Nouvelles du Petit Paradis en Equateur
La vie quotidienne dans le nord des Andes équatoriennes
Ligne d'horizon :La révolution d'avrilVoici une sorte de journal de la chute d'un président de la République de l'Equateur, et de la période historique qu'il m'a été donné de pouvoir vivre - en tant que témoin hautement concerné, mais impuissant et silencieux, vu ma condition d'étranger - depuis décembre 2004. En réalité, bien avant, car j'avais déjà eu le pressentiment que Lucio Gutierrez tomberait comme ses deux prédécesseurs, quand, un mois à peine après son arrivée au pouvoir, il signait, en février 2003, une lettre d'intention avec le FMI, par laquelle il trahissait tous ses engagements électoraux. En mars 2004, j'écrivais ceci : "Dans un article récent de El Comercio, un résident étranger comparait la vie politique de ce pays au théâtre de l'absurde. Je pense, pour ma part, aussi à "Ubu roi" d'Alfred Jarry. Les douze mois qui viennent de s'écouler donneraient suffisamment de matériel pour actualiser sa célèbre pièce, y compris les démêlés du Père Ubu (le président) avec la Mère Ubu (l'épouse du président) ! Le spectacle donné par le président, ses ministres, et par les membres de son parti, la Sociedad Patriótica del 21 de enero, qui n'est qu'une machine à distribuer les postes, malgré la référence à d'illustres devancières (de la période de la libération de l'Amérique latine), dont le nom a été usurpé, ce spectacle, donc, est désolant. Il ne se passe pas de semaine sans qu'une controverse, une polémique ou un scandale n'éclate dans le pays, et dont le président est souvent le protagoniste, ce qui naturellement ébranle encore un peu plus l'institutionnalité et la gouvernabilité de l'Equateur. C'est dire que le sursaut national que j'évoque un peu plus haut devrait plutôt ressembler, par sa portée sinon par ses résultats, au grand bond en avant de Mao Zedong !" Je n'imaginais pas bien entendu que ce sursaut national arriverait le 20 avril 2005 sous la forme de ce que j'appelle en titre la révolution d'avril, en référence à d'autres révolutions de l'histoire équatorienne : la révolution "martienne", celle du 6 mars 1845, et la révolution "julienne", celle du 9 juillet 1925. Il est plus probable du reste que l'histoire s'en souvienne comme la révolution des délinquants (voir plus bas). Bien que la vocation des "Nouvelles du Petit Paradis" ne soit pas de suivre l'actualité, j'avais besoin de participer à ce qui se préparait et de manifester mon soutien inconditionnel. Je l'ai fait en écrivant le texte suivant . 3 mars 2005
Gros nuages noirs à l'horizonDepuis l'élection de Lucio Gutiérrez à la présidence de la République de l'Equateur, la vie politique n'a pas cessé d'être troublée par des controverses, des polémiques, des scandales, des revirements dus à des décisions et à des actions contestables du président et de son entourage, lesquelles ont créé un niveau impressionnant d'instabilité, de confusion, de confrontation et de division dans le pays. Depuis le mois de novembre 2004, la crise permanente a été chauffée au rouge par la tentative - avortée - de la majorité anti-gouvernementale du Congrès de procéder au "jugement politique" (la destitution) de Gutiérrez. A suivi un renversement brutal obtenu par des actes de corruption inspirés par le président lui-même, avec un degré de cynisme rarement atteint au cours de ces vingt-cinq dernières années de retour à la démocratie. A peine constituée, la nouvelle majorité a modifié de la manière la plus inconstitutionnelle qui soit la composition du Tribunal constitutionnel, du Tribunal suprême électoral et de la Cour suprême de justice afin de favoriser directement les intérêts de ses diverses composantes. Les gros nuages noirs s'accumulent à l'horizon et un violent orage ne va pas tarder à éclater. J'utilise cette image éculée pour montrer l'imminence d'un phénomène dont il est impossible aujourd'hui de prévoir le déclenchement, tout en étant certain qu'il va se produire un jour ou l'autre, une sortie pacifique de la crise paraissant exclue, sauf miracle, peu crédible au regard de l'histoire de l'Equateur. Les deux issues les plus probables sont la destitution violente de Gutiérrez, identique à celle de deux de ses prédécesseurs - Bucaram et Mahuad - ou un scénario à la vénézuelienne, le pays se divisant en deux camps irrémédiablement opposés. Il me semble important de faire connaître deux textes sur ce qui se passe ici en ce moment. Le premier est un article de Semana (nº 1191 du 28 février 2005), le principal hebdo colombien, qui a le mérite de résumer la situation sans se perdre dans les détails. Bien entendu, depuis quelques mois, les médias équatoriens sont remplis de prises de positions, souvent partiales, partielles et passionnées, sur les acteurs et les événements, sans oublier la propagande mensongère fournie par le secrétariat à la Communication rattaché à la présidence de la République sous forme d'insupportables "cadenas nacionales", imposées à l'ensemble des chaînes de télévision nationales. Vues de Bogotá, les choses sont abordées de façon plus distanciée et synthétique. Le deuxième est un extrait du blog du "Grupo Ruptura de los 25" qui constitue une sorte de manifeste de la société civile face aux nombreuses violations de la Constitution et des droits de l'homme commises par le régime actuel. Il s'agit de jeunes professionnels de différents horizons qui veulent changer la manière de faire de la politique en Equateur. Dictature à Quito ?Lucio Gutiérrez est confronté à sa pire crise politique, pris entre les accusations de "fujimorazo" [coup à la Fujimori, ex-président du Pérou] et la pression de ses alliés, l'ex-président Bucaram et [l'ex-candidat présidentiel] Noboa. Le président équatorien Lucio Gutiérrez recommence à vaciller, bien qu'en réalité il soit sur la corde raide depuis un peu plus d'une année, quand il a décidé de rompre son alliance avec les indigènes regroupés dans le mouvement Pachakutik, lesquels l'ont porté au pouvoir. En ce moment, plusieurs faits indiquent que le pays est au bord de la dictature et que le chef de l'Etat - qui a mené le coup qui a fait tomber le président Jamil Mahuad le 21 janvier 2000 - ne peut compter que sur un maigre appui populaire. En peu de mots, la situation est très grave. Il est très significatif que, au cours de son dernier discours en public, Gutiérrez est apparu pour la première fois utilisant un gilet pare-balles et entouré de pas moins de quinze policiers en civil et d'un nombre égal de tireurs d'élite. Des sources militaires ont révélé à cette revue qu'un ensemble d'informations prévoyait qu'"il y aura une attaque contre Gutiérrez", tout en refusant de donner les preuves de cette dénonciation. "Nous ne pouvons pas ignorer les informations en provenance de nos organismes de renseignement qui indiquent des tentatives visant à liquider physiquement notre président" signalait l'informateur. "Pour des raisons élémentaires tenant à l'enquête, nous n'allons pas faire connaître les détails, mais dans la situation actuelle beaucoup de choses peuvent se produire" ajoutait cette source. Gutiérrez, dont la gestion est désapprouvée par le 62,5 % des équatoriens, est qualifié de dictateur, depuis que, appuyé par la représentation des partis de l'ex-président Abdala Bucaram et de celui qui fut son concurrent à l'élection, Alvaro Noboa, il a restructuré la Cour Suprême de Justice (CSJ), et les Tribunaux constitutionnel (TC) et suprême électoral (TSE). En raison de cette démonstration de force parlementaire, le gouvernant a été accusé de concentrer les pouvoirs de l'Etat en violant la constitution. Selon des analystes indépendants, tout indique que le gouvernement veut amnistier Bucaram, qui a reçu l'asile politique à Panama et est impliqué dans plusieurs procès afin qu'il puisse rentrer dans son pays. Curieusement, le président de la CSJ, Guillermo Castro - intime de Bucaram - est celui qui doit donner son avis sur ces cas. En outre, rappellent les observateurs, Gutiérrez a été l'aide de camp de Bucaram quand celui-ci était président et il continue à lui obéir, car il fait ce que l'ex-chef d'état lui ordonne. "Gutiérrez est en train de commettre un fujimorazo", soutiennent ses opposants qui ont réalisé récemment des marches massives de protestation contre le régime dans les deux principales villes du pays, Quito et Guayaquil. Dans chacune d'elles, 200.000 personnes au moins ont défilé. De son côté, dans les deux mêmes villes, le gouvernement a aussi mobilisé ses troupes, qu'il a fait venir de communautés rurales grâce à 2500 bus interurbains, afin que celles-ci le soutiennent dans des contremarches. Les effets des changements de la Cour ont commencé à se faire sentir la semaine passée : d'une part, la commission des Droits de l'homme de l'ONU a annoncé que son rapporteur spécial, Leandro Despouy viendra à Quito "du fait de la grave crise traversée par le pouvoir judiciaire équatorien". D'autre part, l'ambassadrice des Etats-Unis, Kristie Kenney, a dit que "Washington s'inquiète de ce qui se passe en Equateur". Mais, comme l'a déclaré à Semana l'analyste international Michel Rowland, "le gouvernement des Etats-Unis n'est pas intéressé par le départ de Gutiérrez en raison de l'appui de ce dernier au Plan Colombia, du maintien de la présence de ses soldats dans la base aérienne de Manta et de la signature imminente du Traité de libre commerce". Ce sont les mêmes raisons qu'invoquent ses opposants pour signaler que Gutiérrez est arrivé au pouvoir grâce à une alliance avec les indigènes et les mouvements sociaux, sous les bannières de l'indépendance économique et de sa conversion en un nouveau Chavez, mais il les a rapidement oubliées. Loin de remplir ses promesses, il s'est employé à accepter les exigences du Fonds monétaire international, avec comme conséquence que la situation de la majorité des Equatoriens s'est aggravée, et à aligner son gouvernement sur les Etats-Unis, y compris en ce qui concerne le problème colombien. Tout cela, sans une politique définie, cherchant n'importe quoi pour se maintenir au pouvoir, jusqu'à s'allier avec des personnages aussi impopulaires que Bucaram et Noboa. Beaucoup soutiennent que le gouvernement a déployé une campagne de violence contre les opposants. Après avoir dénoncé que Gutiérrez s'est réuni avec les Farc en tant que candidat, l'ex-ministre Patricio Acosta a commencé à être harcelé par des prétendus agents de renseignement et il se trouve actuellement dans la clandestinité, d'où il accuse le gouvernement de vouloir "le faire disparaître". L'ex-président de la Confédération des nationalités indigènes, Leonidas Iza, a été la cible d'une attaque par balles, comme les bureaux du président de la Chambre de l'industrie, Blasco Peñaherrera. L'ex vice-président León Roldós a reçu une correction à la sortie d'une conférence qu'il donnait à l'Université centrale de Quito sur son projet de consultation populaire pour résoudre la crise. La maison du conseiller municipal de Quito, Antonio Ricaurte du mouvement Pachakutik a été mitraillée et le politicien a mis en cause directement le gouvernement. La bombe qui a explosé devant la porte principale du ministère des Affaires étrangères n'a pas causé beaucoup de dégâts mais a donné l'occasion au gouvernement de lancer des accusations de terrorisme. A ce sujet, le ministre Patricio Zuquilanda a déclaré à SEMANA que "c'était une bombe totalement dirigée, les personnes qui ont fait cela savaient ce qu'elles allaient détruire, nous devons aussi penser à des menaces extérieures, infâmes, qui tentent de diviser la société équatorienne". Il est certain que Gutiérrez est à la croisée des chemins, car, comme l'a dit Rowland "s'il y a un changement sur le thème de la Cour suprême, il récupérera sa crédibilité aux yeux de l'opposition, mais en même temps il perdra le soutien de ses alliés de circonstance. Et sa chute serait un désastre pour l'institutionnalité du pays". Je serai "dictocrate" c'est-à-dire "dictateur avec les coquins et démocrate avec les pauvres" explique le chef de l'Etat, qui, copiant le cinéaste Pedro Almodovar, répète à chaque fois qu'il le peut sa fameuse phrase : "Ou je change l'Equateur, ou je meure dans cette tentative". Mais les chances qu'il termine son mandat sont toujours plus incertaines. GRUPO RUPTURA DE LOS 25Préambule de la marche du 16 février 2005, à Quito "NON à l'autoritarisme, à la haine, aux balles, à la menace et la violence comme pratique politique, OUI à une démocratie radicale, participative, transparente et profonde, façonnée par les vrais citoyens de Quito et de l'Equateur. NON au tripotage des vieux caciques de la politique qui ont tiré au sort entre eux l'avenir de la nation dans lequel les seuls qui gagnent sont ceux qui peuvent monter dans la "camionnette" [allusion à la coutume d'organiser des caravanes lors des campagnes électorales, dont le véhicule de tête transporte le candidat et ses proches]. OUI pour tirer la leçon de l'histoire, nous ne voulons pas d'un autre Alarcón, ni d'un autre Noboa [qui ont remplacé de manière inconstitutionnelle les présidents Bucaram et Mahuad]. OUI au départ des représentants [les députés au Congrès] qui nous trahissent, mais au moyen de mécanismes constitutionnels et avec un agenda et un projet de pays, transparents, avec des têtes, des discours et des intentions visibles. NON à l'assaut cynique et éhonté à la justice et à ses organes médullaires, perpétré par les pouvoirs économique et politique du pays pendant les vingt-cinq années de cette démocratie de papier. Dehors ! la Cour de facto et tous les juges qui ont répondu et répondent aux partis politiques. NON aux manigances politisées et irresponsables du Tribunal suprême électoral, du Tribunal constitutionnel, du Conseil national de la magistrature et du Ministère public. OUI à un processus propre et transparent qui provienne de la société civile - et NON de partis politiques déguisés en prétendus collèges électoraux représentant leurs membres et leurs patrons pour l'élection des juges -, qui nous donne la possibilité d'avoir un pays honnête et participatif. OUI seulement pour une justice qui ne soit ni militaire ni policière. OUI à une fonction judiciaire indépendante et opportune. NON aux rideaux de fumée du genre de "Miss Universo" [le concours de Miss Univers a eu lieu à Quito en 2004 et a été présenté par le gouvernement comme une grande opportunité pour le pays] et la désignation de colonels comme juges andins [le colonel de police Villa, beau-frère du président], ce qui est recherché étant de distraire [l'opinion publique de porter son attention] sur des thèmes transcendantaux pour notre République. Par conséquent, OUI à la consultation populaire sur le TLC [Tratado de libre Comercio avec les Etats-Unis] ; OUI à des positions souveraines sur le Plan Colombia, NON au renouvellement de la convention sur la base de Manta [avec les Etats-Unis] et OUI à un processus d'intégration régionale distincte. NON aux arrangements au Congrès, qui prétend dans la crise actuelle discuter de l'économie du pays : hydrocarbures et énergie. OUI pour exiger [des députés] qu'ils légifèrent avec responsabilité et clarté pour la construction d'un Equateur fondé sur notre diversité et pour la gestion responsable et équitable de nos ressources naturelles, en faveur des générations actuelles et futures. NON à l'éternelle violation des droits de l'homme, des droits des femmes, des enfants, des jeunes, des personnes âgées et des retraités. PLUS de cas Restrepo et Fybeca [disparitions forcées et bavures policières non-sanctionnées]. NON à l'impunité. OUI à un Etat social de droit qui garantisse, avec notre participation active, une vie digne pour tous et toutes. Nous voulons une démocratie dans laquelle les "mandataires" soient cela : des mandataires de la volonté populaire, exécuteurs de cette volonté, et NON des apprentis roitelets, caricatures de tyrans ou intendants de l'oligarchie. Nous voulons une démocratie qui récupère la valeur de la parole depuis la transparence des faits ; une démocratie qui ne confonde pas la participation avec le tumulte, la légitimité avec l'avocasserie, l'éthique avec la rouerie créole, ni le compromis avec la grossièreté [sic]. Une démocratie qui transforme la vie des personnes.
Dans ce but, nous convoquons tous les citoyens et les citoyennes, les mouvements et partis progressistes de l'Equateur, à aligner leurs forces autour des thèmes qui en ce moment attentent profondément à notre intégrité comme pays. A nous regarder de manière autocritique, à nous administrer une purification et reconnaître nos erreurs, et, une fois retrouvée la confiance, à construire ensemble un projet national solidaire, équitable, intégratif, juste et souverain."
Quel contraste entre la réalité délétère d'un pays à la dérive, en pleine décomposition et cette aspiration exprimée avec tant de force et de conviction par le groupe des 25 pour un Equateur différent ! Mais il faut sans doute couler jusqu'au fond pour pouvoir remonter à la surface et remplir ses poumons d'air frais. Sommes-nous en train de toucher le fond avec les événements actuels ou faut-il encore descendre beaucoup plus bas pour que le peuple équatorien se mobilise ? Ce malheureux pays a déjà coulé plusieurs fois sans jamais réussir à opérer ce changement fondamental dont rêve la grande majorité des Equatoriens. Cela ne veut pas dire que cette fois-ci ne sera pas la bonne. Pourtant, on peut comprendre l'attentisme et le scepticisme manifestés par une grande partie de la population si souvent trompée dans ses attentes et ses espoirs. Autre chose : L'indifférence - apparente - et le silence des organismes internationaux (ONU, OEA, UE), des gouvernements des deux Amérique et des pays de l'Union européenne, comme des médias de ces régions, face à l'aggravation de la situation interne du pays. On invoquera bien sûr le respect de la souveraineté de l'Equateur, auquel ne sont pourtant pas tenus les médias étrangers. Et d'autre part, il n'y a pas des centaines de prisonniers politiques ou de morts qui justifieraient la montée de la compassion mondiale (on peut du reste remarquer à ce propos, pour s'en féliciter, qu'il n'y a pas eu un seul blessé dans les récentes manifestations de masse de Guayaquil et Quito). Pourtant, le niveau de la confrontation en Equateur est-il si différent de celui de l'Ukraine, par exemple, où les pressions extérieures ont été très déterminantes ? Faudra-t-il attendre que le colonel Gutiérrez se rapproche du colonel Chávez pour que les milieux internationaux, sous l'impulsion du Département d'Etat, se sentent concernés ? Enfin : Le titre de l'article de SEMANA comprend un point d'interrogation quant au fait qu'il y aurait un dictateur à Quito, alors que pour de nombreux analystes et commentateurs équatoriens, c'est une réalité. L'utilisation de ce mot me gêne parce que le comportement de Gutiérrez peut être surtout défini comme erratique et inconsistant, et ne correspond pas à ma représentation d'une personnalité dictatoriale. Il s'apparente plutôt aux mouvements désordonnés d'un homme en train de se noyer. Si on le compare à des dictateurs latino-américains comme Pinochet ou Videla, il me semble que le compte n'y est pas. Bien sûr, il y a un commencement à tout et les opposants au gouvernement ont entièrement raison de dénoncer les dérives autoritaires du régime, mais peut-être pas d'utiliser le terme dictateur. Avant l'heure. 18 avril 2005Au cours de la semaine passée, les manifestations dans la ville de Quito ont changé de nature. La population - familles avec enfants, personnes du troisième âge, jeunes de toutes conditions - s'est lancée spontanément dans la rue, en soirée, dans différents quartiers - avec une seule revendication "Que todos se vayan" (qu'ils s'en aillent tous) ou, plus succintement, "Todos afuera" (tous dehors) exprimée au fil des jours par un "cacerolazo" (concert de casseroles), un "tablazo" (concert de percussions à l'aide de planches ou de bâtons), un "rollazo" (rouleaux de papier hygiénique, symbole de la nécessité de nettoyer la corruption ambiante), un "pitazo" (concert de klaxons). Ce rejet global du président, de son gouvernement, du Congrès, de la classe politique, des partis, de la justice complice a donné lieu à une sorte de fête patriotique, avec déployement de drapeaux et hymne national, un défoulement débridé mais pacifique, joyeux et impertinent. Un des animateurs de Radio Luna, une radio locale, Paco Velasco, est devenu le point de ralliement de ce mouvement improvisé. Les tentatives du gouvernement et de ses sbires pour étouffer sa voix ont échoué grâce à la protection permanente de nombreux auditeurs devenus gardes-du-corps volontaires. Lucio Gutiérrez, le président, a tenté de mettre fin à la montée en puissance de ce mouvement en instaurant l'état d'urgence pour Quito et son district, comme l'y autorise l'art. 180 de la Constitution, mais dans des circonstances exceptionnelles, qui n'étaient pas réunies dans ce cas. Loin de se laisser intimider par cette disposition, la population a maintenu sa pression sur le régime et sur le Congrès, qui a fini par annuler dimanche soir la fatidique résolution du 8 décembre 2004, qui mettait fin de manière anti-constitutionnelle à la précédente Cour suprême. Il a agressé maladroitement les Quiténiens en les traitant de "forajidos" (délinquants professionnels), si bien que le lendemain, de nombreux manifestants portaient un écriteau "soy un forajido" Le président Lucio Gutiérrez ne semble pas vouloir céder à la demande populaire de démissionner, bien que ses deux soutiens les plus constants - l'Ambassade des Etats-Unis et l'armée - aient pris leur distance à son égard, en l'ayant obligé à annuler l'état d'urgence moins d'un jour après l'avoir promulgué. Il persiste à minimiser l'importance du rejet populaire alors qu'un sondage publié ce lundi lui donne un pourcentage d'acceptation à Quito et Guayaquil (qui représentent le 35 % de la population) de 4 % et de rejet de 95 %, en outre 82 % des sondés pensent qu'il est un dictateur, et 81 % pensent qu'il doit démissionner. Bien que minoritaires, ses partisans - Partido Sociedad Patriotica (PSP), Partido Rodolsista Ecuatoriano (PRE de Bucaram) et la Feine (indigènes protestants) - se mobilisent pour assurer son maintien au pouvoir. N'a-t-il pas déclaré qu'il était le meilleur président de tous les temps en Equateur ? S'il persiste dans cette posture, on peut s'attendre à une recrudescence des manifestations de rues à Quito, à leur diffusion dans la majorité des provinces du pays et à l'intervention des indigènes appartenant à la Conaie, ainsi qu'à de possibles affrontements entre les deux camps, jusqu'à un dénouement qui paraît déjà écrit, mais dont il est difficile de prévoir la date : la chute de Lucio Gutiérrez. Moi aussi je suis un délinquant...Voici un troisième texte qui se réfère aux événements survenus entre le 13 et le 17 avril 2005, écrit par Fabian Corral, avocat et chroniqueur respecté du quotidien quiténien "El Comercio", dans son numéro du 18 avril. Le terme "forajido" signifie, en castillan, malfaiteur qui s'enfuit en rase campagne. En Equateur, selon le "Diccionario de Uso Correcto de Español en el Ecuador", il est utilisé dans le sens de délinquant avéré, que je traduirai par délinquant tout court. Il a été employé par le président Lucio Gutiérrez en réaction aux manifestations de Quiténiens en colère devant son domicile. Quito s'est rempli de "délinquants" qui tapent sur des casseroles. De délinquants qui chantent l'Hymne national, qui portent des drapeaux, qui connaissent la rengaine des politiciens, le mensonge vénéneux des discours, la fausseté des déclarations. Qui ressentent la douleur d'avoir une démocratie transformée en farce, une Constitution piétinée, une liberté encerclée par les chars, les barbelés et les gendarmes. Des délinquants qui savent réclamer sans se soumettre au pouvoir, au coeur pur et au visage découvert, qui sentent dans les SMS des portables la vibration du patriotisme et qui savent dire : basta ! Délinquants avérés. Ainsi appelait-on les soldats de l'Indépendance. Bandes de délinquants disaient les Espagnols. Bolivar, Sucre, Artigas et tous les autres étaient des capitaines de délinquants. Il y a toujours eu cette classe de bandits qui augmentait en force et en conviction pendant que les élites pactisaient dans les salons et arrangeaient leur avenir dans les couloirs des palais transformés en tripots. Aujourd'hui, ce sont les petits-enfants et les grands-parents, les mères et les enfants, les jeunes et les vieux qui font l'histoire dans la nuit claire, tandis que les députés et le Gouvernement assurent le précaire et très pauvre avenir de leurs partis. Ils se partagent la tunique avec le sans-gêne des tricheurs professionnels, tandis que le pays leur reproche leur incapacité et leur lourdeur, tandis que se perdent les desseins d'un gouvernement qui ne représente personne et donne des coups à l'aveuglette, enfoncé dans sa médiocrité et ses erreurs. Le problème est qu'ils ne comprennent pas pourquoi les micros d'une radio, les messages des portables ou de l'Internet convoquent plus que tous les partis et convainquent plus que tous les discours. Ils ne comprennent pas pourquoi les gens sortent de leurs maisons la nuit pour manifester leur indignation en tapant sur le couvercle d'une casserole. Ils ne comprennent rien. Ils ne comprennent pas que personne ne les croit. Ils ont perdu le fil de l'histoire et la capacité à interpréter un pays... et ils se disent leaders, ils se disent gouvernants, et ils se disent représentants du peuple ! Quel paradoxe surprenant ! Mensonge insupportable. Ils ne représentent personne d'autre que leurs amis. Et ils se disent démocrates. Et ils font des discours en citant la Constitution et en parlant de la loi. Et ils nous ôtent nos libertés pour se renforcer au pouvoir, quoiqu'ils n'aient plus depuis longtemps le pouvoir moral de gouverner. Il s'est périmé en raison des accords de minuit. La Cour honteuse qu'ils ont choisie les a liquidés. Les actes de cette dernière ont précipité la superbe populaire. Leurs calculs ont échoué parce qu'ils ont parié sur l'indolence et la lassitude des gens. Ils n'ont pas imaginé que sous la peau de l'homme ordinaire le civisme est prêt à se manifester. Nous sommes tous des délinquants. Tous ceux qui ne sont pas dans les secrets et dans les pactes du pouvoir, ceux qui n'espèrent pas de présents, de rations, de restes. Délinquants qui ont la dignité que d'autres n'ont pas, la lucidité que nous donnent l'honnêteté, le travail, le sens du pays et la franchise. Délinquants qui gagnent leur pain quotidien et leur avenir par l'effort, qui ne trompent pas le fisc, qui ne négocient pas sous la table, qui croient en leur patrie et aiment ses paysages. Qui préfèrent l'austérité à l'opulence mal obtenue, qui éprouvent ce serrement de gorge quand le drapeau flotte, quand on chante l'Hymne, quand on entend un pasillo en terre étrangère. Délinquants, mais pas politiciens médiocres. Délinquants qui sommes désarmés devant le pouvoir. A propos, à quoi sert le pouvoir ? Vous êtes-vous demandé, lecteur délinquant, à quoi il sert, à part réprimer, menacer, supprimer les libertés et à faire ce qu'ils ont fait de la justice ? A quoi il sert, à part d'être l'instrument grâce auquel ceux qui se sont enfuis à l'étranger reviennent avec un air de rédempteur, sans rendre les comptes qu'ils nous doivent. Parce que tous, ils nous doivent la République. Et la foi." Je n'ai qu'une chose à ajouter : "Yo también soy un forajido".21 avril 2005Il n'aura fallu en fin de compte qu'à peine huit journées pour que l'héroïque population de Quito, au cours de ce qu'on appelera peut-être la révolution d'avril, fasse tomber Lucio Gutiérrez, un des présidents les plus pernicieux de l'histoire - et Dieu sait que la liste en est fournie -, lequel, jusqu'à la dernière minute de son trop long passage au gouvernement, a manifesté une ineptitude et une perversité peu communes. Il a été immédiatement remplacé par le vice-président, Alfredo Palacio, qui ne s'est jamais compromis dans les affaires troubles de son co-équipier.
2 mai 2005Après l'exaltation joyeuse de la lutte populaire contre le dictocrate et sa camarilla, puis leur chute dérisoire, est venu le temps des lendemains qui déchantent. Tout semblait possible, réalisable, dans la fraternité des manifestations, devant le silence des puissants, mais il faut maintenant confronter les exigences des "forajidos" à la réalité d'un pays appauvri, dont les institutions ont été mises en pièces, à la nécessité de chercher une transition raisonnable, des compromis utiles, tout en faisant front contre les manoeuvres des détenteurs du pouvoir économique et politique visant à maintenir intacts leurs privilèges. Certains "forajidos" ont pris conscience que les slogans jusquauboutistes ont été efficaces pour faire tomber un régime corrompu, mais ne le sont pas nécessairement pour remettre en marche un Etat en voie de désintégration. Fin de l'utopie. Mais tous n'ont pas renoncé à exiger l'impossible, peut-être même par la violence. A cette opposition, se joignent beaucoup d'autres, dont celle des partisans et des alliés du président déchu. Comment le nouveau président et son gouvernement pourront-ils faire face à tant d'exigences contradictoires ? C'est le défi presque surhumain qu'ils devront relever au cours de ces prochains mois. On a vu parfois des vice-présidents - seconds couteaux choisis pour les quelques votes supplémentaires qu'ils pouvaient apporter au futur président plutôt que pour leurs qualités intrinsèques - se transformer, du fait de circonstances exceptionnelles, en authentiques hommes d'Etat. Pourvu que l'histoire se souvienne du nom de celui-là - Alfredo Palacio González - pour cette raison-ci, et non pour n'avoir été qu'un politicien médiocre de plus. Un dernier témoignage indique une manière de chemin. C'est celui de Grace Jaramillo, journaliste, professeur au Centro Andino de Estudios Internacionales (CAEI) de l'Université Andina Simón Bolívar à Quito, et aussi, encore une fois, chroniqueuse de "El Comercio", qui est quand même le principal quotidien de la Sierra. Un bain de réalité"Quito a été une fois de plus la lumière de l'Amérique... inégalable. Mais l'idylle progressiste s'achève là où commence l'Equateur profond, loin du Quito typiquement bien élevé et de classe moyenne, celle qui a le courage et les moyens d'être digne. Cet Equateur où le 70 % de la population est pauvre et compte plus de 40 % d'analphabètes fonctionnels. Une mère n'accepterait-elle pas de s'avilir pour offrir un plat de nourriture à ses enfants ? Bien sûr que nous avons triomphé. Nous avons changé des gouvernements, mais nous n'avons pas changé les schèmes de développement. Comme tout bon pays latino-américain, nous avons gagné le concours de la mesquinerie en matière de redistribution de richesses. Nous avons le plus grand indice d'inégalité en Amérique du sud et, dans les secteurs ruraux, nous nous rapprochons de l'"inégalité parfaite" (0,89 de coefficient Gini, à l'intention des experts). Pendant que les mouvements civiques et de jeunes brandissent la torche de la réforme démocratique et discutent pour savoir s'il faut changer le système politique de présidentialiste à parlementaire, pendant qu'on évoque les mille façons de réformer la fonction judiciaire, pendant que d'autres encore conçoivent la réforme juridique, la majorité de la population continue en haillons. Les démocraties solides de notre continent - celles du Chili, de Costa-Rica - ont commencé par faire un pacte social, bien avant même de rêver à des réformes économiques, et pires encore, politiques. Un pays qui n'a pas refermé la brèche de l'inégalité n'a aucune chance dans le domaine politique. Au Chili, la réforme agraire a été celle qui a permis à ce pays de faire d'abord un saut à gauche. Il n'y a pas de pacte social en Equateur. Tous les gouvernements de ces vingt-cinq dernières années - sans exception - ont utilisé le même paquet libéral, avec de légères déviations. Le même schéma éternel qui garantit que l'Etat sera un butin politique après les élections (encore plus exacerbé dans le gouvernement de Gutiérrez) et qui génère des finances saines et très austères. Les chefs d'entreprise ne sont pas en reste : depuis les abus des compagnies bananières jusqu'aux demandes d'exemption d'impôt, tous ont aussi leur part de responsabilité. Et les syndicats publics et privés : faisant pression sur l'Etat et les entreprises privées en faveur de leurs propres intérêts au détriment de ceux de la grande masse des chômeurs. Et que dire des élites politiques qui se sont efforcées de garantir la permanence (peut-être pour toujours) de tout ce qui précède. La Conaie [Confederación de Nacionalidades Indigenas del Ecuador] s'est démobilisée non seulement à cause des pratiques clientélistes de Lucio Gutiérrez, mais aussi, et surtout, parce que ses dirigeants n'ont pas pu ou n'ont pas voulu redistribuer ce pouvoir à leurs bases, par des projets, de l'aide, une vision à long terme. Le 80 % des paysans sont toujours des indigents et ont des unités de production minuscules, sans crédit, sans assistance technique et sans possibilité de garantir une subsistance à leurs familles. Des projets de développement ? Bien entendu, par centaines, dont beaucoup sont de coopération à court terme et sans signification à long terme : ils bâtissent une école, mais sans fonds pour payer les professeurs, ils forment des enseignants, mais ceux-ci vont émigrer dans les villes ou ... en Espagne ; ils construisent un canal d'irrigation, qui est abandonné ensuite faute d'assistance technique... Il est temps de changer le quotidien, dans les écoles où vont nos enfants, dans la manière dont des enseignants appartenant au MPD [Movimiento Popular Democrático, communiste, contrôlant le syndicat des enseignants Unión Nacional de Educadores (UNE)] traitent nos enfants, dans la manière dont les syndicats de la santé et de médecins soignent les pauvres, il est temps d'introduire des changements sur le terrain et pas dans les bureaux. Nous, les milliers de jeunes qui sont sortis (qui sommes sortis) dans les rues, nous devrions être disposés à donner notre temps aussi aux milliers de garçons et de filles de la campagne et des quartiers marginaux, qui vont dans des écoles publiques à classe unique, ne disposant pas d'une craie et encore moins d'un tableau noir, qui doivent mendier les connaissances à des maîtres indifférents et parfois mesquins. Aucune réforme politique ne fonctionnera dans un tel scénario." gjaramillo@elcomercio.org Lundi 2 mai 2005 4 mai 2005 |