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Nouvelles du Petit Paradis en Equateur

La vie quotidienne dans le nord des Andes équatoriennes

 

Note de lecture :

LE COMPLEXE DE DAVID

Dans une chronique publiée le 12 décembre 2008, dans le quotidien quiténien HOY, intitulée "El Sindrome de David", Ana Maria Correa décrit l'état pathologique dont souffrirait Rafael Correa, le président de l'Equateur, et son gouvernement : le syndrome de David.

En dehors de sa fonction de chroniqueuse de ce quotidien, Ana Maria Correa est membre du Foro Democratico, dont la devise est : "Oui au changement, non à l'abus" (sous entendu de pouvoir). Le Foro présente ses valeurs de la façon suivante : "Pour la justice sociale, la séparation des pouvoirs, la transparence dans les actes publics, la non-violence, les droits humains, la tolérance et le respect de l'opinion d'autrui, le pluralisme, les valeurs démocratiques". C'est dire qu'il se situe clairement dans l'opposition à l'actuel gouvernement. Du reste, sous la rubrique profession, Ana Maria Correa s'inscrit comme "conspiratrice", et sous position politique, elle se situe au "centre libéral". Elle n'a évidemment aucun lien de parenté avec le président, Correa est un patronyme relativement courant en Equateur (on trouve huit Correa dans l'annuaire téléphonique d'Ibarra).

J'ignore ce que vaut Ana María comme conspiratrice, par contre comme chroniqueuse, elle est bonne. Les flèches qu'elle lance contre Rafael Correa et son gouvernement atteignent presque toujours le cœur de la cible. Si j'étais le président, je la lirais avec attention, en tant que représentante de la génération des trentenaires, et je rectifierais, ce qu'il fait plus souvent qu'à son tour depuis quelques semaines, mais sans jamais reconnaître ses erreurs. Or, ce serait le plus sûr moyen de se défaire de ce syndrome. Dans sa page de couverture du nº 165 (du 25 novembre 2008), la revue Vanguardia (dont je recommande chaleureusement la lecture) pose la question : "La crise fait-elle atterrir Correa ?" Pour le moment, il n'y a pas de réponse claire, malgré quelques signes positifs dans ce sens.

En tant que Mathieu Lehibou, j'aurais aimé avoir eu l'idée de présenter cette hypothèse du syndrome de David, qui éclaire les inconsistances, les incohérences, les contradictions que manifeste le principal animateur de ce régime.

Voici d'abord la traduction de cette chronique, effectuée par mes soins.

Le syndrome de David

Le gouvernement de Rafael Correa souffre du syndrome de David. Je définis cette maladie comme un trouble de type obsessif, dans lequel le patient agit systématiquement selon une logique de persécution et de revendication face à un Goliath, réel ou non.

Le syndrome de David peut se manifester de manière plus ou moins chronique et, en outre, il est accompagné d'une forte dose de psychose de conspiration, c'est à dire le sentiment qu'un ensemble de faits survenus ne répond pas à une cause apparente, mais à une trame beaucoup plus importante dans laquelle interviennent des machinations et des intérêts malveillants et infiniment supérieurs à l'apparence de ces faits.

Le syndrome de David produit sans aucun doute des troubles du jugement. Un patient qui souffre de manière aiguë de ce syndrome agira probablement sur la base de jugements erronés. Il surévaluera certains faits pour exercer pleinement son droit dans la vie à être David, et minimisera sûrement les risques potentiels et les conséquences de sa bataille éternelle et inachevée contre le Goliath impérialiste.

Le fait d'entreprendre une croisade transatlantique antihégémonique en plein XXIe siècle, dans un monde qui est en train de se reconfigurer vers la multipolarité, quand le scénario de la guerre froide est tout simplement périmé, paraît ne pas pouvoir être expliqué autrement que comme un geste symbolique de ce David, qui, ayant vu tomber le mur de Berlin il y a des années, en reste là et ne peut maîtriser son envie de commettre une insolence, bien que ce soit 19 ans après.

La présentation d'un audit de la dette, qui comprend d'impardonnables omissions historiques, pour conclure que cette dette est illégitime et que nous chercherons à ne pas la payer, en commençant un périple dans les pays que Grace Jaramillo [une chroniqueuse du quotidien El Comercio] a appelé les cavaliers de l'apocalypse [parmi lesquels l'Iran], constitue aussi une démarche assez caractéristique de ce David un peu donquichottesque et immature. Assumer que cette dignité supposée compense les restrictions d'accès au crédit externe dues à l'augmentation du risque pays est un symptôme chronique du syndrome.

Celso Amorim, le ministre brésilien des Affaires étrangères, l'a exprimé en termes très simples. Il a dit que l'Equateur s'est tiré une balle dans le pied [à propos de l'expulsion de l'entreprise de travaux publics Odebrecht et la demande d'arbitrage international contre un prêt du Bndes].

C'est quand David est bien dans sa tête qu'il lutte contre Goliath de manière prudente et intelligente, en utilisant ses meilleures armes.

Par contre, quand il libère son impulsion irrépressible d'être David et d'être reconnu comme tel par le monde entier, un étourdissement l'envahit et peut lui faire confondre le Goliath avec lequel il doit combattre, et, dans les cas les plus pathétiques, il peut finir par être un David suicidaire.

Le scénario de 2009 se présente de manière adverse. Barack Obama a dit que la crise états-unienne empirera avant de s'améliorer.

Pendant ce temps, Rafael Correa, un David par excellence, s'obstine à se battre avec des Goliath réels ou inventés. Il est triste de constater que le syndrome dont il souffre s'alimente et croit avec l'aide des courtisans du régime.

POST-SCRIPTUM

Je dois d'abord justifier le changement de syndrome en complexe... de David. La première raison est qu'il existe d'autres syndromes de David. Le premier, ancien (1954), décrit un ensemble de symptômes qui se caractérise par un nanisme congénital touchant surtout les garçons, accompagné d'un érythème (coloration rouge) du visage. Il serait préférable d'ajouter le nom du médecin qui l'a décrit à son prénom pour éviter la confusion avec le David biblique : syndrome de David Bloom. Le second syndrome de David décrit les réactions surprenantes de certains touristes, principalement Américains, quand ils se trouvent face à la statue de David sculptée par Michel-Ange, à l'Académie de Florence : étourdissement, panique, envie devant la perfection de ce corps, désir de destruction et aussi, et parfois en même temps, désir de ce corps dont le sexe est exposé à la vue de tous. Il s'agit bien du même David que dans le cas décrit ci-dessus.

La seconde raison est plus importante à mes yeux, c'est que "syndrome" évoque plutôt une maladie organique, alors que "complexe" se réfère clairement à la théorie psychanalytique et au détournement qu'a opéré le langage quotidien : il a, il fait un, des complexe(s). En outre, avec l'apport d'Adler, le concept de complexe se lie fortement à la manifestation de sentiments d'infériorité et à la tendance à chercher à compenser et surcompenser ces sentiments par diverses stratégies.

Peut-être m'objecterez-vous que le vrai David a vraiment tué le vrai Goliath. En effet, à l'inverse de ce qui s'est passé avec Œdipe qui a souffert du complexe auquel il a donné son nom, David n'en est pas victime au moment où il affronte Goliath. Il est droit dans ses bottes, il ne se laisse pas impressionner par l'énorme avantage apparent de son adversaire, il maîtrise parfaitement l'arme avec laquelle il va l'assommer. Il est réaliste dans l'estimation de ses chances d'atteindre son objectif et il l'atteint effectivement. C'est ce succès inattendu, et pourtant prévisible, qui permet à ce récit probablement mythique de subsister dans les représentations sociales pendant des millénaires.

Ceux qui sont affectés par le complexe sont les imitateurs superficiels, les copieurs inconscients qui tendent à surévaluer leurs aptitudes, leurs capacités, leurs compétences, leurs forces, et à sous-évaluer celles de leurs compétiteurs, si bien que, contrairement à David, ils rencontrent de nombreux échecs. Et pourtant, loin de se décourager, ils persistent dans leur quête d'une victoire éclatante. Ce faisant, ils transforment les personnes, les groupes, les forces, les pays auxquels ils font face en adversaires, en ennemis, en Goliaths, se privant de la possibilité d'établir avec eux des accords, des compromis, des alternatives constructives à l'affrontement brutal.

En revenant au cas décrit par Ana Maria Correa, il est probable que le moteur du comportement du président est sa lutte contre des sentiments d'infériorité qui ne sont pas seulement propres à sa personnalité, mais sont inhérents à la culture équatorienne, et proviennent de siècles de domination aussi bien incaïque qu'espagnole, puis, pendant la période républicaine, de la prédominance d'une société fortement hiérarchisée et moralisatrice. Certaines manifestations de ce sentiment d'infériorité sont positives, telle l'humilité, la modestie, la simplicité, d'autres sont négatives telles le manque de confiance en soi, la timidité, une forme d'inauthenticité, la faible estime de soi, parmi d'autres.

Naturellement, il n'y a pas que les Equatoriens qui manifestent un tel sentiment, tout individu qui a subi des humiliations, surtout dans son enfance et sa jeunesse, imposées par un parent castrateur, un professeur autoritaire, des camarades tourmenteurs, un chef injuste, l'éprouve aussi. Mais tous ne manifestent pas le complexe de David, soit parce qu'ils acceptent cette position inférieure sans la remettre en question, soit parce qu'ils disposent des ressources intérieures nécessaires à s'en affranchir. Le complexe de David surgit lorsque l'individu a une forte personnalité qui l'amène à se révolter contre l'injustice de sa situation, de celle de son milieu ou de celle des groupes auxquels il s'identifie.

Peu après avoir lu la chronique d'Ana Maria Correa, je rentrais de Quito un samedi matin dans une voiture qui, aux yeux de la plupart des Equatoriens n'en est pas une, une Kia Picanto, qui me plaît pourtant beaucoup et que je recommande gracieusement à ceux qui ne confondent pas leur dignité avec la taille de leur voiture. J'ai mis 2 h ¾ pour parcourir 115 kilomètres, soit une vitesse moyenne de 42 km/h, à cause de traînards, de bus asthmatiques et de camions lourdement chargés, passant sans arrêt de 30 à 110 km/h, sur une route en bon état, mais qui tient de la montagne russe, bref le stress total. J'ai alors pris conscience que ce type de situation fait de moi une autre victime du complexe de David : ma Picanto vaut bien n'importe quel 4x4 de 300 chevaux qui s'arrogerait le droit de ne pas attendre que j'aie dépassé l'obstacle qui me précède. Avec l'expérience de l'âge, j'arrive pourtant à limiter les risques, et je gagne à presque tous les coups. Quoi exactement ? La satisfaction d'avoir vaincu un bon nombre de Goliaths, et peut-être d'avoir gratté un quart d'heure sur l'ensemble du parcours…

Gains insignifiants, mais qu'en est-il lorsque la victime de ce complexe est le président d'un pays de plus de treize millions d'habitants ?

Lorsqu'au début de son mandat, Rafael Correa a violemment attaqué les oligarques de Guayaquil, ceux-ci ont interprété ce comportement par un désir de revanche dû au statut social inférieur de ses parents et aux difficultés matérielles vécues par sa famille dans cette ville. Cette explication correspond-elle à la réalité, je ne saurais l'affirmer, mais elle me paraît plausible. Voilà pour l'humiliation initiale.

J'ajouterai volontiers quelques touches à celles proposées par Ana Maria Correa. Le complexe de David est sûrement à l'œuvre dans ce comportement de nouveau riche qui a amené Rafael Correa à répéter avec insistance que l'argent du pétrole cher est là pour s'offrir une liste d'achats interminable : avions, radars et bateaux de guerre, centrales électriques, raffinerie de pétrole, réfection coûteuse du réseau routier, aéroports secondaires, infrastructure portuaire, rénovation et équipements de pointe pour les hôpitaux, rénovation des bâtiments scolaires, construction massive de logements populaires, etc. A part le premier item de la liste, je ne conteste pas l'utilité de ces investissements, mais leur accumulation, le manque de définition de véritables priorités - quand tout est prioritaire, plus rien ne l'est -, le gaspillage de ressources dû à l'absence de contrôle. La crise mondiale va rendre cette charge insupportable pour la fragile économie du pays. Il s'agit de démontrer que ce que tous ses prédécesseurs avaient été incapables de réaliser pendant des décennies, lui, David, le ferait en quelques années. Mais le symptôme le plus clair est l'achat d'un avion de plus de 30 millions de dollars pour les déplacements présidentiels. Je ne pense pas qu'un autre président latino américain dispose d'un appareil aussi luxueux, ni même un de ces oligarques équatoriens qu'il vilipende goulûment. Enfoncés, les Goliaths de la partidocratie !

Une autre manifestation du complexe est l'identification du président à la nation et au peuple équatoriens, lui le David des Davids humiliés par les puissants de ce monde - gouvernements impérialistes occidentaux et organisations financières multilatérales -, mais appelé à donner des leçons de démocratie, de respect des droits humains et de la nature, de légitimité économique et politique au monde entier, transformant l'Equateur en un pays souverainement souverain. Ce complexe est partagé par un bon nombre de ses partisans et je me sépare un peu de l'appréciation d'Ana Maria Correa selon laquelle ce serait les courtisans du président qui lui mettent ces idées en tête. Je pense que beaucoup d'entre eux sont également victimes de cette chimère d'un Correa et d'un Equateur, sauveurs de l'humanité, fers de lance pour l'avènement d'un monde nouveau. Enfoncés, les Goliaths impérialistes et capitalistes !

Les proches collaborateurs de Rafael Correa se plaisent à souligner sa capacité de travail inépuisable, sa volonté de connaître le moindre recoin du pays, d'approcher le dernier des citoyens, au seul service de la population. Ce n'est qu'un symptôme de plus du complexe de David, celui de croire que lui seul détient la vérité et est capable de fournir les bonnes solutions aux problèmes du pays, comme l'est son incapacité à ne pas se mêler de tout et à déléguer de véritables responsabilités aux ministres de son cabinet.

Je ne suis pas naïf au point de penser qu'il n'y a pas, derrière cette façade utopique, d'autres motivations plus terre à terre comme le désir évident de Rafael Correa de se maintenir éternellement au pouvoir, comme ses homologues Alvaro Uribe et Hugo Chavez, et de continuer à bénéficier de tous les avantages qu'offre cette permanence, notamment une place importante dans l'Histoire, qui justifie tous les sacrifices.

Il me paraît évident que ceux qui feront les frais de ces délires sont ceux là même qui sont supposés en être les bénéficiaires : les quelques huit ou dix millions d'Equatoriens pauvres. Car l'effet principal du complexe de David est la rupture avec le sens de la réalité, la perte des repères quotidiens qui permettent au décideur de proposer des solutions adéquates aux problèmes concrets de la population. Quand Rafael Correa et ses partisans affirment que la dignité de l'Equateur n'a pas de prix (à propos de la décision de ne pas payer la dette extérieure), on pourrait leur rétorquer, en détournant la citation biblique, que l'homme ne vit pas seulement de dignité.

22 décembre 2008


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