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©Delalande/Sipa Press
Avant
d'être confondu pour le meurtre de Philippe
Bertrand,
7 ans (à droite), Patrick Henry avait froidement
déclaré: «Ceux qui ont fait cela
méritent la peine de mort. »
Depuis son arrivée au ministère de la Justice,
Elisabeth Guigou n'a peut-être jamais eu à prendre une
décision aussi grave. Doit-elle, oui ou non, donner son
accord à la libération d'un assassin d'enfant, dont le
nom reste attaché à l'une des histoires criminelles les
plus tragiques de ces trente dernières années? Toute la
France se souvient de Patrick Henry, ce jeune homme de
23 ans qui, avant d'être confondu pour le kidnapping et
le meurtre d'un gamin de 7 ans, avait froidement
déclaré devant des millions de téléspectateurs: «Ceux
qui ont fait cela méritent la peine de mort»... Malgré
cet effrayant cynisme, son avocat, Robert Badinter,
l'avait sauvé de la peine capitale en dénonçant la
barbarie de la guillotine, au terme d'un procès
désormais célèbre. Condamné «seulement» à la prison à
perpétuité, Patrick Henry avait disparu dans les
oubliettes des centrales pénitentiaires. Aujourd'hui,
vingt-quatre ans plus tard, les instances judiciaires le
jugent apte à recouvrer la liberté.
©Houpline/Sipa Press
Patrick Henry lors de
son procès. Un jeune homme de 23 ans, d'apparence
banale.
Une
recommandation fondée sur sa conduite en prison et sur
la conviction qu'il n'est, désormais, plus dangereux, et
donc réinsérable dans la société. Mais c'est la ministre
de la Justice, Elisabeth Guigou, qui doit, en dernier
recours, se prononcer. Une décision qui dépasse le
simple débat judiciaire, car elle suscite aussi des
interrogations morales et politiques (lire
l'éditorial de L'Express ). Un tel détenu
doit-il, ou non, être libéré? Impossible de trancher
dans l'absolu, tant chaque cas est une histoire
particulière. Il existe, en France, 600 condamnés à
perpétuité. Depuis qu'elle occupe le ministère de la
Justice, Elisabeth Guigou a accepté la libération
conditionnelle de 13 d'entre eux. La plus récente
concernait Philippe Maurice, tueur de policier, condamné
à mort et sauvé par l'abolition de la peine capitale en
1981. Il avait passé, en prison, une remarquable thèse
d'histoire médiévale. En revanche, Lucien Léger,
l'étrangleur du petit Luc Taron, demeure, lui, en
cellule depuis 1966, considéré jusqu'ici - il aura
bientôt 74 ans - comme inapte à la
réinsertion.
Le cas Patrick Henry demeure
particulièrement difficile et douloureux: les pièces du
dossier posent un véritable cas de conscience à la garde
des Sceaux.
Les faits eux-mêmes sont particulièrement
effrayants et accablants. Le 30 janvier 1976, à Troyes,
le petit Philippe Bertrand ne rentre pas de l'école pour
déjeuner chez ses parents. Ces derniers, affolés,
préviennent la police. Le soir, alors que les premières
recherches ont commencé, un appel téléphonique parvient
à la famille. Au bout du fil, un homme plutôt courtois,
s'exprimant bien, réclame 1 million de francs pour
rendre l'enfant qu'il a kidnappé. Sur la recommandation
des enquêteurs, les parents font durer la conversation,
au cours de laquelle le ravisseur affirme «[qu'il n'est]
pas un tortionnaire». Le temps ainsi gagné permet aux
policiers de localiser l'appel. Il provient d'une cabine
téléphonique des environs de la ville. Mais ils tardent
à la trouver. L'intervention inopinée d'une camionnette
de gendarmerie met surtout l'homme en fuite. Un «blond»,
selon les gendarmes qui l'ont aperçu. Après ce raté, le
silence du ravisseur se prolonge pendant douze jours...
Pendant ce temps, l'émotion, à travers la France, est
intense car il s'agit de l'un des premiers kidnappings
médiatisés. Passé ce délai, l'homme se manifeste à
nouveau par un message déposé dans la boîte aux lettres
d'un curé de Troyes. Il y a joint un gant de l'enfant et
fixe, pour la remise de la rançon, les étapes d'un
sinistre jeu de piste dans les environs du chef-lieu de
l'Aube. A chaque étape, le père de Philippe fait une
découverte: les chaussures, le caban du petit garçon...
La piste se termine, une quarantaine de kilomètres plus
loin, sur le parking d'un restaurant routier surnommé
«la Mangeoire». C'est là que le père du petit Philippe
doit déposer l'argent. Personne ne se présente, mais les
policiers recueillent des témoignages selon lesquels un
homme blond est, par deux fois, passé boire un verre à
l'auberge ce fameux soir. Il conduisait une
DS.
Le suspect, cette fois rapidement identifié,
est interpellé au petit matin dans l'appartement qu'il
partage, avec son frère, à Troyes. Patrick Henry a 23
ans; c'est un jeune homme d'apparence banale, au visage
un peu enfantin, portant de grandes lunettes en écaille.
Cet ancien apprenti pâtissier a visiblement l'envie de
réussir. Il a acheté une quincaillerie et manifeste un
caractère orgueilleux et entêté. Mais il se débat dans
des difficultés financières. Très sûr de lui, il nie
farouchement les faits qui lui sont reprochés. Pourtant,
très vite, les policiers découvrent qu'il connaît la
famille du petit Bertrand, qu'il a fréquenté la même
école et, surtout, les enquêteurs relèvent des
incohérences dans son emploi du temps. La mesure de
l'essence contenue dans sa voiture va emporter leur
conviction. Il manque exactement la quantité de
carburant nécessaire aux différents trajets du
kidnappeur supposé.
©M.Artault/Gamma
Son avocat, Robert Badinter, lui évitera la peine capitale.
Le 20 janvier 1977, le verdict tombe: réclusion à
perpétuité.
Pendant sa garde à vue, le jeune homme tient
toujours tête, parlant de grossière erreur. Il revient,
d'ailleurs, de quelques jours de vacances, en Suisse,
avec son frère et deux amies. Persuadés qu'il est bien
le coupable, les enquêteurs sont obligés de le remettre
en liberté. Avec le juge, ils pensent que, si l'enfant
est toujours vivant et caché quelque part, il risque de
mourir, abandonné dans une cachette secrète. Du coup, le
commissaire Charles Pellegrini, de l'OCRB (Office
central de répression du banditisme), tente une manœuvre
désespérée. Il entraîne Patrick Henry avec quelques
hommes dans un bois, et lui annonce qu'il va l'exécuter
s'il ne révèle pas l'endroit où se trouve l'enfant. Les
yeux dans les yeux, celui-ci lui répond: «Si vous me
tuez, vous tuez un innocent!» Le commissaire tire
quelques coups de feu à côté et le jeune homme sourit,
sûr alors que la menace est fictive. «J'ai compris,
confiera-t-il à Paris Match, que c'était du bluff...»
Remis en liberté, il fait cette fameuse déclaration
télévisée: «Ceux qui ont fait cela méritent la peine de
mort», et indique à un journaliste de Paris Match que
tous ses amis savent qu'il est incapable d'un tel
meurtre.
Les policiers, pourtant, ne lâchent pas
sa piste. Ils découvrent, ainsi, qu'il a loué une
chambre à l'hôtel des Charmilles, à Troyes. En planquant
devant cet établissement, les enquêteurs voient arriver
le jeune homme... Quelques minutes plus tard, dans la
chambre qu'il a louée, il lance aux policiers: «Vous
avez gagné, le corps de l'enfant est sous le lit.» Le
cadavre se trouve dans un sac de couchage. Philippe
Bertrand a été étranglé le soir même de son enlèvement.
Douze ans plus tard, Patrick Henry confiera à Frédérique
Lebelley - auteur de Tête à tête - un fascinant recueil
d'entretiens en prison avec des miraculés de la peine de
mort, édité chez Grasset en 1989 - qu'il ne comprend
toujours pas pourquoi il a tué l'enfant: «J'étais aussi
parfaitement lucide quand j'ai monté le scénario, lucide
quand j'ai opéré pour la remise de la rançon. Mais je ne
peux absolument pas comprendre le mécanisme qui s'est
produit en moi lorsque je l'ai étranglé. Je n'ai jamais
ressenti la moindre pulsion criminelle. (...) Mais,
lorsque la nuit le gamin s'est mis à trépigner et à
réclamer son père, je l'ai étranglé avec un foulard; une
impulsion, deux minutes plus tôt, je n'y pensais pas.
C'est donc vrai que je vis dans l'ignorance de ce
mystère de ma nature»... Les enquêteurs ont une autre
vision de cet épisode tragique. (Voir
l'encadré de Charles Pellegrini.)
©AP
Le procès Le 18 janvier 1977, à
l'extérieur du palais de justice de Troyes, où se
déroule le procès de Patrick Henry, la foule réclame sa
mise à mort.
«La France a peur», clame Roger Gicquel,
présentateur du journal télévisé, alors que la police
vient, ce 17 février 1976, de confondre le ravisseur. Le
ministre de l'Intérieur, Michel Poniatowski, et celui de
la Justice, Jean Lecanuet, n'hésitent pas à déclarer que
Patrick Henry mériterait la mort. La peine paraît
d'autant plus inévitable que, le 28 juillet de la même
année, Christian Ranucci, soupçonné du meurtre d'une
petite fille, est décapité. Mais la force de conviction
de son avocat, Robert Badinter, sauve la tête de Patrick
Henry. Ce qu'il n'avait pu obtenir, cinq ans auparavant,
pour Buffet et Bontemps, condamnés à mort par la même
cour d'assises de Troyes pour avoir assassiné une
infirmière et un gardien en prison... Patrick Henry est
donc condamné à la réclusion à perpétuité, le 20 janvier
1977.
Ses premières années de détention auraient
pu l'anéantir; elles l'ont, apparemment, révélé à
lui-même. Il passe d'abord cinq ans et demi à
l'isolement, dans les quartiers de haute sécurité, les
fameux QHS, dont on ressort généralement comme un légume
ou un fauve. «Certains, à sa place, seraient devenus
fous, il est devenu fort», confie Robert Bocquillon, 83
ans, le bâtonnier de Chaumont, son «autre» avocat, la
seule personne avec laquelle Patrick Henry ne cessera
jamais de correspondre.
©AFP
Les
autres Christian Ranucci, soupçonné du meurtre
d'une petite fille, exécuté en 1976.
Ce n'est pas pour sa dangerosité, ni par
brimade, que l'assassin du petit Philippe Bertrand est
placé à l'isolement et soumis au régime carcéral le plus
rude. C'est pour le protéger des autres détenus, qui ont
juré de lui faire la peau, l'insultent à longueur de
journée et déversent des salières entières sur ses
plateaux-repas. Il sait qu'on le méprise. Mais il s'en
moque un peu. Au début, fidèle à sa piètre réputation,
il a bien tenté de riposter: «Si vous m'embêtez, je
préviens mon avocat, Robert Badinter, et le garde des
Sceaux...» Puis, très vite, Patrick Henry apprend à
faire abstraction du monde qui l'entoure, des mœurs, des
conflits et des complots qui rythment la vie de la
prison - pour se replier sur lui-même et sur sa grande
ambition: reprendre les études qu'il a abandonnées en
cinquième, à l'âge de 14 ans. «C'est idéal pour la
concentration», dit-il des QHS....
De la
concentration, il lui en faut pour reprendre tout de
zéro: le français, l'histoire, la géographie, l'anglais,
l'allemand et les maths, surtout les maths... Car, si
Patrick Henry apprend très vite - quelques années lui
suffiront pour devenir un familier des romanciers
français du XIXe siècle ou se passionner pour l'histoire
sanglante de la Révolution, «qui démontre que l'instinct
meurtrier est présent en chacun de nous et se libère
quand les circonstances l'y autorisent» - l'univers
mathématique le fascine par ses lois au carré et ses
vérités intangibles tellement éloignées des
approximations de l'âme humaine. Alors il se noie dans
les chiffres. Se bagarre avec les équations. Passe le
brevet des collèges. Puis le bac. Puis une licence de
mathématiques. Rien ne l'arrête. Rien ne le distrait de
sa quête de savoir. Si ce n'est la messe, le dimanche,
et les visites de sa mère, tous les mois. Son père, lui,
a juré de le tuer à sa sortie de prison. Il ne l'a plus
vu depuis le procès. Il ne le verra plus. Il est
mort.
©J.R.Roustan/L'Express
Lucien Léger, l'étrangleur du petit Luc
Taron, incarcéré depuis 1966.
Les prisons se
succèdent: Chaumont, Ensisheim, Caen, puis à nouveau
Ensisheim, une centrale vétuste à l'atmosphère
électrique, où il a choisi lui-même de retourner car
elle est la seule, en France, à disposer d'une classe
d'informatique. Deux ans lui suffiront pour décrocher un
Deug. Désormais, Patrick Henry n'est pas seulement bardé
de diplômes: il a un vrai métier. L'informatique, c'est
du concret. Et le concret le conduit, petit à petit, sur
le chemin de la libération conditionnelle. Bientôt, il
n'a plus besoin des mandats de sa mère pour cantiner.
Puis vient le grand jour, où ses références
professionnelles étayent une demande de mise en liberté.
Dans combien de temps? «En ce qui me concerne, je pense
que vingt ans de prison sont raisonnables», lâche-t-il à
ses rares confidents.
Un détenu solitaire,
énigmatique. En attendant, le voici de retour à
Caen. L'adolescent attardé, fade et inculte, est devenu
un puits de science, infatigable à la tâche. Il n'en
reste pas moins un détenu solitaire, énigmatique, qui ne
se lie à personne, refuse la télévision dans sa cellule
et continue de sécher les promenades parce que «c'est
une perte de temps». Une perte de temps! Quand on est
condamné à perpétuité... De toutes les équations qui
hantent ses journées, il en est une, une seule, qu'il
n'a jamais résolue. «Ma réflexion ne m'a jamais permis
d'éclairer totalement les événements du passé»,
confie-t-il à Frédérique Lebelley. Il lui arrive de
penser qu'à sa mort, en disséquant son cerveau, on
trouvera quelque chose d'anormal. «Un chromosome
supplémentaire ou je ne sais quoi...» Les expertises
psychiatriques sont pourtant formelles: Patrick Henry
est un sujet normal. Désespérément normal. Pas plus
schizophrène, pervers ou antisocial que la moyenne. Un
tantinet psychorigide, au début de sa détention. Puis ça
s'est tassé. Avec le temps, tout se tasse. Enfin,
presque.
©AFP
Philippe
Maurice, condamné à mort pour le meurtre d'un policier,
aujourd'hui en liberté conditionnelle.
Quinze ans ont passé. Dans les mémoires, le
souvenir de l'affaire de Troyes s'estompe doucement. A
Caen, Patrick Henry n'a toujours pas beaucoup d'amis.
Juste un petit groupe de quatre ou cinq détenus qui,
sous son autorité, ont entrepris des études
d'informatique. Des rapports de maître à élèves, guère
plus. «Même quand il n'a plus été rejeté par les autres
prisonniers, il a continué à vivre dans son monde. Comme
avant. Comme s'il n'avait pas besoin de nouer des
relations affectives», souligne un ancien cadre de la
prison de Caen. Patrick Henry ne partage sa cellule avec
personne. C'est le sort des «longues peines». Ce
pourrait être aussi son choix. Pour la pénitentiaire, en
tout cas, ses états de service sont impeccables. Il a
relancé l'imprimerie du centre de détention, élaboré un
logiciel éducatif pour les élèves de CE 2; un employeur
a déclaré être prêt à l'embaucher à sa
sortie.
©J.-P. Guilloteau/L'Express La décision La
garde des Sceaux, Elisabeth Guigou, a trois
possibilités: elle peut libérer Patrick Henry, refuser
sa sortie de prison ou, enfin, prendre le temps de la
réflexion, car elle n'est tenue à aucun
délai.
A six reprises, son cas a été examiné
pour une libération conditionnelle. Plusieurs fois, un
avis favorable a été délivré par les diverses
commissions, mais refusé par la chancellerie. Une
septième demande a, elle, franchi tous les obstacles.
Elle est finalement parvenue à Elisabeth Guigou. Cette
dernière a trois possibilités: elle peut libérer Patrick
Henry. Elle peut refuser sa sortie de prison. Elle peut,
enfin, prendre le temps de la réflexion, car elle n'est
tenue à aucun délai. Si elle attend jusqu'en janvier
2001, la loi sur la présomption d'innocence, qu'elle
vient de faire voter, sera applicable: elle confiera la
décision non plus au ministre, mais à deux instances
judiciaires. Pour l'instant, Elisabeth Guigou veut
réfléchir, prendre son temps face à ce dilemme tant
moral que politique. Nul ne pourra lui en faire
reproche. Il est des décisions dont la gravité anéantit
les polémiques. |