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La foudre et le soleil

Savitri Devi

 
A l'Homme divin de notre époque;
l'Homme contre le temps;
le plus grand européen de tous les temps;
à la fois Soleil et Foudre:
ADOLF HITLER.

Savitri DeviL'idée de progrès -- amélioration indéfinie -- est rien moins que moderne. Elle est probablement aussi ancienne que la plus ancienne tentative réussie de l'homme pour améliorer ses conditions matérielles et pour accroître, par son habileté technique, ses capacités d'attaque et de défense. L'habileté technique, depuis des siècles au moins, a été trop précieuse pour être méprisée. A présent qu'elle est développée à un degré extraordinaire, elle a été, plus qu'autrefois, saluée comme une chose presque divine. [Photo: Savitri Devi en Inde, vers 1935.] 
 

Des légendes merveilleuses ont toujours entouré, par exemple, des hommes dont on disait qu'ils étaient capables, par quelque moyen, de s'élever physiquement au-dessus du sol, que ce soit Etana d'Erech qui s'élevait vers les cieux «porté sur les ailes d'un aigle», ou le fameux Icare, infortuné précurseur de nos aviateurs modernes, ou le frère de Manco Capac, Auca, qu'on disait doté d'ailes «naturelles», qui ne fonctionnèrent finalement guère mieux que les ailes artificielles d'Icare. 

Mais à part ces exploits incroyables d'une poignée d'individus, les Anciens dans leur ensemble se distinguaient par de nombreuses réussites matérielles. Ils pouvaient se vanter du système d'irrigation de Sumer; de la construction des pyramides, faisant preuve à la fois en Egypte et, des siècles plus tard, en Amérique Centrale, d'étonnantes connaissances astronomiques; des bains et des égouts du Palais de Knossos; de l'invention du char de guerre après celle de l'arc et de la flèche, et de celle du sablier après celle du cadran solaire -- assez pour les rendre ivres de suffisance et d'excès de confiance dans la destinée de leurs civilisations respectives. 

Pourtant, bien qu'ils reconnaissaient pleinement la valeur de leur propre travail dans le domaine pratique, et qu'ils conçurent sûrement la possibilité -- et peut-être en acquirent la certitude -- d'un progrès technique indéfini, ils ne crurent jamais au progrès comme un tout, au progrès dans tous les domaines, comme la plupart de nos contemporains semblent le croire. Contre toute évidence, ils s'accrochaient fidèlement à l'idée traditionnelle de l'évolution cyclique et ils avaient, en plus de cela, le bon sens d'admettre qu'ils vivaient (en dépit de toutes leurs réussites) seulement au début d'un long processus de déclin, constituant leur propre «cycle» particulier -- et le nôtre. Qu'ils aient été Hindous ou Grecs, Egyptiens ou Japonais, Chinois, Sumériens ou Anciens Américains -- ou même Romains, les plus «modernes» parmi les peuples de l'Antiquité -- ils plaçaient tous «l'Age d'Or», «l'Age de la Vérité» [1], le règne de Kronos ou de Râ, ou de quelque autre dieu sur terre -- le glorieux Commencement du lent, et déclinant, déploiement de l'Histoire, quel que soit le nom qu'on lui donne -- bien loin derrière eux dans le passé. 

Et ils croyaient que le retour d'un Age semblable, prédit dans leurs textes sacrés et leurs traditions orales respectifs, dépendait non pas de l'effort conscient de l'homme, mais de lois de fer, inhérentes à la nature même de la manifestation visible, tangible et immanente des lois cosmiques. Ils croyaient que l'effort conscient de l'homme n'est qu'une expression de ces lois en action, dirigeant le monde, bon gré mal gré, là où sa destinée se trouve; en un mot, que l'histoire de l'homme, comme l'histoire des autres êtres vivants, n'est qu'un détail dans l'histoire cosmique sans début ni fin; une conséquence périodique de la Nécessité interne qui relie tous les phénomènes dans le Temps. 

Et tout comme les Anciens pouvaient accepter cette vision de l'évolution du monde tout en tirant pleinement avantage de tout le progrès technique à leur portée, de même des milliers d'hommes peuvent encore aujourd'hui s'élever -- et le font -- dans la clarté de cultures millénaires centrées sur les mêmes conceptions traditionnelles, ainsi que, au sein même des arrogantes cultures industrielles, quelques individus isolés capables de penser par eux-mêmes. Ils contemplent l'histoire de l'humanité selon une perspective similaire. 

Tout en vivant apparemment comme des hommes et des femmes «modernes» -- utilisant des ventilateurs et des fers à repasser électriques, des téléphones et des trains et des avions, quand ils en ont les moyens -- ils nourrissent dans leurs coeurs un profond mépris pour la suffisance infantile et les espoirs illimités de notre époque, et pour les diverses recettes destinées à «sauver l'humanité», répandues par des philosophes et des politiciens zélés. Ils savent que rien ne peut «sauver l'humanité», car l'humanité arrive à la fin de son cycle actuel. La vague qui la porte depuis tant de millénaires est sur le point de se briser, avec toute la furie due à la vitesse acquise, et de se fondre une fois de plus dans la profondeur de l'Océan immuable de l'existence indifférenciée. Elle s'élèvera à nouveau, un jour, avec une majesté brutale, car telle est la loi des vagues. Mais en attendant rien ne peut l'arrêter

Infortunés -- et stupides -- sont ces hommes qui, pour quelque raison connue d'eux-mêmes -- probablement à cause de leur surestimation de ce qu'ils ont à perdre dans le processus -- voudraient l'arrêter. Les privilégiés -- les sages -- sont ces quelques hommes qui, étant pleinement conscients de l'indignité croissante de l'humanité actuelle et de son «progrès» tant applaudi, savent combien il y a peu à perdre dans le désastre à venir et qui le regardent dans une attente joyeuse, comme la condition nécessaire d'un nouveau commencement -- un nouvel «Age d'Or», crête ensoleillée de la prochaine grande vague descendante, à la surface de l'Océan infini de la Vie. 

Pour ces privilégiés -- parmi lesquels nous nous plaçons -- toute la succession des «événements actuels» apparaît selon une perspective entièrement différente à la fois de celle de ceux qui croient désespérément au «progrès» et de celle de ces gens qui, bien qu'acceptant la conception cyclique de l'histoire et considérant donc le désastre futur comme inévitable, sont désolés de voir courir à sa perte la civilisation dans laquelle ils vivent. Pour nous, les clinquantes idéologies en «isme» auxquelles nos contemporains nous demandent de faire allégeance, aujourd'hui en1948, sont toutes également futiles: destinées à être trahies, vaincues et finalement rejetées par la majorité des gens si elles contiennent quelque chose de vraiment noble; destinées à connaître un succès bruyant, pour le temps présent, si elles sont suffisamment vulgaires, prétentieuses et matérialistes pour plaire au nombre grandissant d'esclaves mécaniquement conditionnés qui rampent sur notre planète, croyant être des hommes libres; toutes destinées à se révéler finalement inutiles. 

Les religions jadis honorées, de moins en moins à la mode à présent que les «ismes» de l'époque actuelle deviennent de plus en plus populaires, ne sont pas moins futiles, si ce n'est pire: structures de la superstition organisée, vide de toute vraie perception du Divin ou -- chez les gens plus sophistiqués -- simples aspects conventionnels de la vie sociale, ou systèmes d'éthique (et d'une éthique très élémentaire) assaisonnés d'un saupoudrage de rites et de symboles démodés, dont presque personne ne se préoccupe plus de rechercher le sens d'origine: des instruments dans les mains des hommes habiles au pouvoir, pour endormir les nigauds dans une obéissance permanente; des noms commodes, autour desquels il est facile de rassembler des aspirations nationales ou des tendances politiques convergentes, ou juste le dernier recours des faibles et des fanatiques: voilà, en pratique, tout ce qu'elles sont -- tout ce à quoi elles ont été réduites en l'espace de quelques siècles -- toutes sans exception. En fait, elles sont mortes -- aussi mortes que les anciens cultes qui avaient fleuri avant elles, avec la différence que ces cultes ont depuis longtemps cessé d'exhaler l'odeur de la mort, alors qu'elles (les soi-disant religions «vivantes») sont encore au stade auquel la mort est inséparable de la décomposition. Aucune -- ni le christianisme, ni l'islam, ni même le bouddhisme -- ne peut aujourd'hui espérer «sauver» quoi que ce soit de ce monde qu'elles avaient jadis partiellement conquis; aucune n'a plus de place normale dans la vie «moderne», qui est dans son essence dépourvue de toute conscience de l'éternel. 

Il n'y a pas d'activités dans la vie «moderne» qui ne soient futiles, sauf peut-être celles qui visent à satisfaire sa faim: faire pousser du riz; faire pousser du blé; ramasser des noisettes dans les bois ou des pommes de terre dans son jardin. Et la seule et unique politique raisonnable ne peut être que de laisser les choses suivre leur cours et attendre le Destructeur à venir, destiné à nettoyer la Terre pour l'instauration d'un nouvel «Age de la Vérité»: celui que les Hindous nomment Kalkî, et qu'ils saluent comme la dixième et dernière incarnation de Vishnou; le Destructeur dont la venue est la condition de la préservation de la vie, en accord avec les lois éternelles de la Vie. [2]

Nous savons que tout cela sonnera comme une folie totale pour ceux, toujours plus nombreux, en dépit des horreurs inouïes de notre époque, qui restent convaincus que l'humanité est «en progrès». Cela apparaîtra comme du cynisme même à beaucoup de ceux qui acceptent notre croyance dans l'évolution cyclique, qui est la croyance universelle, traditionnelle, exprimée sous une forme poétique dans tous les textes sacrés du monde, y compris la Bible. Nous n'avons rien à répondre à cette dernière critique, car elle est entièrement basée sur une attitude émotionnelle qui n'est pas la nôtre. Mais nous pouvons essayer de montrer la vanité de la croyance populaire dans le «progrès», ne serait-ce que pour souligner la rationalité et la force de la conception cyclique. 

Les partisans de la croyance dans le «progrès» avancent de nombreux arguments pour prouver -- à eux-mêmes et aux autres -- que notre époque, avec tous ses inconvénients indéniables, est globalement meilleure que toute époque du passé, et même qu'elle montre de clairs signes d'amélioration. Il n'est pas possible d'analyser tous ces arguments en détail. Mais on peut facilement détecter les erreurs cachées dans les arguments les plus répandus et apparemment les plus «convainquants». 

Tous les avocats du «progrès» insistent énormément sur des choses telles que l'instruction, la «liberté» individuelle, des chances égales pour tous les hommes, la tolérance religieuse, et plus «d'humanité», le progrès dans ce dernier domaine englobant toutes les tendances qui s'expriment dans la préoccupation moderne pour la protection de l'enfance, la réforme des prisons, l'amélioration des conditions de travail, l'aide de l'Etat aux malades et aux miséreux et, sinon une plus grande gentillesse, du moins une moins grande cruauté envers les animaux. Les éblouissant résultats obtenus, depuis les dernières années, dans l'application des découvertes scientifiques aux activités industrielles et à d'autres activités pratiques, sont bien sûr les plus populaires de tous les exemples utilisés pour montrer combien notre époque est merveilleuse. Mais nous ne discuterons pas de ce point, car nous avons déjà clairement dit que nous ne dénions ou minimisons en aucune manière l'importance du progrès technique. Ce que nous dénions est l'existence de tout progrès dans la valeur de l'homme en tant que tel, que ce soit sur le plan individuel ou collectif, et nos réflexions sur l'instruction universelle, et autres «signes» d'amélioration hautement louangés dont nos contemporains tirent fierté, viennent toutes de cet unique point de vue. 

Nous croyons que la valeur de l'homme -- ainsi que la valeur de toutes les créatures, en définitive -- ne réside pas dans le simple intellect, mais dans l'âme; dans la capacité de refléter ce que, faute d'un mot plus précis, nous choisirons d'appeler «le divin», c'est-à-dire ce qui est vrai et beau, au-delà de toute manifestation; ce qui demeure éternel (et donc intangible) à travers tous les changements. Nous le croyons avec la différence que, à nos yeux -- contrairement à ce que les chrétiens maintiennent -- la capacité de refléter le divin est étroitement liée à la race et à la santé physique de l'homme; en d'autres mots, l'âme n'est pas indépendante du corps. [3] Et nous ne voyons pas en quoi les différentes améliorations que nous constatons aujourd'hui dans l'éducation ou dans le domaine social, dans le gouvernement ou même dans le domaine technique, ont amélioré les individus, hommes ou femmes, dans ce sens, ou créé un type de civilisation nouveau et durable dans lequel les possibilités de perfectionnement global de l'homme, ainsi conçues, seraient encouragées. 

Progrès? -- Il est vrai qu'aujourd'hui, au moins dans tous les pays bien organisés (typiquement «modernes»), presque tout le monde sait lire et écrire. Mais à quoi cela sert-il? Etre capable de lire et d'écrire est un avantage -- et un avantage considérable. Mais ce n'est pas une vertu. C'est un outil et une arme; un moyen pour une fin; une chose très utile, aucun doute; mais pas une fin en soi. La valeur ultime de l'instruction dépend de la fin pour laquelle elle est utilisée. Et pour quelle fin est-elle généralement utilisée aujourd'hui? Elle est utilisée pour l'utilitaire ou pour le divertissement, par ceux qui lisent; pour quelque publicité, ou quelque propagande contestable -- pour gagner de l'argent ou obtenir du pouvoir -- par ceux qui écrivent; quelquefois bien sûr, par les deux, pour acquérir et répandre la connaissance désintéressée des quelques choses dignes d'être connues; pour trouver ou pour exprimer les quelques conceptions profondes qui peuvent élever un homme à la conscience des choses éternelles, mais pas plus souvent qu'aux jours où un homme sur dix mille pouvait comprendre le symbolisme de l'écriture. 

Généralement, aujourd'hui l'homme ou la femme que l'éducation obligatoire a rendu «instruit» utilise l'écriture pour communiquer des questions personnelles à des amis et des parents absents, pour remplir des formulaires -- l'une des occupations internationales de l'humanité civilisée moderne -- ou pour garder en mémoire des petites choses utiles mais insignifiantes, telles que l'adresse ou le numéro de téléphone de quelqu'un, ou la date de quelque rendez-vous chez le coiffeur ou le dentiste, ou la liste des vêtements propres à payer à la blanchisserie. Il ou elle lit «pour passer le temps» parce que, en-dehors des ennuyeuses heures de travail, la simple réflexion n'est plus assez intense ni intéressante pour servir ce but. 

Nous savons qu'il y a des gens dont toute la vie a été orientée vers quelque belle destinée par un livre, un poème -- une simple phrase -- lue pendant leur enfance, comme Schliemann, qui dépensa sans compter dans des fouilles archéologiques la fortune patiemment rassemblée dans ce but pendant quarante ans de labeur monotone, tout cela pour l'amour de l'impression laissée sur lui, enfant, par l'immortelle histoire de Troie. [4] Mais de tels gens ont toujours existé, même avant que l'éducation obligatoire ne devienne à la mode. Et les histoires entendues et gardées en mémoire n'étaient pas une moindre inspiration que les histoires lues aujourd'hui. 

Le véritable avantage de l'instruction généralisée, s'il en est, doit être recherché ailleurs. Il ne réside pas dans la meilleure qualité ni des hommes ni des femmes exceptionnels, ni des milliers de gens instruits, mais plutôt dans le fait que les derniers deviennent rapidement plus paresseux intellectuellement, et par conséquent plus crédules que jamais -- et non pas moins -- plus faciles à tromper, plus faciles à diriger comme des moutons sans même l'ombre d'une protestation, à condition que les absurdités qu'on souhaite leur faire avaler leur soient présentées sous forme imprimée, avec une apparence «scientifique». Plus le niveau général d'instruction est élevé, plus il est facile pour les gouvernants de contrôler la presse quotidienne, la radio, et l'édition -- ces modernes moyens d'action sur les esprits, presque irrésistibles, pour garder les masses et «l'intelligentsia» sous contrôle, sans même qu'elles le suspectent. 

Parmi les gens en majorité analphabètes, mais plus réfléchis, ouvertement gouvernés à la manière ancienne, autocratique, il pouvait toujours arriver qu'un prophète, interprète des dieux ou des aspirations collectives authentiques, s'élève entre l'autorité séculière et le peuple. Les prêtres eux-mêmes ne pouvaient jamais être tout-à-fait sûrs de garder le peuple sous contrôle pour toujours. Les gens pouvaient choisir d'écouter le prophète si ça leur plaisait. Et ils le faisaient, quelquefois. Aujourd'hui, partout où l'instruction universelle est répandue, les interprètes de la vérité éternelle -- les prophètes -- ou même les défenseurs désintéressés de changements ponctuels, pratiques, ont de moins en moins de chances d'apparaître. La pensée sincère, la pensée vraiment libre, prête à remettre en question, au nom de l'autorité supra-humaine ou au nom de l'humble bon sens, la base de ce qui est officiellement enseigné et généralement accepté, a de moins en moins de chances de s'épanouir. 

Il est bien plus facile, nous le répétons, d'asservir un peuple instruit qu'un peuple illettré, aussi étrange que cela puisse paraître à première vue. Et l'asservissement a plus de chances d'être durable. Le véritable avantage de l'instruction universelle est de resserrer l'emprise du pouvoir gouvernemental sur les masses stupides et vaniteuses. C'est probablement pourquoi on nous met dans la tête, depuis le berceau, que «l'instruction» est un tel avantage. Bien sûr, le seul véritable avantage est la capacité de penser par soi-même. Et cela a toujours été et sera toujours le privilège d'une minorité, jadis reconnue comme une élite naturelle et respectée. Aujourd'hui, l'éducation de masse obligatoire et la littérature de plus en plus standardisée destinée à des cerveaux «conditionnés» -- des signes marquants du «progrès» -- tendent à réduire cette minorité à la plus petite proportion possible; en fin de compte, à la supprimer complètement. Est-ce cela que désire l'humanité? Si c'est le cas, l'humanité perd sa raison d'être, et plus tôt viendra la fin de cette soi-disant «civilisation», mieux cela vaudra. 

Ce que nous avons dit de l'instruction peut à peu près être répété à propos de ces deux autres grandes gloires de la démocratie moderne: la «liberté individuelle» et l'égalité des chances pour chaque personne. La première est un mensonge -- et un mensonge de plus en plus sinistre quand les chaînes de l'éducation obligatoire se resserrent de plus en plus autour de tout l'être des gens. La seconde est une absurdité. 

L'une des plus étranges inconsistances du citoyen moyen du monde moderne industrialisé est la manière dont il critique toutes les institutions des civilisations plus anciennes et meilleures, comme le système des castes des Hindous ou le culte familial incontournable de l'Extrême-Orient, pour la raison qu'ils tendent à limiter la «liberté de l'individu». Il ne réalise pas à quel point sont exigeants -- non, annihilants -- les commandements des autorités collectives auxquelles il obéit (la moitié du temps, sans le savoir), comparés avec ceux des autorités collectives traditionnelles, dans des sociétés apparemment moins «libres». 

Les gens soumis aux castes ou à la famille en Inde ou en Extrême-Orient ne sont peut-être pas autorisés à faire tout ce qu'ils veulent, dans de nombreux aspects relativement insignifiants et dans quelques aspects réellement très importants de la vie quotidienne. Mais ils sont libres de croire ce qu'ils veulent, ou plutôt ce qu'ils peuvent; de se sentir en accord avec leur propre nature et de s'exprimer librement sur un grand nombre de questions essentielles: ils sont autorisés à conduire leur vie spirituelle de la manière qu'ils jugent la plus sage pour eux, après avoir rempli leurs devoirs envers la famille, la caste et le roi. 

L'individu vivant sous la domination de fer et d'acier du «progrès» moderne peut manger tout ce dont il a envie (en grande quantité) et se marier avec qui il veut -- malheureusement! -- et aller partout où il veut (en théorie du moins). Mais il est obligé d'accepter, pour toutes les questions extra-individuelles -- les questions qui, pour nous, importent réellement -- les croyances, l'attitude devant la vie, l'échelle de valeurs et, à une grande échelle, les idées politiques qui tendent à renforcer le puissant système d'exploitation socio-économique auquel il appartient (auquel il est obligé d'appartenir, pour pouvoir vivre) et dans lequel il est un simple rouage. Et de plus, il est obligé de croire que c'est un privilège pour lui d'être un rouage dans un tel organisme; que les questions sans importance pour lesquelles il sent qu'il est son propre maître sont en fait les plus importantes -- les seules réellement importantes. On lui enseigne à ne pas estimer cette liberté de jugement concernant la vérité ultime, esthétique, éthique, ou métaphysique, dont il est subtilement privé. 

Plus: on lui dit -- dans les pays démocratiques en tous cas -- qu'il est libre à tous égards, qu'il est «un individu qui ne doit rendre de compte à personne sauf à sa propre conscience» ... après que des années de conditionnement habile aient modelé sa «conscience» et son être tout entier si parfaitement en accord avec le modèle, qu'il n'est plus capable de réagir différemment. Un tel homme peut bien parler de «pression sur l'individu» dans toutes les sociétés, anciennes ou modernes! 

On peut réaliser à quel point les esprits des hommes ont été déformés, par un conditionnement à la fois délibéré et inconscient, dans le monde où nous vivons aujourd'hui, quand on rencontre des gens qui ne sont jamais tombés sous l'influence de la civilisation industrielle, ou quand on a soi-même la chance d'avoir défié, depuis l'enfance, la pression pernicieuse de l'éducation standardisée et d'être resté libre parmi la foule de ceux qui réagissent comme on le leur a enseigné, pour toutes les questions fondamentales. Le clivage entre les pensants et les non-pensants, les hommes libres et les esclaves, est effroyable. 

Quant à «l'égalité des chances», une telle chose ne peut pas exister, pour parler vrai. En produisant des hommes et des femmes différents à la fois par le degré et la qualité d'intelligence, de sensibilité, de volonté, différents par le caractère et le tempérament, la Nature elle-même leur donne les chances les plus inégales de réaliser leurs aspirations, quelles qu'elles puissent être. Par exemple, une personne trop émotive et plutôt faible ne peut ni concevoir le même idéal de bonheur ni avoir les mêmes chances de l'atteindre dans sa vie que quelqu'un qui est né avec une nature plus équilibrée et une plus forte volonté. C'est évident. Et ajoutez à cela les caractéristiques qui différencient une race d'hommes d'une autre, et l'absurdité de la notion même de «l'égalité des hommes» devient encore plus frappante. 

Ce que nos contemporains veulent dire lorsqu'ils parlent «d'égalité des chances», c'est le fait que, dans la société moderne -- à ce qu'ils disent -- tout homme ou femme a, de plus en plus, autant de chances que son voisin ou sa voisine d'obtenir la position et le travail pour lequel il ou elle est naturellement adapté. Mais cela aussi n'est que partiellement vrai. Car de plus en plus, le monde d'aujourd'hui -- le monde dominé par l'industrie à grande échelle et la production de masse -- ne peut offrir que des emplois dans lesquels même le meilleur des travailleurs ne joue qu'un rôle minime ou inexistant, et où il ou elle ne peut être rien de plus qu'une personne simplement habile et matériellement efficace. L'artisan de tradition familiale, qui pouvait trouver la meilleure expression pour ce qui est ordinairement appelé son «âme», dans son tissage quotidien, fabrication de tapis, travail de vernissage, etc. ... même le cultivateur, en contact personnel avec la Terre-mère et le Soleil et les saisons, devient de plus en plus une figure du passé. 

Il y a aussi de moins en moins de chances, pour celui qui recherche la vérité - orateur ou écrivain -- qui refuse de devenir le relais des idées largement acceptées, produits du conditionnement de masse, en lesquelles il ou elle ne croit pas, pour celui qui recherche la beauté, qui refuse de soumettre son art aux demandes du goût populaire dont il ou elle sait que c'est du mauvais goût. De tels gens doivent gaspiller une grande partie de leur temps à faire inefficacement -- et à contrecoeur -- quelque travail pour lequel ils ne sont pas faits, pour pouvoir vivre, avant de pouvoir consacrer le reste de leur temps à ce que les Hindous appelleraient leur sadhana, le travail pour lequel leur nature la plus profonde les a désignés: le but de leur vie. 

L'idée de la division moderne du travail, résumée dans la formule souvent citée «l'homme qu'il faut à la bonne place», aboutit en pratique au fait que n'importe quel homme -- n'importe lequel parmi la masse bornée et indifférenciée -- peut être conditionné pour occuper n'importe quelle place, alors que les meilleurs des êtres humains, les seuls qui justifient encore l'existence d'une espèce de plus en plus dégénérée, n'ont plus de place du tout. Progrès ... 

Il reste la «tolérance religieuse» de notre époque et son «humanité», comparées à la «barbarie» du passé. Deux plaisanteries, pour dire le moins! 

Lorsqu'il se remémore quelques-unes des plus spectaculaires horreurs de l'Histoire -- les hérétiques et les sorcières brûlés sur le bûcher, le massacre à grande échelle des «païens», et autres manifestations non moins repoussantes de la civilisation chrétienne en Europe et ailleurs -- l'homme moderne est rempli de fierté devant le «progrès» accompli, dans un domaine au moins, depuis la fin de l'époque sombre du fanatisme religieux. Si mauvais qu'ils soient, nos contemporains ont, en tous cas, perdu l'habitude de torturer les gens pour des «broutilles» telles que leur conception de la Sainte Trinité ou leurs idées sur la prédestination et le purgatoire. Tel est le sentiment de l'homme moderne -- parce que les questions théologiques ont perdu toute importance dans sa vie. 

Mais à l'époque où les Eglises chrétiennes se persécutaient les unes les autres et encourageaient la conversion des peuples païens par le sang et par le feu, à la fois les persécuteurs et les persécutés, les chrétiens et ceux qui souhaitaient rester fidèles aux croyances non-chrétiennes, considéraient de telles questions comme vitales, d'une manière ou d'une autre. Et la vraie raison pour laquelle personne n'est soumis à la torture, aujourd'hui, pour l'amour de sa croyance religieuse, n'est pas que la torture en tant que telle soit devenue déplaisante à tout le monde, dans la civilisation «avancée» du 20ème siècle, n'est pas que les individus et les Etats soient devenus tolérants, mais seulement que parmi ceux qui ont le pouvoir d'infliger la douleur, presque personne ne prend un intérêt vif et vital à la religion, mis à part en théologie. 

La soi-disant «tolérance religieuse» pratiquée par les Etats modernes et les individus vient de tout sauf d'une compréhension intelligente et de l'amour de toutes les religions comme étant des expressions différentes et symboliques des mêmes vérités essentielles et éternelles. Elle est plutôt le résultat d'un mépris grossièrement ignorant de toutes les religions; de l'indifférence pour ces mêmes vérités que leurs différents fondateurs tentèrent de réaffirmer, encore et encore. Ce n'est pas du tout de la tolérance. 

Pour juger si nos contemporains ont ou n'ont pas le droit de se vanter de leur esprit de tolérance, il vaut mieux examiner leur comportement envers ceux qu'ils considèrent incontestablement comme les ennemis de leurs dieux: les hommes qui se trouvent être les tenants d'idées contraires aux leurs, concernant non pas quelque chicanerie théologique, à laquelle ils ne sont pas intéressés, mais certaines idéologies politiques ou socio-politiques qu'ils considèrent comme «une menace pour la civilisation». Personne ne peut nier que dans de telles circonstances, et particulièrement en temps de guerre, ils célèbrent tous des actions -- dans la mesure où ils en ont le pouvoir -- ou les acceptent, dans la mesure où ils n'ont pas eux-mêmes l'opportunité de les célébrer -- en tous points aussi laides que celles qui furent ordonnées, célébrées, ou tolérées dans le passé, au nom de différentes religions (si ce sont les dernières à être laides). La seule différence est peut-être que les atrocités modernes, commises de sang-froid, sont connues seulement quand les puissances occultes qui contrôlent les moyens de conditionnement de masse -- la presse, la radio et le cinéma -- décident, pour des fins tout autres qu'humanitaires, de rendre compte des événements, c'est-à-dire lorsqu'il s'agit des atrocités de l'ennemi, pas des leurs -- ni de celles de leurs «vaillants alliés» [5] -- et donc lorsque le récit est considéré comme une bonne propagande, destinée à créer l'indignation, et une nouvelle motivation pour l'effort de guerre. 

De plus, après une guerre, faite ou supposée avoir été faite pour une idéologie -- l'équivalent moderne des amers conflits religieux du passé -- les horreurs, réelles ou inventées, dont on dit qu'elles ont été perpétrées par les vaincus, sont les seules à être médiatisées partout dans le monde, pendant que les vainqueurs font tout ce qu'ils peuvent pour faire croire, au minimum, que leur Haut Commandement n'a jamais toléré des horreurs similaires. Mais dans l'Europe du 16ème siècle, et avant; et parmi les guerriers de l'Islam conduisant le Djihad contre les hommes des autres religions, chaque camp était parfaitement conscient des atroces moyens utilisés, pas seulement par ses adversaires pour leurs «horribles buts», mais par son propre peuple et ses propres dirigeants, dans le but «d'extirper l'hérésie» ou pour «combattre les papistes» ou pour «prêcher le nom d'Allah aux infidèles». L'homme moderne n'est plus qu'un couard moral. Il veut les avantages de l'intolérance violente -- qui est une chose naturelle -- mais il en rejette la responsabilité. Progrès, cela aussi. 

La soi-disant «humanité» de nos contemporains (comparés à leurs prédécesseurs) est seulement un manque de nerfs ou un manque de sentiments forts: lâcheté croissante, ou apathie croissante. 

L'homme moderne est choqué par les atrocités -- même par la brutalité ordinaire, sans imagination -- seulement quand il s'avère que les buts pour lesquels les actions atroces ou simplement brutales sont menées, sont soit haineuses envers lui soit indifférentes envers lui. Dans toutes les autres circonstances, il ferme les yeux sur toutes les horreurs -- en particulier lorsqu'il sait que les victimes ne pourront jamais lui rendre la pareille (comme c'est le cas avec toutes les atrocités commises par l'homme envers les animaux, quel que soit la raison) et surtout il demande qu'on ne les lui rappelle pas trop souvent ni trop bruyamment. Il réagit comme s'il classait les atrocités en deux catégories: les inévitables et les évitables. Les inévitables sont celles qui servent ou qui sont supposées servir les objectifs de l'homme moderne -- généralement «le bien de l'humanité» ou «le triomphe de la démocratie». Celles-ci sont tolérées, et même justifiées. Les évitables sont celles qui sont commises occasionnellement, ou dont on dit qu'elles sont commises, par des gens dont les buts sont étrangers aux siens. Celles-ci seulement sont condamnées, et leurs auteurs -- ou leurs inspirateurs -- réels ou supposés, sont stigmatisés par l'opinion publique en tant que «criminels contre l'humanité». 

Quels sont, vraiment, les soi-disant signes de cette merveilleuse «humanité» de l'homme moderne, selon ceux qui croient au progrès? Nous n'avons plus aujourd'hui -- disent-ils -- les horribles exécutions de l'ancien temps; les traîtres ne sont plus «pendus, étirés et écartelés», comme c'était la coutume dans le glorieux 16ème siècle en Angleterre; toute chose approchant en horreur la torture et l'exécution de François Damien, sur la grande place de Paris, devant des milliers de gens venus spécialement pour assister au spectacle, le 28 mai 1757, serait impensable dans la France moderne. L'homme moderne ne soutient plus non plus l'esclavage, et il ne justifie pas non plus (en théorie, du moins) l'exploitation des masses sous quelque forme que ce soit. Et ses guerres -- même ses guerres, monstrueuses comme elles peuvent apparaître, avec leur appareil élaboré de coûteuse machinerie démoniaque -- commencent à admettre dans leurs règles (à ce qu'on dit) une certaine forme d'humanité et de justice. L'homme moderne est horrifié à la simple pensée de la guerre, des habitudes des anciens peuples -- du sacrifice de douze jeunes Troyens à l'aveuglement du héros grec Patrocle, pour ne pas parler des sacrifices de prisonniers de guerre, beaucoup moins anciens mais bien plus atroces, du dieu aztèque de la guerre Huitzilopochtli (mais les Aztèques, bien que relativement modernes, n'étaient pas chrétiens ni, autant qu'on le sache, des croyants du progrès sans limite). Finalement -- dit-on -- l'homme moderne est plus gentil envers les animaux, ou moins cruel, que ne l'étaient ses prédécesseurs. 

Seule une énorme quantité de préjugés en faveur de notre époque peut amener quelqu'un à accepter de tels raisonnements fallacieux. 

Certainement l'homme moderne ne «défend» pas l'esclavage; il le dénonce avec véhémence. Mais il le pratique cependant -- et sur une plus grande échelle que jadis, et bien plus complètement que les Anciens ne le purent jamais -- que ce soit dans l'Occident capitaliste ou sous les tropiques, ou (d'après ce qui filtre à travers ses murs impénétrables) même dans le seul Etat supposé être aujourd'hui, le «paradis des travailleurs». Il y a des différences, bien sûr. Dans l'Antiquité, même l'esclave avait droit à des heures de loisirs et de gaieté; il avait les jeux de dés à l'ombre des colonnes du portique de son maître, ses plaisanteries vulgaires, son bavardage libre, sa vie libre en-dehors de la routine quotidienne. L'esclave moderne n'a pas le privilège de pouvoir flâner, sans aucun souci, pendant une demi-heure. Sa soi-disant flânerie est elle-même occupée par des distractions presque obligatoires, aussi exigeantes et souvent aussi monotones que son travail, ou -- dans le «pays de la liberté» -- gâchée par des craintes économiques. Mais il n'est pas ouvertement acheté et vendu. Il est juste pris. Et pris, non pas par un homme qui lui soit au moins supérieur en quelque manière, mais pris par un énorme système impersonnel sans même avoir un homme à frapper ou une âme à maudire ou une tête à blâmer pour sa méchanceté. 

Et de même, les anciennes horreurs ont sans doute disparu de la pratique de l'humanité soi-disant civilisée, concernant la justice et la guerre. Mais des horreurs nouvelles, et pires, inconnues des époques «barbares», se sont insinuées à leur place ... 

Et assez curieusement, bien qu'ils disent «haïr de telles choses» -- un nombre considérable d'hommes et de femmes aujourd'hui, tout en manquant des tripes pour pouvoir commettre personnellement des actions horribles, semblent être toujours aussi enthousiastes pour y assister, ou du moins, pour y penser et jubiler, et de s'en réjouir indirectement, s'ils sont privés du plaisir morbide d'y assister. 

Tels sont aussi les millions de gens, jusque-là «civilisés» et apparemment gentils, qui se révèlent sous leur vrai visage dès qu'une guerre se déclare, c'est-à-dire dès qu'ils se sentent encouragés à faire preuve de la plus répugnante imagination pour décrire quelles tortures chacun d'entre eux infligerait aux dirigeants ennemis, si il -- ou plus souvent elle -- en avait la possibilité. Tels sont, au fond, tous ceux qui se réjouissent des souffrances de l'ennemi après une guerre victorieuse. Et ils sont aussi des millions: des millions de sauvages par procuration, minables autant que cruels - inhumains -- que les guerriers des époques soi-disant «barbares» auraient complètement méprisés. 

Mais plus lâche et plus hypocrite que toute autre chose, peut-être, est le comportement de l'homme moderne, «progressiste», envers la nature vivante, et en particulier envers le règne animal. L'homme primitif -- et souvent aussi, l'homme dont la civilisation pittoresque est tout sauf «moderne» -- est assez mauvais, il est vrai, si l'on en juge par son comportement envers les animaux. Il suffit de voyager dans les pays les moins industrialisés de l'Europe du Sud, ou au Proche- ou au Moyen-Orient, pour acquérir une très nette certitude sur ce point. Et les dirigeants modernes n'ont pas tous réussi à mettre fin à des cruautés immémoriales envers les bêtes muettes, que ce soit en Orient ou en Occident. Gandhi ne parvint pas, au nom de cette bienveillance universelle qu'il prêcha sans cesse comme le principe principal de sa foi, à empêcher les laitiers hindous de laisser délibérément mourir de faim leurs veaux, pour pouvoir vendre quelques litres de plus de lait de vache. Mussolini ne put pas débusquer et sanctionner tous ces Italiens qui, même sous son gouvernement, persistaient dans la détestable habitude de plumer les poulets vivants pour la raison que «les plumes viennent plus facilement». Il faut reconnaître que la bienveillance envers les animaux à une échelle nationale ne dépend pas en définitive des enseignements de quelque religion ou philosophie imposée. Elle est une des caractéristiques distinctives des races véritablement supérieures. Et aucune alchimie religieuse, philosophique ou politique ne peut transformer le métal grossier en or. 

Cela ne veut pas dire qu'un bon enseignement ne puisse pas aider à tirer le meilleur de chaque race, ainsi que de chaque individu, homme ou femme. Mais la civilisation moderne, industrielle, dans la mesure où elle est centrée sur l'homme -- privée du contrôle de l'inspiration d'un ordre supra-humain, cosmique -- et tendant à favoriser la quantité au lieu de la qualité, la production et la richesse à la place du caractère et de la valeur naturelle, est tout sauf favorable au développement d'une bienveillance cohérente et universelle, même parmi les meilleurs individus. 

Un tel monde peut bien se vanter de sa tendresse pour les chiens et les chats de concours et pour les animaux domestiques en général, alors qu'il essaie d'oublier (et de faire oublier à des civilisations meilleures) la hideuse réalité d'un million de créatures annuellement soumises à la vivisection, rien qu'en Grande-Bretagne. Cela ne peut pas nous faire oublier ses horreurs cachées ni nous convaincre de son «progrès» concernant la bienveillance envers les animaux, pas plus que de sa bienveillance croissance envers les gens, «quelle que soit leur religion». 

Nous refusons de voir en lui autre chose que la preuve vivante la plus sombre de ce que les Hindous ont caractérisé depuis des temps immémoriaux comme le «Kali Yuga» -- «l'Age Sombre»; le Temps de l'Obscurité; la dernière (et heureusement, la plus courte) subdivision de l'actuel cycle de l'Histoire. Il n'y a aucun espoir de «remettre les choses à leur place» dans une telle époque. Elle est dans son essence l'époque décrite si puissamment, bien que laconiquement, dans le Livre des livres -- la Baghavad-Gita [6] -- comme celle pendant laquelle «de la corruption des femmes vient la confusion des castes; de la confusion des castes, la perte de la mémoire; de la perte de la mémoire, le manque de compréhension; et de tout cela, tous les maux»; l'époque pendant laquelle la fausseté est appelée «vérité» et la vérité persécutée comme fausse et ridiculisée comme folie; pendant laquelle les défenseurs de la vérité, les dirigeants inspirés par le divin, les amis véritables de tout le vivant -- les hommes divins -- sont vaincus, leurs partisans humiliés et leur mémoire calomniée, pendant que les maîtres du mensonge sont salués comme des «sauveurs»; l'époque pendant laquelle chaque homme et chaque femme est à la mauvaise place, et le monde dominé par des individus inférieurs, des races abâtardies et des doctrines vicieuses, toutes étant des parties et des parcelles d'un ordre de laideur intrinsèque, bien pire que l'anarchie complète. 

C'est l'époque pendant laquelle nos démocrates triomphants et nos communistes pleins d'espoir se vantent des «progrès lents mais réguliers du fait de la science et de l'éducation». Merci beaucoup pour un tel «progrès»! Sa simple vue est suffisante pour nous confirmer dans notre croyance en l'immémoriale conception cyclique de l'histoire, illustrée par les mythes de toutes les religions anciennes et naturelles. Cela nous fait comprendre que l'histoire humaine, loin d'être une ascension régulière vers le meilleur, est un processus toujours plus désespéré de d'abâtardissement, d'émasculation et de déclin moral de l'humanité; une «chute» inexorable. Cela éveille en nous le désir ardent d'en voir la fin -- l'écroulement final qui poussera dans l'oubli à la fois ces «ismes» sans valeur qui sont le produit du déclin de la pensée et du caractère, et les religions de l'égalité, sans plus de valeur, qui leur ont lentement ouvert la voie; la venue de Kalkî, le divin Destructeur du mal; l'aurore d'un nouveau Cycle s'ouvrant comme le firent toujours tous les cycles du temps, par un Age d'Or. 

Ne pensez jamais à quel point le choc final pourrait être sanglant! Ne pensez jamais au nombre d'anciens trésors qui pourraient périr à jamais dans l'embrasement rédempteur! Le plus tôt sera le mieux. Nous l'attendons -- ainsi que la gloire qui suivra -- confiants dans la Loi cyclique divine qui gouverne toutes les manifestations de l'existence dans le Temps: la loi de l'Eternel Retour. Nous l'attendons, ainsi que le triomphe ultérieur de la Vérité aujourd'hui persécutée: le triomphe sous quelque nom que ce soit, de la seule foi en harmonie avec les lois éternelles de l'être; du seul «modernisme» qui est tout sauf «moderne», étant seulement la dernière expression de principes aussi vieux que le Soleil; le triomphe de tous ces hommes qui, à travers les siècles et aujourd'hui, n'ont jamais perdu la vision de l'Ordre éternel, décrété par le Soleil, et qui ont combattu dans un esprit altruiste pour élever cette vision au-dessus des autres. Nous attendons la glorieuse restauration, cette fois-ci à une échelle mondiale, de l'Ordre Nouveau, projection dans le temps, dans le futur, et dans chaque retour de l'Age d'Or, de l'Ordre Cosmique éternel. 

C'est la seule chose qui mérite qu'on vive pour elle -- ou qu'on meure pour elle, si on en reçoit le privilège -- aujourd'hui, en 1948. 

Il n'existe aucune cruauté de l'Histoire ancienne -- aucune horreur assyrienne, aucune horreur carthaginoise, aucune horreur de l'Ancienne Chine -- que l'inventivité de nos contemporains d'Orient et d'Occident, aidés par une technique perfectionnée, n'aie pas commise. Mais la cruauté -- la violence des lâches -- est simplement une expression de violence parmi d'autres, bien que reconnue comme la plus répugnante. Aidé et encouragé par de plus en plus de réussites scientifiques stupéfiantes, qui peuvent être utilisées pour n'importe quel but, l'homme est devenu, à travers l'Histoire, de plus en plus violent -- et non pas de moins en moins, comme ont souvent tendance à le penser les gens nourris de propagande pacifiste! Et de plus, il n'aurait pas pu en être autrement; et il ne peut pas en être autrement dans toute époque future, jusqu'à ce que la destruction violente et complète de ce que nous appelons aujourd'hui la «civilisation» ouvre pour le monde un nouvel Age de Vérité; un nouvel Age d'Or. 

Jusqu'à ce moment, la violence, sous une forme ou sous une autre, est inévitable. Elle est la loi même de la vie dans un monde déchu. Le choix qui nous est donné n'est pas entre la violence et la non-violence, mais entre la violence ouverte, sans honte, en pleine lumière, et la violence rampante, subtile -- le chantage; entre la violence ouverte et la persécution invisible et douce, mais cependant implacable, à la fois économique et culturelle: la suppression systématique de toutes les possibilités pour les vaincus, sans le montrer; le conditionnement impitoyable des enfants, d'autant plus horrible qu'il est plus impersonnel, plus indirect, plus doux en apparence; l'habile diffusion de mensonges mortels pour l'âme (et de demi-mensonges); la violence sous l'apparence de la non-violence. Le choix est aussi entre la violence désintéressée mise au service de la cause même de la vérité; la violence sans cruauté, exercée en vue d'établir sur cette terre un ordre basé sur des principes éternels, qui transcendent l'homme; la violence en vue de créer, ou de préserver, un ordre humain en harmonie avec le plus haut dessein de la Vie, et la violence exercée à des fins égoïstes. 

Plus son but et son application sont désintéressés, plus la violence est franche et sans détour. Alors qu'en revanche plus les motifs pour lesquels elle est en fait exercée sont sordides, plus elle est dissimulée, et même niée; plus les hommes qui ont recours à elle se vantent d'être des admirateurs de la non-violence, bluffant ainsi les autres et quelquefois aussi eux-mêmes, agissant comme des trompeurs et trompés à la fois -- pris dans le filet de leurs propres mensonges. Au fur et à mesure que le temps s'écoule et que le déclin s'installe, le clé de l'histoire humaine n'est pas de moins en moins de violence; c'est de moins en moins d'honnêteté à propos de la violence. 

Mais la violence n'est pas une chose mauvaise en elle-même. En réalité, elle s'impose comme une nécessité seulement après que le monde soit devenu, à une grande échelle, «mauvais», c'est-à-dire infidèle à son archétype éternel; [quand il n'est] plus en accord avec le rêve créateur de l'Esprit universel, celui qu'il avait jadis exprimé. Pourtant, la violence ne peut pas être jugée séparément de son but. Et le but est bon ou mauvais; il en vaut la peine, ou pas. Il en vaut la peine quand ceux qui le poursuivent le font, pas seulement d'une manière désintéressée -- sans désir primordial de gloire ou de bonheur personnels -- mais aussi en accord avec une idéologie exprimant une vérité éternelle, impersonnelle, supra-humaine; une idéologie enracinée dans la claire compréhension des lois intangibles de la Vie, et destinée à attirer tous ceux qui, dans un monde déchu, conservent encore dans leur coeur un désir ardent et invincible de l'ordre parfait, tel qu'il était réellement et sera à nouveau. 
Tout objectif qui est intelligemment, objectivement, en harmonie avec les buts de guerre des immortelles forces de lumière, dans leur combat immémorial contre les forces de l'obscurité, c'est-à-dire de désintégration -- ce combat décrit dans toutes les mythologies du monde -- un tel objectif, dis-je, justifie n'importe quel déploiement de violence désintéressée. 

De plus, à mesure que l'époque obscure dans laquelle nous vivons se déroule, de plus en plus sombre et de plus en plus féroce année après année, il devient de plus en plus impossible d'éviter d'utiliser la violence au service de la vérité. Aucun homme -- aucun demi-dieu ne peut apporter, aujourd'hui, même un début d'ordre et de justice véritables dans quelque partie du monde que ce soit, sans l'aide de la force, en particulier s'il ne dispose que de quelques années. Et malheureusement, plus ce monde avance dans la présente époque de miracles techniques et d'abaissement humain, plus les grands hommes inspirés sont soumis au facteur temps, dès qu'ils tentent d'appliquer leur connaissance élevée et intuitive de la vérité éternelle à la résolution de problèmes pratiques. Ils doivent simplement agir, non seulement d'une manière radicale, mais aussi rapidement, s'ils ne veulent pas voir les forces de désintégration étouffer dans l'oeuf leur oeuvre inestimable. Et que cela leur plaise ou non, radicalement et rapidement signifient, presque inévitablement, l'emploi d'une violence résolue. 

On peut dire, avec de plus en plus de certitude à mesure que l'Age Sombre se déroule, que les divins hommes d'action sont vaincus, au moins dans la temps présent, non pas pour avoir été trop cruels (et donc pour avoir soulevé contre eux et leurs idées et leurs fidèles l'indignation des «honnêtes gens»), mais pour ne pas avoir été suffisamment cruels -- pour ne pas avoir détruit leurs ennemis en fuite, jusqu'au dernier, pendant la brève heure de triomphe, pour ne pas avoir réduit au silence les millions de répugnants hypocrites en même temps que leurs maîtres -- les habiles inventeurs des récits «d'atrocités» -- par plus de violence réelle, par plus d'exterminations complètes. 

De tout cela, il ressort assez clairement que condamner la violence sans discrimination revient à condamner le combat même des forces de vie et de lumière contre les forces de désintégration -- combat d'autant plus héroïque et d'autant plus désespéré aussi, à mesure que le monde court vers sa perte. Cela revient à condamner ce combat qui, à chacune de ses longues et diverses phases, et même à travers le désastre temporaire, a assuré au monde, par-delà sa fin méritée, le glorieux nouveau commencement, que seuls quelques-uns méritent. Dans l'esclavage du temps, en particulier pendant ce Kali-Yuga, on ne peut pas logiquement être non-violent sans contribuer, volontairement ou involontairement, consciemment ou inconsciemment, au succès des forces de désintégration; de ce que nous appelons les forces de mort. 

Quant à cette violence qui est utilisée pour atteindre les buts de guerre des forces de mort, elle est et a toujours été à double action: dirigée d'une part contre la vie elle-même -- d'abord contre toute la Nature innocente et vivante, et ensuite contre les intérêts vitaux de l'humanité supérieure, au nom de «l'homme ordinaire» -- et d'autre part contre ces hommes singuliers qui, de plus en plus conscients des tragiques réalités d'une époque en cours d'assombrissement, prennent fermement position en faveur de la reconnaissance des valeurs éternelles de la vie et de la restauration de l'ordre sur sa base véritable, éternelle. 

Pour ceux qui tentent d'apporter le triomphe de la désintégration de la culture, confuse et lente, mais régulière, en fait de moins en moins de violence est nécessaire. Le monde évolue naturellement vers la désintégration, de plus en plus rapidement. Jadis, il aurait été nécessaire de le pousser sur la pente. Il n'en est plus ainsi, depuis des siècles. Il court à sa propre ruine, sans aide. Dans cette direction, par conséquent, les champions de la désintégration ont la tâche facile. Il leur suffit simplement de suivre et de flatter les tendances vicieuses de la majorité des hommes, de plus en plus méprisables, pour devenir les idoles des foules. Mais dans leur guerre contre les défenseurs des valeurs les plus élevées, peu nombreux mais plus conscients et plus sensés -- les défenseurs de la hiérarchie naturelle des races; les adorateurs de la lumière, de la force et de la jeunesse -- ils sont (et sont obligés d'être) de plus en plus violents, de plus en plus implacablement cruels. Leur haine grandit au fur et à mesure que l'histoire se déroule, comme s'ils savaient -- comme s'ils sentaient, avec l'acuité de la perception physique -- que chacune de leurs victoires, aussi spectaculaires qu'elles puissent être, les rapproche de l'écroulement final et rédempteur dans lequel ils sont condamnés à périr, et d'où leurs supérieurs, actuellement persécutés, sont destinés à émerger comme les dirigeants du Nouvel Age. Leur haine grandit et leur férocité aussi, à mesure que le désastre rédempteur se rapproche, et en même temps que lui, l'aube d'un Nouvel Ordre universel, aussi inévitable que la venue du printemps. 

Ils sont fébriles -- non pas, comme l'élite héroïque, par une généreuse impatience; non pas par le désir de voir l'Age de la Vérité rétabli avant son heure, mais par une convoitise fiévreuse; par la volonté de retirer du monde, pour eux-mêmes, le plus d'avantages matériels et le plus de satisfactions de vanité qu'ils peuvent, avant qu'il ne soit trop tard. Et à mesure que le temps passe, leur hâte se transforme en frénésie. Le seul obstacle qui se tient sur leur chemin et qui les défie encore -- qui les défiera toujours, jusqu'à la fin -- est précisément cette fière élite que le désastre ne peut pas décourager, que la torture ne peut pas briser, que l'argent ne peut pas acheter. Que ce soit consciemment ou inconsciemment, qu'ils soient eux-mêmes entièrement mauvais, ou seulement aveuglés par leur stupidité congénitale, les artisans de la désintégration mènent la guerre contre les hommes d'or et d'acier, avec une furie constante, infernale. 

Mais la leur n'est pas la violence franche, sans honte, des idéalistes inspirés luttant pour amener rapidement un ordre socio-politique élevé, trop bon pour le monde indigne de leur époque. C'est une forme de violence rampante, furtive, lâche, d'autant plus efficace qu'elle est plus emphatiquement niée en public, à la fois par les vauriens qui l'appliquent ou qui l'acceptent, et par les idiots bien intentionnés qui croient réellement qu'elle n'existe pas. Elle est animée par des sentiments tels qu'il n'est pas possible de les exhiber, même dans un monde dégénéré, sans courir le risque de ruiner ses propres buts: par une haine primaire, nourrie par l'envie -- la haine des faibles sans valeur pour les Forts, pour la seule raison qu'ils sont forts; la haine des âmes laides (incarnées, le plus souvent, dans des corps non moins laids) pour ceux qui sont naturellement beaux; pour les nobles, les magnanimes, ceux qui sont désintéressés, la véritable aristocratie du monde; la haine des malheureux, et encore plus, des sans-but -- de ceux qui ne vivent que pour leurs poches, et qui ne peuvent mourir pour rien -- pour ceux qui vivent, et qui sont prêts à mourir, pour les valeurs éternelles. Telle est, de plus en plus, la violence ordinaire de notre temps, de moins en moins reconnue, sous son subtil déguisement, même par les gens qui en souffrent réellement. 

Les Anciens savaient mieux que nos contemporains qui étaient leurs amis et qui étaient leurs ennemis. Et c'est naturel. Dans un monde courant à sa perte, il ne peut pas manquer d'y avoir toujours plus d'ignorance -- ignorance précisément de ces choses qu'on devrait connaître le mieux pour pouvoir survivre. Les Anciens souffraient, et savaient qui blâmer. Les hommes et les femmes modernes, en règle générale, ne savent pas; ne se préoccupent pas vraiment de savoir; sont trop paresseux, trop épuisés, trop proches de la fin de leur monde pour faire l'effort de s'informer sérieusement. Et les coquins habiles, les véritables auteurs de tous les maux, les incitent à porter le blâme sur les seuls hommes dont l'infaillible sagesse et l'amour désintéressé auraient pu les sauver, s'ils avaient seulement accepté d'être sauvés; sur cette élite détestée qui se tient contre le courant du temps, avec la vision du glorieux nouveau commencement par-delà la ruine du monde actuel, clair et brillant devant leurs yeux. 

Des milliers de gens bien intentionnés et stupides, qui prennent comptant tout ce qu'on leur donne à lire et qui ne s'informent pas davantage, n'ont aucune idée des horreurs perpétrées par leurs compatriotes dans d'autres pays, en tant que colons ou en tant que membres des armées d'occupation, aucune idée de ce qui se passe dans leur propre pays, derrière les barreaux des prisons, dans les chambres de torture pour les enquêtes politiques, et dans les camps de concentration. En effet, en Angleterre et dans d'autres nations démocratiques, beaucoup sont sous l'impression que leur gouvernement n'a jamais toléré des choses comme les camps de concentration et les chambres de torture pour les êtres humains. Seul «l'ennemi» en avait -- voilà ce qu'ils croient. Des années auparavant, ils auraient admis sans difficulté que «tout le monde en a»; doit en avoir; qu'on ne peut pas mener une guerre sans ces accessoires déplaisants et extrêmement regrettables. 

Mais à présent l'hypocrisie concernant la violence a atteint son apogée. Il n'y a jamais eu, dans le monde, autant de cruauté, alliée à une tentative si générale de la dissimuler, de la nier, de l'oublier, et si possible, de la faire oublier par les autres. Jamais les gens n'ont été si disposés à l'oublier, dans un environnement extérieurement «convenable» et bienveillant -- des maisons et des rues dans lesquelles aucune torture d'un être humain ou d'une bête ne peut être vue ou entendue -- à condition, bien sûr, que ce ne soit pas la cruauté de «l'ennemi». Le seul cas où les hommes et les femmes modernes n'essayent pas de minimiser les horreurs mais les exagèrent carrément (et souvent les inventent délibérément) est quand celles-ci se trouvent être (ou sont présentées comme) les horreurs de «l'ennemi» -- jamais les leurs. Et cela en soi est seulement un nouvel exemple de la caractéristique mondialement répandue de notre époque: l'amour généralisé pour le mensonge. 

Ce qui a dressé le monde entier si violemment contre ceux qui étaient franchement partisans des méthodes impitoyables pour gouverner et faire la guerre, n'est pas tant que ceux-ci étaient violents, mais qu'ils étaient francs. Les menteurs haïssent ceux qui disent la déplaisante vérité, et qui agissent en accord avec elle. 

La déplaisante vérité est que le pacifisme, la non-violence, et le reste, ne sont la plupart du temps que des escroqueries au service des forces de désintégration; des astuces malhonnêtes pour bluffer les imbéciles, pour émasculer les forts, et pour dresser des millions de couards et d'hypocrites (la plus grand partie de l'humanité) contre les quelques individus dont la politique inspirée, poursuivie impitoyablement jusqu'à sa fin logique, pourrait peut-être, même à présent, arrêter le déclin de l'humanité. Et s'ils ne sont pas cela, alors ce sont des stupidités. 

Comme nous l'avons dit au début, la non-violence peut exister seulement dans un monde où l'ordre socio-politique est, à l'échelle humaine, le reflet de l'Ordre éternel du Cosmos. Tout appel efficace au pacifisme -- et toute pratique partielle -- dans la politique, en-dehors d'un tel ordre, ne mène finalement qu'à une plus grande violence; à une plus grande exploitation de la Nature vivante et à une plus grande oppression de l'homme par ceux qui oeuvrent pour les forces de mort. 

Malheureusement, la plupart des pacifistes ne veulent pas vraiment la paix, mais le prétendent simplement; ou bien la désirent, mais seulement sous certaines conditions idéologiques, qui sont incompatibles avec son établissement maintenant, et avec sa durée. Toute violence manifeste dirigée contre les êtres humains les choque. Les gens qui recommandent ouvertement l'usage de la force -- même si c'est avec l'esprit le plus désintéressé et pour le meilleur des buts -- sont, pour cette raison même, des hérétiques à leurs yeux. Les aider à conquérir et à diriger le monde? Oh non! Tout sauf cela! Les idéaux des visionnaires impitoyables peuvent bien être les idéaux de l'Age d'Or, mais leurs méthodes! leur attitude cynique envers la vie humaine; leur esprit de suite implacable et leur manière impitoyable d'écarter même les obstacles potentiels pour parvenir rapidement à leurs buts désintéressés: leur «logique effroyable» (pour citer les paroles d'un officiel français en Allemagne occupée, après la guerre) [7] -- nos pacifistes ne pourraient jamais s'engager à leurs cotés ! En conséquence, ils s'engagent pour bien pire -- généralement sans le savoir. Car par leur refus de faire face aux réalités et d'adopter la seule attitude raisonnable qu'un véritable défenseur de la paix devrait avoir aujourd'hui, ils deviennent des instruments au service des forces de désintégration. 

Car on ne peut pas rester neutre: celui qui n'est pas pour les forces éternelles de lumière et de vie, est contre elles. A moins de vivre en-dehors ou au-dessus du temps, on marche soit dans le sens de l'inévitable évolution de l'histoire -- c'est-à-dire vers le déclin et la dissolution -- soit on résiste au courant des siècles, dans un combat amer, apparemment sans espoir, mais néanmoins plein de beauté, les yeux fixés sur ces idéaux éternels qui peuvent être traduits en réalité matérielle seulement une seule fois, à l'aube de chaque cycle successif, par chaque nouvelle humanité successive. Mais il est vrai que l'audacieuse minorité des hommes d'action qui combattent, contre le temps, pour les idéaux de l'Age d'Or, est obligée de devenir, à mesure que le temps s'écoule, de plus en plus impitoyable dans son effort pour triompher d'une opposition toujours mieux organisée, toujours plus insaisissable, et toujours plus universelle. Et pour cette même raison, il deviendra de plus en plus difficile de les suivre, pour les pacifistes remplis de scrupules. Selon toute probabilité, ils continueront à préférer suivre les agents trompeurs des forces obscures. 

Et ainsi, jour après jour, année après année, maintenant et dans le futur, les puissances antagonistes de la lumière et de l'obscurité ne peuvent que poursuivre leur combat à mort, comme elles le firent toujours, mais de plus en plus férocement à mesure que le temps s'écoule. Et à mesure que le temps s'écoule, le combat sera aussi de plus en plus entre la violence ouvertement affichée et ouvertement acceptée, et la violence malhonnêtement déguisée, la première étant au service du plus haut dessein de la Vie sur terre -- c'est-à-dire la création d'une humanité parfaite, l'humanité de l'Age d'Or -- et la dernière, au service des ennemis de la Vie. Il doit en être ainsi jusqu'à ce que, après l'écroulement final, la direction de l'humanité survivante revienne à cette élite victorieuse qui, même au milieu du long et universel déclin de l'homme, ne perdit jamais sa foi dans les valeurs cosmiques éternelles, ni sa volonté d'en retirer, et d'elles seules, sa règle d'action. 

Tous les hommes, dans la mesure où ils ne sont pas libérés de l'esclavage du temps, suivent le chemin descendant de l'Histoire, qu'ils le sachent ou non, et que cela leur plaise ou non. En effet, très peu l'aiment vraiment, même à notre époque -- encore moins à des époques plus heureuses, quand les gens lisaient moins et pensaient plus. Peu le suivent sans hésitation, sans jeter à un moment ou à un autre un regard triste vers le paradis lointain, perdu, dans lequel ils savent, au plus profond de leur conscience, qu'ils ne pourront jamais entrer; le paradis de la perfection dans le temps -- une chose si éloignée que les peuples les plus anciens dont nous avons entendu parler s'en rappelaient seulement comme d'un rêve. Pourtant, ils suivent le chemin fatal. Ils obéissent à leur destinée. 

Cette soumission résignée à la terrible loi du déclin -- cette acceptation de l'esclavage du temps par des créatures qui sentent confusément qu'elles pourraient s'en libérer, mais qui trouvent trop difficile de tenter de s'en libérer elles-mêmes; qui savent à l'avance qu'elles ne réussiraient jamais, même si elles essayaient -- est au fond de cette tristesse incurable de l'homme, sans cesse déplorée dans les tragédies grecques, et longtemps avant qu'elles n'aient été écrites. L'homme est malheureux parce qu'il sait, parce qu'il sent -- en général -- que le monde dans lequel il vit et dont il fait partie, n'est pas ce qu'il devrait être, ce qu'il pourrait être. Il ne peut pas accepter de bon coeur ce monde comme étant le sien -- en particulier il ne peut pas accepter le fait qu'il va de mal en pis -- et être heureux. Bien qu'il puisse essayer d'être un «réaliste» et échapper à la destinée comme il le peut, quand il le peut, une invincible nostalgie d'un monde meilleur reste encore au fond de son coeur. Il ne peut pas vouloir -- en général -- le monde tel qu'il est. 

Mais un petit nombre de gens -- aussi rares que ceux qui sont libérés, pour qui le temps n'existe pas, et peut-être plus rares -- le peuvent, et le font. Ceux-ci sont les agents les plus parfaits, les plus impitoyablement efficaces, des forces de mort sur la Terre: suprêmement intelligents, et quelquefois extraordinairement clairvoyants; toujours dénués de scrupules, à un degré extrême; oeuvrant sans hésitation et sans remords dans le sens du processus de déclin de l'Histoire et (qu'ils puissent la prévoir ou non) pour sa conclusion logique: l'annihilation de l'homme et de toute la vie. 

Naturellement, ils ne voient pas toujours aussi loin que cela. Mais même quand c'est le cas, ils ne s'en préoccupent pas. Comme la loi du temps est ce qu'elle est, et comme la fin doit venir, il vaut mieux qu'ils tirent tout le profit possible du processus qui doit, de toute manière, tôt ou tard, amener la fin. Comme personne ne peut re-créer le paradis primordial, le paradis perdu -- personne sauf la roue du temps elle-même, après avoir parcouru un tour complet -- alors il vaut mieux pour eux, qui peuvent oublier complètement la vision lointaine, ou qui n'ont jamais entrevu sa lueur déclinante; eux, qui peuvent étouffer en eux-mêmes la nostalgie immémoriale de la perfection, ou plutôt, qui ne l'ont jamais connue; il vaut mieux, dis-je, qu'ils extorquent au temps qui s'enfuit (que ce soient des minutes ou des années, cela importe peu) tout le plaisir intense et immédiat qu'ils peuvent, jusqu'à ce que vienne l'heure où ils doivent mourir. Ils vaut mieux qu'ils laissent leur marque sur le monde -- pour forcer les générations à se rappeler d'eux -- jusqu'à ce que l'heure de mourir vienne pour le monde. Voilà ce qu'ils ressentent. Les souffrances qu'ils peuvent causer aux hommes ou aux autres créatures vivantes, en agissant comme ils le font, importent peu. Tous les hommes et toutes les créatures sont destinés à souffrir, de toute manière. Il vaut mieux que ce soit par eux plutôt que par d'autres, si cela peut favoriser leurs buts. 

Les buts de ces hommes -- des hommes dans le temps, par excellence -- sont toujours des buts égoïstes, même quand, par leur grandeur matérielle et leur importance historique, ils transcendent incommensurablement la vie des hommes ordinaires, car ce qu'ils recherchent réellement, quelquefois par égoïsme -- un rôle plus grand et plus brillant que celui qui leur est naturellement accordé en général -- est la racine même de la désintégration, et par conséquent une caractéristique inséparable du temps. On peut pratiquement dire que plus une personne est totalement égoïste, sans aucun remords, plus il ou elle vit dans le temps

Mais, comme nous l'avons dit, cet égoïsme se manifeste de nombreuses manières différentes. Il peut s'exprimer par ce simple désir de plaisir personnel, qui caractérise la volupté éhontée; ou par l'insatiable soif d'or de l'avare; ou par l'ambition individuelle de celui qui recherche les honneurs et les positions; ou par l'ambition familiale de l'homme qui est prêt à sacrifier tout intérêt du monde au bien-être et au bonheur de sa femme et de ses enfants. Mais il peut aussi s'exprimer par l'exaltation faite par un homme de sa tribu ou de son pays, au-dessus de tous les autres, non pas à cause de sa valeur intrinsèque dans le cadre de la hiérarchie naturelle de la vie, mais seulement parce qu'il s'agit de la tribu ou du pays de cet homme particulier. Il peut s'exprimer, et s'exprime souvent, par l'exaltation injustifiée de tous les êtres humains, même dégénérés, au-dessus de toutes les autres créatures vivantes, même si elles sont saines et belles -- la passion qui est sous-jacente dans l'immémoriale tyrannie de l'homme envers la Nature; «l'amour de l'homme», non pas en harmonie avec l'Ordre Divin, les devoirs et les droits de toutes les espèces (ainsi que de toutes les races et de tous les individus) selon leur place, mais dans un esprit de simple solidarité avec ses parents et ses amis, bons ou mauvais, dignes ou indignes, seulement parce que ce sont les siens. Les hommes dans le temps savent seulement ce qui est à eux et ce qui ne l'est pas, et ils s'aiment eux-mêmes dans tout ce qui leur appartient. 

De même qu'il existe des hommes dans le temps, de même existe-t-il aussi des philosophies et des religions -- des idéologies -- dans le temps; de fausses religions, sans exception, car la vraie religion peut seulement être au-dessus du temps. Aujourd'hui, presque toutes les interprétations de l'immémoriale et véritable religion, et presque tous les «ismes» qui ont remplacé les religions, sont du type dans le temps. Leur fonction dans l'ordre des choses, à ce moment de l'histoire du monde, est seulement de tromper les faibles et les idiots bien intentionnés, les gens hésitants, qui cherchent une excuse, une justification pour pouvoir vivre dans le temps sans avoir le sentiment désagréable d'une conscience coupable, et qui ne peuvent pas en trouver une par eux-mêmes. Ceux-là sont bien trop contents de se raccrocher à une philosophie professant bruyamment l'altruisme, ce qui leur permet et les encourage à travailler sous son couvert à leurs fins égoïstes. Ceux qui utilisent une doctrine véritablement altruiste -- une philosophie éternelle, originelle -- dans ce but, mentent d'une manière d'autant plus éhontée, à eux-mêmes et aux autres. 

Mais les véritables hommes dans le temps, typiques, n'ont pas besoin d'une idéologie justifiante pour pouvoir agir. Leur attitude totalement égoïste est, dans toute son impudence flagrante, bien plus belle que cette tendance croissante des hommes insignifiants à glisser sur le chemin de leur perte tout en s'accrochant à quelque «noble» but, tel que «liberté, égalité, fraternité» ou «les droits du prolétariat international», ou à quelque religion mal comprise. Quoiqu'ils puissent dire aux gens qu'ils tentent de tromper -- qu'ils doivent tromper, pour pouvoir réussir -- les véritables hommes dans le temps ne se trompent jamais eux-mêmes. Ils savent ce qu'ils veulent réellement. Et ils connaissent la manière de l'obtenir. Et ils ne se préoccupent pas de ce que cela coûte aux autres ou à eux-mêmes. Et en particulier, ils ne veulent pas, en même temps, quelque chose d'autre, qui soit incompatible avec leurs buts. 

Et ainsi -- que ce soit à une échelle ordinaire, comme les hédonistes cohérents ou les avares obsédés par un seul but, ou à l'échelle d'une nation ou à l'échelle d'un continent, comme ceux qui manipulent et sacrifient des milliers de gens, pour pouvoir imposer leur propre volonté, ils agissent, d'une certaine manière, comme le feraient des dieux. Et à la fois par la grandeur de leurs réussites et par la beauté des exceptionnelles qualités de caractère qu'ils mettent au service de leurs buts, certains d'entre eux ont réellement quelque chose de divin -- comme par exemple le plus grand conquérant de tous les temps, dont la vie extraordinaire constitue le sujet d'une partie de ce livre: Gengis Khan. Ils possèdent la terrifiante splendeur des grandes et dévastatrices forces de la Nature; de la mer rugissante, sortant de son lit pour submerger la terre; d'un fleuve de lave, poursuivant sa route à travers tous les obstacles; de la foudre, que les hommes ne peuvent qu'adorer, lorsqu'ils comprennent encore ce qui est divin. 

Naturellement, cela ne peut être dit que de ces hommes dont l'action excède, par son ampleur même, les limites de ce qui est éternel. Il est difficile d'imaginer quelqu'un qui recherche le simple plaisir physique, ou même la richesse individuelle, atteindre une grandeur aussi divine et sinistre. L'importance des hommes dans le temps, en tant que tels, dépend de la nature de leur action elle-même et de l'étendue de l'environnement qu'elle influence, non moins, sinon plus, que de la manière par laquelle, et du but unique, cyniquement égoïste, pour lequel ils agissent. Et cela se comprend, pour des raisons autres que la pure impression esthétique que l'histoire véridique d'une vie puissante peut laisser sur le lecteur ou le spectateur. C'est la conséquence du fait que, comme les grandes forces de la nature que nous avons mentionnées, les véritables hommes dans le temps sont des puissances aveugles, servant inconsciemment le dessein du Cosmos. La même chose est vraie, bien sûr, de ceux qui recherchent mesquinement des petits profits, dans leur sphère d'activité limitée. Eux aussi sont d'aveugles puissances de destruction. Mais toutes petites, à notre échelle au moins. Nous ressentons la crainte du divin seulement en présence des grandes -- comme par exemple devant une tempête sur l'océan, alors que la vue d'une flaque d'eau troublée par le vent nous laisse indifférents. 

Quand les fins -- si mesquines et personnelles qu'elles puissent être -- sont magistralement servies par une action telle qu'elle trouble le monde entier, quand pour pouvoir les atteindre, un homme dans le temps exprime, sur la scène du monde, des qualités surhumaines dignes de buts bien plus élevés, alors on se sent en présence non d'un homme dans le temps mais du divin Destructeur -- Mahakala [8]; le Temps lui-même -- entraînant éternellement les choses vers l'annihilation, suivie d'une nouvelle naissance et ensuite à nouveau d'un nouveau déclin et d'une nouvelle destruction. 

L'homme dans le temps peut avoir n'importe quel but, sauf un but désintéressé (ce qui l'élèverait immédiatement au-dessus du temps). Lui-même est toujours comme une force aveugle de la Nature destructrice (c'est la raison pour laquelle tant de personnages totalement «mauvais» de la littérature et du théâtre sont si attirants, dans leur perversion forcenée). Il n'a aucune idéologie. Ou plutôt, son idéologie c'est lui-même, séparé du Tout divin -- c'est-à-dire la désintégration du Tout (de l'Universel) pour son propre bénéfice et finalement pour sa propre destruction aussi, bien qu'il ne le sache pas ou ne s'en préoccupe pas. Et c'est toujours le cas. 

Mais dans certaines conditions, quand son action prend, dans l'histoire humaine, l'importance permanente que prend un grand cataclysme dans l'histoire de la Terre, alors comme je l'ai dit, l'homme dans le temps disparaît de notre vue, et à sa place -- mais portant cependant ses traits -- apparaît, dans toute Sa terrible majesté, Mahakala, l'éternel Destructeur. C'est Lui que nous adorons dans les Grandes Foudres individuelles comme Gengis Khan -- Lui, pas eux. Ils sont seulement des figures d'argile habitées par Lui pendant quelques brèves années. Et de même que la figure d'argile cache et évoque le dieu ou la déesse invisible -- puissance éternelle -- de même leur égoïsme cache et révèle le sens profond et impersonnel de la Vie; la phase destructrice du Jeu divin, dans laquelle se trouve déjà la promesse de la nouvelle aube à venir. 

Et tout comme les convulsions volcaniques ou la montée de la mer préparent, dans la course des siècles, une nouvelle naissance, dans un univers physique rénové, de même les grands hommes dans le temps nous rapprochent de la fin libératrice et préparent donc la voie pour le prochain glorieux commencement. «Fléaux de Dieu» en un sens, ils sont aussi des bénédictions déguisées. Mieux vaut leur action destructrice franche et brutale, à des fins égoïstes, plutôt que le stupide assemblage des gens ordinaires, bien intentionnés, qui tentent de «bien faire» dans ce monde déchu, sans avoir le courage de frapper, de brûler et de déchirer; qui n'ont que des plans «constructifs» -- tous inutiles! Car la destruction et la création sont liées à jamais. C'est pourquoi nous adorons la Foudre aussi bien que le Soleil, et c'est pourquoi nous sommes submergés par un sentiment de crainte sacrée à la pensée des grands exterminateurs sans idéologie, incarnations humaines du grand Mahakala. 

Mais il existe aussi des hommes en-dehors du temps, ou plutôt au-dessus du temps; des hommes qui vivent, ici et maintenant, dans l'éternité; qui n'ont aucune part à jouer (du moins directement) dans la course descendante de l'histoire vers la désintégration et la mort, mais qui la contemplent d'en haut comme on contemple, depuis un pont solide et sûr, l'irrésistible course de la chute d'eau dans l'abysse, et qui ont répudié la loi de la violence qui est la loi du temps. 

De tels hommes, la plupart vivent une vie très particulière, loin du monde; une vie dont toute la discipline intérieure, spirituelle, morale et physique, est systématiquement conçue pour les garder en union constante avec la grande réalité au-delà du temps: ce qui est, par opposition à ce qui semble. Ils sont les véritables ascètes (au sens étymologique du mot: ceux qui se sont eux-mêmes entraînés à vivre dans l'éternité). D'autres -- bien plus rares -- vivent dans l'éternité sans entraînement particulier, même en vivant extérieurement la vie du monde; en étant des maris et des épouses, des parents et des éducateurs d'enfants, des travailleurs manuels ou intellectuels, des citoyens, des soldats, ou des dirigeants. 

Parmi ceux qui vivent en-dehors du temps, ou au-dessus du temps, certains sont des sauveurs. D'autres laissent seulement les choses et les gens suivre leur cours, sentant qu'ils ne sont pas appelés à intervenir dans la destinée de quiconque, et sachant que, au cours des siècles, toutes les âmes qui recherchent le salut évolueront, de toute manière, vers la vie intemporelle des saints. La distinction entre ces deux types de gens libérés correspond, dans la terminologie bouddhiste, à celle entre les Boddhisatvas et les Arhats. Tous sont des êtres libres, échappant à la loi de la naissance et de la renaissance -- l'esclavage du temps. Mais alors que l'Arhat reste complètement à l'écart du monde déchu, le Boddhisatva renaît toujours et encore, de sa propre volonté, pour pouvoir aider les créatures vivantes à s'échapper de l'océan de la vie dans le temps. 

Mais le salut que les hommes au-dessus du temps proposent au monde est toujours celui qui consiste à briser l'esclavage du temps. Ce n'est jamais celui qui trouverait son expression dans la vie collective sur terre, en accord avec les idéaux de l'Age d'Or. C'est le salut de l'âme individuelle, jamais celui d'une société organisée. 

Il est vrai que certains hommes -- quoique très peu nombreux -- parmi ceux que nous avons définis comme au-dessus du temps, ont été (ou ont tenté d'être) des réformateurs au sens terrestre, par des moyens non-violents. Mais aucun d'entre eux ne fut le sauveur d'une société, concrètement parlant. Les sauveurs au sens terrestre du mot -- ceux qui tentent d'améliorer non seulement les âmes des hommes mais aussi leur vie collective, leur gouvernement et les relations internationales -- sont ce que nous appelons les hommes contre le temps. Et ils sont nécessairement violents, même si ce n'est pas toujours d'une manière physique. Ils peuvent être -- en fait, ils doivent être -- personnellement libérés de l'esclavage du temps, s'ils veulent agir avec le maximum de clairvoyance et d'efficacité. Mais ils doivent prendre en considération les conditions de l'action dans le temps; ils doivent aussi vivre dans le temps, d'une certaine manière. 

Les autres -- les hommes au-dessus du temps qui semblent avoir été des réformateurs -- n'ont pas réellement essayé de remodeler le monde selon leur compréhension de la vérité éternelle (sinon, ils ne seraient pas restés non-violents). Ce qu'ils firent fut de vivre leur propre philosophie dans le monde. Et dans la mesure où ils occupaient une position d'importance -- comme le plus remarquable d'entre eux, Akhenaton, Roi d'Egypte, qui fut à son époque l'homme le plus puissant sur terre -- leurs vies ne pouvaient pas ne pas avoir une répercussion sur celles de leurs contemporains. 

Il peut sembler étrange que le fondateur d'une religion d'Etat -- car c'est ce qu'était le culte de «la Chaleur et de la Lumière dans le Disque», indubitablement -- ne doive pas être compté parmi les sauveurs du monde, mais plutôt parmi ces hommes extrêmement rares au-dessus du temps qui ont vécu la vie de cette terre tout en restant obstinément étrangers aux affreuses réalités de cette terre. Mais les apparences sont trompeuses. Et nous verrons, plus loin, en examinant la nature du Culte du Disque, très mal compris, et la vie de son promoteur, le Roi Akhenaton, que cette appréciation est la bonne. 

Le trait le plus distinctif des hommes en-dehors ou au-dessus du temps, par opposition à ceux qui vivent dans le temps ou contre le temps, est peut-être leur refus cohérent d'utiliser la violence, même pour promouvoir la cause la plus juste. Non pas qu'ils soient choqués par la violence, comme les faibles, ni bons ni mauvais, qui composent 90% de l'humanité à notre époque. Leur action, comme celle du soleil, s'exprime essentiellement par leur rayonnement personnel de puissance, de beauté et de bonté. Ce qu'ils font est, bien sûr, le reflet intégral de ce qu'ils sont, rien de plus, rien d'autre; rien qui leur soit étranger, car ils sont tous pleinement conscients de leur être. Et s'ils ont la moindre influence réelle, elle est, comme celle du soleil, une influence venant d'en haut et de loin, caractérisée par son impartialité absolue, sa bonté indiscriminée et impersonnelle. Ils ne font rien pour contraindre les autres -- rien, tout au moins dans certaines limites, même s'ils vivent dans le monde. Ils savent qu'ils ne peuvent pas forcer l'évolution des choses, ni supprimer la part jouée par le temps dans les vies de ceux qui sont encore soumis à sa loi de fer. Toujours, comme le soleil, ils rayonnent. Si le semence est vivante, elle mûrira tôt ou tard, inutile de se demander quand. La violence ne ferait que produire une croissance artificielle. Et si la semence est morte? Tant pis! Il y aura de nouvelles semences, de nouvelles créations, encore et toujours. Les gens qui vivent dans l'éternité peuvent attendre. 

Nous avons dit: ceux qui restent au-dessus du temps n'ont pas recours à la violence. Cela ne veut pas dire que tous les hommes qui s'abstiennent de la violence sont nécessairement des âmes libérées, vivant au-dessus du temps. D'abord, il y a un immense nombre de couards qui sont non-violents par peur de prendre des risques. Et ils sont tout sauf libérés de l'esclavage du temps. Donc, ce qu'on prend souvent pour de la non-violence -- ce qui agit réellement sous ce nom -- n'est en réalité qu'une forme plus subtile de violence: une pression sur les sentiments des autres gens, plus oppressive et -- quand on sait, pour chaque cas, à quels sentiments faire appel -- bien plus efficace que la pression sur leur corps. La «non-violence» tant admirée du regretté Mahatma Gandhi était de ce type: une violence morale; non pas: «Faites ceci, ou bien je vous tue!», mais «Faites ceci, ou bien je me tue! ... sachant que vous considérez ma vie comme indispensable». Cela peut sembler plus «noble». En fait, c'est exactement la même chose -- à part la différence dans la technique de pression. C'est plutôt moins noble, parce que, précisément grâce à cette technique plus subtile, cela conduit les gens à croire que ce n'est pas de la violence, et cela contient donc un élément de tromperie, une fausseté inhérente, qui n'est pas présente dans la violence ordinaire. 

Le Mahatma Gandhi n'était en aucune manière ce que nous avons tenté de définir comme un homme au-dessus du temps. Il était ce que nous appellerons un homme contre le temps, visant à établir maintenant -- bien trop tard ou ... un peu trop tôt -- un ordre tangible de justice (Ram Raj) sur cette terre. Mais dans la mesure où elle manque de la franchise de la force brutale, sa prétendue «non-violence» -- violence morale -- est caractéristique de notre époque de malhonnêteté (même s'il a pu être lui-même honnête et sincère). C'est peut-être le premier exemple dans l'histoire d'une forme déguisée de violence, appliquée sur une large échelle, dans un combat pour un but honorable. Sa popularité en Inde peut en partie être créditée du fait qu'elle était, ou semblait être, la seule arme dans les mains d'un peuple totalement désarmé, et à une grande échelle, naturellement apathique. 

Mais à l'étranger aussi, elle jouit d'une formidable publicité tout-à-fait hors de proportion avec sa valeur réelle (et l'immense réputation de «sainteté» du regretté Mahatma Gandhi n'est pas moins hors de proportion avec sa place véritable parmi les grands hommes de l'Inde). Les étrangers qui ont fait le maximum pour la populariser sont des gens typiques de notre époque dégénérée: des gens qui reculent à la simple pensée de toute utilisation saine et franche de la force, mais qui ne peuvent même pas détecter la violence morale; des hommes et des femmes (particulièrement des femmes) des démocraties occidentales, la moitié du monde la plus hypocrite. Elle les attirait précisément dans la mesure où elle était de la violence déguisée. Même des Anglais (certains de ceux qui avaient vécu en Inde; certains de ceux qui avaient même occupé un poste important dans l'administration coloniale britannique) ne pouvaient pas s'empêcher de l'admirer. Ce n'était pas cette force haïe, brutale, que d'autres grands hommes contre le temps avaient utilisée au cours de l'histoire (ou utilisaient à notre époque) pour établir un Age de justice, oh non! 

Mais ce n'était sûrement pas non plus la non-violence des hommes au-dessus du temps qui, s'ils se préoccupent de prendre occasionnellement position contre l'inévitable déclin de l'humanité, n'utiliseraient jamais la moindre contrainte pour imposer leurs bonnes lois -- et échoueraient, d'un point de vue terrestre, tout comme le Roi Akhenaton -- ni n'exerceraient aucune action violente contre le temps qui pourrait être nécessaire, dans l'esprit du dieu qui s'adresse, dans la Baghavad-Gita, au combattant d'une juste cause. 

Exilés de l'Age d'Or dans notre Age de l'obscurité, les hommes au-dessus du temps soit vivent entièrement dans leur propre monde intérieur, soit vivent et agissent dans ce monde aussi, mais comme s'ils étaient encore dans son Age d'Or. Soit ils renoncent à ce monde et l'ignorent -- ou mieux, l'oublient, comme un homme oublie les cicatrices du péché et de la maladie sur un visage autrefois beau, qu'il aime encore en dépit de tout. Ils voient l'éternel et l'intangible derrière la course descendante du fleuve du temps; ce qui est, derrière ce qui semble. Même quand ils vivent dans le monde des formes, des couleurs et des sons aussi sérieusement et aussi intensément que le faisait le Roi Akhenaton -- cet artiste suprême -- ces impressions prennent cependant pour eux un sens entièrement différent de celui qu'elles laissent dans la conscience des gens soumis à l'esclavage du temps. Les hommes au-dessus du temps jouissent avec détachement, comme des gens qui savent qu'ils ne mourront jamais. Ils souffrent également avec détachement, étant constamment conscients de leur Moi véritable, serein, qui est au-delà du plaisir et de la douleur. 

Et le monde déchu ne peut jamais les comprendre, c'est-à-dire les connaître, pas plus qu'ils ne peuvent comprendre la chute de l'homme, à laquelle ils n'ont aucune part, comme cela peut être le cas pour d'autres, qui la partagent. Et cependant, infatigablement -- comme le Soleil, toujours lointain et toujours omniprésent -- ils répandent leur lumière; cette lumière qui est, dans notre obscurité croissante, comme une image de toutes les aurores passées et futures. 

Mais comme nous l'avons dit, il existe aussi des hommes ayant une vision de l'Age d'Or -- pleinement conscients de l'endroit splendide que ce monde pourrait être, matériellement et autrement -- qui ne peuvent cependant ni renoncer à la vie telle qu'elle est ni l'ignorer; des hommes qui, en plus de cela, sont dotés de ce que les Hindous appelleraient une nature de Kshatriya [9]: des combattants-nés, pour lesquels les difficultés existent seulement pour être surmontées, et pour lesquels l'impossible exerce une étrange fascination. Ce sont les hommes contre le temps -- absolument sincères, idéalistes altruistes, croyant en ces valeurs éternelles que le monde déchu a rejetées, et prêts, pour pouvoir les rétablir sur le plan matériel, à recourir à tous les moyens à leur portée. 

Les hommes en-dehors du temps ou au-dessus du temps, étant tout au plus des sauveurs d'âmes, ont, plus souvent que pas du tout, des disciples qui sont clairement des hommes contre le temps (quelquefois même des hommes dans le temps; mais nous ne parlons pas de ceux-ci, car ils sont de simples exploiteurs des religions ou des idéologies à des fins égoïstes, pas des disciples sincères des saints). Les vrais disciples -- et, en quelques rares occasions, les maîtres eux-mêmes -- qui sont contre le temps, organisateurs consommés, propagandistes sans scrupules, et combattants impitoyables, sont les véritables fondateurs de la plupart des grandes Eglises du monde, sinon de toutes, même quand les religions prêchées par ces Eglises sont des doctrines originellement au-dessus du temps, comme elles le sont généralement. Et cela est inévitable dans la mesure où une Eglise est toujours, ou presque toujours, pas seulement une organisation matérielle, mais une organisation qui vise à réguler les vies de milliers, sinon de millions, de gens dans ce monde -- dans le temps. 

Apparemment, la seule exception à cette loi est le Bouddhisme, la seule religion importante, internationale, qui a conquis plus de la moitié d'un vaste continent sans l'aide d'hommes contre le temps et sans utiliser la violence: la seule au nom de laquelle aucune persécution ne fut menée contre d'autres religions, par deux fois dans toute l'Histoire [10] -- et cela, par des hommes dans le temps, et pour des raisons résolument politiques, pas religieuses. Mais alors nous devons nous rappeler que cette religion est, plus que toute autre, dominée par l'ardent désir d'échapper à l'esclavage du temps, et qu'elle n'est pas conçue du tout, en fait, pour la vie dans le temps. Une personne qui accepte ses postulats ne peut pas raisonnablement penser à un monde meilleur, sauf s'il est en-dehors ou au-dessus du temps. Mais en conséquence de cela, il y a une disparité, peut-être plus choquante que nulle part ailleurs, entre les idéaux élevés de la religion et de la vie des fidèles dans les pays bouddhistes. Les religions qui se sont répandues et maintenues en partie par la violence ont eu, en dépit de nombreux défauts et de règles morales moins élevées, une influence pratique plus grande sur les vies de leurs adeptes sur le plan global, aussi étrange que cela puisse paraître. 

On ne réalise pas toujours cela assez clairement quand on critique les grands et actifs disciples, pour la raison qu'ils seraient en contradiction avec l'esprit de leurs maîtres contemplatifs. On ne réalise pas que, sans la passion impitoyable de ces hommes, les organisations qui ont, il faut l'admettre, conservé vivant l'esprit [de la religion], à un quelconque degré, n'existeraient simplement pas dans les nombreux endroits où elles s'épanouissent encore, et que de nombreux «trésors spirituels», que l'on apprécie tant, seraient perdus pour le monde. Si l'on chérit vraiment ces trésors, on ne devrait pas voir de faute chez les hommes contre le temps ou, plus souvent que pas du tout, dans le temps, qui ne reculèrent devant rien pour que ces trésors puissent être apportés aux hommes, et préservés. 

Sans les méthodes brutales de Charlemagne, le massacreur des Saxons, si peu chrétien, les Germains seraient peut-être, à ce jour, restés attachés à leurs anciens dieux; de même pour les Norvégiens, sans la méthode radicale d'évangélisation qui leur fut imposée par le roi Olaf Tryggveson. Sans les actions tout aussi sincères, tout aussi fanatiques et encore plus brutales des nombreux hommes contre ou dans le temps, aux 16ème et 17ème siècles, la moitié de Goa et la totalité du Mexique et du Pérou ne seraient pas chrétiens, aujourd'hui. Le christianisme doit beaucoup aux hommes contre le temps -- et peut-être encore plus aux hommes dans le temps

Nous qui ne sommes pas chrétiens, pouvons le déplorer -- et nous le déplorons. Nous sommes conscients du fait que de nombreux trésors spirituels, autres que ceux qui sont contenus dans les Evangiles -- les vérités contenues dans l'ancien paganisme européen, ou longtemps préservées dans les cultes solaires d'Amérique Centrale et d'Amérique du Sud; des trésors dont on connaît aujourd'hui bien trop peu -- furent perdus pour le monde précisément à cause du zèle impersonnel d'hommes à l'esprit religieux, d'hommes par nature contre le temps (ou à cause de la volonté de destruction gratuite des hommes dans le temps) comme ceux que nous avons mentionnés. Mais nous pensons que, partout où de telles pertes furent subies, il y avait quelque chose de malsain non pas dans la vérité oubliée (qui est éternelle) mais chez les gens qui auraient dû combattre pour elle, contre la doctrine nouvelle et hostile; nous pensons, en fait, qu'il n'y avait pas assez d'hommes contre le temps parmi ces gens -- pas assez de gens chez qui les enseignements, aujourd'hui perdus, étaient restés suffisamment vivants pour servir de base à l'organisation de la société humaine contre la course toujours plus rapide du déclin; pas assez de gens qui, pour pouvoir les défendre dans ce but, auraient été prêts à être aussi impitoyables et aussi opiniâtres que l'étaient les chrétiens pour les détruire. 

Car aucune organisation ne peut vivre en-dehors du temps -- au-dessus du temps -- et espérer ramener un jour les hommes à la connaissance des valeurs éternelles. Cela, tous les hommes au-dessus du temps l'ont compris. Pour pouvoir établir, ou même pour tenter d'établir, ici et maintenant, un ordre meilleur, en accord avec la vérité éternelle, il faut vivre, du moins extérieurement, comme ceux qui sont encore dans le temps; comme eux, il faut être violent, sans pitié, destructeur -- mais pour des buts différents. Là réside la tragédie de transformer en réalité tout rêve de perfection. Et plus le rêve est parfait -- plus il est éloigné des conditions du succès dans ce monde déchu -- plus impitoyables doivent nécessairement être les méthodes de ceux qui désirent sincèrement l'imposer aux hommes, trop tard ... ou trop tôt. 

Sachant cela, les véritables hommes au-dessus du temps sont les premiers à comprendre et à apprécier les efforts sans limite de leurs disciples contre le temps, si «affreux» qu'ils puissent paraître aux gens ordinaires, ni bons ni mauvais. Le Christ, dans la célèbre page de Dostoïevsky, ne dit rien. [11] Que pourrait-il dire? Rien ne peut être dit que le guide de l'Eglise militante ne puisse comprendre. Pour l'Inquisiteur, le Christ restera toujours un mystère. Mais le Christ comprend l'Inquisiteur et apprécie son amour. Avant de quitter la cellule de la prison -- et le monde du temps -- il l'embrasse. 

Comme nous l'avons souligné plus haut, aucun homme en-dehors du temps ne peut exercer une influence réelle sur la société humaine à moins qu'il n'aie de tels disciples, ou à moins qu'il ne soit lui-même prêt à devenir un homme contre le temps. Car c'est un fait qu'on peut être à la fois au-dessus du temps selon une perspective personnelle et contre le temps pour son activité dans le monde. Tous les vrais grands hommes créatifs contre le temps possèdent ces deux aspects: ils sont des hommes de vision, conscients des vérités éternelles; mais ils sont aussi des hommes qui ont été émus jusqu'au plus profond de leur être par l'aveuglant contraste entre le monde idéal, établi en accord avec ces vérités, et le monde réel dans lequel ils vivent; des hommes qui, après ce qu'ils ont vu et vécu, ne peuvent ni rester plus longtemps coupés du temps, dans leur propre paradis intérieur, ni agir dans la vie comme si tout allait bien, mais qui doivent dévouer leur vie et leur énergie entières au remodelage de la réalité tangible d'après le modèle de leur vision de la vérité. Un tel homme est le Prophète- guerrier Mahomet, qui rêvait d'une théocratie mondiale et réussit à fonder une grande civilisation, qui a duré jusqu'à aujourd'hui. Un autre -- dont la grandeur inégalée n'est pas encore reconnue, parce que ses fidèles perdirent une guerre au lieu de la gagner -- est la belle et tragique figure qui domine l'histoire de l'Occident à notre propre époque: Adolf Hitler. 

J'ai comparé les hommes dans le temps à la foudre, et les hommes en-dehors du temps au soleil. En utilisant le même langage métaphorique, on peut dire que les hommes contre le temps participent à la fois du soleil et de la foudre, dans la mesure où ils sont véritablement inspirés par des idéaux de l'Age d'Or, enracinés dans la vérité éternelle, et où -- précisément pour pouvoir combattre pour de tels idéaux sur le plan matériel, dans l'Age de l'obscurité, contre le cours du temps -- ils sont obligés de posséder toutes les qualités pratiques des hommes dans le temps; dans la mesure où la seule différence entre eux et les derniers réside non pas dans leurs méthodes (qui sont les mêmes, et ne peuvent que l'être) mais dans leurs buts altruistes, impersonnels. Ils servent ces buts avec un réalisme impitoyable, mais dans la mesure où ils sont aussi au-dessus du temps, avec le détachement enseigné au guerrier dans la Baghavad-Gita

Les hommes contre le temps réussissent, et sont reconnus et adulés par des millions de gens, en permanence, dans la mesure où ils ont, eux ou leurs fidèles, abandonné leur esprit et oeuvrent résolument dans le temps, se compromettant avec les forces de mort; en d'autres mots, dans la mesure où ils ont en eux -- comme le Prophète Mahomet -- plus de foudre que de soleil. Autrement, ils seraient vaincus par les agents des forces obscures, brisés dans leur puissance par la course descendante de l'Histoire, qu'ils sont incapables d'endiguer. Et un tel sort attend toujours ceux qui sont trop magnanimes, trop confiants, trop bons; ceux qui placent trop de confiance à la fois dans les étrangers et dans leur propre peuple; ceux qui n'épurent pas assez souvent et pas assez à fond leurs partisans; ceux qui aiment trop leur peuple pour suspecter l'ingratitude ou la véritable trahison là où elle se trouve; qui ne sont pas assez impitoyables, et qui épargnent quelquefois leurs ennemis en fuite; en un mot ceux qui, comme Adolf Hitler, ont dans leur personnalité psychologique trop de soleil et pas assez de foudre. 

Et comme nous l'avons dit, la destruction et la création sont inséparables. Même les hommes dans le temps les plus destructeurs sont créateurs à leur manière. Les hommes au-dessus du temps sont aussi destructeurs à leur manière -- indirectement, comme les précédents sont créateurs. Les hommes contre le temps sont activement, consciemment, volontairement, à la fois créateurs et destructeurs -- comme le Seigneur Shiva Lui-même [12]: le principe divin derrière tout changement; le Destructeur, qui crée encore et encore; et comme Vishnou, le Préservateur qui, une fois au moins dans chaque cycle du temps, revient sous le nom de Kalkî, pour détruire [le monde] totalement. En eux, le Cosmos recherche sans cesse son principe, contre l'irrésistible loi du temps, qui l'en éloigne obstinément, depuis le début jusqu'à la fin de chaque manifestation matérielle successive dans le temps. 


Ce texte constitue le Chapitre I du livre de Savitri Devi, The Lightning and the Sun. Ecrit de 1948 à 1956, et publié pour la première fois à Calcutta en 1958.