Médecins et Empoisonneurs
Dr. Gabriel Legué
1893
Dans un livre qui vient de paraître et qui est intituié Médecins et Empoisonneurs, M. le docteur Legué s'est efforcé de prouver qu'au temps de Molière les théories humorales de Galien triomphaient à la Faculté entraînant l'abus meurtrier de la saignée, — du petit clystère bénin, bénin. Il a signalé les dissertations puériles auxquelles ces merticoles consacraient des heures entières.
Puis il a exposé les rapport des médecins avec les grandes dames, les marquises de Sable et de Sévigné entré autres.
Enfin le poison et les empoisonneurs l'ont naturellement conduit à s'occuper de la Brinvilliers, de la Voisin et plus particulièrement de mademoiselle de Fontanges, qui ne mourut pas empoisonnée comme on l'a cru jusqu'ici, — et de Racine, si bien accusé d'avoir empoisonné la du Parc, sa maîtresse, que Louvois n'hésita pas à signer l'ordre d'arrestation du poète.
Il a profité de cette occasion pour décrire la fameuse messe noire dite par l'abbé Guibourg sur le corps de madame de Montespan.
C'est ce chapitre du livre que nous publions ici.
LA MESSE NOIRE
C'était au moment de la plus grande vogue de la Voisin, à la fin du mois .de janvier 1678. Ce soir-là, le couvre-feu était sonné depuis longtemps (1), lorsqu'une chaise à porteurs, aux rideaux de cuir hermétiquement fermés, s'arrêta rue Beauregard devant une maison située à peu de distance de l'église Notre-Dame-de-BonneNouvelle. Le coup de heurtoir répondait sans doute à un signal convenu car la porte s'ouvrit presque aussitôt. L'inconnue descendit de sa chaise, et l'on vit alors apparaître une femme habillée avec le luxe des personnes de haut rang, le visage couvert d'un masque. Une jeune fille reçut la visiteuse et la fit entrer dans une salle basse. Cette maison n'était autre que celle de la Voisin. On traversa ensuite un jardin. A l'extrémité était un pavillon dans lequel la personne attendue fut introduite, et là, un spectacle bien fait pour terrifier, la frappa subitement.
Une pièce toute tendue de noir était disposée, et, dans le fond, se dressait un autel préparé comme pour le sacrifice de la messe. Derrière, on apercevait une draperie funéraire, portant une croix blanche tissée dans l'étoffe. L'autel se composait d'un matelas recouvert d'un drap mortuaire avec au milieu, un tabernacle surmonté d'une croix et entouré de cierges noirs. Ces cierges étaient fabriqués avec la graisse des condamnés pendus par le bourreau (2). Un prêtre à l'aspect vénérable, âgé d'environ soixante-dix ans, était là, revêtu d'ornements sacerdotaux blancs, brodés de pommes de pin noires. Il attendait l'inconnue. C'était l'abbé Guibourg (3).
On le voit, la mise en scène avait été préparée par une main habile, par un cerveau ingénieux qui connaissait son époque, et qui savait qu'avant tout il fallait frapper l'imagination.
Lorsque celle qu'on attendait — suivie de la jeune personne qui n'était autre que Marguerite Voisin, fille de la Voisin — fut entrée, elle se dévêtit aussitôt complètement. On vit alors apparaître une de ces nudités splendides, faites pour tenter le ciseau d'un Coysevox ou d'un Coustouetqui révélait des formes d'une opulence merveilleuse : les hanches étoffées et serpentines soutenaient un torse aux lignes impeccables et la gorge débordante accusait toute la puissance et la fougue d'un tempérament ardent. Le visage demeurait toujours masqué, mais on voyait rouler jusqu'à terre une chevelure blonde crêpelée, lourde, bien faite pour supporter le poids d'un diadème, et dans laquelle avaient dû s'égarer maintes fois les lèvres d'un prince amoureux, car cette femme, on l'a deviné, n'était autre que la fameuse Montespan.
Oui, c'était elle, la superbe, la provocante, l'impudique créature, à cause de qui La Vallière avait pleuré toutes ses larmes. C'était elle qui se livrait à l'obscène curiosité d'un vieillard, elle qui offrait volontairement son corps pour servir d'autel à la célébration d'une messe sacrilège et sur laquelle un ministre de la religion catholique allait faire descendre l'hostie en prononçant les paroles de la consécration. C'était bien Montespan telle que nous l'a peinte Mignard, avant de nous montrer Françoise d'Aubigné en robe puce et coiffe dévote, et qui nous a initiés aux grâces orgueilleuses d'Athénaïs de Mortemart, à cette nudité opulente dorée par un dernier rayon de jeunesse. Et cette femme, atteinte du délire des grandeurs au point de se laisser imposer des postures humiliantes devant des prêtres et des sorcières, domine de son écrasante personnalité toute la série des messes noires!
Elle se coucha donc sur cet autel étrange, les jambes pendantes d'un côté, et, de l'autre, la tête appuyée sur un oreiller qué soutenait une chaise renversée. L'abbé Guibourg plaça la croix sur la poitrine de la marquise, étendit une serviette sur le ventre et y déposa le calice; après quoi la cérémonie impie commença, Marguerite Voisin remplissant l'office de clerc (4).
Aux différentes phases du sacrifice, lorsque le célébrant doit baiser l'autel, Guibourg baisait le corps de la marquise de Montespan.
La forme obscène que prenait cette messe est donc assez démontrée par ces attouchements lubriques. Mais précisément à cause de celte parodie impie du rite catholiquè, d'accord avec la marquise de Montespan, on avait choisi un prêtre âgé sur lequel un tel acte ne devait plus produire aucun effet (5).
Le moment de la consécration était arrivé. La clochette de Marguerite Voisin résonna; mais c'était un glas qu'elle sonnait! Une porte s'ouvrit. On vit paraître une femme portant un enfant de deux ou trois ans dans ses bras. L'esprit se détourne avec horreur de cette scène sinistre. L'imagination a peine à en concevoir les détails. Un être frêle, un petit garçon acheté un écu à celle qui l'avait mis au monde, à la plus abjecte des créatures, jeta l'étrangeté de sa grâce touchante dans ce sanctuaire maudit. Mystère effroyable, il y eut cette nuit-là un prêtre, un ministre de l'Evangile pour tuer l'un de ceux dont le Christ avait dit en caressant leurs têtes blondes: « Laissez venir à moi les petits enfants! » Muet, effaré, le malheureux petit être regardait autour de lui. Guibourg se saisit de la frêle victime et l'éleva au-dessus du calice en prononçant les paroles sataniques: « Astaroth, Asmodée, princes de l'amitié, je vous conjure d'accepter le sacrifice que je vous présente de cet enfant pour les choses que je vous demande. » (6) Puis le couchant sur la table il l'égorgea, sans être troublé par son doux regard, sans que la vue de son enveloppe délicate d'où il venait de trancher la vie dans sa fleur fit tressaillir en lui la moindre fibre.
Quel cri terrifiant, promptement étouffé par les associés de Guibourg, répondit à cet acte monstrueux!
L'histoire nous montre qu'il est des assassins qu'un regard innocent a fait reculer dans l'exécution du meurire, mais, plus barbare que les pires scélérats, le prêtre (7) n'hésita pas à commettre ce forfait épouvantable. L'enfant laissa donc retomber sa tête, comme un agneau sous le couteau du boucher, et le sang ruissela dans l'or du calice, sur les vêtements du prêtre, et souilla les membres nus de celle qui lui servait de complice. La descendante d'une des plus nobles lignées de France n'eut pas un cri, pas une révolte, pour empêcher l'accomplissement d'une pareille monstruosité.
Nous qui évoquons, à travers le passé, cette scène atroce, nous en sommes remué jusqu'au fond de l'âme, et il nous semble entendre la voix de Guibourg prononçant les paroles sacramentelles, en agitant dans le calice la rouge rosée humaine : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang. »
Cette consécration terminée, l'officiant lut à haute voix cette bizarre et incompréhensible formule écrite sur du parchemin vierge:
« Je, (ici Guibourg prononça à voix basse les prénoms, noms et qualités de FrançoiseAthénaïs de Mortemart, marquise de Montespan), demande l'amitié du Roy et celle de Monseigneur le Dauphin, et qu'elle me soit continuée; que la Reine soit stérile; que le Roy quitte son lit et sa table pour moy et mes parents; que mes serviteurs et domestiques lui soient agréables. Chérie et respectée des grands seigneurs, que je puisse être appelée aux conseils du Roy et savoir ce qui s'y passe; et que cette amitié redoublant plus que par le passé, le Roy quitte et ne regarde Fontanges; et que la Reine estant répudiée, je puisse épouser le Roy. » (8)
Enfin, celle messe odieuse achevée, le prêtre arracha les entrailles de l'enfant, les déposa dans un récipient préparé, avec le sang et le fragment d'hostie restant de la communion, et les remit à la marquise de Montespan.
Or, cette messe dite en 1678 fut la dernière de toutes celles qui avaient été célébrées dans le même but et avec le même cérémonial, depuis l'année 1667 (9), époque à laquelle la marquise entra en relations avec la Voisin.
Il est impossible de s'expliquer comment l'amour, l'éloquent et sublime mouvement qui est le noble commentaire de l'origine des races, a pu faire naître dans un cœur féminin ces instincts sanguinaires, ces vertiges terrifiants du désir, cet irrésistible besoin de profaner l'idée divine et de parodier une cérémonie sainte? L'homme qui aime peut-il donc être cruel? Le véritable et immuable privilège de la passion n'est-il pas de communiquer au plus dur, au plus vaniteux des mortels, ce délicat fléchissement du cœur, cette tendresse et celte immolation de la volonté à un principe supérieur, aux intérêts d'un être aimé pardessus tous les êtres ? Lorsque les légendes préhistoriques nous montrent Héraklès, jusque là invincible, dompté par un regard de femme, et filant au rouet d'ivoire le fil ténu et soyeux, symbole du lien avec lequel Omphale l'enchaînera, n'ont-elles pas voulu montrer par là le cœur du fauve vaincu par la mystérieuse et adorable blessure, par la piqûre sacrée de l'amour? — S'il a suffi d'un regard de femme, d'une caresse de la voix pour amollir les impassibles et les demi-dieux, comment, je le répète, expliquer que la passion moderne ait vu surgir les. barbares coutumes qu'au contraire le seul nom d'Eros faisait disparaître de la terre à l'aube de l'humanité.
Dr. G. LEGUE
(1) Il était environ dix heures du soir lorsque Mme de Montespan vint rue Beauregard. Au dire de la fille Voisin elle n'en sortit qu'à minuit.
Biblioth. Nat. F. Fr. 7608, procès de la Voisin.
(2) Le savant et regretté M. Ravaissoa, dans les très intéressantes notes de ses Archives de la Bastille, dit que la Voisin était la maîtresse de Sanson, le bourreau, qui habitait rue Beauregard. C'est une erreur. Charles Sanson de Longval ne fut nommé exécuteur des hautes œuvres à Paris que le 23 septembre 1688, c'est-à-dire huit ans après le supplice de la Voisin. (Archives nationales, V, 540.)
Ce Charles Sanson épousa, le 11 juillet 1699, à l église Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, Jeanne-Renée Dubut, fille d'un maître tourneur de la rue Beauregard. Les Sanson habitaient un vaste immeuble dans la rue Neuve-Saint-Jean, au faubourg Poissonnière.
On a encore désigné comme ayant été l'amant de la Voisin le fameux Me Guillaume, celui-là même qui exécuta si prestement la marquise de Brinvilliers. Mon opinion est que le bourreau dont il est ici question n'était autre que Nicolas Levasseur, dit Larivière, qui fut destitué eu 1588 par arrét du Parlement. Ce Levasseur demeurait rue Beauregard et était l'amant de la Voisin et en même temps l'ami du mari. Il avait pris pour confesseur et confident le trop célèbre abbé Davot, vicaire de Bonne-Nouvelle, brûlé vif en place de Grève pour impiétés et sacrilèges. Levasseur, dans la circonstance, obtint de ne pas faire office de bourreau, et Gavot fut exécuté pas ses aides.
(3) C'est ainsi que la fille Voisin, dans sa déclaration décrit les habits sacerdotaux de Guibourg.
(4) Biblioth. Nat. manuscrits F. Fr. 7608. Procès de la Voisin, déclaration de Marguerite Voisin.
(5) Voici traduite en quelques mots latins la façon dont on procédait dans les messes noires : Quotiescumque altare osculandum erat Presbyler osculabatur corpus, hostiamque consecrabat super pudenda, quibus hostiœ portiunculam inserebat : Missa tandem peractâ, Presbyter mulierem inibat, et manibus suis in calice mersis, pudenda sua et muliebria lavabat.
(6) Bibliothèque Nat. Manuscrits Fonds Fr. 7608.
(7) Dans une seconde note adressée à Louvois, La Reynie fait de nouveau le portrait de Guibourg : « Cet homme qui ne peut être comparé à aucun autre, sur le nombre des empoisonnements, sur le commerce du poison et des maléfices, sur les sacrilèges et les impiétés, connaissant et étant connu de tout ce qu'il y a de scélérats, convaincu d'un grand nombre de crimes horribles et soupçonné d'avoir eu part a beaucoup d'autres, cet homme qui a égorgé et sacrifié plusieurs enfants, qui outre les sacrilèges dont il est convaincu confesse des abominations qu'on ne peut concevoir. » (Bibliothèque Nation. Manuscrits F. Fr. 7608.)
(8) Bibliothèque Nat. Manuscrits Fonds Fr. 1608.
(9) La Beynie, dans un des nombreux mémoires adressés à Louvois, insiste tout particulièrement sur les messes noires célébrées par Guibourg, et il croit fermement a la culpabilité de Mme de Montespan. « Guibourg, La Filastre et Galet, écrit-il, en ont convenu après la question de la « femme Filastre et à la confrontation, et ils ont fait « entr'eux et à leur égard une preuve complète sur ces « faits. »
Colbert, effrayé de ces révélations, voulut à tout prix sauver Mme de Montespan dont il était l'allié et l'ami. Il eut recours aux lumières d'un avocat célèbre, Claude Duplessis, et lui communiqua les rapports de La Reynie et les interrogatoires des accusés. Duplessis qui avait le talent de tout embrouiller, sut tirer de ces pièces, tout en n'y croyant pas lui-même, un semblant de preuves pour la non-culpabilité de Mme de Montespan et de Vivonne, et le mémoire qu'il composa, véritable plaidoyer en faveur de la favorite, fut remis au roi. Après en avoir pris lecture, Louis XIV décida que Mme de Montespan ne serait pas impliquée dans cette triste affaire, et il se fit adresser directement les procès-verbaux « dans la pensée, ajoute La Reynie, de ne donner connaissance des charges contre Mme de Montespan à ceux qui, en jugeant la Chapelain, Guibourg, Galet, etc., devaient trouver les mêmes charges ».
De son côté, le lieutenant de police fit parvenir à Louis XIV, par l'intermédiaire de Louvois, un mémoire absolument accablant pour Mme de Montespan au sujet des messes noires et des poudres destinées au roi. De ce rapport il résulte que « les charges contre Mme de Montespan ont encore été de nouveau confirmées, la Filastre n'ayant rétracté que le premier fait » c'est-à-dire celui ayant trait à l'empoisonnement de Mme de Fontanges. Ce second mémoire prouva au roi combien l'accusation était fondée, et pour mettre un terme à ces monstrueuses révélations, Louis XIV n'hésita pas à donner l'ordre au président Boucherat de clore les séances de la Chambre Ardente.