême. »

        Je lui soumets ma préface pour la Conscience malheureuse. Il dit de la première partie, celle qui s'appelle : « Préface pour l'Aujourd'hui» : « Ça va.»
        Mais la seconde partie le gêne. D'abord, il remarque qu'ayant écrit : «les intérêts de l'homme, de l'existence, priment ceux de la connaissance; nous sommes décidés à sacrifier, au besoin, la connaissance, tout comme celle-ci est décidée, à son tour, à sacrifier l'existence... » j'affaiblis, je contredis mon point de vue.
        < Je ne vous ferais pas cette remarque si je ne connaissais les études qui suivent et ce que vous voulez y dire. Il ne s'agit pas de sacrificio intellectus. Ce que vous voulez ce n'est pas renoncer à la connaissance, mais la surmonter. Vous ne renoncez pas à la connaissance, mais vous demandez : qu'est-ce que la connaissance? de quel droit intervient-elle dans nos questions ? qui est-elle ? La connaissance est, pour nous, la suppression de la liberté. Il ne s'agit pas de la parfaire, de l'achever, et encore moins de la laisser tout faire elle-même, pendant que nous, nous élaborerons l'existence... à côté. »

        Cela me rappelle que, dans mon Rimbaud le voyou[1], à un passage similaire, Chestov m'a fait les mêmes remarques. Ayant cité la phrase de Pascal « La vraie éloquence se moque de l'éloquence, la vraie morale se moque de la morale. Se moquer de la philosophie c'est vraiment philosopher », j'avais conclu à une vraie morale, à une vraie philosophie. Il m'a arrêté:
        « Mais ils ne demandent pas mieux ! S'il y a quelque part une vraie morale, une "vraie" philosophie, alors nous sommes d'accord avec eux ! Pourvu qu'il y ait quand même une morale, une philosophie à sauver! » J'ai corrigé ce passage comme suit "Rimbaud pourrait se moquer de la philosophie, qu'il serait encore un philosophe..." »
        Il ne veut pas non plus que j'écrive, comme je l'ai fait, que je suis ignorant en philosophie, que je ne sais ni le grec, ni le latin.
        « Mais vous n'êtes pas ignorant en philosophie ! et il ne faut pas, par modestie, leur laisser croire que si vous aviez su... Vous n'êtes pas venu à la philosophie par les voies habituelles, oui. Mais heureusement, car cela vous permet de poser des questions plus audacieuses, de vous demander si la connaissance... Il ne faut pas leur laisser la facilité de vous traiter de poète, de mystique.
        Vous êtes un philosophe. Lazareff m'a dit, à propos de votre polémique avec Wahl [2], que vous avez anéanti Wahl. »

[1]. B. Fondane, Rimbaud le voyou, Paris, Denoël et Steel, 1933 rééd., Paris, Plasma, 1979, p. 39.
[2]. B. Fondane, « Héraclite le pauvre, ou nécessité de Kierkegaard », Cahiers du Sud, Marseule, nov. 1935, XIII, n' 177, pp. 757-770. Dans cet article, Fondane analyse les études sur Kierkegaard publiées par Jean Wahl, Rachel Bespaloff et Denis de Rougemont, en confrontant leurs idées avec celles de Chestov.


Sans date

        De même que William James et Kierkegaard se refusèrent aux théories de Hegel, c'est dans Husserl que Chestov a trouvé son adversaire
        « Et quoi que vous fassiez je suis votre élève », disait Chestov à Husserl qui, âgé de 70 ans, ne pouvait comprendre qu'il pouvait avoir un disciple, voire un "contre-disciple", dans ce vieux philosophe russe, qui touchait à la soixantaine.

        On parlait de Freud à qui je reprochais d'avoir, en philosophie, la mentalité scientiste, optimiste, d'un Haeckel, d'un Bùchner, d'un Darwin. Mme Lovtzki, la soeur de Chestov, psychanalyste et élève de Freud, protestait contre mon affirmation. Chestov nous raconta alors que, sollicité par sa soeur, il avait envoyé à Freud son livre Potestas Clavium. Freud le prit, le feuilleta au hasard et tomba sur un passage où Chestov parlait de Darwin de façon cavalière. Freud jeta le livre, indigné, et ne le reprit jamais. Il avait cependant lu d'un bout à l'autre la Nuit de Ghetsémani sans déplaisir.

        Chestov : « Si le Christ venait aujourd'hui, il ne serait pour Hegel qu'un pauvre Juif, tout juste bon à lier, etc. Mais, avec un recul de deux mille ans, en tant qu" 'événement historique", Hegel ne peut lui refuser son audience. Après tout, il avait du génie, s'il n'avait pas autre chose. C'est pour les mêmes raisons que l'Université officielle se permet aujourd'hui de parler de BÔhme, de Kierkegaard. Mais s'ils n'avaient été que des contemporains...


18 janvier 1936

        Inoubliable soirée! Chestov est venu dîner à la maison, directement après son cours a l'Institut slave. Je lui ai lu, et il a relu ensuite, le post-scriptum de ma préface à la Conscience malheureuse. Ça va, cette fois-ci.
        Après dîner, nous sommes remontés dans ma chambre, tous les deux. Nous avons repris quelques questions anciennes. Au sujet de l'écrivain.
        Chestov : "Je n'aime pas écrire. La preuve en est que j'ai commencé à 28 ans, par pure occasion. Si j'avais dû gagner ma vie, être avocat, peut-être n'aurais-je jamais rien écrit. L'idée ne m'en serait pas venue à l'esprit. Pour moi, écrire, ce n'est pas travailler... c'est un supplice. Quand, après avoir longtemps réfléchi à quelque chose, je dois me mettre à l'écrire, je me répète tout le temps : il faudra écrire, il faudra écrire. Je dois me contraindre, me clouer littéralement à ma table — et j'ai hâte d'en finir. Aussi, je ne travaille jamais mon texte. Je ne sais pas ce que c'est que la joie d'écrire. J'écris de mémoire, mais écrire me semble du temps perdu. Aussi, je croyais que mes livres devaient dégager le même ennui que celui que j'éprouve en les écrivant. Comme je ne me soucie pas de l'écriture, du style, je pensais que ce devait être bien médiocre. Or, j'ai été surpris quand pour la première fois, lorsque j'eus publié Tolstoï et Nietzsche, les étudiants russes de Berne (j'habitais alors un village près de Berne) m'ont dit que ce n'était pas permis, sur un sujet tellement sérieux, d'écrire en si beau style. J'ai été ahuri... Même la lecture est, chez moi, machinale. J'enregistre, sans approfondir. Plus tard seulement, ce que j'ai lu me revient à l'esprit et je commence à réfléchir dessus. »

        « J'ai profité, depuis que j'ai fini mon livre sur Kierkegaard, pour relire Kant, Schopenhauer. J'avais déjà relu tout Leibniz pour mon article sur Gilson, et dernièrement, Plotin. C'est tout à fait remarquable ! Plotin respectait la grande tradition grecque, faisant grand cas du Noûs (intelligence) et de l'épistème (savoir), parfois même plus que les autres. On dirait qu'il exagérait exprès. Mais il y a chez lui un moment où il veut quitter le Noûs, où il jette un défi à la pensée grecque — et c'est là ce que personne ne veut voir. Sans doute, Aristote avait-il dit, très honnêtement, que dans le Taureau de Phalaris personne ne pouvait être heureux. Les stoïciens, par contre, avaient mieux compris que si l'éthique était autonome, il fallait être heureux et jusque dans le Taureau de Phalaris. Aristote s'était dit qu'avec la nécessité il n'y avait rien à faire, qu'à se soumettre, et qu'il fallait édifier la philosophie sur autre chose que la vertu. Mais les stoïciens ont vu que si la vertu seule, le seul devoir, répondaient à la nécessité, on n'avait pas le droit de céder — même dans le taureau. C'était moins honnête, mais plus conséquent ! Or, Plotin a essayé de dépasser le Noûs d'Aristote et des stoïciens. On lui a fait la réputation d'un homme heureux. Ce n'est pas vrai. Ses biographes (ses disciples) disent bien qu'il souffrait, qu'il était tourmenté par des maladies... Après tout, Plotin avait compris que tant qu'il serait lié à son corps, force lui serait d'obéir au Noûs, de prendre son parti de son Taureau de Phalaris, non parce que beatitude proemium vertutis est, mais... parce qu'il n'y avait rien d'autre à faire. Mais après... après, le Noûs n'aura aucun pouvoir.»

        Benda avait dit à de Schloezer que c'était une honte pour les Juifs d'avoir donné naissance à Bergson.
        « A propos de Schloezer : Voyez, Schloezer aussi me dit que ce que je fais est peut-être meilleur que la philosophie, mais que ce n'est pas de la philosophie. »

        On a monté dans ma chambre le café turc. Ma femme et ma soeur passent avec nous le reste de la soirée. Avec un humour extraordinaire, pendant une demi-heure, Chestov nous raconte une délicieuse histoire à propos du fait que, lui ayant demandé comment allait sa petite fille, il nous a répondu qu'il était devenu arrière-grand-père.
        « Si vous avez de la patience, je vous raconterai pourquoi... Bon... Vous savez que chez moi, le modèle de toutes les vertus est Berdiaeff... Berdiaeff par-ci... Berdiaeff par-là. On me le donne en exemple. Tu vois, tu n'es arrivé à rien, tu n'as jamais été sage, qu'est-ce que tu as retiré de tout ça? Bien sûr il y a — Vous m'excusez, n'est-ce pas ? — il y a Fondane ; mais il est jeune et un peu bête. Ensuite, le pauvre, quel avenir a-t-il avec toi ? Excusez moi... Vous vous demandez où je veux en venir? Patientez... Quand je me suis marié, ça a très bien marché. Après quatre ans nous avions déjà nos enfants, puis ma femme a passé ses deux diplômes de docteur, l'un à Berne, l'autre à Moscou. Et voilà qu'elle commence à commander, non comme ma femme me disait-elle, mais comme médecin. "Ce n'est pas possible, lui ai-je dit, d'après la Bible, c'est la femme qui doit obéir." Mais elle voulait que je lui obéisse. Rien à faire. Ça, vous ennuie ? Non ? Alors je continue.
        Il y a quelque huit ans de cela, nous étions, comme toujours durant l'été, à Châtel-Guyon. Ma femme a là-bas des clients. Bon. Vous savez peut-être qu'il y a quelque chose que tout le monde lit, en France — je ne le savais pas — ce sont les Annales. Un jour, à midi, on est à table, voilà qu'une dame s'approche avec un numéro des Annales à la main: "Voyez, dit-elle, la Comtesse de Noailles parle de M. Chestov." Elle nous laisse le numéro et s'en va. Dix minutes après, une autre dame s'approche avec un second numéro des Annales. Je commençais à avoir chaud. Enfin, voici un billet d'une troisième dame, très importante, qui habitait le Grand Hôtel et qui, après avoir lu l'article des Annales sur le mari de Mme Chestov, voulait connaître M. Chestov lui-même, et nous invitait pour ce soir-là à dîner. J'hésite, mais ma femme commence à me commander... en médecin, bien entendu, non comme ma femme... c'était sa cliente. Bon.
        "Tu vas aller chez le coiffeur, me dit-elle, mais pas chez ton coiffeur de quatre sous, chez un coiffeur chic de la place." Puis, elle regarde ma cravate, elle n'était pas bien. "On va t'acheter une cravate neuve 1" Bon...
        Ayez patience, je vais revenir à l'arrière-grand-père... Moi, je n'aimais pas aller chez le coiffeur chic... Je n'aime pas dépenser de l'argent inutilement. Mais que faire. On va au Casino. Et dans le Casino, un Monsieur très important se promenait.
        "Tu vois, dit ma femme, ce doit être un ministre.
        — Non, lui dis-je, ce doit être un juif russe.
        — Non.
        — Si.
        — Non.
        — Si..."
        Un moment après dans le jardin, on rencontre le "ministre" en compagnie de sa femme. Il portait un parapluie suspendu à son épaule. Sa femme lui disait, en un russe très yiddish : "Combien de fois t'ai-je dis, qu'un parapluie n'est pas un fusil, et que ça se porte sur le bras ?" Je me tourne vers ma femme : "Tu vois que j'ai raison ! Ce n'est pas à l'homme d'obéir mais à la femme. J'avais vu juste ! ..." Mais ma femme a fait semblant de ne pas prêter attention à ce que je disais. On se sépare, pour aller, moi chez le coiffeur chic, elle acheter ma cravate. Il ne faut pas le lui dire, mais je n'aime pas les dépenses... Pourquoi donner dix ou douze francs, quand on en peut payer cinq ! Tous les coiffeurs sont pareils. Je vais donc chez mon coiffeur habituel. En rentrant, que vois-je venir devant moi, le parapluie suspendu sur son épaule ? Le "ministre" ; ça a été plus fort que moi. Je n'ai pas pu m'empêcher d'aller vers lui et de lui dire: "Vous savez bien que le parapluie n'est pas un fusil et que ça se porte sur le bras." Mais, à peine luirai-je dit cela que j'ai-senti l'inconvenance de mon acte et je me suis enfui. J'arrive à l'hôtel. Je trouve ma femme assise dans un fauteuil, lisant un journal, la cravate à côté d'elle. Je lui dis :
        "Tu vois comme c'est mauvais de faire le contraire de ce que dit la Bible ! Je suis tellement habitué à obéir que, tout à l'heure, ayant rencontré ton ministre, je n'ai pas pu souffrir qu'il désobéisse à sa femme et je lui ai dit que le parapluie n'est pas un fusil. Maintenant, j'ai peur ; et s'il allait m'appeler au Commissariat ?
        — Tu es bien certain, interroge ma femme, que tu ne lui as dit que cela ? Tu ne l'as pas appelé idiot, imbécile ?
        — Non !
        — Dans ce cas, tranquillise-toi, il ne t'arrivera rien.
        Je me suis tranquillisé. Le soir on a été chez la dame du Grand Hôtel qui m'a dit que la Comtesse de Noailles avait parlé de moi dans les Annales. J'étais très content.
        "Tu ne seras donc jamais sage ! me dit ma femme. Peut-être bien que lorsque tu seras devenu grand-père." Or, je suis devenu grand-père et je ne suis pas devenu sage. C'est toujours Berdiaeff qui est le modèle de toutes les vertus. Sans doute, excusez-moi... il y a Fondane... Mais il est jeune et bête... Quant à son avenir!
On aurait pu en prendre son parti. Non, on espère encore. Un jour, on s'est dit que si j'étais arrière-grand-père, peut-être que cela changerait... Et on s'est mis à me persuader que j'étais arrière-grand-père. Or, je l'ai raconté en société, et tout le monde s'est moqué de moi.
        "Tu vois, ai-je dit à ma femme, qu'il est mauvais de ne pas suivre la Bible ! Je t'ai obéi, je me suis cru arrière-grand-père et tout le monde s'est moqué de mol.
        — Tu ne seras jamais sage", a conclu ma femme. »
        Nous riions aux larmes. Pour finir:
        « Ne racontez ça à personne. Qu'est-ce qu'en penserait Jean Wahl ! Il dit déjà que le texte de la Voix souterraine n'est qu'une "gaminerie". Il dirait de moi que je suis un gamin. »


Sans date

        Sur le livre de Bergson, les Deux Sources de la morale et de la religion :
        « Schopenhauer dit [1] de l'amour que lorsque la Nature travaille pour obtenir ses fins, la génération par exemple, elle fait croire à Jean que Marie est une beauté et à Marie que Jean est un héros... Mais nous savons, nous, qu'il n'en est rien, que Marie est laide et que Jean est un pleutre... de la même manière, selon Bergson, nous savons, nous, que Dieu est rien moins qu'un héros...
        L'intelligence de l'homme avait été faite (par nature, ce semble) uniquement en vue de l'action. Mais brusquement cette intelligence s'est trouvée supérieure à la tâche qui lui avait été prescrite ; elle s'est mise à réfléchir pour son propre compte ; c'est ainsi qu'elle est arrivée à créer les dieux.
        Les dieux donc — selon Bergson — ont été fabriqués par le Collège de France, ces sortes de dieux que la Bible appelle des idoles. Mais si les hommes ne voulaient pas des dieux fabriqués en série par le Collège de France? Cependant, Bergson s'incline devant les dieux, il laisse subsister tout, rien ne le gêne, il témoigne même un grand respect pour la Bible. Mais en somme à quoi bon conserver les dieux, pour leur témoigner du respect si, à nos yeux "libres", ils apparaissent laids et pleutres ? Et comment sait-il que Jean est un pleutre ? Qui le tient au courant des desseins de la Providence ? Qui l'assure que ce qu'il voit, 111e voit ? — Mais, les Faits. — Je ne sais pas, et je pense que Bergson ne sait pas mieux que moi ce que c'est qu'un Fait. Pour avoir des faits, il faut auparavant savoir ce que c'est qu'un fait, il faut avoir décidé du possible et de l'impossible, du principe de contradiction, etc.
        Depuis deux ans, je n'ai fait que lire Kierkegaard, Luther, Platon, Nietzsche et, à la lecture du livre de Bergson, ayant quitté ces géants, je me retrouve sur terre. Pourquoi donc Bergson a-t-il écrit cela ? »

[1]. Cf. L. Chestov: « Eros et les Idées » in le Pouvoir des clefs (1928), p. 42.


Sans date. Après le Congrès des écrivains de l'URSS [1]

        Sur Gorki, après les déclarations de ce dernier sur Dostoïevski:
        «A présent, il ose. Il est heureux de se venger sur Dostoïevski de quarante années d'incompréhension. Il pensait de même il y a trente ans, mais n'osait le dire. Il était, à l'époque, poltron, humilié, gêné de son ignorance. Un jour, un ami me pria d'adresser à Gorki le manuscrit d'un jeune écrivain pauvre. Je le fis. Gorki m'écrivit et me demanda mes livres. Je les lui envoyai. Il me répondit sur un ton humilié, évasif, car il avait peur de paraître un ignorant. J'ai perdu cette lettre pendant la guerre — avec le reste. C'est un écrivain qui a un certain talent, sans doute, mais c'est tout. Pouvait-on le comparer a Tchekhov? Il n'a pas compris Dostoïevski, comme il n'a pas compris Nietzsche. Il croyait qu'il s'agissait là de force physique, donner des gifles... Il a, avec cette idée, construit l'héroïne d'un de ses romans. »

        « En 1919, j'étais professeur à Kiev. On avait à peine de quoi manger. Tatiana et Natacha travaillaient chez des paysans et rapportaient des vivres. Bien que donner des conférences me répugnât, j'ai demandé à en faire de supplémentaires. Cela se sut. Des jeunes communistes sont venus me voir. Ils me demandèrent si je n'avais pas un manuscrit fin prêt. J'avais justement "le Pouvoir des clefs". Ils me proposèrent de l'éditer. Au bout d'un mois, gênés, ils vinrent me demander si je ne voulais pas ajouter une petite page à mon livre, par laquelle je me déclarerais matérialiste... »

        Chestov, venu à Berlin pour tenir une conférence à la Nietzsche-Geselschaft, se trouva, un soir, avoir pour compagnon de table Einstein [2]. Chestov connaissait Einstein de nom, sans comprendre grand-chose à la Physique mathématique, et Einstein devait vaguement avoir entendu parler de l'existence de Chestov, ne serait-ce que le soir même : un grand philosophe russe, un ami de Husserl, etc.
        Comme il se trouvait placé à côté de lui, Einstein demanda à Chestov de lui expliquer, en quelques mots, si possible, la philosophie de Husserl.
        « Mais, répondit Chestov, je ne pourrais vous le dire en quelques mots. Il me faudrait au moins une heure, une heure et demie...
        — J'ai le temps », répondit Einstein.
        Par quoi commencer ? « S'il vous était donné aujourd'hui de rencontrer Newton, ici ou dans l'autre monde, dit Chestov, de quoi parleriez-vous avec lui? De l'évidence, des preuves, de la vérité, ou bien de la masse de la lumière, de la courbure de la terre, etc.
        — De ceci, évidemment acquiesça Einstein.
        — Eh bien, rétorqua Chestov, un philosophe demanderait à Newton ce qu'est la vérité, si l'âme est immortelle, si Dieu... Mais vous, vous supposez ces choses connues...
        — Évidemment, répondit Einstein.
        — Eh bien, reprit Chestov, ces choses qui vous sont connues, ne le sont pas pour le philosophe ; il pose toutes les questions résolues, comme si elles ne l'étaient pas. »
        Il essaya par la suite de parler à Einstein de l'évidence de Husserl, et toucha même à la lutte contre les évidences qu'il avait entamée contre le célèbre philosophe de Fribourg. Mais Einstein ne le suivait plus. Ils se rencontrèrent une seconde fois et Einstein demanda à Chestov de poursuivre son cours. Mais il ne se rappelait plus rien de ce qui avait été dit la première fois.

[1]. Moscou, 17 août - ler septembre 1934.
[2]. Cette rencontre eut lieu probablement en avril 1927.


1er février 1936

        Chestov est venu dîner à la maison, après son cours. Il est au courant, à présent, des préparatifs que l'on fait pour son soixante dixième anniversaire. Comme je l'avais prévu, et dit à Tatiana, il a accepté avec joie qu'on éditât son livre sur Kierkegaard, mais il a refusé le banquet proposé par « les Jeunes Russes ».
        « A quoi bon un banquet ? dit-il. Tout le monde voudra parler. On me comparera à Platon, à Aristote, après quoi tout le monde sera content. Ils y mettront sans doute beaucoup de chaleur et croiront avoir compris. Lévy-Bruhl, Jean Paulhan et Jules de Gaultier ont accepté avec empressement de faire partie du Comité qui éditera le livre... aux frais des souscripteurs, si on en trouve.»
        Il n'en paraît pas persuadé.

        On parle de Max Scheler dont vient de paraître la traduction française du livre sur la Nature de la sympathie[1].
        « C'était un homme charmant, dit-il. Je l'ai rencontré pour la première fois à Pontigny [2]. Je venais tout justement de lire de lui — sur la foi d'un journal allemand — son Das Ewige in Menschen [3]. Un husserlien catholique — je trouvais cela étrange. Je le lui ai dit. "C'est déjà passé", fut la réponse de Scheler. Il n'était plus catholique. On m'a raconté plus tard qu'il était devenu catholique au moment de son mariage — et qu'il avait cessé de l'être pour pouvoir divorcer. Mais c'était là, peut-être, des propos méchants. Il est de fait que les femmes ont joué un grand rôle dans sa vie ; il en parlait beaucoup. Je l'ai revu à Francfort, après sa visite à Paris [4]. Il était en la compagnie de quelques professeurs, et il voulait nous inviter à un bon dîner. Il a longtemps hésité entre plusieurs restaurants. Puis il nous a emmenés dans une boîte qui s'appelait Falstaff. On y mangeait énormément et le dîner était vraiment trop copieux pour moi. Aussi n'ai je pris que deux plats, les autres ont tout mangé. Scheler aussi, bien que sa maladie de coeur l'obligeât à un régime sévère. Il avait oublié d'être philosophe — et il mangeait en poète. Deux semaines plus tard il mourait [5].
        C'était un élève de Husserl, mais Husserl ne l'aimait pas beaucoup. Sa manière de penser et d'écrire n'était pas assez "rigoureuse", assez sérieuse, de l'avis de Husserl. D'ailleurs il n'a jamais compris Husserl. Quand je lui parlais des inquiétudes de Husserl, il ne voulait pas admettre que Husserl fût inquiet. A quoi bon l'inquiétude. Il ne comprenait pas que Husserl était allé à la racine des choses en désespéré — la racine des choses ne lui disait rien, à lui. Beaucoup de talent, de fines observations, d'ailleurs. Mais il ne comprenait pas. Husserl, lui, comprenait, et il a compris aussi mes questions, bien qu'il ne fût, lui, ni croyant, ni catholique. »

[1]. Nature et forme de la sympathie. Contribution a l'étude des lois de la vie émotionnelle, Paris, Payot, 1928, 384 p.
[2]. Au cours de l'été 1923.
[3]. Vom Ewigen im Menschen, Leipzig, 1923 Berlin, 1933, 725 p.
[4]. Le 21 avril 1928.
[5]. A Francfort, le 19 mai 1928.


5 février 1936

        Je suis allé le voir pour lui porter le chèque que Victoria Ocampo a envoyé à mon adresse, pour son article paru dans SUR. [1]

        Chestov me montre une étude de Marcel de Corte sur l'expérience mystique, parue dans la Revue Carmélitaine:
        « J'ai lu un article de Marcel de Corte sur saint Jean de la Croix et Plotin [2]. En général, je me méfie de Jean de la Croix ; il plaît trop aux philosophes. (Et de citer un texte où Jean de la Croix rappelle que Dieu avait dit à Moïse de le regarder de dos. Saint Jean de la Croix ajoute que, pour que l'union mystique s'opère, il faut le voir de face.) Il voulait voir plus que Moïse. Mais il avait oublié que Dieu avait ajouté: "car si tu me vois de face, tu mourras". Marcel de Corte dit de saint Jean de la Croix et de Plotin qu'ils étaient tous les deux sincères. Sans doute ! Mais quel terme pour les désigner ! De toutes façons, il n'y a aucun rapport entre leur sincérité et la "sincérité des philosophes".
        C'est étonnant, me dit-il, Marcel de Corte parle en phénoménologue et s'appuie sur Husserl. Il me semble même que les citations qu'il dit de Plotin, il les a empruntées à ma seconde étude sur Husserl [3], bien qu'il ne me nomme pas ; après tout je ne suis pas un académicien... Mais, comme j'opposais Plotin à Husserl, on dirait que l'idée lui est venue de démontrer qu'il n'y a pas là opposition véritable. Sans doute il a des textes à citer, et tant qu'il veut, à l'appui de sa thèse. Plotin s'est toujours couvert de la tradition platonicienne, voire aristotélicienne ; il a passé sous cette étiquette tout ce qu'il avait à dire et qui n'était pas toujours aussi orthodoxe qu'on le dit. Il avait peur de passer pour un misologos. Aussi employait-il à temps ses arguments irréfutables : on doit, et nécessité. Voyez avec quelle naïveté de Corte, qui pourtant connaît admirablement son métier et ses textes, écrit que la philosophie ne peut connaître l'expérience vécue du mystique, mais qu'elle peut en faire la description — et que cette description est valable, étant donné la "sincérité" incontestable de Plotin et de Jean de la Croix. Sans aucun doute, il y a là sincérité ; mais, s'il entend — et il l'entend — par sincérité : identité de l'expérience interne à l'aveu explicite, quelle est sa candeur ! Comment donc Serait-on sincère de cette manière ? Il était impossible à Plotin de confesser exactement sa pensée, sans passer pour un misologos — et être un misologos était, à son époque, une chose infiniment plus grave qu'aujourd'hui. Il essayait donc de poser ses questions comme si elles étaient des questions orthodoxes, comme si Aristote eût pu les poser. N'avait-il pas dit que la philosophie était ce qu'il y a au monde de "plus important"? N'avait-il pas parlé de lutte suprême ? Il avait dit aussi que devant l'UN tout savoir cessait, qu'il fallait s'élever au-dessus du Savoir. Sans doute avait-il expliqué le monde par une émanation de l'UN, écrit que l'UN était débordé par sa propre puissance et avait dû engendrer le monde, qui n'est qu'un mouvement descendant... Mais comment pouvait il savoir que l'UN était débordé ? qu'il devait engendrer ? n'était ce pas là une idée née de faits empiriques ?... la « sincérité» de Plotin dépassait ses textes et voyez ! Tout comme Socrate; ses disciples sont allés consulter l'oracle de Delphes. Et qu'a dit l'oracle ? Lisez (Chestov prend le premier tome des Ennéades, en français, dans la collection de Bréhier, et l'ouvre.) Il y parle d'amour et non de nécessité et, pourtant, personne n'a tenu compte des paroles pénétrantes de l'oracle.
        Je sais que les biographes de Plotin, et jusqu'à Porphyre, parlent de lui en disant qu'"il avait honte de son corps". Savez vous que, vers la fin de sa vie, Plotin était malade, son corps couvert d'ulcères et, comme il avait l'habitude d'embrasser ses amis et que l'odeur de ses ulcères (et de son estomac atteint) les importunait, ils s'étaient tous éloignés de lui, le laissant à sa solitude ; si bien que Plotin se retira du monde, à la campagne. Ce n'était pas un sentiment de honte qu'il éprouvait vis-à-vis de son corps — mais d'impuissance! Impuissant, il l'était, comme Kierkegaard dans le domaine sexuel, comme moi dans... Ne rien pouvoir faire quand on est accablé de sévices, des injures de la nécessité ! Alors, bien entendu, on "s'élève", on "domine" la nécessité en déclarant que l'on a honte de son corps, honte de son sexe, et l'on parvient ainsi à la grandeur, au sublime... Moi aussi, dans mon premier livre [Shakespeare devant son critique Brandès], j'étais parvenu au sublime... Les mêmes problèmes que ceux d'aujourd'hui se posaient à moi, mais je les résolvais à la manière philosophique, j'expliquais le Roi Lear par le personnage de Brutus, je donnais raison, en parlant de Job, à ses amis. Plus tard, j'ai abandonné le "sublime". Un jour, même (après la publication de mon Idée du Bien chez Tolstoï et Nietzsche, de la Philosophie de la tragédie et de mon Apothéose du Dépaysement), un professeur russe m'a dit avec étonnement qu'il aurait compris que j'eusse débuté par ces livres et que, par contre, plus tard, je terminasse par le "sublime" de mon livre sur Shakespeare, mais que le contraire était bien étrange ! Il est vrai que l'on me pardonne beaucoup à cause de mon "honnêteté" (qui se rapproche de la "sincérité" de De Corte) ; en effet, j'ai toujours dit que le "mur" demeure, et que seule la tête qui le frappe s'y brise... Et puisque la tête seule s'y brise, rien n'est perdu. L'important est que le mur demeure...
        On parle de "description". Mais qu'est-ce qu'une description ? Chacun y voit ce qui le touche. Par exemple, le plus important pour moi dans cette pièce est, peut-être, le portrait de Tolstoï. Mais il est plus petit que les autres portraits, il s'y perd. Par contre, il y a dans la chambre (il regarde autour de lui et les compte) une, deux, trois, quatre chaises. De ces chaises, on pourra parler, disserter, déduire mon "goût", etc. Mais que m'importe ces chaises, alors que le portrait de Tolstoï, ou peut-être celui de Tchekhov, est pour moi le plus important, bien que petit et insignifiant...»

        « Oui, écrivez à Wahl. Poussez-le ! Qu'il écrive donc ce qu'il pense de moi, qu'il montre "ma taille". Il peut le faire de façon aussi véhémente qu'il voudra, et injurieuse ! Je comprends que, par la "taille", il entend mon manque de grandeur, de sublime. Mais, je vous l'ai déjà dit, moi aussi, j'ai été sublime [4]...»

        « Lorsque j'ai publié mon Idée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche, une étudiante m'a demandé si elle pouvait lire le livre : "Est-il difficile ?" Je lui ai répondu que je n'en savais rien ; elle n'avait qu'à essayer. Elle essaya. Un peu plus tard, lorsque je la rencontrai, elle me dit:
        "Mais il est très facile, votre livre ; je me demande même s'il est permis à un philosophe d'écrire des choses aussi faciles."
        Le même jour, j'ai rencontré un philosophe russe qui m'a dit:
        "Très bien votre livre ! Mais j'ai un reproche à vous faire Pourquoi ne ménagez-vous pas le lecteur? Votre livre est trop serré, trop concis. On s'y perd."
        Il est vrai qu'un autre lecteur m'a dit un jour:
        "C'est étrange ; on lit votre livre très aisément, on comprend tout et, quand on a fini la lecture, on n'a rien compris." »

        « Étrange ! tout comme Kierkegaard — et sans le connaître — j'avait écrit que les dieux sur l'Olympe devaient rire de Hegel. Je ne connaissais pas Kierkegaard. Lors de mon voyage à Francfort [5] tout le monde parlait de Kierkegaard. Il n'y avait pas moyen de s'y dérober. J'ai avoué donc que je l'ignorais, son nom étant absolument inconnu en Russie. J'ai ajouté: "Même Berdiaeff, qui a tout lu, ne le connaît pas."
        Lorsque j'ai rencontré Heidegger chez Husserl [6], je lui ai cité ses propres textes, qui, de mon avis, devaient faire éclater son système [7]. J'en avais la conviction profonde. J'ignorais alors que ces textes relevaient de la pensée, de l'influence de Kierkegaard, que l'apport personnel de Heidegger n'était que dans la volonté de réduire cette pensée aux cadres husserliens. Une fois Heidegger parti, Husserl m'a entrepris et m'a fait promettre que je lirais Kierkegaard ; je ne comprenais pas le "pourquoi" de son insistance — car la pensée de Kierkegaard n'a aucun rapport avec celle de Husserl, et il ne devait pas en raffoler. Je pense aujourd'hui qu'il voulait peut-être que je lusse Kierkegaard, afin que je fusse à même de mieux comprendre Heidegger. »

[1] « Kierkegaard y Dostoievsky », SUR, Buenos Aires, nov. 1935, no. 14, pp. 7-39.]
[2]. Marcel de Corte, "L'expérience mystique chez Plotin et saint Jean de la Croix", Revue carmélitaine, Paris, 1932, pp. 164-215.
[3]. « Qu'est-ce que la vérité ? » (Réponse de Chestov à un article de Jean Hering concernant Chestov et Husserl), Revue philosophique, janv.-fév. 1927, pp. 36-74. Le texte original russe a été publié dans Sovremenniya Zapiski, no. 30, 1927. Article ultérieurement inclu dans le livre de Chestov Sur la balance de Job (éd. russe) ou le Pouvoir des clefs (éd. fr.).
[4]. Je ne me souviens pas à quoi se rapporte exactement cette allusion à la «taille». C'est d'un texte de Wahl, à coup sûr, mais lequel ? (N.A.)
[5]. Après le congrès d'Amsterdam (voir supra, 21 décembre 1935), Chestov est allé à Francfort fin avril 1928.
[6]. A Fribourg, en novembre 1928.
[7]. Dans un autre entretien, Chestov précise « Je ne sais si sa conférence Qu'est-ce que la métaphysique ? est une suite à notre conversation mais, de toute façon, il y a là quelque chose qui a éclaté. Et je l'attends encore... »


28 février 1936

        «Mon cher ami, votre lettre m'a apporté beaucoup de joie. Ne recevant pas de vous de nouvelles, j'avais commencé à perdre l'espérance. Mais vous avez déjà des épreuves — c'est donc que votre livre paraîtra bientôt et je vous félicite de tout mon coeur [1]. Après tout, c'est donc une grande chance que d'avoir un éditeur dévoué ! Quant à vos doutes, ils sont naturels et indispensables. C'est la loi éternelle : même si les autres sont contents de vous et vous louent, vous-même restez toujours mécontent et vous vous grondez. Tel est le destin de l'écrivain et spécialement celui du philosophe. Mais vous avez vous-même choisi ce destin. Personne ne vous y a contraint. Chacun d'entre nous peut se dire à soi-même tu l'as voulu, Georges Dandin !
        Je vous envoie aussi...»

[1]. Il s'agissait de la Conscience malheureuse. (N.A.)


Le 6 mars 1936 [1]

        Madame Maritain m'écrit pour me demander de passer, ce dimanche, à Meudon. Elle m'avertit qu'il y aura également chez elle un jeune indianiste, Olivier Lacombe, qui désirerait rencontrer Chestov, Masson-Oursel l'ayant prié de se mettre à sa disposition pour lui fournir sur Ramanuja des renseignements que Chestov lui avait demandés. Elle me demande aussi s'il ne serait pas possible que Chestov vienne, lui aussi, ce même dimanche, à Meudon?
        Nous sommes à Meudon. Une longue conversation s'engage sur les traductions, les éditions de Çankara et de Ramanuja.
        « J'espère bien que vous ferez un livre là-dessus, dit Maritain.
        — Peut-être bien, répond Chestov, mais dans l'autre monde. Cela me demanderait un tel travail, tant de lectures que je n'y arriverais pas. Mais c'est pour moi un vrai plaisir de lire les Hindous ils me font mieux voir certains points de notre propre pensée. »

        Après le départ de Lacombe, on questionne Chestov sur maintes choses:
        « D'après Aristote, le monde est incréé, et tout ce qui a été créé est imparfait. Or, selon la Bible, Dieu a créé le monde et l'homme à sa propre image, et Il disait après chaque jour de la création : Valde bonum, tout cela est parfait. C'est le péché originel qui a corrompu cette perfection et non le fait que c'étaient des êtres imparfaits parce que créés. Je ne dis pas que c'est Aristote, ou bien que c'est la Bible qui a raison ; je dis que ce sont des positions différentes. »

[1]. Erreur de date. Chestov et Fondane sont allés chez Maritain le samedi 6 mars 1937. [Lettre de Chestov à Fondane du 2 mars 1937.]


Sans date

        « Pour comprendre Kierkegaard, je vous raconterai un texte de Deussen qui, dans son Histoire de la Philosophie, dit que dans la prière chrétienne, il y a sept demandes, et que c'est un grand honneur pour elle que sur sept demandes une seule soit matérielle, basse: "Donnez-nous notre pain quotidien". Le reste se maintient dans les pures idées : c'est le sublime. Or, Kierkegaard était mécontent de rencontrer — et ce jusque chez les mystiques — la prédominance des prières sublimes, l'absence de prières basses. Car la philosophie a toujours pensé que les choses basses ne dépendent pas de Dieu, qu'il n'a sur elles aucun pouvoir. Si tu veux avoir ton pain, travaille ou vole. De toutes façons, ce n'est pas en priant que tu l'obtiendras. Dieu peut donner, sur notre prière, l'éternité, l'infini, la béatitude, l'amour, etc. Mais le pain, non; cela il ne peut nous le donner. »


Sans date

        «J'ai été révolutionnaire depuis l'âge de huit ans au grand désespoir de mon père. Je n'ai cessé de l'être que beaucoup plus tard, lorsque le socialisme "scientifique", marxiste, eut fait son apparition. »

        A propos de Socrate:
« Pour déterminer un critère certain du Bien et du Mal, Socrate en appelle à l'art du cuisinier qui peut ou vous empoisonner ou bien vous fournir une alimentation saine et robuste. Et n'est-ce pas là le rôle du philosophe ? Juste comparaison, semble-t-il. Mais ce même Socrate avait dit que la philosophie était une préparation à la mort ; et qu'il fallait mépriser la chair, etc. Dans ce cas, la comparaison qu'il tire de l'art du cuisinier est fausse car c'est précisément alors qu'il nous empoisonne que le cuisinier travaille pour le bien de l'homme et c'est précisément en flattant nos appétits et en travaillant à notre santé, qu'il nous veut du mal. Que valent donc, des critères obtenus par ces moyens-là? » [1]

[1]. Cf. L. Chestov, le Pouvoir des clefs (1928), pp. 216 à 219. (N.A.)


Le 21 mars 1936

        Je lui avais dit que je comprenais mal qu'il eût soixante-dix ans alors qu'il était si jeune...
        « Je suis jeune, oui, en un sens. Mais pas celui que vous pensez. Il y a quarante ans, j'avais la même impuissance devant les choses, les mêmes tourments qu'aujourd'hui. Rien n'est donc changé. Il n'y a que les cheveux qui ont blanchi. Mais les cheveux blancs, quelle importance ça peut avoir, n'est-ce pas?»

        Je lui fais lire, dans les épreuves, mon article : « Chestov à la recherche du judaïsme perdu [1] ». En lisant le texte de Nietzsche, que je cite d'après les OEuvres posthumes, parues récemment, Chestov a un sursaut:
        « Où avez-vous trouvé ce texte? Je ne le connais pas ! »
        Je le lui dis
        « Vous voyez ! Et on dira toujours que c'est moi qui fait parler Nietzsche avec mes mots ! Ce texte, mais c'est tout mon livre sur Tolstoï et Nietzsche !
        — C'est ce que je viens de dire dans mon étude sur vous, dans la Conscience malheureuse. »
        (Le texte de Nietzsche est le suivant : « La réfutation de Dieu : en somme, ce n'est que le dieu moral qui est réfuté. »)

[1]. La Revue juive de Genève, IV, no. 37, avril 1936.


Sans date [20.3.1936]

        Chestov m'avait écrit de passer le voir, avant son départ pour la Palestine. Cela allait avoir lieu enfin ! Je l'avais vu la semaine précédente lorsque l'Union académique russe l'avait fêté [1] : on avait entendu des discours de Milioukov, de Lazareff et de Lévy-Bruhl. Chestov, qui avait refusé d'abord d'assister à cette « fête » avait dû finalement céder, à cause de la présence de Lévy-Bruhl. Il craignait de le vexer. C'était de la part de Lévy-Bruhl une gentillesse inattendue, tout comme celle — inexplicable — qui lui a fait publier dans la Revue philosophique les si longues études de Chestov. Dans son discours, après s'être demandé si Chestov était, ou n'était pas, philosophe, il a conclu par l'affirmative. Il lui a accordé même, avec des distinguos, le brevet d'« historien de la philosophie ». Avec une trop grande originalité, sans doute, qui déteignait tellement sur « ses modèles », qu'on ne les reconnaissait presque plus. Mais enfin, un discours de bona fide. Et un évident désir de faire plaisir à Chestov. « J'ai voulu surtout lui faire plaisir », a-t-il dit, devant moi, après son discours, à Jules de Gaultier.
        Pour poser la question: philosophe ou pas philosophe, Lévy-Bruhl avait fait allusion à une sienne conversation avec Meyerson. Chestov m'en parle:
        « Meyerson me l'a dit à moi aussi, bien que d'une manière sournoise. On parlait du refus des philosophes à me lire: "Peut être ne savent-ils pas que vous êtes un philosophe et prennent-ils vos livres pour de la littérature ?" C'était un homme prodigieusement intelligent, Meyerson, et qui avait prodigieusement lu. Mais, pour l'usage de la philosophie, il ne retenait de ses lectures que les choses des sciences. Rien d'autre n'était assez "rigoureux" pour lui. Est-il encore lu maintenant? »
        Je lui dis que sa critique de la science demeure viable.
        « Mais ce n'est pas à cela qu'il tenait ; c'est à sa "construction". Il était persuadé que sa philosophie était la meilleure, la plus originale. Spinoza n'était pas un savant, selon lui. Car Spinoza n'avait pas tenu compte de l'astronomie, etc. Comme il démontrait l'impuissance de la science à toucher à la vérité, et que néanmoins il ne voulait accorder qu'à la raison le droit pour ce faire... je lui ai dit, un jour, que, chez lui, la raison même est devenue folle. Il s'est fâché à un tel point que j'ai eu peur...»

        Je lui raconte que les Cahiers du Sud m'avaient demandé un article d'éreintement sur Julien Benda, que j'eusse écrit avec plaisir, n'était la perspective de l'insupportable ennui de lire et relire ses oeuvres. Chestov me répond:
        «Je vais vous raconter une anecdote de mon père, bien entendu une anecdote juive : Un jour, une diligence dans laquelle se trouvait un respectable rebbe, montait une côte. Tous les gens en descendirent ; le rebbe fit de même. "Pourquoi descendez vous, vous aussi? dirent les voyageurs. Nous autres, ça se comprend. Qu'avons-nous de mieux à faire? Mais vous, vous fatiguer !... — Je vais vous répondre, dit le rebbe... je crains que le jour où l'on sera jugé au ciel, le cheval ne se plaigne de moi... — Eh bien, dirent les autres, vous répondrez comme il convient que vous étiez à méditer sur les grandes et saintes choses et que vous étiez pleinement justifié. — Sans doute, dit le rebbe, mais je préfère marcher à pieds, que d'avoir à discuter avec un cheval.»

        « J'ai lu, lui dis-je, le petit article de Remizov sur vous, paru dans Hippocrate [2].
        — C'est un vieil article, me dit Chestov. Il a paru il y a trente ans, lors de la publication de mon Apothéose du dépaysement. C'est peut-être le seul article aimable qui ait paru alors.
        — Pourquoi?
        — Mon livre avait fait scandale. J'avais osé écrire des aphorismes, c'était inaccoutumé. Ensuite, je me suis moqué des conclusions. J'ai dit que j'ajournais mes conclusions pour plus tard. Enfin, ça n'était pas sérieux, étant convenu que jusque-là, j 'avais été sérieux. Même Aichenvald, qui était un excellent professeur et qui était plein de bienveillance envers moi, fut fâché. C'était un Juif baptisé que ce Aichenvald et déjà critique réputé, bien que la vie ne fût pas très agréable pour un juif — même baptisé. Mais il avait des auditeurs, des femmes en nombre... Il avait quelque chose dans l'esprit qui "chatouillait" ses auditeurs. Eh bien, il lut mon livre, et lorsqu'il vit ce que j'avais écrit à propos de Socrate et de Xantippe [3] : "Lorsqu'on s'occupe de philosophie on est toujours couvert de détritus", il écrivit dix lignes dans un grand journal [4], où il déclara que je gaspillais mon "talent" à des choses pas sérieuses — mais pas sérieuses du tout. Tout le monde en fut content. »
        Quant à Remizov:
        — « C'était un écrivain de premier ordre — souvent. Mais souvent aussi, il publie des nouvelles vraiment médiocres. Il est vrai que, les nouvelles médiocres, on les lui prend et on les lui paie, alors que, par exemple, "La Mort d'Abraham", qu'il a écrit d'après un manuscrit bulgare du XIV siècle, je crois, il ne peut la placer nulle part...

[1]. 70e anniversaire de Chestov (13 février 1936), fêté par I'U.A.R. le 14 mars 1936.
[2]. "Léon Chestov. A l'occasion du 70e anniversaire de sa naissance », Hippocrate, Paris, fév. 1936. Traduction d'un texte publié en russe dans la revue Voprosi Jisni, 3 juin 1905, sous le titre "Apofeoz bezpotchvennosti". (Voir annexe 3.)
[3]. L. Chestov, Sur les confins de la vie (L'apothéose du dépaysement), p. 54.
[4]. J. Aichenvald, Rousskie Vedomosti, Moscou, 7 mars 1905.


Mars 1936

        Quelques jours après notre dernière entrevue, Chestov partit pour la Palestine.


Jérusalem, [avril] 1936

        « Me voilà à Jérusalem et j'ai déjà parlé ici — en allemand. A présent je vais parler en russe. Mais la Palestine est, je dois vous avouer, au-dessus de tout discours. Aujourd'hui j'étais au jardin de Gethsemani... Je vous raconterai tout quand je serai à Paris. Je vous embrasse, etc. »

        Peu de temps après son départ pour la Palestine, je partais à mon tour, pour Buenos Aires, afin d'y tourner un film. Nous ne nous sommes revus que sept mois plus tard, et nous n'avons plus parlé de la Palestine. En mon absence, Chestov a entretenu une longue correspondance avec ma soeur et ma femme, pour avoir de mes nouvelles? Il m'a écrit aussi à Buenos Aires, d'abord de Palestine, puis de Paris.


Tel Aviv, 10 mai 1936

        « Votre lettre, mon cher ami, et votre article [1] me sont parvenus il y a déjà deux semaines, mais j'ai ajourné ma réponse jusqu'à mon départ afin de pouvoir vous raconter tout ce que j'ai vu en Palestine, quoiqu'il soit bien étrange d'écrire à l'autre bout de la planète. Y arrivera-t-elle, ma lettre ? Je me rejouis beaucoup de ce que Mme Ocampo vous ait invité encore une fois. [2] Vous écrivez que c'est une petite affaire; mais peut-être y trouverezvous encore quelque chose ; et en tous cas, j'espère que le voyage, comme l'autre fois, sera pour vous un repos dont, sans doute, vous avez grand besoin.
        A présent, il me faut raconter mes "impressions sur la Palestine". Hélas, c'est très difficile, d'autant plus que je n'ai pas vu beaucoup. Vous avez sans doute lu, dans les journaux, au sujet des désordres des Arabes. Bien qu'il n'y ait pas eu de "batailles" entre Arabes et Juifs, comme on l'a écrit, la vie ici pendant ces dernières semaines a été très pénible. On ne parlait que des désordres et j'étais cloué à Tel Aviv, parce que les voyages à travers le pays était très dangereux. J'ai eu la chance de pouvoir visiter Jérusalem et quelques villages voisins (jusqu'à la mer Rouge), parce que ma première 'conférence était pour Jérusalem. Mais depuis trois semaines je ne bouge pas. Quand je suis arrivé à Haïfa, les désordres éclataient. Quoiqu'on n'eût pas ajourné mes conférences, tout le monde était plus occupé des désordres que de mes conférences. A présent, c'est déjà plus tranquille et mes deux conférences à Tel Aviv ont attiré assez de monde. Dans trois jours nous partons. Peut-être que de Paris, je vous écrirai un peu plus de mes "impressions de Palestine" — mais je n'en suis pas très sûr. Je hais écrire en général, et encore plus je hais écrire des lettres. Que faire ?
        J'espère trouver déjà à Paris votre livre. Je suis très impatient de le lire et aussi de lire ce qu'on en dit si on veut en parler. Et Jean Wahl ? En parlera-t-il ? J'attends aussi avec impatience vos lettres. La mienne vous arrivera-t-elle? »

[1]. Probablement "Chestov à la recherche du judaïsme perdu", voir supra [21 mars 1936].
[2]. En 1929, Fondane avait été invité à Buenos Aires, par Mme Ocampo, pour une série de conférences. En 1936, c'est en réalité à la demande de ses amis Aguilhar qu'il partit à nouveau en Amérique du Sud, pour réaliser un film dont le Quatuor des Aguilhar avait la vedette. [Note de Geneviêve Fondane.] Ce film, Tararira, déplut au producteur qui se refusa ensuite à le distribuer.


2 juin 1936, Boulogne

        «Mon Cher Ami, me voilà depuis déjà dix jours à Paris. Si je ne vous ai encore rien écrit d'ici, de Palestine je vous ai écrit deux fois — une fois une carte à votre adresse de Paris et une autre fois de Tel Aviv à l'adresse de Mme Ocampo. Avez-vous reçu ces lettres ? — c'est parce que j 'attendais toujours votre livre [1] qui devait paraître le 10-15 mai. Enfin, avant-hier je l'ai reçu, je l'ai déjà lu et, en vous remerciant, et pour le livre et pour les paroles vraiment touchantes qui l'accompagnaient, je veux à présent vous dire quelle impression il a fait sur moi. Somme toute, on peut vous féliciter. Vous avez osé vous poser une tâche énorme, formidable : et vous vous en êtes tiré avec honneur. Bien entendu, chez vous, comme chez tous les écrivains qui se posent des tâches difficiles, toutes les pages ne sont pas égales. Il y a des pages admirables, il y en a de moins tendues et plus faibles. Par exemple, ce post-scriptum de la préface et le premier chapitre ("Nietzsche et la suprême cruauté") que je considère plutôt comme une seconde préface, vous ont réussi on ne peut mieux. "La Conscience malheureuse", à mon avis, n'est pas assez forte, bien qu'il y ait dedans des pensées de première importance. "Gide suivant Montaigne" est aussi très bien écrit. L'extrait du Nietzsche (page 85) et l'interprétation que vous en tirez font une impression inoubliable et je crois que Gide lui-même, bien qu'en général très gâté par son succès énorme (comme écrivain) et toujours plutôt sûr de luimême et tranquille, sentira quelque chose comme des remords après avoir lu tout ça — et sera contraint de se dire que vous aviez raison d'écrire, quelques pages auparavant, avec une si fine ironie, les paroles : "Dieu sait combien Gide a mis de ferveur à se laisser troubler par Dostoïevski et Nietzsche 1" Bien entendu, il ne l'avouera à-personne — mais il ne vous le pardonnera jamais, je crois, quoique dans les dernières pages vous ayez beaucoup fait pour adoucir l'impression et "dorer la pilule". On peut dire la même chose à propos des deux études qui suivent "Bergson, Freud et les dieux" et "Martin Heidegger". Tout le monde sera indigné à propos de ça, que vous ayez osé, non seulement critiquer, mais aussi parler ironiquement d'hommes si célèbres dans le monde entier et ayant de si grands mérites. Vous avez beaucoup remanié vos études sur Husserl et Heidegger et vous avez bien fait, d'autant plus que vous avez pu utiliser pour "Husserl" les Méditations cartésiennes qui ont été publiées beaucoup plus tard. Quand à vos deux études sur Kierkegaard — ici, je dois faire mes réserves. Il y a aussi dans ces études beaucoup de pages excellentes, mais, à mon avis, bien que vous touchiez aux racines mêmes de sa pensée, vous lui faites des reproches qu'il n'a pas mérités ! Cela provient de ce que vous avez oublié sa manière de parler "indirectement", ou plutôt parce que cette manière de parler, comme vous l'avouez, vous irrite. Etrange chose ! Berdiaeff m'a dit aussi : "A quoi bon parler indirectement? Si tu veux dire quelque chose — parle ouvertement." Mais je ne crois pas que Berdiaeff ait raison. Il y a des choses dont on ne peut parler autrement qu'indirectement. C'était aussi le cas de Nietzsche et de Dostofevski. Et il faut, non seulement, leur "pardonner" leur manière de parler, mais savoir l'apprécier et comprendre aussi le sens caché de leurs écrits. Si vous aviez fait ça, vous auriez senti,peutêtre, qu'il y a beaucoup plus de contact entre moi et Kierkegaard qu'il ne vous semble. Et c'est, sous beaucoup de rapports, comme vous l'avez remarqué vous-même, très important. "La peur devant le rien", comme source du péché originel est le commencement d'une vraie critique de la raison pure. Mais, néanmoins, la seconde moitié de votre livre montre que les questions dont vous parlez, vous ne les avez pas apprises dans les livres, que ce sont vos questions propres, que vous voulez et avez le droit d'assumer pleinement la responsabilité de tout ce que vous dites dans votre livre. Et c'est votre grand mérite.
        Je ne crois pas que votre livre ait une bonne presse, je ne crois pas qu il ait une presse. Peut-être vous faudra-t-il vous souvenir des paroles de Lovtzki : "Fondane est jeune et bête..." Mes meilleurs voeux à Mme Ocampo. J'attends avec impatience vos lettres. Racontez-moi tout ce qui vous arrive en Argentine. Y avez-vous réussi un peu?
        P.S. Mon livre sur Kierkegaard n'est pas encore paru. Il ne paraîtra que dans deux ou trois semaines. »

[1]. B. Fondane, la Conscience malheureuse, Paris, Denoël et Steele, 1936; rééd., Paris, Plasma, 1979.


3 juin 1936, Boulogne
Le lendemain

        «Mon Cher Ami, je viens de recevoir de votre soeur cette feuille rose pour une lettre par avion, à peine ma lettre pour vous, adressée à Mme Ocampo, était-elle partie — mais par la poste ordinaire. Pour raccourcir le temps, je vous dirai en quelques mots ce que vous lirez dans ma lettre un peu plus tard, et en beaucoup plus développé. Votre livre, écrit avec beaucoup d'entrain, montre que les questions que vous y traitez ne sont pas pour vous des questions théoriques, autrement dit qu'il s'agit de la philosophie existentielle ; et c'est, à mon avis, un grand mérite. Voilà pourquoi je ne crois pas que vous ayez ce qu'on appelle une bonne presse. Votre livre irritera plutôt vos critiques. Plus vraisemblablement vous n'aurez aucune presse. Dans les cas comme le vôtre, on préfère ne pas parler du livre. Et votre éditeur qui se décida néanmoins à le publier sera bien puni pour sa [mot indéchiffrable].
        Dans cette lettre vous me parlez de nous quitter pour vous établir ailleurs. Que voulez-vous dire ? Est qu'on vous propose de vous établir en Argentine? J'espère que votre soeur m'expliquera ces mots énigmatiques. En tous cas, j'espère que dans votre prochaine lettre vous me les expliquerez.
        Chez nous, rien de nouveau. De Blum et des grèves, vous en lisez assez dans les journaux. Nos nouvelles privées ne sont pas trop joyeuses : dans quelques jours on va opérer Schloezer — et son opération est très sérieuse. Espérons qu'elle se passera bien. Je vous embrasse... »


Le 3 juillet 1936

        « Vous aviez parfaitement raison, mon cher ami, de m'écrire ce que vous pensez de Kierkegaard. Mais avec les penseurs qui sont destinés à être confus afin de pouvoir raconter ce qu'ils doivent raconter — il faut prendre patience. Vous vous rappelez peut-être l'article de Marcel de Corte sur Plotin et saint Jean de la Croix (il me semble que vous l'avez pris chez moi [1]). L'auteur écrit en connaissance de cause, mais il souligne trop la "sincérité" de Plotin et son art d'exprimer adéquatement ses idées — et parfois il perd son Plotin. Les penseurs qui osent parler de leur "timiotaton" — le plus important — il les faut plutôt deviner qu'étudier. Néamnoins il y a dans votre article sur Kierkegaard beaucoup de pages qui sont très heureuses. Et vous avez des lecteurs. Même Schloezer et Berdiaeff (je ne parle pas déjà de Jules de Gaultier) m'ont beaucoup loué votre livre. Tous les deux m'ont dit que vous êtes un homme de talent. Avec des réserves, bien entendu, mais qui me regardaient moi plutôt que vous. En tous cas les louanges de Berdiaeff et de Schloezer, qui sont des juges sévères valent beaucoup. Et Mme Lovtzki [2] est mécontente: vous avez offensé son maître [3].
        Avez-vous vu le numéro de juin de la Nouvelle Revue française et le P.S. de Denis de Rougemont qui vous regarde, dans son article "Kierkegaard en France" ? Il dit que vous aviez écrit votre article dans les "Cahiers du Sud" [4] avec violence, mais il ajoute aussitôt : "je ne trouve pas cette violence déplacée, ni l'injustice qui l'accompagne plus onéreuse pour la vérité que ne serait l'affectation de l'impartialité ; et je suis loin de trouver inutile la question que pose Fondane: ils suivent Kierkegaard du regard, mais où en sont-ils de leur propre démarche ? Oui, cette question est gênante et sérieuse et c'est pourquoi je la retourne à son auteur. Mais peut-on y répondre par des mots ? Plusieurs des Discours religieux ayant pour objet de préparer à la communion, je ne vois, pour ma part, qu'un seul moyen de s'engager de toute sa personne à la suite de Kierkegaard."
        Quelle naïveté ! Comme si ce n'était pas Kierkegaard qui jetait ses foudres sur les chrétiens "baptisés", "communiés" (sic), etc. et sur les pasteurs qui enregistraient les baptêmes, les communions, etc. Communier, c'est plus simple (plus aisé) que de glorifier l'Absurde, que de prendre pour maître Job au lieu de Hegel, et suspendre l'éthique ! On communie chez le pasteur — et on devient un chrétien parfait, tranquille...
        Mon livre va paraître la semaine prochaine. Je vous embrasse. »

[1]. Voir supra [5 février 1936].
[2]. Soeur de Chestov. (N.A.)
[3]. Il s'agit de Freud. (N.A.)
[4]. «Léon Chestov, Kierkegaard et le Serpent », Cahiers du Sud, août-sept. 1934, no. 164. pp. 534-554.


12 novembre 1936

        De retour à Paris. Pendant mon absence, ma Conscience malheureuse ayant paru, Chestov m'avait écrit à Buenos Aires une lettre adorable [1] et, en somme, assez flatteuse. Car il n'avait pas l'habitude des compliments et, depuis plus de dix ans que je le fréquentais, je n'en avals pas entendu beaucoup. La seule fois où il m'en avait fait remontait à plusieurs années, à la publication de la traduction française de sa Philosophie de la tragédie [2].
        Son voyage en Palestine est déjà loin, je ne puis espérer en tirer des images fraîches.
        « Mes conférences étaient interrompues... Les troubles que vous savez. Pendant trois semaines, je n'ai rien fait littéralement. J'ai une grande capacité, que peu de gens possèdent, à ne rien faire absolument. Je me souviens qu'une fois — il y a bien longtemps, après la parution de mon Dostoïevski et Nietzsche — j'étais en Suisse, lorsque j'ai rencontré Anski, l'auteur du Dybuk [3]. C'était un pauvre diable, qui tapait à droite et à gauche, qui faisait, pour vivre, d'incroyables acrobaties. S'il avait pu, alors, avoir un peu de l'argent que sa pièce a rapporté depuis ! Et Ansky me demande, à brule-pourpoint, ce que je préparais. J'étais si loin de préparer quelque chose, et même de penser que l'on pût préparer quelque chose, si libre, si détaché de tout, que j'ai mis du temps à comprendre la question. Écrire est pour moi un tel supplice ! »

        Nous parlons de la métaphysique hindoue, dont il avait commencé à s'occuper avant son départ pour la Palestine.
        « Vous voyez, ma bibliothèque augmente. J'ai passé maintenant des livres sur les Hindous aux écrits authentiques. C'est absolument remarquable ! J'ai de plus en plus l'impression qu'il y a là une force spéculative plus grande que dans la philosophie grecque. Certes, je ne crois plus avoir le temps de faire état de ces études, mais j'y prends un intérêt considérable...

        Je lui fais part d'une observation de Maritain, au cours de nos conversations sur le bateau, à notre retour d'Argentine. Comme je lui disais que, selon Chestov, le saint est saint parce que Dieu l'aime et non pas que Dieu l'aime parce qu'il est saint, Maritain m'a répondu que c'était là également l'avis de saint Thomas.
        « C'est très bien, me dit Chestov, mais alors pourquoi a-t-il en horreur l'arbitraire ? »

        A propos d'un échange de lettres entre Chestov et Jean Wahl, au sujet du livre de Chestov : Kierkegaard et la philosophie existentielle:
        « Vous voyez, il parle et reparle de l'immutabilité, de l'immanence, il évite de parler de l'impuissance de Kierkegaard. J'en avais parlé cependant, j'ai même fait allusion à la visite que Kierkegaard avait faite à son médecin... C'est là ce qui est difficile à comprendre. Si Kierkegaard avait rencontré un médecin intelligent, qui lui aurait dit "Vous n'avez rien, mariez-vous" (car Kierkegaard n'était pas réellement impuissant), tout eût peut-être, tout eût sûrement, été changé. Kierkegaard se serait marié, eût trouvé que Régine était comme toutes les femmes, ne l'eût plus aimée de ce grand amour, etc. et n'eût plus pensé les choses qu'il nous a dites. Vous vous rappelez ce que Schopenhauer disait au sujet de Jean et de Marie. Kierkegaard eût vu, en se mariant, que Régine peut-être était bête, et, après tout, une femme quelconque. Car, enfin, elle était charmante, mais l'eussiez-vous connue, vous n'auriez pas compris "pourquoi" Kierkegaard l'aimait tant et, en tous cas, vous n auriez jamais admis que l'on pût, pour une telle femme, bouleverser tout. Mais qui nous dit lequel des deux Kierkegaard eût eu raison? Qui nous dit que Jean n'a pas davantage raison lorsqu'il trouve Marie belle — en l'aimant — que lorsqu'il la trouve bête et laide — quand il ne l'aime plus ? »

[1]. Voir supra la lettre de Chestov du 2 juin 1936.
[2]. Voir supra [1926].
[3]. Anski (pseudonyme de Semen Akimovitch Rappaport): Der Dybuk, dramatische Legende in vier Akten, Berlin-Wien, B. Harz, 1922.


Novembre 1936

        Chestov: « J'ai vu des horreurs sous les Tzars, mais aussi des hommes courageux qui ne cédaient pas, à qui la mort même ne faisait pas peur. Ce qui est le plus grave avec Staline, ce n'est pas qu'il ait tué des hommes ; c'est qu'il ait tué en eux jusqu'au courage. Le prince Mirsky, par exemple. C'est un homme courageux. Il n'a pas peur de la mort. Il est en prison. Mais il y a pis que la prison : c'est de rendre les hommes lâches. »

        A propos de Blum.
        «Il a été élu. Il devrait savoir commander et il prie, il supplie. C'est absolument le ton de Kérensky. »

        « En 1919, on pouvait encore parler en Russie. Il y avait encore un ou deux journaux libres. L'un d'eux avait fait une enquête chez les écrivains, sur le régime. J'ai répondu quelques mots seulement : "Dans notre parti révolutionnaire de jadis, nous demandions de la liberté et du pain. Mais il faut savoir ceci : que là où il n'y a pas de liberté, il n'y a pas non plus de pain." »

        A propos de Jaspers:
        « J'ai lu une petite brochure de lui sur Nietzsche et Kierkegaard [1]. J'ai mis d'abord beaucoup de temps pour déchiffrer son langage, car, comme tous les philosophes allemands, il a le sien. Il met Nietzsche et Kierkegaard au pinacle. Ils sont grands, ils sont magnifiques, mais... ils nous laissent les mains, le coeur, vides... Il prétend, bien entendu, repousser les vérités évidentes — mais sans les vérités évidentes, comment, au nom de quoi, saurait il que Nietzsche et Kierkegaard nous laissent les mains vides? C'est un pragmatiste, et je sais qu'il serait fâché de me l'entendre dire. Au fond, c'est encore un "retour à Kant".
        Il se prosterne devant Nietzsche et Kierkegaard. Et cependant, non, ils sont vides. Pour moi, si j'étais convaincu que Nietzsche et Kierkegaard ne nous apportent rien, je ne me prosternerais pas devant eux. Il n'y a à se prosterner, d'abord, devant personne. Je sais que ce sont des hommes qui ont cherché, qui n'ont pas- trouvé, etc. Jaspers concède, pour finir, que Kierkegaard avait la foi. La belle affaire ! C'est comme si, après avoir décapité un homme, on lui disait : et à présent, vis ! Car la foi, sans le possible, la foi sans le pouvoir, c'est pour Kierkegaard la mort. Ses mains sont vides, mais il a la foi. Merci !
        Il nie semble que dans le gros livre de Jaspers [2] que je n'ai pas pu lire — il coûte quelque 400 francs ! — il s'attaque à moi, sans me nommer d'ailleurs, il ne nomme personne. On m'avait demandé de lui envoyer un livre, je lui avais envoyé Sur la balance de Job (en allemand). Il ne m'a jamais répondu.
        Sans doute trouve-t-il que Nietzsche et Kierkegaard doivent être tués. Mais il ne le fera pas lui-même... Il dira seulement qu'ils nous laissent les mains vides. C'est pourquoi j'ai intitulé mon article sur lui : "Sine effusione sanguines [3]" Il tue seulement en esprit. Pour le reste, d'autres s'en chargeront. »

        « J'étais jeune et je cherchais et je n'osais pas encore, lorsque j'ai rencontré le texte de Tertullien. (Et mortuus est Dei filius; non pudet quia pudendum est. Et sepultus resurrexit ; certum est quia impossibile.) Mais où? dans un gros livre de Harnack [4], au bas d'une page, dans une note. Il le donnait comme une "curiosité" ; assez bon pour le sous-sol, mais pas assez pour être imprimé dans le texte. »

        En parlant d'un jeune paysan, écrivain, misérable, qui était venu le voir:
        «Mon lecteur... car je peux les compter...»

[1]. Vernunft und Existenz, Groningen. Verlag Wolters, 1935, 115 p.
[2]. Il s'agit probablement de Nietzsche. Einführung in das Verstandnis seines Philosophierens, Berlin und Leipzig, W. de Cruyter, 1936, 437 p.
[3]. « Sine effusione sanguinis. Sur la probité philosophique", (étude sur le livre de Jaspers, Vernunft und Existenz). En Russe, Pout, août-déc. 1937 ; en français, Hermés, Bruxelles, janv.1938, pp. 5-36.
[4]. Adolf von Harnack (1851-1930), théologien protestant allemand qui considère le dogme chrétien comme une hellénisation du message chrétien originel.


Le 5 janvier 1937 chez Mme Lovtzki

        Chestov, en parlant de ses cours à l'Institut slave, sur Kierkegaard:
        « Que voulez-vous? Je ne pouvais tout de même pas leur parler de "la suspension de l'éthique". Ils m'auraient planté là et seraient allés au café chantant. »
        En parlant de Berdiaeff et de Maritain:
        « Ils sont professeurs. Ils doivent enseigner. C'est-à-dire qu'ils doivent répondre à la question muette que leur pose l'élève Que faire? Comment, dans ce cas, serait-on libre?
        Je me souviens — il y a longtemps de ça — un lecteur avait commencé par m'écrire que j'étais un "héros de la pensée" etc. Puis, un jour, plus tard, il m'écrivit à nouveau. Cette fois-ci il me demandait : "Que faire ?" J'allais justement le lui demander.
        Il m'est arrivé, en parlant, de sentir l'auditoire étranger, hostile. Et alors, insensiblement, je changeais de thème ; sans doute avons-nous aussi, comme les musiciens, le moyen d'exécuter quelques accords intermédiaires. Et voilà que je ne parlais plus de Kierkegaard, mais de Soloviev. Tout de suite, la salle respirait. Au cours suivant, le nombre de mes auditeurs augmentait du double. Il y avait jusqu'à 80 personnes dans la salle. »


Le 18 janvier 1937. Boulogne

        Il y a une semaine, chez moi, Chestov m'a demandé de lui donner lecture de mon article : « A propos du livre de Léon Chestov : Kierkegaard et la philosophie existentielle[1] », article destiné à la Revue de philosophie, revue thomiste et catholique. Chestov trouve mon étude mal bâtie, la polémique que j'ai entreprise contre Maritain rejetant au second plan la figure de Kierkegaard.
        J'ai refait cet article. Une lettre de Chestov me prie de passer le voir.

[1]. Revue de philosophie, sept.-oct. 1937. Voir annexe 4.


Le 18 janvier 1937 Boulogne

        « Mon cher ami, depuis que vous m'avez lu votre article, j'y ai pensé et repensé beaucoup et il me semble que ça serait bien utile — même nécessaire — que nous en parlions une fois de plus. Choisissez donc un jour pour passer chez moi et prévenez-m'en, comme d'habitude. En attendant, etc. »


21 janvier 1937

        Je Viens chez lui. Il lit le manuscrit dactylographié, un crayon à la main.
        « Ce n'est pas encore ça, me dit-il. Beaucoup de digressions. Le plus important s'y perd. Il est des choses qu'il faut dire... et puisqu'on ne me lit pas, et qu'on vous lit, c'est vous qui devez dire ces choses. On a trop hâte de se débarrasser de Kierkegaard ; il est dangereux, alors on s'efforce de le rendre moins nuisible. C'est pourquoi il faut insister sur ce qu'est la philosophie existentielle [il dit : existentiannelle]. Il ne faut pas leur abandonner la philosophie avec mépris 111 faut attaquer leur philosophie, mais insister sur le fait que la philosophie existentielle est une philosophie. Leur philosophie ignorait que la philosophie a deux dimensions ; la foi est la seconde dimension de la pensée — et non de la mystique. Je vous ai raconté que Janet, dans un de ses cours, m'a appelé non seulement mystique, mais grand mystique. Cela veut dire : "Il dit des bêtises, mais c'est un mystique ; il en a le droit. Nous, qui sommes intelligents, nous devons nous méfier des bêtises." Ça me rappelle ce que Madame Ghippius, la femme de Merejkovski, me racontait, il y a longtemps de cela. Elle était très bien, dans le temps, Zénaïde Ghippius. Un jeune homme lui faisait la cour, qu'elle tenait à distance. Alors, le jeune homme lui écrivit un jour : "Si vous m'interdisez de passer vous voir, alors, je rentrerai chez moi, je... (je ne me souviens pas quoi)... et je lirai Chestov." C'est la suprême bêtise qu'il pouvait faire ! »
        Il me parle ensuite de la philosophie hindoue de Çankara:
        « Pensez donc ! Ces gens étaient aussi ignorants que les prophètes de la Bible. Ils ne savent rien de la chimie, de la physique, etc., mais en raison pure, ils atteignaient une puissance, une finesse, remarquables. Élégance, précision, Çankara me fait penser à saint Thomas. C'est presque un système de pensée. »


Le 17 février 1937

        « Vous vous rappelez Casseres (l'écrivain américain). Je vous ai dit qu'il a publié un livre sur quatre ou cinq hommes : Bouddha, Spinoza, Nietzsche, Jules de Gaultier. Je ne me souviens pas du cinquième. J. de Gaultier a dû lui envoyer mon Idée du Bien chez Tolstoï et Nietzsche, à cause de la préface qu'il a écrite. Je suppose que c'est ainsi que Casseres a pris connaissance de mes livres. Il vient de publier un article sur moi : "Samson dans le Temple du Fatum" [1]. D'après le titre, j'ai cru qu'il avait compris de quoi il s'agit. Mais, d'après le peu que j'ai pu comprendre (c'est en anglais), il commença par parler de moi comme styliste; j 'ai vu tout de suite que mes affaires allaient mal. Je me souviens d'un philosophe qui m'a écrit naguère que mon style était si beau qu'il faisait oublier tout le reste. C'est ainsi que Jaspers parle de Nietzsche. Car il se prosterne devant Nietzsche. Je vous le répète: il se prosterne. Je ne crois pas m'être prosterné jamais devant Nietzsche ; et vous qui l'aimez tellement, non plus. Il se prosterne, mais... hélas du point de vue dogmatique, il doit reconnaître qu'en fin de compte ses mains et son coeur restent vides. De même, pour le style de Kierkegaard. Je ne crois pas que, dans mon livre, j'ai jamais parlé de cela. Il est vrai que le style de Kierkegaard n'est pas celui de Nietzsche ; mais même pour Nietzsche je n'y avais jamais pensé. Je me souviens qu'autrefois j'avais lu Nietzsche, en allemand, bien entendu. Or, un jour, en rentrant en Russie, je lis une traduction de Nietzsche et le traducteur du livre l'appelait un philosophe allemand. J'ai été très frappé : je n'avais jamais pensé que Nietzsche était un philosophe allemand, bien que je l'eusse lu en allemand. »

        « Vous connaissez Louis Guilloux? L'autre jour, je reçois un papier du ministère des Finances, qui me demandait je ne sais quels impôts arriérés. Bon. Le lendemain, je reçois une lettre à l'en-tête du ministère des Postes. J'ai cru que c'était encore une tuile. Non, c'était Guilloux qui m'écrivait et me demandait de faire cinq conférences [2] d'un quart d'heure à la radio, sur Dostoïevski; Copeau ferait des lectures d'un quart d'heure, après moi. Je lui ai demandé de passer me voir. Il voudrait que les pages lues fussent tirées des Mémoires d'un souterrain, de la Douce, du Songe d'un homme ridicule... Alors j'ai pensé que, peut-être, il m'avait lu. Vous savez qu'en général personne n'a jamais parlé de ces textes ; on ne cite jamais, parmi les oeuvres de Dostoïevski, les Mémoires d'un souterrain, Gide pas plus que les autres.»
        Je lui dis que Copeau avait jadis adapté au théâtre les Frères Karamazoff, et joué lui-même le rôle d'Ivan.
        « J'ai pensé aux Frères Karamazoff. Mais il est difficile de choisir un texte... Le rêve de l'Inquisiteur, c'est beaucoup trop long. Étrange ! Dostoïevski qui avait une telle puissance à poser des personnages, qui avait si bien brossé Hippolyte, l'Inquisiteur et tant d'autres, quand il arrive au Staretz Zossima, ses moyens l'abandonnent. Il n'a rien à dire. Je ne sais si vous vous rappelez sa préface aux Frères Karamazoff. Il y annonce que ce livre n'est qu'un premier tome, où il décrit encore mal, mais que le second tome remettra tout en place. Au moment des Frères Karamazoff, Dostoïevski avait déjà fait la connaissance de Soloviev, il fréquentait l'héritier du trône, le futur Alexandre III, le chef du Synode... C'est ce dernier qui, après avoir lu les Frères Karamazoff, a dit qu'on ne pouvait pas guérir, quoi que l'on fasse, avec un second volume, le mal que Dostoïevski avait ouvert avec le premier. Il avait vu juste.
        Que voulez-vous que je dise en des conférences d'un quart d'heure ? et à la radio ? Rien de ce que j'ai déjà écrit ne se prête à cela. Alors, il me faudra relire tout Dostoïevski. De toutes façons, on ne peut rien faire de sérieux. Mais je dois gagner mon pain.
        Connaissez-vous Boulgakoff ? C'était, avec Plekhanov, Berdiaeff, Boukharine, un des premiers socialistes-marxistes de Russie. Ils s'opposaient aux sociaux-révolutionnaires qui n'étaient pas marxistes, sinon au point de vue économique, du moins au point de vue métaphysique, éthique, etc. Boulgakoff, plus tard, découvrit Kant et voulut faire la paix entre Marx et Kant, comme on avait voulu concilier Marx et Nietzsche. Finalement, lui, comme Berdiaeff, devint chrétien orthodoxe. Boulgakoff est très connu, même ici, mais surtout en Angleterre. Récemment, il a tenu une conférence sur les miracles de l'Évangile. Eh bien ! il expliqua ces miracles de la façon la plus naturelle... Que voulez-vous ? On sait bien que pour avoir son pain il faut travailler, ou mendier, ou même voler, mais qu'il ne suffit pas de prier : Notre Père qui êtes aux cieux, donnez-nous notre pain quotidien.
        L'autre jour, je parlais avec de Schloezer de Mme Bespaloff. "Que voulez-vous, me dit-il, elle éprouve une résistance, tout comme moi. — Oui, vous, vous résistez et le savez. C'est très bien. Mais elle, elle résiste, et fait l'impossible pour ignorer sa propre résistance. Elle dit que, même sans le Savoir, il est évident qu'il y aurait fêlure dans l'existence. Mais, sans le Savoir, d'où tiendrai telle cette évidence ? Vous vous rappelez ma citation de Leibniz dans Athènes et Jérusalem : la vérité veut non seulement contraindre, mais encore nous persuader. C'est là le problème fondamental. Tant que la vérité veut me contraindre, elle réussit ; et si elle veut, par la contrainte, obtenir de moi que je me déclare persuadé, elle réussit encore. Mais persuader, me persuader, non, cela elle ne le peut pas ; je peux toujours refuser, lui tirer la langue comme Dostoïevski. Comment font-ils pour ne pas voir que c'est là un argument capital — un argument philosophique? On peut me contraindre à accepter que l'existence est fêlée. Mais on ne peut me persuader. C'est ici qu'intervient l'éthique qui sent qu'il y a là un argument, que si nous refusons d'être persuadés il y a quelque chose qui cloche. Alors, elle introduit l'obligation, le devoir. »

[1]. Benjamin De Casseres, "Chestov: Samson in the Temple of Fatality", chapitre 3 du livre Raiders of the Absolute, New York, The Blackstone Publishers, 1937, 56 p.
[2]. Ces conférences, diffusées entre le 3 avril et le l0 mai 1937, ont été publiées dans les Cahiers de Radio-Paris du 15 mai 1937 sous le titre « L'oeuvre de Dostoïevski ».


Le 15 juin 1937, Boulogne

        « Cette fois, mon cher ami, je suis, contre mon habitude, un peu en retard avec ma lettre. Mais j'ai voulu, avant de vous écrire, avoir les renseignements nécessaires pour pouvoir répondre à vos questions : il a fallu que Tatiana téléphone à Vrin et que moi je passe au consulat d'Argentine. Chez Vrin on a répondu qu'on a envoyé le livre [1] à un imprimeur en Belgique et qu'on attend les épreuves... Et au consulat on m'a dit : on ne comprend pas pourquoi on veut certifier la signature. Mais, si on le veut absolument, il faut leur apporter encore trois certificats : du commissariat, de la préfecture, du ministère des Affaires étrangères, leur payer 75 F et on aura la signature du consulat d'Argentine [2] Ça veut dire qu'il faudra courir pendant une semaine au moins et, si les autres demandent autant d'argent que le consulat, il faudra dépenser la totalité des honoraires à recevoir. Et encore c'est au-dessus de mes forces de tant courir. Voilà pourquoi je vous envoie le papier signé et je vous prie d'écrire à Mme Ocampo...
        Votre chronique de l'Ordre Nouveau [3], je l'ai cherchée dans mes papiers et ne l'ai pas trouvée, mais j'espère la trouver en fin de compte. Quant à Mme Bespaloff, vous avez donc, dans votre article sur Wahl, deviné ce qu'elle allait écrire sur moi. Vous pouvez être satisfait à présent. Quand vous serez à Paris, venez me voir, nous causerons. Excusez-moi de vous accabler de commissions, etc. »

[1]. Le manuscrit d'Athènes et Jérusalem. (N.A.)
[2]. Tout ça pour authentification de la signature de Chestov sur le contrat avec la maison d'édition SUR de Buenos Aires, pour la publication de la traduction espagnole des Révélations de la mort. (N.A.)
[3]. Sur la Conscience malheureuse. (N.A.)


Le 7 juillet 1937, Boulogne

« Votre carte, mon cher ami, m'est arrivée — et je me sens très confus, il me semble que j'abuse déjà de votre amitié. Vous correspondez pour moi avec Mme Ocampo, vous lisez les épreuves [1] ,etc. ça vous donne beaucoup trop de travail. Mais comment faire autrement? SUR s'est adressé à vous et, avec mes yeux et mon insomnie (qui me fatigue beaucoup), je suis parfaitement incapable de faire moi-même beaucoup de choses que je faisais d'habitude. J'espère que ce sera pour la dernière fois et qu'à l'avenir vous n'aurez plus autant d'ennuis avec mes affaires. En attendant, je vous remercie de toute mon âme de tout ce que vous faites pour moi — la seule chose qui me reste c'est ma profonde reconnaissance envers vous.
        Bien entendu, je suis très content que votre article [2] soit trouvé magnifique (par la rédaction de la Revue de Philosophie) et qu'il paraisse dans une revue catholique. Ce n'est pas que j'espère qu'après votre "exposé" on voudra se donner la peine de réfléchir sur les problèmes de Kierkegaard — sous ce rapport on peut être certain que l'on continuera à regarder Kierkegaard à travers Jaspers et Wahl — mais vous avez tant travaillé sur cet article que je suis vraiment ravi de savoir que même les juges étrangers le trouvent magnifique. Et croyez-vous que Maritain tiendra sa promesse de vous répondre avec "violence" ? etc. »

[1]. De Athènes et Jérusalem. (N.A.)
[2]. B. Fondane, « A propos du livre de Léon Chestov Kierkegaard et la Philosophie existentielle », Revue de philosophie, sept.-oct. 1937.


Le 26 juillet 1937

        Je parle à Chestov du livre roumain de A.L. Zissu, les Loges, Israel, l'Église. Je résume : Paul a falsifié les textes pour pouvoir remplacer la prêtrise lévitique par la prêtrise spirituelle (Jésus étant de la tribu de Juda qui ne pouvait fournir des prêtres selon la Loi — d'où le nouvel ordre de Melchisedec). Ensuite, la suppression de la Loi n'est pas conforme au Vieux Testament, etc.
        « Je crois, me dit Chestov, que Hitler a beaucoup plus d'intuition :11 déteste saint Paul ; c'est de la véritable pensée judaïque. Oui, je pense que saint Paul a raison lorsqu'il dit que la Loi est venue pour que le péché soit. Sans doute, on voudrait bien que la Bible ne commençât que par le Décalogue ; déjà du temps de Moïse on avait oublié l'histoire du péché originel. Il ne faut pas perdre de vue que Moïse n'apporte pas que de la foi, mais aussi une législation civile et pénale. En outre, on a toujours "interprété" l'Ancien Testament, non seulement plus tard, mais même pendant qu'on l'élaborait. Chaque copiste "interprétait". Il y a aussi quantité d'interpolations.
        — Croyez-vous, dis-je, que saint Paul ait trahi l'esprit de la Bible, quand il alla porter aux Gentils les privilèges du peuple élu ? Dieu n'avait-il pas dit : "J'ai aimé Jacob, et j'ai haï Esau"? entendant par là qu'il distinguait entre les hommes?
        — Sans doute ! Et cependant... au commencement, il n'y a pas de Juifs et de non-Juifs... Dieu voulut aussi punir Sodome et rappelez-vous les interventions d'Abraham. Et aussi : "Je me suis manifesté à ceux qui ne me cherchaient pas". Sans doute, préfère-t-on la Loi. On a besoin de se rapporter à une structure du monde, et fut-ce au besoin la Loi. D'un Dieu arbitraire, personne ne veut. »

        « J'ai reçu plusieurs lettres d'un jeune Belge nommé Gilbert [1]. Il m'écrit qu'à travers mon "Taureau de Phalaris [2]", l'idée lui est venue que c'était Samson qui représentait le véritable personnage de la Bible, qui réalisait le mieux sa signification. Je lui ai répondu que, par une étrange coïncidence, un écrivain américain, Benjamin de Casseres, avait publié sur moi un article intitulé : "Samson dans le Temple du Fatum" [3]. Depuis, Gilbert m'a exposé sa philosophie. C'est parce que athée, écrit-il, qu'il est arrivé à croire au Christ. Au fond, c'est ça. On croit au Christ comme à Socrate, un Socrate cent fois, mille fois plus grand, n'importe ! On croit au Christ pour se dispenser de croire à Dieu. Ils savent que le Christ est mort pour nos péchés, mais ne retiennent que ceci: qu'il est mort, qu'il a satisfait à l'éthique. Mais qu'il soit mort pour nos péchés, ils ne s'en souviennent pas. C'est là, néanmoins, le plus important. Car alors, c'est lui et non pas David qui a commis l'adultère, lui et non Pierre qui a renié, lui et non Adam qui a mangé le fruit : et tout cela pour que ces hommes n'aient pas pêché, pour que le pêché n'ait pas été. Tenez, c'est comme Berdiaeff : pendant longtemps il n'a parlé dans ses livres que du Dieu-Homme et voilà que j'ai le sentiment qu'il ne parle plus que de l'Homme-Dieu. Ce jeune Gilbert est quelqu'un qui pense. Pourvu toutefois qu'il ne m'envoie pas son manuscrit. Je suis tellement fatigué, mes yeux ne travaillent plus.
        — Et ne pouvez-vous pas tricher ? Feuilleter seulement.
        — Non, je vous dis que c'est vraiment quelqu'un qui pense [4]... »

        « Avec chaque livre, je me sens de plus en plus isolé. J'ai encore de la chance qu'on me publie ici et là. Mais je sens que je suis isolé. »

        Je lui dis que le livre de Zissu est excellent, mais difficilement traduisible, parce qu'il traite sans façon saint Paul et l'Église, et dans, un langage violent.
        « Il a tort de mépriser son adversaire. C'est parce que moi même je lutte, que je comprends un Husserl, un Jaspers. Je sens que chez eux la probité (die Redlichkeit) est un mérite, bien que pour moi ce soit un défaut. Je sens qu'ils ne peuvent pas faire autrement. Ce n'est pas, chez eux, telle ou telle idée que j'attaque, mais justement cette idée-là parce que défendue par eux. »

        « Je lutte, et voilà : le mur est toujours debout. Donc le mur a raison : muro locutus, causa finita. Si on acceptait la défaite, ça irait ; tout le monde serait satisfait. Mais ils ne comprennent pas que l'on puisse recommencer la lutte au même point tous les jours. Vous voyez, il n'y a pas d'âge pour lutter. Moi aussi je croyais qu'avec le temps... Mais plus le temps passe, et plus il faut lutter, et plus c'est dur... »

        « J'ai beaucoup de choses à faire, mais je suis fatigué. Je dois écrire un article sur Berdiaeff [5] sur lequel, injustement, la presse russe n'a encore rien publié de sérieux. Et je dois, pour la Radio [6], préparer quelques conférences sur Kierkegaard [7]... Je ne sais plus si je pourrai le faire..."

        Nous parlons de la conversion de Bergson au catholicisme. Deux professeurs de l'école rabbinique, dont Lévinas, ont assuré à Chestov que Bergson s'est converti. Je m'étonne qu'on n'ait pas fait de publicité autour de cet événement.
        « Il a dû demander qu'on n'en parle qu'après sa mort. Il est vieux, il attend la mort. »
        Je sens qu'il pense à la sienne. Je lui rappelle que Lévy-Bruhl, que Husserl, sont plus âgés.
        « N'importe, ce sont de solides gaillards. Mais à mon âge... On me falsifiera aussi après ma mort. On me fera dire ce que je n'ai pas dit. (J'insiste sur la pureté, sur le manque de contradiction de sa doctrine.) Et cependant, dit-il, voyez ce qu'ils ont fait de Kierkegaard.»

        « J'étais très mécontent, Schloezer m'avait dit, et avait insisté là-dessus, que mon "Taureau de Phalaris" était littérairement inférieur, raté, par rapport à mon "Parménide l'Enchaîné" [8] C'est donc que je n'avais pas réussi à exprimer ce que je voulais j 'étais' mécontent parce que c'est là qu'apparaît ma première rencontre avec Kierkegaard. Mais, maintenant, ayant relu les épreuves, Schloezer vient de me dire qu'il a changé d'avis... Je suis très content. »

[1]. En 1937, Louis Gilbert a publié un livre les Chants d'Odin, ou Vie et Liberté (Gand, imprim. S.C. Les Invalides Réunis, l2, 121 p.). L'introduction se termine par la phrase "...la belle étude de Chestov "Dans le taureau de Phalaris" qui a été pour moi un guide précieux."
[2]. Léon Chestov, « Dans le taureau de Phalaris », Revue philosophique, Paris, janv-fév.1933 / mars-avr. 1933.
[3]. Cf. supra [17 février 1937].
[4]. Lorsque Gilbert fit paraître, une année après, une petite brochure, dans laquelle un chapitre était censé exprimer les idées de Chestov, celui-ci en fut profondément déçu. Je n'ai pas noté la conversation qui eut lieu entre nous. (N.A.)
[5]. « Nicolas Berdiaeff ». En russe, Annales Contemporaines, Paris, oct. 1938, no. 67. En français Revue philosophique, janvier-mars 1948.
[6]. Par lettre du 17 juillet 1937, Radio-Paris demande à Chestov quelques causeries sur Kierkegaard.
[7]. « Soeren Kierkegaard, un philosophe religieux", les Cahiers de Radio-Paris, 15 déc. 1937. (Cinq conférences transmises par Radio-Paris du 21 octobre au 25 novembre 1937.)
[8]. Revue philosophique, juill.-août 1930. Les deux études ont été inclues dans le livre Athènes et Jérusalem, dont Chestov relit alors les épreuves.


Le 20 août 1937, Boulogne [1]

        « Votre lettre, mon cher ami, est, cette fois-ci, arrivée à temps ! Il y a longtemps que je n'avais plus eu de vos nouvelles et ça commençait à m'inquiéter. Quant à vos reproches, peut-être sont-ils justes ! A travers ma fatigue générale et celle de mes yeux, le travail que vous faites pour moi me paraît si énorme qu'il me semblait que j'abuse de votre amitié... Je vous attends avec impatience, vous pouvez venir n'importe quel jour et quelle heure : si vous me prévenez seulement, je vous attendrai.
        Tatiana est partie pour ses vacances ; on lui enverra les épreuves [2] à Villeneuve... et, de Villeneuve, elle les renverra à vous et à Schloezer. Il y avait une petite interruption, mais à présent l'imprimerie recommence à les envoyer régulièrement. Dans deux semaines j'espère pouvoir partir pour Châtel, je n'attendrai même pas la fin du congrès [3] qui, d'ailleurs, autant que je peux en juger, ne présente pas beaucoup d'intérêt. Or, à bientôt, j'espère... »

[1]. Il faut probablement lire 20 juillet 1937.
[2]. Épreuves d'Athènes et Jérusalem.
[3]. Le Congrès international de philosophie réuni sous le signe de Descartes, je crois. (N.A.)


Le 6 septembre 1937, Châtel-Guyon

        « Voilà, mon cher ami, ma dernière lettre de Châtel-Guyon. Dimanche prochain, je retourne à Boulogne. A vrai dire, il serait beaucoup plus commode de nous entretenir au sujet du "refus" de vive voix — quand nous nous reverrons. Je vous dirai donc seulement qu'à moi ce "refus" me paraît à présent plutôt naturel. Quand on vous dit que la vérité: "on a empoisonné Socrate" n'est pas une vérité aussi indiscutable que la vérité : "on a empoisonné un chien", la pensée ordinaire se hérisse et s'indigne (la seule exception entre les philosophes a été Husserl), et il est encore plus insupportable pour elle que nous puissions dire que Socrate n'a jamais été empoisonné. Et c'est ici, je crois, qu'il faut chercher la raison de ce "refus" [1] dont vous parliez dans votre dernière lettre. Nous en causerons à Boulogne.
        Le chèque (de Sur) se fait toujours attendre... Quant aux épreuves, je ne crois pas que vous les ayez eues toutes.; il manque la quatrième partie (La Seconde Dimension de la Pensée) et la préface. En tous cas, sauf imprévu, le livre [2] pourra paraître cet automne. Mes amitiés etc. »

[1]. De me comprendre, de me suivre. (N.A.)
[2]. Athènes et Jérusalem.


Le 23 septembre 1937

        « Vous ne comprenez pas qu'on puisse ne pas entendre la question alors même qu'elle est clairement expliquée. Et cependant, cela se peut. Lorsque j'ai rappelé à Wahl que Kierkegaard avait écrit que celui qui n'a pas compris sa suspension de l'éthique n'entend rien à sa pensée, Wahl m'a avoué ne pas se souvenir de ce texte. Et pourtant, il connaît bien son Kierkegaard ! Mais lui, tout comme Berdiaeff, ne peut s'arrêter à des textes comme ceux qui opposent le penseur privé Job à Hegel. Ils passent dessus, ils ferment les yeux, ils essaient d'ignorer que leur auteur a pu dire de ces bêtises : ils rougissent intérieurement pour lui. »

        « Kierkegaard avait une bibliothèque de dix mille livres. Il y avait de tout, là-dedans : philosophie, sciences. Il avait tout lu. Il savait donc parfaitement ce que les autres feignent de vouloir lui enseigner. Pour moi-même, c'est dur; je sais que deux et deux font quatre, je ne le sais que trop ; par instants, c'est par un considérable effort que je parviens à surmonter ça ; je pense que les gens avertis s'en aperçoivent. »


Le 4 octobre 1937, Boulogne

        « Merci, mon cher ami, pour votre lettre. J'ai écrit à Sur comme vous me l'avez conseillé — peut-être répondront-ils!
        Merci aussi pour vos articles. L'article sur Lévy-Bruhl est, sous tous les rapports, excellent. Vous avez su, avec telle finesse, faire voir Lévy-Bruhl philosophe et métaphysicien que lui-même, après avoir lu l'article, en sera persuadé. Le lui avez-vous donc envoyé ? Il faut le faire absolument. Et si vous l'envoyez dans une lettre avec quelques paroles adressées "au Cher Maître", je suis sûr qu'il vous répondra bientôt — et sa réponse peut être très intéressante !
        Quant à l'autre article — sur Luther — lui aussi est bien écrit, mais il me semble que la première moitié n'est pas assez développée. Vos idées sont tellement étrangères au grand public qu'il fallait davantage préparer le lecteur à la seconde partie de votre article (qui est magnifique) que vous ne l'avez fait. Mais, somme toute, la série de vos articles éveillera peut-être la curiosité des lecteurs, même belges — il faut que vous écriviez dans ce journal le plus souvent possible. Bien entendu, c'est dommage que vos articles doivent paraître dans un journal quotidien et non pas dans quelque revue, et spécialement une revue philosophique. Mais que faire ? Il faut toujours se résigner... Je vous serre cordialement la main...»


Le 16 novembre 1937

        Chestov : « Plus les années passent et plus s'accroissent en moi les difficultés de croire que l'on peut renverser le mur, briser l'impossible. Loin de m'y être habitué, de trouver dans la lutte une vertu pacifiante, elle m'apparaît de plus en plus dure, malaisée, douloureuse. Mais tant qu'il restera en moi de l'espoir, aussi fin qu'un cheveu, je refuserai d'appeler la nécessité "sainte" (comme Schelling)... et même si je n'avais plus d'espoir du tout...»

        « Berdiaeff se dit philosophe existentiel. Mais il retourne toujours aux mêmes questions : "Kierkegaard a-t-il obtenu Régine Olsen? Job a-t-il obtenu ses fils et ses filles morts? Y eut-il jamais un seul chrétien qui ait déplacé des montagnes? Tu sais aussi bien que moi qu'il n'en est rien." Je lui réponds : "Et crois tu que Kierkegaard l'ignorait? Et pourtant, c'est à partir de là que débute sa philosophie; c'est contre ce qu'il ne sait que trop bien, qu'il entreprend la lutte ; et c'est pour cela qu'il se dit un penseur existentiel. Mais puisque toi, tu ne peux le suivre là, que c'est là justement que tu le quittes, pourquoi te dis-tu penseur existentiel? »

        «Plus le temps passe et plus je me persuade qu'il n'y a, à toutes ces énigmes, que la seule explication du péché.»

        «Keyserling m'avait demandé un article pour sa revue (il sortait en ces temps une revue), mais m'en commandait le thème et presque le contenu [1]. Je lui ai répondu que s'il voulait un article de moi, volontiers je le ferais, mais que j'écrirais ce que moi j'avais l'intention d'écrire. Il se fâcha. Plus tard, il m'envoya un livre [2] suivi d'une lettre dans laquelle il m'avertissait que c'était là sa "révélation". Je lui répondis par quelques louanges, mais j'ajoutais que sa révélation n'en était pas moins une révélation "naturelle". Il me fit tenir une lettre de dix pages dont il tira plusieurs copies ; il en envoya une à Berdiaeff. »

        « Personne n'a parlé de mon livre sur Kierkegaard, sinon vous (car je ne compte guère des articles comme celui de la N.R.F. [3], où l'on y expose plutôt la pensée de Jean Wahl que la mienne). Comment cela se fait-il qu'on parle davantage de votre livre et qu'on vous accueille, bien que vous vous soyez compromis en affichant votre amitié pour moi? »

        « Schloezer m'a dit, lorsque votre Conscience malheureuse est sortie, et qu'elle a été très bien accueillie dans les cercles de philosophie catholique: "Je pense que votre philosophie a plus de chances de pénétrer dans le monde à travers Fondane, qu'à travers vous." »

        « On a demandé à Schloezer un article sur mon Kierkegaard, dans une revue catholique. Mais depuis qu'il est catholique, il est devenu hésitant. Il n'ose plus. »

        « Vous avez remarquablement réussi votre article (A propos du livre de Chestov : Kierkegaard et la philosophie existentielle [4]". Cette fois-ci, la question y est, et exprimée avec beaucoup de concision. J'ai souligné, voyez, les passages réussis. Vous dites que vous ne vous êtes pas engagé à me suivre jusqu'au bout; mais vous n'avez pas refusé d'entendre au moins. » (Je l'assure qu'il ne s'agit pas d'un refus de ma part, et encore moins de réserves, mais de quelque chose comme le : "Je n'ai pas le courage de la foi" de Kierkegaard.)

        Chestov : « Je sais bien que la Nécessité règne actuellement, et qu'elle existait il y a mille, deux mille ans. Mais qui me prouve qu'elle existe depuis toujours? Qu'avant il n'y avait pas quelque chose d'autre ? Et qu'après il n'y aura pas autre chose non plus? C'est aux hommes de s'en tenir à la Nécessité, peut-être... Mais le philosophe, lui, doit chercher les Sources, au-delà de la Nécessité, au-delà du Bien et du Mal...»

        Il cite souvent les vers de Heine:

Oh weh ! oh weh!
        Philosophie ist ein schlechtes Metier

et de Baudelaire:
        Résigne-toi, mon coeur ! Dors ton sommeil de brute!
et:
        Dis, connais-tu l'irrémissible?
et aussi [5]:
        Enfin je m'en vais de ce monde,
        Où il faut que le coeur se brise ou se bronze.

[1]. Chestov fit la connaissance de Keyserling en mai 1926. Celui-ci lui demanda de venir à Darmstadt pour faire une conférence à la Schule der Weisheit (École de la Sagesse) qu'il dirigeait, mais ils ne s'entendirent pas quant au sujet de la conférence qui de ce fait n'eut pas lieu. (Lettre de Chestov à Guerman Lovtzki.)
[2]. Voir supra [11 juillet 1932].
[3]. Jean Grenier, « Kierkegaard et la philosophie existentielle », la Nouvelle Revue française, Paris, nov. 1936.
[4]. Revue de philosophie, Paris, sept./oct. 1937.
[5]. Ajouté par Mme Chestov.


Le 4 décembre 1937

        Je lui lis la lettre que Jean Wahl vient de m'adresser au sujet de mon article de la Revue de philosophie [1]. « A quel "livre" de la Bible Chestov se réfère-t-il? », demande Wahl?
        Chestov: « Votre étude montre que vous avez compris, mais Wahl n'a pas compris; pour moi la Bible ce n'est pas "l'autorité". J'ai lu la Bible, comme j'ai lu Platon ; et je me suis rendu compte qu'elle répondait à des questions que non seulement la philosophie ne posait pas, mais qu'elle empêchait qu'on posât.»

        « Schloezer m'a dit que votre étude était la meilleure introduction à la philosophie existentielle que l'on ait faite jusqu'à présent.»

        Mme Bespaloff vient de lui envoyer le manuscrit de son étude : « Chestov devant Nietzsche », qui a déçu Chestov terriblement. Il a eu, et a, beaucoup d'affection pour elle, et je comprends qu'il en avait espéré, sinon une parfaite adhésion, du moins une meilleure compréhension.

        « Si elle disait : je ne peux pas aller plus loin que la nécessité et comprendre Chestov, dans le sens psychologique (c'est-à-dire: je peux porter 50 kg, mais non soixante), cela serait tout naturel. Mais elle le dit en un autre sens ; elle dit : je ne peux pas comprendre, parce qu'on ne peut pas comprendre ; il n'y a là rien à comprendre. Lisez ce paragraphe ; elle y dit que pendant que l'homme est tombé à l'eau, Chestov est sur la rive qui lui ordonne : ne te noie pas ; tu le peux. On ne m'a jamais plus mal compris ! Moi, rester sur la rive! regarder ! quand on se noie ! moi, ordonner! et dire encore : tu peux ! Comme si tout le problème n'était pas là justement ! Je ne peux pas, tout le monde sait que je ne peux pas, moi-même je ne le sais que trop ! et cependant, peut-être que je peux tout de même? peut-être m'a-t-on trompé là-dessus, peut être bien qu'en essayant... ? Mais essayer c'est déjà suspendre l'éthique, la raison, c'est déjà la tragédie... Si elle avait dit encore que j'accourais quand on se noyait, que j'essayais d'aider le malheureux, au lieu de le consoler seulement en lui disant: il n'y a rien à faire devant la nécessité ! Une anecdote russe conte qu'un homme étant en train de se noyer, de la rive quelqu'un lui criait sauve ta santé, noie-toi ! C'est-à-dire : épargne tes forces, renonce aux efforts inutiles.
        A la fin de son étude, elle écrit : "peut-être ai-je tort ?" Et elle ajoute : "Chestov n'est que le témoin de sa propre vérité." Pourquoi alors écrire : peut-être ai-je tort ? quand elle sait pertinemment qu'elle n'a pas tort, qu'elle sait, de toute évidence, que je ne suis le témoin d'aucune vérité possible? Pourtant, elle est sincère, elle m'aime. Qu'elle écrive alors ce qu'elle pense ! Mais pourquoi m'envoyer son manuscrit? Et puis-je lui dire: vous avez compris ? C'est cela même ? »

[1]. « A propos du livre de Léon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle », Revue de philosophie, Paris, sept./oct. 1937.


Le 5 janvier 1938

        Chestov est encore alité, après deux semaines de maladie. Je le préviens que son grand désir s'est réalisé. Sur son initiative, j'ai demandé à Lévy-Bruhl s'il voulait bien publier une étude [1] de moi sur Chestov dans la Revue philosophique, à propos de son livre Athènes et Jérusalem qui est sous presse. Lévy-Bruhl a favorablement accueilli ma proposition. J'ai été le voir. Il m'a accordé 40 pages pour cette étude, ce qui est beaucoup plus que je n'espérais. Chestov s'en réjouit vivement et ne cesse de me faire remarquer l'importance que cet événement a pour lui et pour moi : mon admission au rang de philosophe par la première revue philosophique de France ! Et il insiste
        «Il faudra écrire serré, un article purement philosophique; ça sera difficile ; pas de littérature ; il faudra prendre l'éloquence et lui tordre le cou vous savez. »
        J'essaie de le taquiner
        « Un tout petit peu de littérature, tout de même !
        — Non, rien de cela... Avez-vous déjà réfléchi au plan de votre article ? Si oui, racontez ! »
        Je raconte.
        « C'est excellent: vous y êtes ! J'ai moi-même jeté sur le papier les choses les plus importantes sur lesquelles j'aimerais bien que vous insistiez. Et d'abord le titre : Les sources de la vérité métaphysique.»
        Je proteste:
        «Non vraiment, c'est trop prétentieux pour moi, trop téméraire. Si vous y tenez toutefois je vous propose de l'appeler Chestov et les sources... cela limite le sujet et le cadre. »
        Chestov acquiesce
        « J'aimerais ensuite que vous missiez deux épigraphes à l'article : le non ridere [2], etc. de Spinoza, et la proposition de la préface de mon Kierkegaard: "les cris de Job ne sont pas seulement des cris, autrement dit des clameurs absurdes, inutiles, fatigantes [3]..." A propos, j'aimerais comme sous-titre quelque chose dans le genre du : Zur Kritik des Reinen Vernunft.
        — Mais ça ne rend pas en français!
        — Eh bien alors : Le savoir en tant que problème. »
        Je me rebiffe à nouveau. Mme Chestov est là aussi. Certes j'aimerais lui faire plaisir, mais je ne puis écrire que ce que j'éprouve, comme je l'éprouve. Je lui demande de ne pas exiger de moi de maquiller mes insuffisances, de boucher les trous de mon ignorance. Je ne veux pas citer de textes grecs et des latins, quelques-uns seulement, le strict nécessaire. Je ne veux pas me donner les apparences d'un appareil d'érudition qui n'est pas le mien. Il sourit, discute, insiste, puis accepte.
        « Toutefois, dit-il, si je vous demande de citer en grec c'est uniquement parce qu'on ne vous croira pas autrement: il est si aisé de prétendre que vous avez inventé! »
        Puis il sort son papier avec des textes en russe. Il me les traduit. Je les copie sur sa demande. J'avais pensé à la plupart d'entre eux. Mais il y en a beaucoup plus qu'il n'est possible de mettre dans un article de 40 pages.
        « J'ai noté cela, dit-il, puisque personne n'en souffle mot. Même Bespaloff ne veut pas parler de la question. Mais je me suis aperçu, en vous en faisant part, que vous avez entendu ces problèmes et les savez par coeur. Donc, ce sera moins difficile que je ne l'avais pensé. Il ne vous reste plus que la difficulté de rassembler tout ça et de l'écrire. »

        « Savez-vous comment j'ai commencé à écrire pour Lévy-Bruhl? Quand je suis venu en France, on recevait beaucoup les Russes (la mode n'était pas aux communistes), nous étions fêtés. Or, j'étais dans le salon de Boyer, on me présentait à toutes sortes de gens et voici Lévy-Bruhl. Et tout de suite:
        "J'ai lu vos deux ouvrages traduits en français [4], me dit-il; on ne peut mieux exprimer ce que vous aviez à dire que de la manière dont vous l'avez exprimé." Et un instant après: "Mais gardez-vous de penser que vous m'avez persuadé!" Et après: "A quoi cela sert-il ?" J'ai levé la main droite vers le ciel.
        Je pensais qu'après cela il ne voudrait pas de moi pour collaborateur. Cependant, plus tard, comme j'avais aidé Koyré à devenir professeur à la Faculté russe, je lui demandai de mettre mon nom sur le tapis quand il parlerait avec Lévy-Bruhl. Il n'en a rien fait. Un autre jour, Jules de Gaultier allant voir Lévy-Bruhl, je lui demandai la même chose. Jules de Gaultier, lui, n'a pas eu peur de parler. Et dès le lendemain, Lévy-Bruhl me demandait de passer le voir. Quand je lui eus raconté le thème de mon article sur Husserl, il ne laissa pas d'être un peu épouvanté. Mais il fut rassuré aussitôt que je lui eus dit que l'article avait paru dans une revue philosophique russe qui dépendait de l'Université de Moscou [5].»

        « Vous savez que Koyré n'a pas publié mon article sur Lévy-Bruhl dans les Recherches philosophiques [6], Il y a là quelques juifs pieux qui ne veulent publier que du cashère. Or, seule la pensée spéculative est, pour eux, cashère. Alors... »

        «J'ai reçu une lettre de Mme Bespaloff, en réponse à la mienne, à propos de son étude. Elle ne comprend rien à mon désappointement — bien que je le lui ai dissimulé le mieux que j'ai pu. "Mais, dit-elle, je vous compare à Nietzsche; c'est dire l'admiration que j'ai pour vous: " En vérité elle me comparait à Nietzsche, mais je n'ai même pas remarqué cela. Comme si la question était là ! »

        « Mon premier maître a été Shakespeare. Lorsque j'eus lu le vers : "The time is out of joints", j'ai commencé à comprendre. »

[1]. B. Fondane, « Léon Chestov et la lutte contre les évidences », Revue philosophique, juill./août 1938, pp. 13-49.
[2]. « Non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere.»
[3]. L. Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle, p. 25.
[4]. Il s'agit des livres les Révélations de la mort et la Nuit de Gethsémani, publiés à Paris en 1923, ultérieurement inclus dans le livre Sur la balance de Job.
[5]. « Memento Mori. A propos de la théorie de la connaissance d'Edmund Husserl », Revue philosophique. Paris, janv./fév. 1926. Cet article avait paru en russe dans Voprossi filosofii i psichologuii, Moscou, sept./déc. 1917.
[6]. « Le mythe et la vérité », voir supra.


Le 17 janvier 1938

        « Le conflit entre Descartes et Leibniz, à propos des vérités créées et incréées, est d'une importance si considérable qu'il est tout à fait digne de l'oubli où l'a plongé l'Histoire de la Philosophie. »


Le 21 janvier 1938

        « J'avais 28 ans quand j'ai lu Nietzsche. D'abord j'ai lu Par delà le Bien et le Mal, mais je n'avais pas très bien compris.... la forme aphoristique peut-être... Il m'a fallu du temps pour arriver à saisir. Puis ce fut la Généalogie de la morale. J'en ai commencé la lecture à huit heures du soir ; je ne l'ai achevée qu'à deux heures du matin. Cela m'a remué, bouleversé, je ne pouvais dormir, je cherchais des raisons pour m'opposer à cette pensée affreuse, cruelle... Sans doute la Nature était dure, indifférente; sans aucun doute tuait-elle calmement, implacablement... Mais la pensée, ce n'était pas la Nature; il n'y avait aucune raison pour qu'elle aussi voulut tuer les faibles, les pousser. Pourquoi aider encore la Nature dans sa tâche effrayante ? J'étais hors de moi... A ce moment-là, j'ignorais tout de Nietzsche ; je ne savais pas ce qu'était sa vie. Puis, un jour, dans une édition de Brokhaus, je crois, j'ai lu une note biographique sur lui. Il était aussi un de ceux avec qui la Nature avait été dure, implacable ; elle l'avait trouvé faible, l'avait poussé. Ce jour-là, je compris.
        Nietzsche était si faible, si malade, si misérable... Mais il ne se croyait pas le droit de parler de tout cela ; et il parlait du Surhomme... »


Le 15 février 1938

        Chestov me montre un texte de Maritain qui le concerne, et que Lazareff ayant lu a copié à son intention... Il s'agit d'un article paru dans le livre les Juifs [1] : « Une Foi qui fasse violence à tout l'ordre des choses pour me donner aujourd'hui, tangiblement (souligné par Chestov) la substance que j'espère, et l'accomplissement du désir que Dieu a mis en moi, et donc qui me fasse tout récupérer, voilà sa foi (celle du judaïsme) tel qu'il brûle de l'avoir et doute en même temps s'il l'a — car s'il savait, il aurait toutes choses. D'une telle notion de la foi, si profondément juive, la philosophie de Chestov est un témoin incomparable.»
        « Bien sûr, dit Chestov, "incomparable témoin", etc. Mais, ce qui est clair, c'est que Maritain n'a jamais rien lu de moi ; cela se voit. Il aurait compris, autrement, que ce sont les structures, les vérités, les certitudes dont la raison est si avide, qui sont choses tangibles, que c'est là et non chez Job qu'il faut chercher la concupiscentia irresistibilis. »

        Puis, il me parle de mon article (destiné à la Revue philosophique) qu'il vient de relire pour la seconde fois et me signale entre autres une citation que j'ai faite de Maritain.
        «Parlez de lui dans un autre article, d'accord ; mais si vous voulez me faire plaisir, supprimez cette citation dans cet article ci; je crois qu'il n'a rien à y chercher. Cependant, quand vous parlez de Jaspers, de ses satisfactions ineffables, des mains "pleines" qu'il exige de la philosophie, introduisez donc le mot "tangible" pour désigner les biens de la raison — et soulignez. »

[1]. J. Maritain, « L'impossible antisémitisme » in les Juifs. Paris, Librairie Plon, 1937, p. 53.


Le 26 février 1938

        Chestov vient de relire mon article pour la troisième fois cette fois-ci, il lui va. Ce qu'il m'avait constamment demandé de faire, c'est de souligner, d'approfondir, les questions que j'avais touchées : le moment de la lutte, Socrate empoisonné, et il m'avait fait ôter une petite phrase que j'avais écrite: "honnête Jaspers ! audacieux Jaspers ! etc.... »
        « Ce n'est pas bien ! Quand vous vous donnez un adversaire, c'est que vous avez de l'estime pour lui, que vous ne le prenez pas pour une quantité négligeable ; il faut donc le respecter. Et puis... la pensée que vous combattez, c'est ma pensée aussi, la vôtre. Il ne faut pas croire que vous l'avez dépassée... Elle est encore en nous...»

        «Je suis toujours dans la pensée des Hindous. Remarquable. Les Européens l'expliquent toujours tout comme ils ont expliqué la Bible: on met de côté ce qui nous gêne, on garde le reste. Cependant, si le côté exotérique de leur pensée correspond à la pensée grecque, leur côté ésotérique, non. Ils ont vu les difficultés, ils ont une extraordinaire tension, une grande volonté de liberté. Dans les Rig-Veda, les Upanishads, on sent une tout autre pensée, dont personne ne parle, pas même votre Guénon, bien qu'il insiste tellement sur le fait que les Européens n'y peuvent rien comprendre. Même dans Çankara... Oui, ce n'est pas toujours devant l'impossible qu'ils s'arrêtent ; ils veulent aller plus loin. Je ne crois pas, hélas, pouvoir écrire là-dessus. Je n'ai pas la résistance physique de Lévy-Bruhl. Mais cela m'intéresse prodigieusement.
        J'y suis plongé. Malheureusement, je suis trop fatigué; et j'ai immensément de textes à lire. »

        « Oui, votre article dit ce qu'il faut. Rien de tout cela, aucun de ces problèmes dans l'étude de Mme Bespaloff. Elle m'écrit toujours que je suis grand, admirable, mais... Je pense que, peut-être après tout, manque-t-elle de préparation philosophique suffisante: elle n'a pas lu Leibniz, Aristote...
        Je proteste et lui cite mon propre cas. N'ai-je pas publié plusieurs articles sur lui, avant de le connaître, quand j'étais en Roumanie, il y a seize ans ? Mon bagage philosophique était presque nul ; et cependant, déjà, je m'étais saisi de la question bien qu'en m'en défendant. Je m'étais révolté contre sa lutte contre les évidences, mais je l'ai immédiatement comprise comme étant le centre de sa pensée. « Chestov et la lutte contre les évidences », tel était déjà le titre de la conférence que j'ai tenue en 1929, à Buenos Aires.
        « Vous m'avez fait comprendre, lui dis-je, l'Histoire de la Philosophie, ce qui se cachait de tension, de ruse, d'impuissance derrière l'ennui mortel qu'elle dégageait pour moi jusque-là.»
        Il ne songe pas à contester cet ennui. Il me raconte une anecdote sur un philosophe russe qui disait avoir pris du plaisir à lire Kant : « J'ai toujours douté qu'il l'ait lu... Car on peut prendre à Kant de l'intérêt, on peut s'y instruire, on peut tout ce qu'on voudra, sauf y prendre du plaisir. »

        «Mme Bespaloff va faire paraître son livre [1] ; j'y serai donc, avec Gabriel Marcel, Malraux et Green! Bien... » (d'un ton amer, résigné, avec un soupir).

        Il insiste à nouveau pour que je cite en grec les textes d'Aristote : « Autrement, on ne vous croira pas. Il faut citer en grec, et bien indiquer la source. »

[1]. Cheminement et Carrefour, Paris, Vrin, 1938.


Le 9 mars 1938, Boulogne

        « Mon cher ami, Merci pour votre lettre : bien entendu on pourra envoyer à SUR les traductions françaises, s'ils veulent de mes articles.
        Je viens de recevoir une lettre de Lévy-Bruhl où il y a quelques lignes qui vous concernent : "J'ai l'article de M. Fondane [1] et un premier coup d'oeil jeté dessus m'a fait penser qu'il est très bon, comme je m'y attendais, et que vous en serez content." C'est tout ce qu'il faut !
        Avez-vous déjà vu Hermès [2] ? Il y a aussi (dans ce numéro), entre autres, un petit compte rendu sur mon Kierkegaard qui est très intéressant, et aussi sur vos derniers articles des Cahiers. J'ai reçu aussi un petit livre de Gaston Derycke (Le Rouge et le Noir [3]) où on parle et de vous et de moi, un petit livre qui vaut la peine d'être lu ! Quand vous viendrez chez moi, et j'espère que ce sera bientôt, je vous montrerai tout ça. En attendant, etc.

[1]. « Léon Chestov et la lutte contre les évidences» (N.A.)
[2]. Hermès, Bruxelles, janv. 1938.
[3]. Gaston Derycke, Puissance du mensonge. Contribution à l'étude des mythes, Bruxelles, Le Rouge et le Noir, 1938, 51 p.


Le 26 mars 1938

        Chestov est fatigué, amaigri, sa parole est faible. Les événements politiques de ces derniers temps : entrée de Hitler en Autriche, persécution des juifs, procès de Moscou, l'ont beaucoup touché. Comme toujours, ces problèmes posés brutalement par le réel résonnent au centre même de résistance de sa philosophie.
        « Hitler est entré en Autriche [1] : je suis contraint d'admettre que cela devait arriver, que cela est. Mais je ne suis pas persuadé. »

        « Il y a une différence considérable entre Staline et le tsarisme, à l'avantage du tsarisme. Bien entendu, il y avait alors la censure ; il était entendu que certaines choses étaient interdites mais jamais l'idée ne leur serait venue de nous obliger à écrire sur telle ou telle chose, à penser de telle ou telle manière. On était "libre" au moins de ne pas dire ce qu'on n'avait pas envie de dire. »

[1]. Le 11 mars 1938.


[Mars 1938]

        «Mon livre, en Autriche, était prêt : traduit, épreuves corrigées, on avait payé intégralement le traducteur, et moi la moitié. Et voilà, à présent, le silence. Je voulais, que ce livre parût [1],parce qu'il me semble que là j'ai véritablement posé le problème. Mais après tout, quelle importance? Et même si le livre ne paraissait jamais, s'il n'avait pas pu paraître même en français... L'important, c'est que le problème ait été posé : tout cela, est-ce l'évidence, ou bien n'est-ce qu'un cauchemar?
        C'est pourquoi j'ai tant insisté, comme vous me le reprochez presque, pour que dans votre étude vous vous en teniez à l'essentiel. Je sais que votre première manière avait pour but de faire mieux comprendre, de rendre accessible ; mais si j'ai insisté pour que vous quittiez certains accessoires, certains développements, c'est parce que je ne me soucie pas du seul lecteur ; le plus important, ce n'est pas le lecteur; le plus important, c'est que le problème soit bien posé, pour vous-même.., et pour moi. Tout est là. Vous dites que j'insiste? Eh bien ! j'insiste. Pourquoi employer d'autres mots? Socrate a été empoisonné, c'est un fait d'expérience. Mais qu'il ait été à jamais empoisonné, qu'il ne puisse pas ne pas avoir été empoisonné, que nul ne puisse changer cette vérité devenue éternelle, d'où tenons-nous cette évidence? Est-ce à la source de la vérité que nous l'avons prise ? Cette vérité est-elle de nature ontologique?
        Je suis plongé dans la pensée hindoue. Je lis peu, car je suis fatigué. Mais je relis tout le temps, pour comparer saint Jean de la Croix, Maître Eckhart, Thomas de Kempis. Au fond, ici et là, c'est la même chose. Et jusqu'à la volonté de Jean de la Croix de vider l'esprit des images, des visions... Sans doute, des écarts, mais secondaires. Songez: Çankara et Ramanuja se disputent autour du Prâkrit, Ramanuja reproche à Çankara les liens matériels... il les remplace par des liens spirituels.., mais toujours des liens. Au fond, la dispute entre les Grecs et Leibniz : les Grecs prétendaient que la source du mal était dans la matière, que la volonté des dieux était limitée par la matière; Leibniz dit que le mal est enfermé dans les vérités éternelles qui se sont introduites dans l'entendement de Dieu, malgré sa volonté... Ici et là, Dieu est limité, mais ici par des liens matériels, là par des liens spirituels. Et que m'importe que la contrainte soit matérielle ou spirituelle, puisque contrainte il y a ! Toute contrainte est matérielle. Cependant, dans la prière de l'Évangile il est dit: donnez-nous notre pain quotidien... Cela indignait Deussen; au fond, cela indigne tout le monde. Maritain dit que je ne recherche que du tangible ! Berdiaeff entre en colère chaque fois que l'on parle de Kierkegaard : il était privé de la grâce, dit-il, Kierkegaard...
        Toute autre est la pensée de Jérusalem. Vous vous souvenez de l'Apocalypse. La Bête Invincible, et tous les maux, et toutes les calamités... Puis le prophète vient, et les larmes sont essuyées. Cette pensée-là n'est pas chez les Grecs, n'est pas chez les Hindous. Elle n'est que dans la Bible.»

        « Qu'est-ce que j'ai fait depuis quarante ans ? On vous dira:
rien. Et pendant ce temps, pas un événement, pas une pensée de ma vie qui n'ait été lutte, qui n'ait été cette lutte constante : ce que nous prenons pour la vérité, est-ce à la source de la vérité que nous l'avons pris ? Je me le suis demandé depuis longtemps. Puis l'idée m'est venue du péché originel. Oh ! c'est très difficile de penser cela.... de s'y maintenir.., c'est pourquoi il faut y revenir tout le temps... pour soi... Ne croyez pas avoir résolu la difficulté. Vous pensez aussi comme les autres. Mais il faut que le problème soit au moins posé : c'est peut-être tout de même un cauchemar que l'évidence !
        Platon y avait pensé. Pourquoi, après avoir dit que la philosophie est une préparation à la mort, n'a-t-il pas développé cette thèse ? Et le voilà qui se met à organiser la vie, la république ! »

        A propos de la brochure de Gaston Derycke, Puissance du mensonge [2]:
        «Il a lu Kierkegaard. Il m'a lu. Il nous appelle même: des titans de la pensée... Mais qu'est-ce qu'il en fait de ces titans ? Il ne soupçonne même pas... »

[1]. Il s'agit d'Athènes et Jérusalem. (N.A.)
[2]. Voir supra [9 mars 1938].


Le 18 mai 1938

        On parle de Vienne, des persécutions nazies contre Freud, Neumann.
        « Et Husserl, dis-je, où habite-t-il maintenant?
        — Au ciel », répond Chestov. C'est dit sans humour, sans ironie, mais sans exaltation particulière. Je ne comprends pas. «Cela n'a donc pas été publié dans les journaux français ? On en a parlé, pourtant, dans le journal russe. Il y a huit jours qu'il est mort, à Fribourg. Il y a quelques années au 70e anniversaire de sa naissance, c'était la fête à Fribourg. En ville, les gens étaient ivres pour de bon. Des délégations américaines... Maintenant, ce n'était plus qu'un sale juif...
        Elle a été extraordinaire notre rencontre, et cependant chacun de nous était de l'autre côté de la barricade. Je pensais, moi, que si la connaissance pouvait décider de tout, avoir le dernier mot, j'étais perdu, tout était perdu. Et il pensait, lui, que si la connaissance n'était pas le suprême, tout chancelait sous lui, il était perdu... Sans doute il a connu la renommée. Mais on ne l'a pas encore compris. On ne le comprendra que le jour où l'on saisira, dans son oeuvre, cette confidence qu'il m'a faite: "Quand j'ai commencé à enseigner, je me suis senti les mains vides.., il n'y avait rien de réel, de certain.., tout chancelait sous moi..." »

        Malgré l'entrée de Hitler en Autriche, son livre, Athènes et Jérusalem, qui était sous presse et que nous avions cru perdu, est néanmoins sorti.
        « On l'a expédié à tout le monde, on l'a envoyé aux bibliothèques... Si on le confisque maintenant, le principal est sauvé... Voyez-vous, cela est encore possible dans l'Allemagne de Hitler, qu'un livre pareil paraisse. Pourtant, ils auraient bien pu ouvrir nos lettres. En Russie, il n'aurait même pas pu paraître.
        Hitler ne fait maintenant qu'imiter Staline. Mais avant Staline c'était presque la même chose. Et même sous les mencheviks. Nous protestions sous le Tzar pour des choses bien moindres... Mais ils disent qu'une révolution ne se fait pas avec des gants. Alors... »
        Et l'on parle encore une fois de la Russie bolchevique de 1919, à Kiev.
        « Ce qui se passe maintenant en Autriche, cela se passait déjà alors.., et sous Lénine. Les vieux juifs, les rabbins étaient en prison. Quand quelqu'un était soupçonné d'avoir de l'argent, on n'y allait pas par quatre chemins pour le prendre. J'étais, heureusement, persona grata. Quelques-uns des chefs du mouvement étaient parmi mes lecteurs... Ils pensaient que puisque j'étais révolutionnaire en philosophie, et qu'ils l'étaient en politique, nous étions d'accord. Ils n'avaient pas perdu l'espoir que je me convertirais. Mais les horreurs qu'on voyait... J'évitais de traverser les rues. J'allais tenir mes cours à l'Université, niais je prenais les rues peu fréquentées.
        — Et comment avez-vous pu quitter la Russie ? Vous ont-ils laissé partir ?
        — Oh, non ! Mais les Blancs sont venus. Je connaissais un prêtre qui avait été de la gauche socialiste, puis il était devenu un blanc. Il m'a donné un papier comme quoi j'étais chargé de mission pour eux. Si j'avais montré mon passeport, où il était mentionné que j'étais de religion hébraïque, c'eût été fini... Mais avec le document, j'ai pu passer. Par la Crimée, puis Constantinople... »

        «Berdiaeff m'a dit qu'il a causé avec Gilson à propos de mon étude sur la Philosophie médiévale [1]. Or Gilson ne lui a rien dit sur le fond du livre... Que j'aie montré que la philosophie catholique entrait sous la coupe du jugement d'Aristote : "Les poètes mentent beaucoup!" ne l'a pas dérangé. "Mais, par contre, a-t-il dit, je ne lui reproche que ceci : pourquoi n'avoir pas parlé des nominalistes et des réalistes ?" »

        J'ai ouvert sur sa table, la traduction française de Heidegger, à la conférence sur Holderlin et l'essence de la poésie : «Il parle du langage. Or le langage n'est rien, moins que rien... »

[1]. « A propos du livre de E. Gilson, l'Esprit de la philosophie médiévale , Revue philosophique, nov./déc. 1936. L'essai a été inclus dans le livre de Chestov, Athènes et Jérusalem (chap. 3, « De la philosophie médiévale »).


Le 28 mai 1938

        Je lui parle d'une conversation que j'ai eue avec Wahl et d'un article de Derycke : ils soutiennent tous les deux que Kierkegaard n'avait pas la foi.
        « Je sais, ils disent tous cela : Kierkegaard disait que s'il avait eu la foi, il aurait Régine ; or, il n'a pas eu Régine ; donc tout est fini. Mais, pour Kierkegaard, la vie ne finit pas avec la mort; l'autre vie, c'est toujours la vie, la suite...
        Ils parlent de la foi. Mais, déjà dans les Révélations de la mort, je situais, à la mort, le commencement de la vérité. La foi n'est que cette préparation à la mort, je veux dire à la vérité, dont parlait Socrate. C'est là seulement que cesse le domaine de la contrainte, que commence le règne de la liberté. Socrate savait bien que, dans son procès avec Anitus, Mélitus et les Athéniens en général, la force était contre lui ; et peut-on lutter contre elle? Il faut donc l'accepter ! Mais, par sa préparation à la mort, il avait appris qu'à la mort, tout cela changerait. En effet, Socrate est mort ; Anitus et Mélitus sont morts presque en même temps que lui, pour ne pas dire au même moment : car pour nous, c'est tout un. Avec Anitus et Mélitus, est morte aussi la contrainte qu'ils mettaient en jeu. A présent, le rapport de forces entre Socrate d'une part, et Anitus, Mélitus d'autre part, est-il le même?
        C'est ce que Socrate pensait sûrement la nuit, tout seul. Mais le jour, avec ses disciples, il fallait extraire, pour eux, un enseignement de sa pensée, les consoler... Il a fallu toujours consoler les hommes. Et, chose étrange ! Plus une consolation est manifestement fausse, et plus elle est efficace !
        Vous voyez, je suis toujours dans mes Hindous. Plus je les approfondis, et plus j'y suis entraîné. On ne veut voir en eux que leur "métaphysique" — et eux, ils songent surtout à trouver une solution, le salut ! Quel élan vers la liberté ! Sans doute, et jusque dans les Upanishads et les Védas, il y a des textes écrits par des hommes qui ont cherché en gémissant et d'autres écrits par des amateurs qui préféraient regarder en spectateurs la recherche, les gémissements des premiers. Un Çankara fait de son mieux pour que notre lumière naturelle soit la source de la vérité; et cependant, arrivé au texte des Upanishads, où Brahma est donné pour la seule source de la vérité dernière, il s'incline ; il va plus loin, car il ne veut pas que cette vérité de Brahma soit prouvée, c'est-à-dire imposée par la force: l'homme, dit-il, est libre, parvenu là, de choisir à son gré, s'il veut être incorporé ou non. Il est libre même de demander ce que Deussen appelait un "matérialisme grossier" : un bon plat ou une jolie femme. Les commentateurs de la pensée hindoue, que ce soit un Grousset, un Deussen ou un Guénon, évitent de parler de ces questions : cela n'est plus assez "scientifique" pour eux; ils les ramènent de force aux Grecs. Mais les Hindous vont bien plus loin qu'Athènes... »

        « Vous vous rappelez, dans mon livre Sur la balance de Job, ma petite anecdote sur la reine d'Angleterre et ses suivantes. Dans la loge du théâtre la reine s'asseoit, sans regarder s'il y a un fauteuil là où elle s'assoie, et il y en a un. Les suivantes regardent en arrière, pour, s'assurer qu'il existe un fauteuil pour s asseoir... Telles sont les deux sources de la vérité : d'après l'une, il y a un fauteuil parce que je veux m'asseoir; dans l'autre, je ne peux m'asseoir que s'il y a un fauteuil. »


Le 6 juin 1938, Boulogne

        « Mon cher ami, vous êtes déjà probablement parti, mais j'ignore votre adresse de La Varenne. Je vous écris à Paris pour vous féliciter pour le grand succès que vous a annoncé Masson Oursel. c'est évident que Lévy-Bruhl a apprécié votre article, puisqu'il lui fait une place dans le prochain numéro de la Revue philosophique: à présent vous appartenez à la haute société des philosophes "savants" !
        Quant à moi, tout va plus ou moins bien, comme toujours. Je reste à Boulogne jusqu'au 16 juillet — et samedi 16 je partirai, autant que l'on puisse prévoir, pour Châtel. J'espère que nous nous verrons encore jusque-là : vous viendrez donc à Paris ! Or, au revoir, et mes amitiés à vos dames.
        Et votre livre [1], quand paraîtra-t-il? »

[1]. Il s'agit du Faux Traité d'esthétique. (N.A.)


10 juillet 1938

        Chestov part samedi pour Châtel-Guyon, très fatigué. Je quitte La Varenne où je me trouve pour l'été, afin de le voir avant son départ. Il prépare le thé. Nous parlons des événements politiques. Ces derniers temps, presque toutes nos conversations sont issues de la tragédie quotidienne de l'Europe. Nos bavardages sur l'affreuse matière des journaux continuent. Je n'en ai noté que bien peu.

        «Comment concilier le christianisme et la philosophie grecque ? Voyez-vous, Héraclite avait dit que la guerre est le père et le roi de tout (il me cite le texte dans l'original), alors que le Nouveau Testament dit clairement que le premier commandement de Dieu c'est : "tu aimeras ton Dieu", le second : "tu aimeras ton prochain". Or, voyez: même les mystiques, Eckhart ou Tauler, ou Ruysbroek l'Admirable, ne parlent que du premier commandement — c'est ce qu'on appelle la doctrine théocentrique. Ils lui sacrifient le second. Le prochain est du périssable, du contingent, il n'existe pas. "Vous parlez toujours des hommes vivants, me dit Berdiaeff : or, Bouddha déjà l'a prouvé : ils n'existent pas ; il est venu par là, non seulement au secours des hommes, mais même au secours de Dieu." Mais qu'ai-je besoin du Bouddha ? Spinoza n a pas dit autre chose. Dieu est la substance, les hommes ne sont que des modes. En lui-même, il a livré une telle bataille entre substance et mode, qu'il a vaincu son mode, il est devenu substance. Il faut avouer que, le prochain mis de côté, on peut parvenir, avec des difficultés certes, à concilier les choses : on ne trouve pas toujours la vérité, mais on la trouvera un jour, on la cherche. Mais si le prochain existe, il ne s'agit plus de la vérité. Il faut lui venir en aide, il le faut sauver ! Comme cela est impossible, le problème devient insoluble. Mais Jérémie se lamentait.
        Dans la Cité de Dieu, saint Augustin raconte, d'après Tite-Live, la prise de Sagonte par Annibal. C'étaient des alliés des Romains. Annibal leur demanda de trahir les Romains, ce qu'honnêtement ils refusèrent de faire. Il leur livra la guerre. Le siège dura un an. Ils mangèrent des cadavres, se mangèrent les uns les autres... Puis, finalement, demandèrent la paix. Annibal les engagea à se fier à la grâce du vainqueur. Ils acceptèrent. On pilla, on viola, l'habitant fut passé par le fil de l'épée. Et saint Augustin se demande: pourquoi leur Dieu ne leur vint-il pas en aide? Or, l'idée n'était pas venue à saint Augustin de se demander: pourquoi notre Dieu ne les a-t-il pas aidés? D'autant plus qu'ils étaient innocents, c'était avant la révélation. Il ne veut pas avouer que notre Dieu non plus ne nous aide pas. C'est ce que savait Nietzsche qui, voyant que la nature est cruelle, ne se borna pas à le constater, mais se mit à chanter la cruauté. Pourquoi la chanter? Jérémie savait aussi que Dieu ne nous aide pas. Les juifs étaient payés pour le savoir, avec l'histoire des Machabées... Jérémie avait même dit : "Maudit soit le jour où je suis né !" Et cependant, malgré l'évidence, il se lamente vers Dieu ; il demande du secours ; il croit que Dieu peut... Moi non plus je n'ai pu surmonter cette difficulté : je n'ai pu que lutter.
        Je crains bien qu'il n'arrive avec mon oeuvre le contraire du but que j'ai poursuivi. On acceptera bien, du dilemme : le Savoir ou la Foi, que le Savoir est cruauté, mais on n'ira pas à la Foi. On acceptera le Savoir même cruel, même s'il fait périr les hommes, mais on dira : à quoi bon dire tout cela puisqu'il faut vivre ? C'est vrai, vous avez raison, mais il est meilleur de taire cela
        Savez-vous que le Hollandais qui avait publié une dissertation sur moi [1] a déjà changé d'avis. Il m'écrit qu'il craint fort qu'en luttant contre les évidences on ne perde le plus clair de cette énergie qui nous est nécessaire pour lutter contre l'empirique. Mais il n'a pas remarqué ceci : qu'on ne lutte contre les évidences que lorsque l'empirique a vaincu. Jusque-là, bien sûr, il faut faire ce qu'on peut.
        Lazareff qui, pour étudier Lequier, a sérieusement étudié Renouvier, me raconte ceci : Renouvier est mort très vieux, presqu'à 90 ans. Et peu avant sa mort, il a dit à un de ses disciples qui a noté son propos : "Je sais, en philosophe, que ces choses-là, la mort par exemple, devraient m'être indifférentes, que cela n'a aucune importance. Et cependant, je donnerais tout au monde pour pouvoir encore descendre dans mon jardin." »

        « Le livre de Mme Bespaloff a paru [2] : sur Malraux, Green, Gabriel Marcel, Kierkegaard et moi. Elle a fait même une préface et nous entrons tous dans la même perspective: Malraux dit que... mais Kierkegaard dit que, etc. Et ce livre m'est dédié. Je ne comprends pas pourquoi. Gabriel Marcel, par contre, a été enchanté de l'étude qu'elle a faite sur lui. C'est à lui que le livre aurait dû être dédié. Je ne comprends pas ce que je viens y faire. Je crois que lorsqu'elle a fait cette préface, elle était bien fatiguée, ennuyée: autrement, elle aurait compris que ça n'avait aucun sens. »

[1]. Dr J. Suys, Leo Sjestow's potest tegen de Rede, Amsterdam, N. v. Seyffardt's boek,
1931, 232 p.
[2]. Rachel Bespaloff, Cheminement et Carrefour, Vrin, Paris, [juin] 1938.


10 juillet 1938

        Chestov est très fatigué. La dernière nuit, il n'a dormi qu'une heure et la nuit d'avant, pas même une heure. Il n'a rien pris contre l'insomnie. Comme Mme Chestov n'est pas là, Tatiana l'accompagnera presque jusqu'à Châtel-Guyon.
        Il m'embrasse sur les deux joues. Comme à chaque départ et à chaque arrivée. Je n'ose, comme j'en ai envie, le serrer très fort, pour qu'il n'y lise pas mon appréhension.


Fin juillet 38

        Le numéro de la Revue philosophique (juillet-août 1938) est paru, avec mon article : « Léon Chestov et la lutte contre les évidences ». J'en envoie un exemplaire à Chestov, à Châtel-Guyon. Dans ce même numéro, il y a un compte rendu de Bréhier sur le Kierkegaard de Chestov; à son avis, il s'agit avec Kierkegaard d'une confession intime, cela n'intéresse pas la philosophie. Après cela, on peut comprendre ce qu'il pense de Chestov qui a pris cette confession intime pour de la philosophie. J'écris à Chestov. Il me répond.


31 juillet 1938 à Châtel-Guyon

        « Au contraire, mon cher ami, votre étude a seulement gagné par votre décision de freiner, comme vous dites, votre penchant à la littérature. Je profite de cette occasion pour vous répéter encore une fois mon testament littéraire : prends l'éloquence et tords-lui le cou. Peut-être le grand public aurait-il préféré conserver l'éloquence. Mais est-ce que le grand public est le juge impeccable? Votre article est très réussi — et ce n'est pas seulement mon impression ! Du même avis sont ma soeur et M. Lovtzki. Mme Lovtzki est tellement ravie par votre article qu'elle veut absolument vous écrire une lettre ! Quant à Bréhier et Mme Bespaloff, que voulez-vous? La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a. Tous les deux sont vraiment très sincères. Mais tous les deux ne supportent pas qu'on touche aux droits suprêmes de la raison. C'est l'éducation, c'est la tradition, peut être la nature de leur esprit, et il n'y a rien à faire ! Wahl, lui aussi, m'a enfin envoyé un exemplaire de ses Études kierkegaardiennes [1], avec une dédicace où il dit que lui n'est ni d'Athènes, ni de Jérusalem. Et lui aussi il est sincère !
        Je fais mon traitement — il est déjà à moitié fini et on espère que ça m'apportera du bien. Espérons-le ! Le temps est magnifique. Ma femme travaille. Tatiana est à Bourbon-l'Archambault. Voilà toutes nos nouvelles.
        Et chez vous ? Comment allez-vous, et les vôtres ? Écrivez de temps en temps quelques paroles afin que je sois au courant de vos affaires. Je vous serre cordialement la main. Mes amitiés à vos dames. Votre dévoué, Léon Chestov. »

[1]. Jean Wahl, Études kierkegardiennes, Paris, Aubier, 1938,2e éd. Paris, Vrin, 1949, 745 p. avec une postface de Victoria Ocampo.


31 août 1938

        « Votre silence, mon cher ami, commençait déjà à m'inquiéter et j'étais en train de vous écrire quand votre lettre est arrivée. Vous lisez trop de journaux et ça vous prend toutes vos forces — à quoi bon? Mieux vaut ne lire (comme moi) qu'un journal et encore à la hâte ! On ne sait jamais où, dans les journaux, finit la "politique" et où commence la vérité !
        Chez moi rien de nouveau. Dans deux semaines, vers le 15 septembre, je partirai [d'ici] et, à Boulogne, je verrai [bien] si le changement d'air a donné des résultats — c'est-à-dire si je peux travailler.
        Ma femme — elle aussi — a fini de lire votre article et elle en est contente comme ma soeur et mon beau-frère. Elle dit que vous avez un don extraordinaire d'exposer clairement les idées les plus difficiles et que ça prouve que vous les faites vôtres. J'étais encore très frappé d'entendre d'elle que, dans votre article, il n'y a pas de littérature et que ça montre que la philosophie vous intéresse non comme une distraction, mais comme quelque chose qui vous est nécessaire pour votre âme ! Observation très fine !. Quand je lui ai raconté la lettre que vous avez reçu d'une demoiselle inconnue, elle a vu dans ce fait une confirmation de son impression. Et elle a raison.
        Quand rentrez-vous à Paris? Probablement aussi vers la moitié septembre ? Or, nous nous verrons, je l'espère, bientôt. Je peux donc vous dire au revoir. En attendant, mes meilleurs voeux à vos dames. Ma femme me prie de son côté de vous saluer, vous et vos dames, et de vous remercier pour votre article. Je vous serre cordialement la main. »


Vendredi, septembre 1938

        « Les pluies et le froid, mon cher ami, m'ont chassé de Châtel-Guyon et me voilà à Boulogne, ce que je m'empresse de vous faire savoir. Et une petite prière : si vous avez encore des exemplaires de votre article sur mon "Kierkegaard", vous voulez bien envoyer un à Mme Babachowski [1], Paris (XVI), 1 rue d'Alboni. Ça peut être utile. Je vous serre la main — mes amitiés à vos dames. Votre dévoué. »

[1]. Soeur de Chestov.


Le 23 septembre 1938

        Je quitte La Varenne St-Hilaire où j'ai passé l'été, et où je me trouve encore (en attendant la fin du conflit sudète), pour aller à Paris voir Chestov, aussi faible, aussi amaigri qu'avant son départ. On s'embrasse sur les deux joues. Et nous reprenons la conversation à bâtons rompus.
        « Vous savez que j'avais offert, dans le temps, à Lévy-Bruhl, mon article sur Jaspers, "Sine Effusione Sanguinis : de la probité philosophique", paru en janvier 1938 dans la revue Hermès ; mais il avait déjà un article sur le même sujet, et la revue n'aime pas se prononcer deux fois... Je me suis pourtant décidé à écrire à Lévy-Bruhl au sujet de Husserl. Je lui ai écrit que Husserl méritait bien qu'il y eût deux collaborateurs de la revue pour parler de lui, et que j'avais envie d'être le second puisqu'il y avait certainement déjà un premier. Je voudrais écrire quelques souvenirs sur lui, sur nos rencontres, je ne vais pas recommencer mon étude ancienne [1]. Lévy-Bruhl m'a répondu qu'il était d'accord.
        Malheureusement, je suis si fatigué, à peine puis-je écrire la moitié d'un feuillet par jour. Ce n'est pas beaucoup. Mais je suis très content de le faire.
        Songez que personne encore ne comprend Husserl, et qu'on a si mal compris ma lutte contre lui. Regardez cette brochure d'un écrivain portugais [2], en français, où l'on parle très bien de moi. Voyez, dans la note on y dit que c'est moi le premier qui ait donné "la réponse juste à ce penseur un peu philistin". Vous savez bien que ce n'est pas ça du tout. Je regrette beaucoup d'avoir été si mal compris. Et par des gens qui prétendent m'avoir lu, et peut-être m aimer... »

        « Les chrétiens parlent de Jésus comme du Bouddha. Sans doute disent-ils qu'il est plus grand, cent fois plus grand ; sa pensée est plus profonde, plus humaine... Mais, quant à nous donner notre pain quotidien, ça, il ne le peut pas plus que le Bouddha. Voyez donc ces textes de Heiler, dans un livre qui s'appelle pourtant : Das Gebet et qui est, par ailleurs, très remarquable... »

        Mme Chestov entre et la conversation change de cours. Elle me demande si je ne me sens pas la vocation d'être professeur. « Non. Pourquoi ? — Ma femme, me dit Chestov, a aimé beaucoup votre étude sur moi. Elle prétend que vous possédez l'art d'exposer si clairement, si parfaitement, qu'on comprend mieux ma propre pensée chez vous que dans mes livres.»
        Je profite du tour pris par la conversation pour dire à Chestov qu'il est responsable de mes vertus comme de mes défauts philosophiques. Si je suis devenu un « philosophe », c'est bien malgré moi et uniquement parce qu'il l'a souhaité. C'est vraiment pour lui faire plaisir, par amour, que je me suis mis à l'étude de Husserl, de Heidegger ; j'ai écrit mes premières études parce qu'il croyait que ces exercices me seraient utiles, alors même que je pensais exactement aux antipodes. Je pensais n'être qu'un poète, un critique, et j'ai écrit mes études philosophiques par complaisance, parce que je sentais qu'il serait davantage heureux d'avoir un disciple philosophe, qu'un poète. Si donc je suis devenu « philosophe » c'est grâce à lui, je n'en avais aucun mérite. Il est très touché. Mais il savait ces choses avant que je ne les lui dise.

[1]. «Memento Mori », voir supra.
[2]. Vieira de Almeida, Opuscula Philosophica, Lisboa, III, 1936.


Le 24 octobre 1938

        Chestov est toujours plongé dans la pensée hindoue.
        « J'ai écrit ces temps derniers mon article sur Husserl [1], mais j'ai vu que si je me mettais à écrire plus d'une demi-heure par jour, je serais fini avant que de terminer. Il me restait donc toute la journée : je lisais les Hindous. De la façon dont j'ai écrit sur Husserl, je vois bien que je ne pourrai jamais écrire sur les Hindous. Eh bien, ce sera un autre, peut-être vous, qui écrira... Après tout, il importe peu qu'on écrive là-dessus ; l'important ce sont les questions elles-mêmes... Rien de plus remarquable, par exemple, que le cas de Bouddha. Les Hindous, en général, ne nous ont pas laissé les noms véridiques des auteurs de la Védanta. Avec Bouddha, par contre, on est presque sûr qu'il ne s'agit pas d'un auteur mythique, qu'il a réellement existé. Vous savez que l'on a discuté de savoir si on peut vraiment l'appeler fondateur de religion, si on peut appeler "religion", une religion sans Dieu et une psychologie sans âme. Mais ce sont des théologiens allemands qui prétendent qu'il s'agit bien d'une religion. Ce n'est pas Dieu, disent-ils, qui est le premier fondement d'une religion, mais das Heilige, la sainteté. Je vous citais l'autre jour le texte de Heiler qui disait que l'humanité n'a jamais produit de plus grands génies que Bouddha et Jésus. Sans doute, Jésus est un peu, ou même beaucoup plus grand, mais après tout, un "génie"... Le pape lutte aujourd'hui contre les Allemands, les Russes et les Italiens qui menacent l'existence du christianisme. Empiriquement, cela est vrai : persécutions, tortures, camps de concentration... Mais une telle manière de concevoir le christianisme est de beaucoup plus menaçante...
        On a dit du Bouddha, et il l'a dit lui-même, qu'il a vaincu la mort. Or, comment procède la mort? Elle commence par nous ôter la santé, suscite en nous du dégoût pour les choses, nous habitue à l'indifférence, etc. Et que fait le Bouddha? Exactement la même chose. Il introduit la mort en nous, avant même que son temps ne soit venu. Il travaille pour le compte de la mort. Et, voyez ! Il avait tellement de génie qu'il a persuadé !es gens qu'il avait vaincu la mort, alors qu'il ne faisait que la servir. Platon lui même avait écrit que la philosophie est un exercice de préparation à la mort et, au lieu de s'occuper de ce problème, il l'abandonne et s'occupe des Lois, de la République, etc. Mais qu'en pense-t-il maintenant? »

        « Excellent, l'article de Lazareff, sur Lequier [2]. Il voulait parler de moi, mais je le lui ai déconseillé aussi fortement qu'il était en mon pouvoir de le faire. Je lui ai demandé de ne pas même prononcer mon nom. Comparer Lequier à Kierkegaard, qui est très célèbre, même en France, ça, oui... Ceux qui me connaissent auront compris. L'important, c'était de bien poser le problème !
        Vous n'avez pas lu le compte rendu que Jules de Gaultier a publié dans la Revue philosophique, sur mon Athènes et Jérusalem [3] ? Il termine son article, qui est bien, à peu près comme Wahl dans sa dédicace : il n'est ni d'Athènes, ni de Jérusalem. Cela ne m'étonne pas de Jules de Gaultier ; mais c'est encore Wahl qui m'étonne : il a une forte érudition, il connaît les Grecs, les Allemands... Même pour affirmer ça, il a donc besoin d'un critère. D'où le prend-t-il? Je sais bien qu'il pourra se faire passer pour sceptique. Mais le scepticisme lui-même est grec... Que de bêtises on a dites sur mon compte, et jusqu'à Mme Bespaloff, qui prétend que je dirais à l'homme en train de se noyer : tu peux, tu dois, te sauver ! Comme si je n'avais pas écrit, il y a quarante ans de cela, dans mon premier livre, à propos de Nietzsche, que l'athéisme, chez lui, ne résulte pas d'un devoir négligé, mais d'un droit perdu. »

        Nous parlons de la guerre, des persécutions, etc.
        « Mais peut-être, me dit Chestov, qu'il n'y a pas seulement que ce qui tue au monde. »

[1]. « A la mémoire d'un grand philosophe: Edmund Husserl. » En russe Annales russes XII (déc. 1938) et XIII (janv. 1939). En français : Revue philosophique, janv, à juin 1940, pp. 5 à 32. Article ultérieurement inclus dans Spéculation et Révélation.
[2]. A. Lazareff, « L'entreprise philosophique de J. Lequier. » En russe : Pout, août/oct. 1938, pp. 29.47. En français : Revue philosophique, sept./oct. 1938. Ultérieurement l'article a été inclus dans Vie et Connaissance, Paris, Vrin, 1948. Ce livre contient aussi un essai sur Chestov.
[3]. Revue philosophique, no. 9-10, sept/oct. 1938, pp. 242-243.


Le 3 novembre 1938

        Je lui envoie un exemplaire de mon Faux Traité [1] avec cette simple dédicace : « A Léon Chestov, à qui je dois tout.."

[1]. B. Fondane, Faux Traité d'esthétique, Paris, Denoël, 1938 rééd. Paris, Plasma, 1980.


Le 5 novembre 1938

        La première lettre que je reçois au sujet de mon livre est de Chestov. Il me répond par retour du courrier:
        « Mon cher ami, votre "Faux Traité" m'est arrivé et je m'empresse de vous remercier et de vous féliciter : c'est vraiment une chance que de pouvoir publier un livre ! Je regrette seulement que je doive en ajourner la lecture. Je me sens mal, très faible et très épuisé ; je reste presque toute la journée alité, c'est le prix de mon article sur Husserl. Mais je prends mes mesures, peut-être dans quelque temps je me sentirai mieux, et je pourrai au moins lire ! En attendant de vous serrer cordialement la main, mes meilleurs voeux... »


Le 10 novembre 1938

        Je laisse passer quelques jours, et lui écris que je n'ai pas voulu le fatiguer, mais que je passerai le voir jeudi.


Le 14 novembre 1938

        Je reçois une lettre de sa fille, Natacha Baranoff:
        « Cher ami, mon père étant souffrant, il va aller pour quelque temps à la clinique Boileau pour se faire soigner. Ne venez donc pas le voir à Boulogne. Téléphonez un de ces jours à Tatiana, elle va vous dire si vous pouvez aller le voir à la clinique. »


Le 16 novembre 1938

        Je téléphone à Tatiana. Les médecins ont défendu qu'on lui rende visite. On lui fait des piqûres de salycile. Il va un peu mieux. Il a été très mécontent d'avoir eu à quitter la maison pour la clinique. Mais que faire?


Le 18 novembre 1938

        Coup de téléphone de Tatiana. Chestov a été très content en apprenant que je m'étais informé de sa santé. On ne peut encore le voir, mais ça va mieux. Je n'ose demander à Tatiana, pour ne pas l'effrayer, de m'appeler d'urgence au cas où il irait plus mal. Mais elle me prévient qu'elle m'enverra un pneumatique dès qu'il y aura changement, ou dès qu'il aura manifesté le désir de me voir.


Le 19 novembre 1938

        Rien de nouveau.


Le 20 novembre 1938

        Je reçois un télégramme: « Téléphonez à Tatiana. Rageot. » Chestov est mort.
        Dans l'après-midi, nous nous rendons tous à la clinique Boileau. Il est étendu sur le lit, calme, apaisé, le visage détendu, beau. Mme Chestov me raconte que, hier au soir, il se portait encore assez bien. Ce matin, avant qu'elle ne soit arrivée, l'infirmière est venue lui poser le thermomètre. Il s'est retourné. Il était mort. Le coeur. «Il vous aimait tellement! » et elle sanglote. Puis me montre, à côté du lit, sur la petite table, une Bible ouverte (en russe) et Das System der Vedânta (Brahma-Sutra, etc.) dans la traduction de Deussen [1]. Le livre est ouvert au chapitre : « Brahma ais Freude », et Chestov venait de souligner (ou de relire) le paragraphe suivant:
        Nicht trübe Askese hennzeichnet den Brahmanwesser, sondern das freudig hoffnungsvolle Bewusstsein der Einheit mit Gott. [2]
        Nous descendons. On attend Tatiana dans le hall. Elle nous dit qu'on ne pouvait rien espérer, qu'on venait de découvrir à l'examen qu'il avait la tuberculose des vieillards depuis l'année dernière. L'enterrement aura lieu mardi, au Nouveau Cimetière de Boulogne-Billancourt, à 9 heures du matin.
        Ma conversation du 24 octobre aura donc été la dernière. La lettre du 5 novembre aura été la dernière que j'aie reçue de lui, la dernière qu'il aura écrite.

[1]. Paul Deussen, Das System des Vedânta, Viertte Auflage, Leipzig, F.A. Brockhaus, 1923,540 pages.
[2]. Ce n'est pas une pénible ascèse qui marque celui qui a connaissance de Brahma, mais la conscience joyeusement confiante de l'unité avec Dieu.


Le 21 novembre 1938

        Je n'ai pas noté, hier, ce calme, ce rayonnement qu'il avait sur son visage. J'étais entré dans la chambre avec je ne sais quelle répulsion (ma vieille crainte d'emporter la vision des gens que j'ai aimés, morts), je sanglotais de le voir rigide et, au bout d'un instant, j'avais presque honte de sangloter. Je criais en moi, en pleurant, mais ce n'était qu'un dialogue silencieux de l'âme avec elle même. « Où es-tu ? Sais-tu maintenant? »

        Je suis divisé entre l'envie d'aller le revoir, et la répugnance à le faire [1]. Je téléphone à Tatiana qui m'annonce que la mise en bière aura lieu à 19 h moins le quart. Je m'y rends. J'avais mal entendu. Elle avait eu lieu le matin à 8 h moins le quart. On m'introduit dans une petite pièce. La bière est sur une table, fermée, couverte, une gerbe de fleurs dessus.

[1]. Dans une autre version, Fondane a écrit: "... et le honteux sentiment de m'attacher à ce qui est soumis à la décomposition".


Le 22 novembre 1938

        L'enterrement a lieu au Nouveau Cimetière de Boulogne Billancourt, à l'angle sud-est, dans le mausolée où reposent déjà sa mère et son frère. Seuls, les journaux russes ayant annoncé l'événement, il n'y a aucun homme de lettres français, sauf Jules de Gaultier. Une centaine de personnes. A ma surprise, un rabbin est là, qui dit le Kadish. Malheureusement, le rabbin quitte l'hébreu pour le français, d'une voix chantante, sans conviction. (Que ne dresse-t-on ces gens, à être de bons comédiens, au moins!) Il cite Job : Dieu a donné, Dieu a ôté... et ne se doute pas des réflexions faites par Chestov là-dessus. Mais je suis fort ému que Chestov ait tenu à garder ce lien visible avec Israel. Je demande à M. Lovtzki si ç'avait été là le désir formel de Chestov. Lovtzki m'explique : l'année dernière, quand on avait enterré le frère de Chestov, le rabbin avait prononcé le Kadish, puis des prières en français qui avaient ému Chestov, et qu'il avait trouvées fort « belles ». Alors...
        Dernière prière du rabbin pour celui qui fut Leiba Izhoc Schwarzmann (on avait caché au rabbin qu'il s'agissait du philosophe Chestov, par crainte d'un discours approprié) et chacun de jeter sur la fosse une poignée de terre. Ce fut bientôt mon tour...


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