par Philippe
LANÇON
LIBERATION. 20 avril 2006
Ebloui par la cité marocaine, le Mexicain Alberto Ruy-Sánchez en fait la métaphore de la femme et du désir.
Quel rapport entre le désir et la lumière? Des
remparts, peut-être. Alberto Ruy-Sánchez découvre ceux d'Essaouira, l'ancienne
Mogador, en 1975. C'est l'hiver. Il a presque 24 ans. «A cette époque, dit-il,
être étranger était ici un passeport pour entrer chez les gens. On voyait tout
naturellement, l'amour entre femmes, entre hommes. On ne pourrait plus vivre
ça.» On ne pourrait donc plus l'écrire, ni devenir cet écrivain qui dit : «Je
n'existe plus. Mogador m'a réinventé.» Ou plutôt, qui a réinventé Mogador livre
après livre pour en faire la métaphore d'une «ville comme une femme, interminable
et horizontale», la métaphore du
désir qui le fait vivre.
Il arrive là-bas par la mer, en barque motorisée, avec celle
qui deviendra son épouse, Margarita de Orellana. Le jeune couple mexicain vit à
Paris, sans argent, dans une chambre de la Cité universitaire. Ils y passeront
huit ans. Alberto suit d'abord le séminaire de Roland Barthes. Margarita se
souvient qu'il déguste alors les textes de Borges, Gide et Lezama Lima «avec
obsession, comme un gamin jouant avec sa pelle et la prêtant aux autres sans
complexe». Pour vivre, il garde des
enfants, vend des poulets, colle des affiches. Parfois, il travaille un peu
dans l'édition. Margarita sort d'un tableau de Mantegna, mais tropicalisé, avec
un oeillet dans la main droite. «Nous étions deux jeunes dragons affamés, dit-elle de ces années-là, et nous voulions
dévorer, avec nos langues de feu, tout ce qui passait à notre portée. Paris a
donné une dimension esthétique à nos vies et nous a transformés physiquement :
il a fait de nous des personnages amphibies et fiers de l'être.» Plus tard, devenue historienne, elle sera assistante
du metteur en scène Nagisa Oshima (l'Empire des sens) et elle écrira des livres sur la révolution mexicaine
au cinéma, les figures de Zapata et de Pancho Villa. Sa famille, d'origine
cubaine, importe du vin au Mexique. On mettra quelque temps à y accepter
l'étudiant fauché qui lui sert d'ami.
Une
esthétique de la stupeur
Il
est né à Sonora, dans le nord du pays. Son père aurait voulu être artiste et il
illustrait des livres pour enfants : ils sont toujours dans la bibliothèque de
l'écrivain. Quand il n'y avait pas de livres à illustrer, le père faisait
n'importe quel boulot et la famille le suivait. Ensuite, il invente une machine
à fabriquer les boîtes à oeufs, mais il ne fera jamais fortune. Alberto a 12
ans quand ils arrivent dans la banlieue de Mexico, où ils vont désormais passer
six mois par an. Il n'oublie pas la lumière et les voix de Sonora. Il va les
retrouver, transformées, au Maroc.
Plus
tard, Alberto Ruy-Sánchez devient le rédacteur en chef de la revue d'Octavio
Paz, Vuelta. Il en est assez
proche pour se créer des ennemis : la figure du patriarche des lettres
mexicaines est un enjeu de pouvoir. Il résume l'ambiance en deux phrases : «Au
Mexique, nous sommes des baroques. Si quelqu'un écrit du mal de toi, tout le
monde le lit.» Paz ? «Quand on
était seul avec lui, il écoutait. En public, il aimait avoir raison. C'était un
grand homme qui pensait par paragraphes.» Il demeure l'ami de la veuve.
Alberto
Ruy-Sánchez et sa femme dirigent aujourd'hui la principale revue culturelle du
Mexique, Artes de Mexico. L'un des
numéros les plus beaux, en 2003, évoque la transplantation locale du
surréalisme. Le surréalisme de Ruy-Sánchez est né dans les livres, mais le
Maroc l'a révélé: un pays qu'il a rejoint pour échapper à l'hiver parisien et
parce que le voyage maritime en quatrième classe ne coûtait presque rien. C'est
cela, le hasard objectif. Alberto Ruy-Sánchez l'a écrit autrement : «Si écrire
est une manière de mettre un miroir devant soi, il s'agit d'un miroir magique.»
Avant
les remparts de Mogador, il y a un désert. Le jeune couple le traverse en
camion. Un jour, au-delà des pierres blanches, ils voient un bosquet
d'arganiers couverts de taches noires. «Il y a des vautours», dit le jeune homme. C'est ce qu'il y aurait au
Mexique. «Quel aveugle ! lui
répond un passager. Ce ne sont pas des oiseaux. Ils ont quatre pattes !» Des chèvres sont dans les arbres, elles mangent les
feuilles, et le chevrier les surveille de bas en haut. Le miroir magique, le
voilà : des chèvres au ciel, «épiphanie du quotidien, extraordinaire dans le
normal».
Maintenant,
les remparts de Mogador apparaissent au loin. Le pilote coupe le moteur de la
barque. Le futur écrivain demande pourquoi. «Mogador est si belle, répond l'homme, que pour sentir le brillant de ses
murailles, il faut se laisser guider vers elles par la lenteur du courant.» Aujourd'hui, Alberto Ruy-Sánchez explique : «En
allant à Mogador, j'avais deux préoccupations. La question type du macho
mexicain sur la nature du désir féminin, rencontrer ma propre voix narrative.
Dans la barque, j'ai compris que, de même que Mogador, quand une femme
approche, il faut couper les moteurs. Alors, tout commence à se convertir en
rêve», et plus tard en livres.
Ces
livres sont construits comme des miniatures artisanales arabes, selon des
rituels maniaques et chiffrés : «J'ai été élevé par les jésuites, dit-il. Les jésuites enseignent les pièges de la
foi ou plutôt, de la raison qui
prétend entrer dans la foi et ils
mènent au baroque : on n'arrive à la vérité que par la forme.» Celui qui parle a 55 ans, mais il n'a pas encore l'âge
d'avoir vieilli : de phrase en phrase, les mains et les jambes s'agitent, la
parole s'échauffe, et le grand personnage élégant fume peu à peu d'enfance,
s'évapore en enthousiasme, comme pour mieux échapper par la transe à l'humidité
pourrissante de l'informe et de la mélancolie. «En ces années-là, dit-il, j'allais nager tous les jours à Paris pour
soigner ma mélancolie. Quand on sait respirer, on peut ne plus arrêter de
nager. Je peux nager très longtemps, dans un bassin, en suivant une lumière.»
A
Paris, Alberto Ruy-Sánchez avait son itinéraire mélancolique : il débutait près
de Notre-Dame, où une Mexicaine fameuse s'était suicidée par amour, et
finissait près de Saint-Merri, en hommage au musicien d'Apollinaire. Il existe,
selon lui, une mélancolie propre au «macho hispanique brûlant : tu me
quittes, mais je m'en fous, je suis le roi et tu ne sais pas ce que tu perds». Il la connaît bien, mais ce n'est évidemment pas la
mélancolie qu'il préfère.
Le
sel marin s'incruste dans les murailles de Mogador jusqu'à former des milliers
de cristaux. Le soleil s'y reflète, mais on ne voit luire ces bijoux qu'en
arrivant par la mer. Trente ans plus tard, lorsque l'écrivain évoque cette
découverte, c'est toujours avec la même fascination excitée, le même
enchantement dépressif : ici est né le rêve dont il a fait son oeuvre, dans
laquelle Mogador réinventée ne cesse de revenir comme métaphore du désir avant tout féminin.
Son
premier roman, les Visages de l'air,
date de 1987. Il débute par le portrait d'une jeune Marocaine, Fatma, immobile
à son balcon. Que fait-elle ? Elle regarde «fixement la ligne que le ciel et
la mer partagent pendant le jour». Chacun
se demande autour d'elle dans quelle image, quel désir elle s'est perdue. On la
suit à rebours au hammam, dans les rues de la ville. Elle y marche «comme si
elle savait toujours où elle allait, mais en retardant toujours l'arrivée». Ruy-Sánchez précise que, pour s'orienter dans
Mogador, un plan ne sert à rien.
Son
sixième livre aujourd'hui traduit, 9 fois 9 choses que l'on dit de Mogador, résume les vertus de la ville fantasmée. Mogador est
un labyrinthe de rues construites en spirales. Il fixe le cadre fantasmatique
de ces spirales. L'auteur n'a cessé de les arpenter à travers les personnages
évanescents, fondus dans l'ombre, la vapeur ou la lumière, de ses romans
précédents : les Visages de l'air, les Lèvres de l'eau, La peau de la Terre,
Comment la mélancolie est arrivée à Mogador (1). Le chapitre central de 9 fois 9 choses... se décompose en 81 petits paragraphes (9 fois 9 9 est le nombre d'or et l'algorithme
des sens chez cet écrivain). Paragraphe 16 : «La spirale règne aussi, bien
entendu, sur toutes les formes de l'amour. On ne cherche pas l'orgasme, cet
autre sommet discrédité, et on le trouve de la sorte plusieurs fois à chaque
voyage. (...) On dit que les
Mogadoriens font l'amour comme s'ils couraient les rues de leur ville.» Les romans d'Alberto Ruy-Sánchez enluminent une
légende qu'il a créée et qui lui permet sans doute de vivre. Il parle, à propos
de ce travail, d'une «esthétique de la stupeur».
Cette
esthétique danse au bord de la mièvrerie ; elle n'y tombe que par nécessité :
le désir a ses moments de grâce, d'infantilisme et de fadeur. L'écrivain
prétend s'inspirer de la tradition mystico-érotique de Saint Jean de la Croix
et d'Ibn Arabi : «Dans l'Islam traditionnel, on peut arriver à Dieu à
travers le sexe. Dans le baroque, on peut arriver à Dieu à travers la forme.» Lui accède à la vie à travers le désir mis en forme.
Quand
il parle de la lumière de Mogador, cela donne précipitamment, entre un vol de
mains musicales : «Il arrive un moment où elle rend aveugle. Dans le
crépuscule, les conteurs chantent le soleil comme un amoureux qui s'en va. A
cause du niveau de la mer par rapport à celui de la ville, ce crépuscule semble
anormalement long. On désire que la lumière ne s'en aille pas. Je n'ai vu cette
lumière que dans le nord du Mexique, mais plus forte. Ici, elle définit le
désir. Là-bas, elle définit l'espace.»
On ne sait évidemment pas s'il dit vrai, ou s'il l'invente pour le croire, ou
les deux ; l'enthousiasme fond tout.
Quand
il écrit, cela donne à peu près la même chose par exemple, le paragraphe 28 : «On dit qu'à Mogador les
fenêtres dévorent l'air avec un appétit démesuré et qu'à l'intérieur des
maisons tout ce ciel avalé se change jour et nuit en lumière ; que le plaisir
même prend savamment sa source dans cette lumière créée du désir dévorant.
Lumière qui se loge sous la peau avec une lenteur, une douceur et une
profondeur sans pareilles. D'où l'expression "donner de l'air" pour
dire "avoir une brillante idée". On dit aussi, quand une femme désire
quelqu'un et que ce désir fait briller ses yeux, qu'elle a "de l'air dans
le regard".»
Les
jésuites ont donné à Alberto Ruy-Sánchez son idée de la forme, mais les
écrivains ont aussi joué leur rôle. Certains, comme Roland Barthes, ont
d'ailleurs écrit sur le père des jésuites, Ignace de Loyola. En 1975, le jeune
Mexicain, étudiant à l'Université, lui écrit qu'il voudrait travailler sur la
poétique de Pasolini. Une lettre de cet inconnu suffit : Barthes l'accepte.
Dans le séminaire, il y a Nancy Huston, Antoine Compagnon, les frères Bogdanoff
qui font une thèse sur la science-fiction, deux autres Mexicains. Barthes
commence un travail sur le romantisme allemand, «mais il est tombé amoureux
et le séminaire a entièrement changé, sa vie avait fait irruption dans les
livres : cela donnera Fragments d'un
discours amoureux». Il se souvient
d'un homme généreux, qui «passait son temps à parler du désir d'écrire un
roman. Il était très ordonné. Il écoutait beaucoup et posait des questions
surprenantes, surprenantes parce qu'affectueuses». Il apprend au jeune Mexicain que Paris est une fiancée
qui ne se donne pas, ou seulement des années plus tard. Quand il meurt, son
élève renonce à présenter sa thèse sur Pasolini. On en retrouve un passage dans
un livre ultérieur : la Littérature dans la peau (Con La Literatura en el
Cuerpo). C'est un travail sur la
mélancolie chez les écrivains. Le livre est dédié à Barthes. Le dernier
chapitre, très bref, est consacré à l'accident qui l'emporta. Il se demande
quel aurait pu être son dernier mot, «le mot qui modifie rétrospectivement
le sens et la direction de l'oeuvre»
; mais nous ne le saurons jamais, car «un geste s'y est substitué : le
transport accidentel, irréversible».
A
Paris, Alberto Ruy-Sánchez suit également les cours de Jacques Rancière et de
Gilles Deleuze à Vincennes. De Deleuze, outre le cours sur Spinoza, il retient «une
attitude devant la vie» : «Chacun
mettait ce qu'il avait sur la table et il intervenait. Il fonctionnait comme
dans le jazz et la musique cubaine, par l'improvisation, pris d'une transe
rationnelle, avec un côté performance. Il s'ouvrait à tout, il se chargeait,
mais à travers des rites.» Alberto
Ruy-Sánchez n'a pas aimé pour rien les années 70 : le formalisme joyeux de ses
maîtres infuse ses livres. L'un de ses essais, non traduit, explore «quatre
écrivains rituels» : les Mexicains
Juan Rulfo et Juan Garcia Ponce, le Colombien Alvaro Mutis, le Cubain Severo
Sarduy. Mais le rite, pour lui, c'est avant tout de raconter.
Dans
les années 50, à Sonora, on racontait beaucoup d'histoires dans la famille
Ruy-Sánchez. Ce goût du conte populaire et improvisé, il le retrouve en 1975
sur le bateau qui le mène au Maroc. En quatrième classe, il est avec les
ouvriers marocains. Ils se regroupent autour des halaiquis, les conteurs. Les voix, les gestes, la lumière du sud
: tout le rapproche du Mexique et de son enfance. Devenu écrivain, il essaie de
retrouver cet enchantement. 9 fois 9 choses que l'on dit de Mogador semble récité par un halaiqui : «On dit que, on dit que.» Dans l'édition espagnole, des caractères arabes
introduisent les 81 paragraphes centraux. L'écrivain ne parle pas arabe, mais
ses livres ont été traduits dans cette langue par une femme. Et ses lecteurs sont avant tout les femmes.
Alberto
Ruy-Sánchez n'est retourné à Mogador qu'en 1988. Entre-temps, il avait publié
et commençait à vivre des conférences données aux Etats-Unis. Il y va désormais
régulièrement ; il a la chance d'être invité et accueilli «par des femmes,
des femmes cultivées, qui ont donné un passeport à mes livres». Il ne se sent pas européen et ne s'identifie pas «aux
étrangers qui viennent au Maroc». Les
images qui le font vivre demeurent liées à son premier voyage, à ses images
initiatiques. Un jour, sur une plage, un peloton de femmes voilées jaillit
d'une limousine sous la surveillance d'un garde à mitraillette. «Pauvres
femmes !» dit Margarita. Mais elles
se dénudent entièrement, en souriant, et le couple peut observer leurs
tatouages et leurs pubis épilés. Voilà encore une scène qui n'appartient plus
qu'aux livres.
Le
désir lui-même a tendance à disparaître : comment le réinventer ? Dans les
Jardins secrets de Mogador, traduit
comme La peau de la terre, Alberto
Ruy-Sánchez explore celui de la femme enceinte et les problèmes qu'il pose.
Pour refaire l'amour avec lui, l'héroïne exige de son amant qu'elle lui conte
chaque nuit un nouveau jardin de Mogador ; bref, qu'il fasse preuve
d'imagination. Très vite, il doit trouver d'autres jardins à décrire, partout
dans le monde, car ceux du lieu où ils vivent ne suffisent pas. L'écrivain lit
des livres sur les jardins, profite de chaque voyage pour en visiter. L'un des
jardins évoque, à travers un poème, la mort de son père : la ville mexicaine
d'Oaxaca l'a reproduit dans un nouveau cimetière. Au Kansas, il va voir les
jardins du sculpteur Henry Moore. Ils n'ont guère d'intérêt, mais, dans le
musée, il découvre mille boîtes de grillons ayant appartenu à des empereurs de
Chine : ainsi naît le «jardin des voix», jardin d'aveugle. «Je pense toujours à ce jardin, conclut l'amant, quand tu me touches les yeux
fermés et quand ta respiration se trouble dans la mienne.» Pour l'empêcher de finir, Alberto Ruy-Sánchez crée la
légende intime de son propre désir. Son nom est Mogador et ses remparts
reflètent la lumière un peu plus longtemps qu'ailleurs.
(1)
Tous aux éditions du
Rocher.
LIBERATION. Jeudi 20 avril 2006
Alberto
Ruy-Sánchez
9
fois 9 choses que l'on dit de Mogador
Traduit
de l'espagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli. Les Allusifs, 68 pp., 10 €.