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ZONE D'OMBRE


Vaisseau Fantôme
Par Eric Bourguignon

Simon déverrouilla la porte de son nouvel appartement. Dehors, le vent et la pluie de septembre, froid et humide, s'abattait sur Montréal.
Depuis quatre jours que ça durait et d'après les météorologues, pas de trêve en vue.

- La planète se venge, pensa Simon en déposant son sac sur le plancher près de la porte.

L'appartement vide lui renvoyait l'écho de chacun de ses pas, de chaque petit bruit. Quatre petites pièces aux murs blancs, quatre petites pièce presque vides. Seuls les électroménagers avaient été livrés et son lit, bien sûr.
Au moins il avait réussi à convaincre son frère de le déménager pendant que lui travaillait. Simon ôta ses souliers et s'étendit sur le matelas.
La semaine avait été dure. Nouvel emploi, nouvelle ville, nouvelle vie.
Il se mit à observer le lustre qui pendait du plafond de sa nouvelle chambre. Le métal avait perdu de son lustre, comme l'idée de venir s'installer à Montréal avait perdu de son charme.
C'était pour se perdre qu'il était venu vivre ici. Se confondre dans la masse, devenir un inconnu.
C'était surtout pour ne plus entendre: « C'est dommage, une si belle fille» ou «On n'arrive jamais à comprendre ces gestes-là. Pauvre Simon, ça doit être dur».

Tout en enlevant ses vêtements, il regardait le soleil se coucher par la petite fenêtre de la chambre. On aurait dit que les gratte-ciel étaient les doigts d'une gigantesque main qui tentait d'étouffer la lumière.
Étouffer, c'était ça qu'il ressentait . Il avait finalement mis le doigt dessus. La pression était devenue trop forte.
Être le porteur du message de Joanne était devenu trop lourd. En plus de sa douleur personnelle, il devait sans cesse expliquer celle de sa femme, qu'il trouvait lui-même inexplicable.
Elle avait pourtant laissé un mot, mais il était dénué de sens. Il était devenu l'interprète d'une morte et il n'en pouvait plus.

- Je m'excuse Joanne, dit-il à haute voix, j'espère que tu comprends que je dois continuer à vivre moi?!.

C'est à ce moment qu'il entendit le Bruit, un clapotis sourd. Des souvenirs d'un été pluvieux passé à mettre des chaudières sous un toit qui coulait lui revinrent en tête.
Il la voyait encore éclater de rire quand il s'était mie le pied dans une de ces chaudières.

- On avait pourtant l'air heureux, pensa-t-il.

Nu, il sortit de la chambre pour aller chercher son sac de voyage. Le bruit venait de la chambre de bain.

- C'est typique, pensa-t-il en jetant le sac sur son lit et ouvrant la fermeture éclair, quand y pleut dehors, les robinets se mettent du concert.

Il sortit des draps de son sac et fit le lit, tout en écoutant le rythme de la pluie sur le toit et les fenêtres se joindre à celui du robinet. Le vent fouettait les murs de l'édifice à logements, Simon avait l'impression qu'ils allaient s'effondrer sur lui.
Il s'allongea sous les couvertures et régla la sonnerie de sa montre pour six heures. Il allait avoir besoin d'une bonne nuit de sommeil.

*

Simon ouvrit les yeux dans la noirceur de la chambre.
La pluie et le vent s'amusaient toujours à l'extérieur. Il regarda sa montre, cinq heures quarante-cinq. Qu'est-ce qui l'avait réveillé, le rêve ou le bruit, il n'était pas sûr.
Il venait de rêver encore une fois à Borduas. Il avait eu un entretien avec la Police deux semaines après le soir où Joanne s'était enlevé la vie.
C'était plus un souvenir qu'un rêve. L'interrogatoire que lui avaient fait subir les Policiers, les questions un peu harcelantes sur le fait qu'il n'était pas à la maison depuis plus de quatre jours.

Simon leur avait pourtant bien expliqué qu'il était parti à la chasse avec deux de ses amis.
Le sergent Borduas, lui, était assis sur sa chaise, en silence. Mais Simon, le connaissant bien, pouvait lire la rage qui grandissait en lui.
Les policiers avaient fait entrer le coronaire et ce dernier s'était mis à discuter de comment il avait retrouvé Joanne.

- Elle était assise dans le salon, la télévision ouverte au Canal Famille, avait dit le coronaire.

- On a aussi retrouvé plusieurs canettes de bière éparpillées dans la maison, avait- t-il ajouté.

- Ça faisait deux jours qu'elle ne prenait plus ses antidépresseurs, lui avait t'il crié en se levant comme s'il avait été assis sur un ressort, t'es presque complice.

Borduas s'était jeté sur lui, tentant de l'agripper à la gorge, mais deux autres Policiers l'en avaient empêché.

-Simon, t'avais pas d'affaire à la laisser seule, salaud!

Borduas avait continué à crier jusqu'à ce qu'on le traîne de force dans une autre pièce pour le calmer. Ça ne devait pas être facile pour un père de retrouver son enfant, la cervelle éparpillée sur le mur du salon.

Simon s'était assis sur le rebord du lit les mains dans la figure. Il attendait les larmes. Mais comme toujours, elles ne venaient pas. Le bruit le ramena à lui.
Il aurait juré entendre le rire d'un enfant. Ce devait être le vent, mais pourtant...
Il se leva du lit et se dirigea vers le cabinet. La petite pièce blanche aux tuiles vert lime était le clone de tant d'autres.
Un lavabo trop petit, une toilette jaunie par le temps et un bain craqué.
Accrochée à une pôle, la seule touche d'originalité, le rideau de douche. Les motifs de bateau, Galions, Clippers, Caravelles, imprimés sur le vinyle firent sourire Simon.

-Au moins, ça je n'aurai pas à me l'acheter.

Au fond du bain, il y avait un petit jouet, un bateau de plastique bleu, moulé dans une seule pièce.
Simon se pencha pour le ramasser. Au toucher, le plastique était rude, usé par le temps et le savon.
Il y avait quelque chose de triste chez le fait qu'un enfant avait oublié son jouet ici. Tout en se douchant, il observa attentivement le bateau. Sur le côté, gravé dans le plastique, il y avait d'écrit : Solitude.
Sa montre sonna 6h et bateau en main, Simon s'en retourna dans sa chambre pour se préparer au travail.

*

Simon regardait la pluie perler sur la fenêtre de l'autobus. Au travail, on avait bien ri de son petit bateau.
On lui avait poussé toutes sortes de craques et poser toutes sortes de questions. Quand il répondait, tout le monde se mettait à rire.
Ça faisait changement, ça lui faisait du bien. La radio du chauffeur annonçait de la pluie pour le lendemain.
Un vieille dame assise au devant de l'autobus marmonnait quelque chose au sujet d'un déluge. Les gens en général en avaient mare de l'eau et du vent.
Simon, lui, s'en réjouissait . Il avait l'impression que la température nettoyait son humeur, envoyait toutes les mauvaises pensées aux égouts.
Il sonna pour son arrêt et débarqua de l'autobus. Le ciel, rempli de gros nuages gris, avait fait disparaître le soleil plus rapidement.
Tout en marchant, il fouilla ses poches pour trouver ses clefs. Il s'arrêta devant le triplex et remarqua que la lumière de sa salle de bain était toujours ouverte.

-Tiens, pensa-t-il, pourtant je me souviens de l'avoir fermée.

Dans l'appartement, le silence était total. Depuis hier, il s'était rempli de boîtes, de meubles et de sacs de toutes sortes.
Simon fouilla un peu et brancha le téléphone dans la cuisine. Puis tout en se préparent à souper, il appela son frère pour le remercier.

-Oui, ça va, lui dit-il, je vais finir par m'adapter, c'est gros Montréal, mais c'est pas aussi étourdissant que tu penses.

Il se laissèrent sur des promesses de se rappeler. Puis, assiette en main, Simon se dirigea vers le salon, en passant par la toilette pour fermer la lumière.

*

Simon fut réveillé par le bruit de la foudre et de la pluie qui tapaient sur les careaux. L'appartement était plongé dans le noir.

- J'ai dû encore m'endormir devant la télévision, pensa-t-il.

Il se leva doucement du sofa, tout en se passant les mains dans le visage. Son bras droit lui faisait horriblement mal, il avait dû se retourner durant son sommeil et avait probablement dormi dessus.
Titubant, il s'efforça de se réveiller complètement. Évitant ses souliers, il se dirigea à l'aveuglette vers sa chambre, mais surtout vers son lit.
Il jeta un regard furtif à la fenêtre de sa cuisine. Dehors, le vent et la pluie se donnaient en spectacle.
Quelle heure était-il? Il regarda sur la cuisinière, mais il n'y vit rien. Pas de chiffres lumineux, pas même la veilleuse qu'il avait fixée au mur.
Une panne, songea-t-il en regardant sa montre. Mais elle non plus ne voulut pas lui répondre.
Elle s'était arrêtée étrangement sur le coup de dix heures.

-Ha! , dit-il tout haut, demain...on verra ça demain.

Puis quelque chose d'étrange attira son attention.
Au bout du passage, un filet de lumière sous le jour de la porte de la toilette. Instinctivement, il chercha le comutateur du corridor.
Quand ses doigts le trouvèrent , il l'actionna nerveusement, de haut en bas, trois fois plutôt qu'une, sans obtenir le résultat désiré.
Cette lumière lui brûlait les yeux. Il s'avança en se guidant avec les murs. Un éclaire illumina pendant un bref instant la cuisine, au même moment, il mit le pied dans l'eau.
Elle semblait couvrir tout le plancher de la salle à manger et faire son chemai jusqu'à la porte des toilettes.

« Je vais me coucher, tu devrais faire la même chose. »

Ces mots lui résonnaient dans le crâne, pourtant il ne les avait jamais entendus.
C'était le message de Joanne, celui qu'elle lui avait laissé avant de partir.
Une étrange odeur et des rires lui parvinrent. Le vent. Ce pouvait être le vent qui lui jouait de vilains tours, mais pourtant, le bruit ne venait pas de l'extérieur.
Il fit un pas vers la porte, des petites vagues vinrent lui lécher les pieds.
L'eau salée lui picotait les orteils ... Comme à la plage!
Il sentit le sable chaud entre ses orteils .
De derrière la porte du cabinet, il pouvait entendre le bruit des vagues et le cri des mouettes. Il mit sa main sur la poignée.
De l'autre côté, il entendait les rires d'un enfant, les vagues qui embrassaient le sable et les cordages d'un immense Skouner qui craquaient dans le vent.
Tournant doucement la poignée, il lui semblait que le sommeil était de plus en plus dur à combattre.
Comme un soleil brillant de mille feux, l'ampoule de cent watts illuminait la pièce aux tuiles vert lime.
Sa brosse à dents usée, le tube de dentifrice roulé et dégoulinant, tout y était. Le cerne sur le rebord de la cuve, rien n'avait changé, mais la baignoire elle, déversait son eau sur le plancher.

Ce n'étaient pas les robinets qui déversaient ce flot continu dans la baignoire, non, ils étaient fermés.
Simon fixait l'enfant. Assis dans la baignoire, son corps nu entouré d'algues marines déversait de sa bouche entr'ouverte le flot de cette eau salée qui remplissait la baignoire et qui allait bientôt remplir l'appartement.

Pétrifié, Simon ne pouvait que regarder le corps de ce garçon, d'une pâleur effroyable, puis ses yeux, cernés, noirs comme le charbon... Ses yeux qui semblaient le supplier :

- Je m'ennuie. Je pourrais ravoir mon bateau?

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