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AVANT-PROPOS

Ceci est l'histoire véridique de mon ami de près de 30 ans Charles Zajde, né en France en 1934 de parents polonais juifs. Il l'a écrite en 2004 et me l'a soumise pour que je lui donne une préface. J'ai décidé de l'annexer à mon site en lui en demandant la permission em vue de servir de facteur de compréhension et de tolérance entre les hommes.

Michel Cahier, Galveston Texas, juillet 2004

Le texte que vous allez lire est, depuis 2007, disponible en livre publié à compte d'auteur par Charles Zajde. Intitulé "En mémoire des Justes", il est disponible en écrivant directement à l'auteur que l'on peut contacter à l'adresse suivante Charles Zajde.

HISTOIRE DU PETIT CHARLOT

Le 13 mai 1934 était un dimanche,
ma mère me l’a assez dit.

On est juif par le regard de l’autre ( Jean Paul Sartre).

A Eveline, qui m’a fait le plus merveilleux des cadeaux inestimables, être père de trois enfants dont je suis l’homme le plus fier au monde

A Monique, qui m’a fait connaître le bonheur et la sérénité que l’on éprouve dans la confiance de la fidélité.

A mes trois enfants, Arielle, Nathalie, Lionel, et à mes cinq petits enfants, Louise, Rachel, Paul, Clara, et Samuel.

Avant - propos

À l’aube de mes 7O ans, je me suis décidé à écrire, afin de laisser un témoignage, sur une période de l’histoire de ma vie. On a coutume de dire, que lorsqu’un être qui vous est cher meurt, c’est une bibliothèque qui disparaît. Vis à vis de mes enfants et surtout de mes petits enfants, je suis resté très discret sur les passages douloureux que j’ai endurés au cours de mon enfance et de mon adolescence. Mon objectif n’était pas de susciter la pitié à mon égard, mais au contraire de tout faire pour que mes enfants d’abord et mes petits enfants aujourd’hui ne connaissent pas les vicissitudes que j’ai traversées. A une époque où j’ai le sentiment à tord ou à raison que l’histoire se répète, sournoisement, je me sens le besoin de livrer à mes proches, l’histoire de ma vie en accomplissant le devoir de mémoire. Car qui veut ignorer l’histoire est condamné à la revivre. Je ne sais pas si l’expérience des autres, peut avoir une influence sur son propre comportement, mais en ce qui me concerne, j’aurais l’impression de partir la conscience tranquille.

Je suis né le 13 mai 1934. C’était un dimanche ensoleillé sur la ville de Paris. Ma mère me l’a suffisamment répété. Ce fut pour elle le plus joli jour de sa vie. Mais elle ne se doutait pas ce jour là, que les évènements de sa destinée ne se dérouleraient pas comme dans les contes de fée. Ma mère avait perdu son père, Pinkus Ackermann à l’âge de 6 ans en Pologne en 1918, à la suite d’une maladie qui ne fut jamais expliquée, peut être la grippe espagnole qui a tué plus de 22 millions de personnes en Europe. Elle me donna donc en deuxième prénom celui de Pinkus. Le grand-père de mon père décédé s’appelait Chaim. On lui suggéra de franciser ce prénom en Charles. C’est ainsi que je fut déclaré à la mairie du douzième arrondissement de Paris, Charles Pinkus Zajde, et naturalisé français à la naissance en vertu de la loi du sol.

Mes parents étaient venus en France avec des passeports polonais pour poursuivre des études. Mon père, Moïse Jérémie Zajde était né le 6 mai 1903 à Ciepielow, une bourgade à l’Est de la grande ville de Radom en Pologne. Ma mère, Bruchla Pesa Ackermann vit le jour le 15 mai 1912 dans le village de Glowaczow , un hameau de quelques centaines d’habitants, à 15 kilomètres au Nord de Ciepielow . Mes parents se rencontrèrent à Radom en 1929. Ma grand-mère maternelle Bajla Ackerman née Fiszman se trouva dans l’incapacité financière de procurer une dote à sa fille, comme c’était la tradition, alors mes parents décidèrent d’immigrer en Palestine où se trouvait déjà un oncle de mon père, Chaim Zajde. Ce frère cadet de mon grand-père paternel Baruch Zajde, s’était marié à Przytyk en 1918 avec Mademoiselle Rose Frydman , la tante du célèbre professeur généticien français René Frydman et ils avaient émigré en 1929 de Pologne avec leurs deux enfants Éva et Jacques nés respectivement en 1920 et 1925.

Les massacres d’Hébron en 1929 vinrent contrecarrer leurs projets, car l’administration britannique édita le livre blanc qui limitait d’une manière drastique l’immigration des juifs dans le foyer juif promis par la déclaration de Balfour en 1917, et dont la Grande Bretagne avait reçu mandat par la Société des Nations, d’administrer. Mes parents, alors seulement fiancés, décidèrent de venir provisoirement en France en attendant de pouvoir rejoindre la Palestine. Mon grand-père paternel était religieux, mon père l’était beaucoup moins, en tout cas il ne voyait pas comment résoudre le problème de l’antisémitisme virulent qui avait cours en Pologne à cette époque autrement que par la création d’un état juif. Étant le fils aîné de sept frères et sœurs, il avait fait des études supérieures jusqu’à la crise économique mondiale de 1929. Il avait été très impressionné par le cas de l’affaire Dreyfus en France et comme le journaliste viennois Théodore Herzl, il était convaincu que le monde ne pourrait pas faire confiance aux juifs, et les respecter tant qu’un État juif ne serait pas établi sur notre planète. Mon père était sincèrement un sioniste idéaliste, mais les circonstances ne lui ont pas permis de réaliser son rêve de jeunesse. Il décida donc de contourner la difficulté, en immigrant à titre provisoire en France sous le prétexte de poursuivre des études. Il maîtrisait sans jamais être venu en France, la langue française comme l’atteste, les seules lettres écrites à Drancy et retrouvées par ma mère.

Mon père parti le premier pour la France en 1930, où il rejoint des camarades du mouvement sioniste français Hashomer Hatzaïr. Nombreux d’entre eux d’origine polonaise étaient alors en attente de réaliser leur alya (1) vers Jérusalem. Ils étaient regroupés dans le milieu ouvrier parisien spécialisé dans la fabrication des vêtements en cuir. . La spécialité professionnelle de mon père, c’était la comptabilité! Sans contrat de travail, cette discipline lui était interdite. Pour survivre, il se résolut à travailler à la machine à coudre, dans la fabrication des vêtements de cuir. Ma mère le rejoignit en 1931, laissant sa mère et sa sœur en Pologne. Bien vite ils se rendirent compte que la France n’est pas la terre promise, que l’on imagine loin de la France quand on n’a pas de papier de travail. Mais leur projet pour la Palestine est toujours bloqué, car la Grande Bretagne maintient un quota ridicule pour les candidats juifs à l’immigration en Palestine. Mes parents dans l’incertitude décidèrent de surseoir à leur mariage.

Ma mère habite alors chez une tante, demi-sœur de ma Grand- mère, à l’hôtel du château d’eau au coin de la rue de Lancry dans le dixième arrondissement de Paris. Mon père loge avec des amis dans une chambre d’hôtel dans le quartier de Belleville, près de son lieu de travail. Et c’est ainsi que mes parents décidèrent de se marier le 19 décembre 1933, après s’être aperçu que ma mère était enceinte.

L’aventure de la terre promise en Palestine prenait fin et l’enfant non désiré et non attendu que j’étais allait déterminer la vie de mes parents ainsi que leur destin imprévu pour le meilleur et pour le pire. Je souhaite par ce récit leur rendre hommage, à titre posthume, car leurs vies en définitive n’a été qu’un calvaire sans retour, même s’ils ont eu des instants de joies passagères, je n’oublie pas en particulier la mort tragique de mon père dans le camp d‘extermination d‘Auschwitz le 3 Août 1942.

A Passais le 13 Mai 2004

Quand l’enfant paraît !

Les 60 années les plus traumatisantes de ma vie, se sont passées entre l’âge de 8 et 10 ans.

Je suis né le 13 Mai 1934 à l’hôpital Saint Antoine à Paris un dimanche à midi par une journée ensoleillée. Ma mère était venue accoucher dès le vendredi et lorsque la sage femme lui avait fait savoir que le temps de la délivrance n’était pas encore venu, ma mère a refusé de quitter l’hôpital argumentant que c’était son premier accouchement et qu’elle ne quitterait sa chambre qu’avec son premier enfant. En fait c’était ses premières vacances depuis son arrivée en France en 1931 et je sais qu’elle garda un merveilleux souvenir de son passage dans cet établissement hospitalier où l’on s’occupait d’elle comme d’une princesse.

Le premier acte grandiose de la part de mon père à l’égard de ma mère, et, l’un des rares, qui a suivi fut le retour à l’appartement au 12 rue Vicq d’Azir dans le 10eme arrondissement de Paris, le dimanche suivant, fut le voyage dans le wagon de première classe, en métro du Réseau Autonome des Transports Parisiens jusqu’à la station de Belleville.

Les premières années de ma vie ne furent pas passionnantes, ni pour moi et encore moins pour mes parents. Mes parents se marièrent le 19 décembre 1933, car il n’était pas question que je naisse le 13 mai 1934 sans qu’une famille m’accueille dans les règles de l’art de la tradition juive.

Mais mes parents n’étaient pas préparés à cette épreuve, aussi le début de ma vie en subit les conséquences. Ma mère ne pouvait pas m’allaiter car était trop fluette et très fragile. De son coté, mon Père était profondément dépressif et déçu de la vie qu’il menait. En tant qu’intellectuel, il était obligé de gagner sa vie en effectuant un travail manuel à la machine à coudre, pour lequel il n’avait pas l’habileté. Son découragement et son attitude amère firent qu’il eut un comportement invivable avec toute la famille. Pourtant il adorait ma mère et il se tuait au travail pour essayer de sortir de cette vie infernale entièrement dominée par les impératifs financiers.

Je passais les premières années de ma vie en nourrice à Champigny sur Marne, loin de toute vie affective. Ma tante Paulette, la sœur cadette de 6 ans de ma mère, venait me rendre visite de temps en temps le dimanche et je lui disais paraît-il : « quand tu es là, tout le monde est gentil avec moi »…

Quand elle me quittait le dimanche soir, je m’accrochais à ses jupes et c’est les larmes aux yeux qu’elle reprenait le dernier autobus.

Les rares fois où je me souviens être venu à Paris c’est lorsque j’avais plus de 3 ans, nous habitions alors dans un logement au 7 passage Pivert, dans le quartier de Belleville, un appartement mixte en duplex où de la chambre je pouvais voir mon père travailler nerveusement à la machine à coudre de gros vêtements en cuir, et transpirant à grosses gouttes.

Ma mère cousait alors les boutons de ces canadiennes que mon père fabriquait et quant à moi je dessinais et découpais avec une paire de ciseaux sur du papier des wagons de train car mes parents n’avaient pas les moyens de m’acheter des jouets.

Je me souviens encore, comme dans un rêve, un séjour en colonie de vacances organisé par la sécurité sociale à Biarritz. Les flashes qui me sont revenus très souvent, et qui étaient à l’origine de certains cauchemars, ce sont les dimensions des vagues immenses rugissantes sur les plages. J’étais impressionné par le fait que nous étions rassemblés sur la plage de sable fin entourés d’un cordage, qui nous interdisait de jouer ailleurs que dans l’enclos qui nous était réservé.

Au retour, mon attitude d’enfant de trois ans affamé et ramassant les miettes de pain, dût tellement impressionner ma mère que des disputes entre mes parents finirent par inciter ma mère à se séparer de mon père et de retourner habiter chez sa mère au 35 rue du Transvaal, dans le vingtième arrondissement de Paris. Je ne retournais donc pas en nourrice, à Champigny sur Marne, mais je restais toute la journée avec ma grand-mère. Nous allions souvent au Parc des Buttes Chaumont en longeant la rue des Pyrénées et la rue Botzaris. En passant devant une boutique, en haut des escaliers de la rue de la Mare et de la rue des Pyrénées, je m’appuyais sur la vitrine pour admirer les trains électriques miniatures et les locomotives à vapeur qui tournaient en rond et qui parfois sifflaient d’un signal strident en passant devant les passages à niveau.

Quand je serais grand je serais conducteur de locomotives à vapeur pensais-je ! Ma grand-mère avait du mal à me détacher de cet endroit, et très souvent elle évitait ce chemin en passant par la rue des couronnes ou de la rue des Envierges, un détour qui finalement lui faisait gagner du temps.

Ma mère et ma tante Paulette travaillaient durant la journée, mais je les voyais tous les soirs. Je faisais ainsi connaissance avec ma vraie famille, bien que mon père soit toujours absent de ma vie. A l’automne 1938, j’allais pour la première fois à l’école maternelle de la rue des Couronnes. Cette école était située près de la ligne de chemin de fer de la petite ceinture de Paris et je découvrais en vraie grandeur les trains qui me fascinaient dans la boutique de la rue des Pyrénées. Je n’aimais pas l’école, car à chaque séparation je me demandais s’il ne s’agissait pas d’un stratagème de la part de ma tante pour me séparer de nouveau de mes parents. Je donnais la main à ma tante qui m’accompagnait à l’école sur le trottoir de droite en descendant la rue des couronnes et lorsque j’apercevais l’école je m’arcboutai et refusai de faire un pas de plus. Ce n’est que sous la menace de l’agent de police avec son bâton blanc qui assurait la circulation au passage clouté que je me décidais à obéir et à me rendre en classe. Il faut croire, que je devais penser à autre chose, pendant ma présence dans cette classe de maternelle, car je ne me souviens même pas d’un seul détail, ni de la silhouette de la maîtresse, ni des autres enfants qui devaient sans doute m’entourer. L’unique image gravée dans ma mémoire, est la porte d’entrée de l’école de la maternelle de la rue des couronnes que j’ai revue récemment et qui m’a parue aussi familière que si je l’avais vue la veille.

Après avoir connu, les inconvénients d’être placé en nourrice et l’impression d’être abandonné par mes parents, je jouissais maintenant d’un surplus d’amour de la part de ma grand-mère, de ma tante, et de ma mère qui malgré les difficultés financières me gâtaient à me rendre insupportable.

C’est ainsi que je fis connaissance avec le martinet, un instrument de torture digne du moyen âge qui me remit dans le droit chemin rien qu’à l’idée que ma grand-mère pourrait s ‘en servir.

Je fis la connaissance de mon oncle Henri, au cours d’une de ses visites chez ma grand-mère en juillet 1939, juste avant son mariage avec ma tante. Je venais de faire une bêtise, en ayant placé les chaises de la salle à manger sur le corps allongé de ma grand-mère alors qu’elle somnolait aussi mon oncle pour m’impressionner retira sa ceinture et menaça de me fouetter. J’en fus scandalisé et le regardant fixement dans les yeux je lui déclarais : --Tu es fou !

Il éclata de rire et l’incident fut clos. Mais cela est resté gravé dans la mémoire collective de la famille.

Au cours du mois d’Août, les bruits de bottes se firent plus pressants, la guerre probable, et les commandes militaires en forte progression. Mon père avait du recevoir d’importantes grosses commandes pour l’armée française. Sa situation financière avait du s’améliorer. Il avait maintenant un registre du commerce en tant qu’artisan et il était revenu à plusieurs reprises supplier ma mère de rejoindre le domicile conjugal. Cette fois ci il annonça à ma mère qu’il avait loué un bel appartement mixte mais bourgeois, qu’elle n’aurait plus à travailler chez les autres et qu’elle pourrait garder son enfant auprès d’elle. Plus question de nourrice. Une nouvelle vie s’ouvrait à eux. Un nouveau départ dans leur vie, et mon père promettait qu’il n’y aurait plus de querelles intempestives. Il adorait ma mère et lui prouverait son amour.

Ma grand-mère céda l’appartement de la rue du Transvaal à ma tante et à mon oncle Henri au retour de leur voyage de noces, pour s’installer seule dans un petit logement passage Puebla, près des Buttes Chaumont. Ma mère se fit donc convaincre aisément de rejoindre mon père dans le nouvel appartement.

Ainsi en septembre 1939, je retrouvais mes parents et un nouvel appartement, situé dans un quartier résidentiel de la capitale, au 28 rue des Vinaigriers, toujours dans le dixième arrondissement de Paris. Il avait appartenu à la famille des Lévitan. J’y eus une chambre pour moi tout seul et je vécus alors dans une atmosphère à la fois heureuse et inquiétante. C’était un bel immeuble bourgeois en pierre de taille. Pour accéder à notre appartement au quatrième étage, on empruntait un escalier majestueux, dont les marches étaient recouvertes d’un tapis rouge à bordures multicolores fixé par des barres en cuivre brillant à chaque degré. Arrivé à notre étage, on se trouvait face à une porte à double battant en bois verni encadrés de moulures décorées avec goût. Enfin, lorsque l’on pénétrait dans l’appartement, on se recueillait d’abord dans un merveilleux vestibule, couvert de tapis au sol et entouré de portes vitrées à petits carreaux biseautés qui permettaient d’accéder aux différentes pièces de l’appartement.

Mais à 5 ans on ne voit que le bon coté des choses. J’étais particulièrement fasciné par un nouveau poste de TSF qui possédait un œil magique tout vert qui m’éblouissait quand le poste parlait.

Quand j’élevais mon regard je pouvais admirer des plafonds sculptés avec des formes étranges en staffs que je voyais pour la première fois de ma vie. Les murs étaient couverts de tableaux que les Lévitan avaient laissés avant de partir pour l’Amérique, ainsi que des meubles dans toutes les pièces beaucoup plus cossus que ceux qui meublaient le logement du passage Pivert. Il y’avait au moins quatre pièces, une chambre pour mes parents, un grand salon salle à manger, prolongé d’un grand balcon avec vue sur la rue des Vinaigriers. Une chambre pour moi tout seul. Une pièce transformée en atelier, où se trouvaient au moins trois machines à coudre. Il y’avait également une grande salle de bain avec une vraie baignoire, et dans la cuisine on pouvait prendre nos repas sur une table placée contre un mur. Une porte donnant sur un escalier de service permettait soit de descendre dans une courette pour rejoindre la rue, soit monter au sixième étage pour gagner une chambre de bonne, que nous n’avions pas encore, à cette époque.

Ce bon temps ne dura pas très longtemps car quelques mois plus tard nous partions en exode dans le Cher où cette fois ci nous allions loger chez l’habitant dans une pièce à moitié enterrée, qui rappelait à ma mère sa jeunesse en Pologne ou elle avait vécu avec sa mère et sa sœur.

Un jour ma tante est venue nous voir, et elle m’apporta une patinette bleue avec une pédale qui permettait de rester avec les deux pieds dessus sans jamais les poser à terre. Les autres enfants du village me regardaient avec envie, ce qui ne faisait que renforcer mon plaisir.

Je sentais bien que les nouvelles ne devaient pas être bonnes, car ma mère et ma tante étaient tristes et parlaient en polonais doucement afin que je ne comprenne pas ce dont il s’agissait. Je réalise maintenant que cela a des avantages insoupçonnés d’être inconscient lorsque l’on est enfant.

Mon père s ‘était engagé volontairement dans l’armée française pour la durée de la guerre, dans le corps d’armée de la légion étrangère en bénéficiant de la nationalité d’apatride. Mais l’espoir était grand que cette guerre ne durerait pas très longtemps, car la France disposait de l ‘armée la plus puissante du monde. Et ma mère se consolait de cet exode au fin fond de la campagne française, et de cet éloignement, car cette séparation serait de courte durée, Mon père serait démobilisé probablement rapidement afin que nous puissions nous retrouver ensemble dans notre nouvel appartement à Paris.

Mon père fut vraiment démobilisé fin mai 1940, mais pas dans les conditions prévues de la victoire. On lui donna le choix à Perpignan soit de rejoindre l’Afrique du Nord , en oubliant pour le restant de la guerre sa femme et son fils, soit d’être réformé et démobilisé et de rentrer à la maison. Il prit cette dernière proposition pour son malheur, sans garantie qu’il aurait survécu s’il avait combattu pour le restant de la guerre. J’ai eu l’occasion de rencontrer à l’occasion d’un pèlerinage à Auschwitz en 1993 un engagé volontaire comme mon père, qui l’avait connu, et qui avait choisi de continuer la guerre et de traverser la méditerranée, mais lui était célibataire, avait 22 ans à l’époque et n’avait pas d’enfant. Mon père en ce temps là, avait 37 ans, une femme, un enfant de six ans et une entreprise qui l‘attendait à Paris.

Je me souviens avoir vu arriver un soir, dans ce petit village du Cher, les troupes allemandes en un convoi interminable de camions remplis de soldats qui lançaient des bombons aux enfants et que nos parents nous interdisaient de manger car on pensait qu’ils étaient empoisonnés.

En septembre 1940 nous étions de retour à Paris. J’allais pour la deuxième fois à l’école primaire des garçons rue des Vinaigriers en classe préparatoire, que je redoublais car en raison de l’exode j’avais manqué la majeure partie de l’année. J’étais amoureux de la belle maîtresse qui me fit découvrir les lettres de l’alphabet par le truchement d’une boite magique en bois d’où jaillissaient de grosses lettres majuscules ou minuscules lorsqu’on l’appelait. Pour nous détendre, de ce coffre en bois, la maîtresse pouvait également pianoter sur un clavier fixé sur une face de cette même boite, et nous jouer de la musique. Ainsi elle nous enseignait des petites chansons d’enfant dont malheureusement je n ‘ai plus le souvenir.

Cette année scolaire 40-41 fut pour moi une année heureuse. A 6 ans le monde se limite à l’environnement familial et je sentais à la maison un air qui respirait le bonheur. Mes parents travaillaient ensemble à la maison et probablement l’argent qui rentrait arrangeait bien les choses.

En revenant de l’école j’allais les voir travailler dans l’atelier, dont la fenêtre donnait sur la cour et qui était particulièrement bien ensoleillée. Des lois anti-juives avaient fait leur apparition dès le 3 octobre 1940, mais en ce qui me concerne, je ne m’aperçus de rien. Il est vrai que nous n’avions pas souvent l’occasion de nous promener dans les jardins publics dorénavant interdits aux juifs, car mes parents étaient toujours en train de travailler.

Je me souviens d’aller à l’école, tout seul, avec mon cartable à la main, sans être accompagné, de même revenir pour déjeuner à midi ou le soir sans que personne ne m’attende à la porte de sortie de l’établissement scolaire.

Je me frayais un chemin au milieu de tous ces parents qui attendaient leurs enfants. Je traversais la rue de Lancry, seulement lorsque l’agent de police en uniforme avec son képi et sa baguette blanche nous le permettait, puis il m’arrivait de flâner, surtout le soir, au détour de l’escalier de la rue des Vinaigriers donnant sur le quai de Valmy.

Il y’avait là un cordonnier qui réparait des semelles de chaussures en frappant avec un marteau sur une enclume spéciale toute luisante, en forme de pied en acier. Plus loin il y’avait un marchand de couleur qui exposait dans sa vitrine différents objets multicolores qui attiraient mon attention et me captivaient. Je ne m’attardais pas devant la boutique suivante, une boucherie, avec des barreaux verticaux en fer forgé peint en noir, portant des crochets auxquels étaient accrochés des morceaux de viandes tout sanguinolents. J’ai toujours eu une aversion pour le sang et c’est sans doute pour cela que j’ai refusé, depuis mon très jeune age, d’embrasser la carrière de médecine au grand désespoir de ma mère qui rêvait d’avoir un fils médecin. En continuant, sur le même trottoir je passais devant le numéro 24, où habitaient les parents de Maxime, Annette, Pierrette et Nadia que je ne pouvais le deviner à l’époque, que je retrouverais quelques années plus tard dans l’intimité de mon cercle de famille. Puis, je m’attardais devant le restaurant de Bourgogne au numéro 26 où des odeurs de cuisine me mettaient en appétit avant de rejoindre la porte cochère du 28, où je m’engouffrais pour monter les marches de l’escalier bourgeois quatre à quatre et retrouver mes parents, au quatrième étage, toujours occupés à travailler dans l’atelier près de la cuisine au fond du couloir. Je suis fier de signaler que pour la première fois de notre vie, nous avions des Waters-Closets privés, avec un siège pour s ’asseoir (on disait à l’époque les cabinets ), donnant sur le long couloir entre la salle de séjour et la cuisine à l’autre extrémité de l’appartement.

En Août 1941, pour la première fois ma mère prit des vacances avec moi à Montgeron près de la Foret de Sénart et mon père qui venait nous voir tous les dimanches à bicyclette me fit la merveilleuse surprise de m’apporter le dimanche 17 Août un petit vélo bleu. Tout excité, je voulais apprendre à m’en servir.

Mon père qui adorait la bicyclette et qui disposait d’un vélo jaune avec guidon de course eut beaucoup de plaisir à m’entraîner ce jour là et me laissa m’amuser par moi-même autour de cette place qui jouxtait le petit hôtel où nous logions. Avant de rejoindre ma mère dans sa chambre d‘hôtel, il avait seulement oublié un détail, m’apprendre à freiner et à m’arrêter ! Tout exalté, je tournais assis sur la selle de mon vélo bleu tout neuf autour de cette place, comme un hamster dans sa cage. J’étais grisé par le pouvoir que l’on ressent à dominer la mécanique et la vitesse que l’on acquière par rapport à la marche à pied.

Il n’en demeure pas moins que toutes les bonnes choses ont une fin, et la fatigue venant, je souhaitais mettre un terme à cette randonnée circulaire. Mon père m’avait dit que pour ne pas tomber, il fallait toujours pédaler! C’est ce que je fis, mais freiner et pédaler en même temps, n’arrêta pas ma course. Épuisé, je finis par fermer les yeux, et j’allais tout droit m’étaler sur le gravier entourant cette place circulaire de Montgeron. Pleurant, à chaudes larmes, mes genoux en sang, je vis accourir mon père à demi vêtu, à mon secours et me rassurer disant que cette chute n’était pas grave, et que je serai vite guéri. Ma mère nettoya ma plaie avec de l’eau oxygénée et une bande velpeau m’entoura le genoux pendant quelque temps.

Le soir mon père nous quittait pour pouvoir reprendre le travail le lundi matin de bonne heure. Ce fut le dernier jour que je vis mon père.

Le lendemain il reprenait son activité, et malgré les rafles de juifs étrangers qui avaient lieu dans le 11 eme arrondissement de Paris, mon père considéra qu’il n’était pas concerné, puisque ses papiers étaient parfaitement en règle avec le commissariat de police du dixième arrondissement de Paris. Sa carte d’identité était parfaitement à jour et enregistrée, de plus sa démobilisation militaire dûment entérinée.

Mon père avait des commandes de l’administration française pour des clients militaires allemands et il s’obstinait à ne pas croire aux avertissements de personnes bien informées qu’il risquait d’être arrêté.

Mon père fut arrêté le jeudi 21 août 1941 à 6 heures du matin par la police française et amené au camp d’internement à Drancy avant de partir le 22 Juin 1942 à Auschwitz avec le premier convoi numéro 3, qui quitta la Gare Le Bourget Drancy pour aller, soit disant, travailler dans les pays de l’Est, en fait à Auschwitz Birkenau. (1)

D’après des témoins survivants, il se donna la mort le 3 Août 1942, lorsqu’il vit arriver les premiers convois de femmes et d’enfants que l’on poussait directement vers les chambres à gaz. Il se jeta contre les fils de fers barbelés électrifiés, pour ne pas assister parait-il, à la venue probable de sa femme et de ses deux enfants, vers ce bâtiment d‘extermination.

Comme il était interdit de se suicider, « soit même, » les autres prisonniers eurent droit à une séance macabre, organisée par les geôliers allemands, de la pendaison en public de mon père déjà décédé, devant tout le baraquement, afin que son geste ne soit pas imité par d‘autres. Le privilège de donner la mort étant réservé aux gardiens allemands ou à la nature par les privations alimentaires et les travaux forcés!

Lettre envoyée le 31 Mai 1942.

Drancy le 31 Mai.

Ma chère petite Paulette,

J’ai bien reçu le télégramme ainsi que le message de l’assistante m’annonçant l’heureux événement de la naissance de notre petite Annette ainsi que ton état physique qui est satisfaisant.

J’ai pleuré des chaudes larmes de joie et j’ai immédiatement fait l’humainement possible pour l’obtention d’un permis pour pouvoir te serrer dans mes bras et t’embrasser notre gosse. Hélas je n’ai pu obtenir une réponse favorable et de ce fait cette petite carte doit servir à la transmission de mes sentiments envers vous mes chères. J’implore la grâce de Dieu qu’il me donne la force, ma chère femme, de pouvoir regagner bientôt notre foyer en compagnie de notre fille et de la présenter à notre bon petit Charlot. Je te supplie d‘avoir le courage d’être momentanément mère et père de nos petits, sois forte, pense que mon absence n’est que temporaire et que dès mon retour, ma plus belle tâche sera d’adoucir le fardeau qui pèse sur toi ma chérie.

Je prie Israël pour nos petits, car sans jamais nous abandonner il nous a permis de surmonter ces grandes épreuves que tu viens de passer . J’aurais tant voulu être à ton chevet. J’espérais que dès la naissance de notre enfant chérie le soleil brillerait de nouveau pour nous. Crois moi que la guerre ne sera plus longue et de ce fait l’aube de jours heureux se lèvera à nouveau.

Quant à moi ma santé et mon moral sont bons autant que possible. Envoi moi les deux colis alimentaires pour les quels tu possèdes encore des bons. Dans le premier surtout des aliments non périssables. Ajoute SVP quelques aiguilles, du fil à coudre noir et blanc n° 3 . Un pain de savon de Marseille, aussi du dentifrice et une brosse à dent. Je termine pour aujourd’hui espérant recevoir très bientôt des bonnes nouvelles de toi . Bien des amitiés et mes sincères remerciements pour ma belle sœur Paulette, Metter (mère en Yddish ) et Henri. Je t’embrasse de tout mon cœur ainsi que nos chers enfants Charlot et Annette. Affectueusement votre père et mari.

Maurice.

Paulette garde cette carte comme souvenir éternel.

Ecris-moi tout de suite une réponse. Au revoir.

Dernière lettre de mon père Moïse Zajde

Drancy le 13 Juin 1942.

Ma Chère Paulette, +

J’ai reçu la carte que je attendais avec grande impatience. J’étais content d’apprendre que toi, ainsi que notre chère Annette sont bien rentrées à la maison. J’espère de tout mon cœur que ton état de santé s’améliorera de jour en jour et que notre petite enfant chérie fasse de bons progrès. N’ayant pas le bonheur de pouvoir vous serrer momentanément dans mes bras, je te prie de m’envoyer au plutôt possible une photo de toi et de nos chers enfants. Je suis bien fier notre petite Annette était le plus beau gosse de l’hôpital, assurément elle semble suivre les traces de sa maman. Quant à la carte d’alimentation, je regrette de ne pouvoir satisfaire ta demande. Ajoute, S.T.P., au prochain colis alimentaire du fil à coudre noir et blanc, des lames de rasoir, des aiguilles à coudre. Chère Paulette écris moi, dès ( que ) tu auras reçu la visite de + Mt Lypycor de l’hôpital. Ma chère Femme si possible expédie les colis chaque lundi matin, je le reçois le jour même. Si cela n’est pas trop dur, fais des colis plus grands car je n’arrive pas avec le colis pour vivre. Excuse- moi, ma chère Femme pour ma franchise. Cette fois ci j’ai envoyé le colis de linge. Ajoute au prochain colis de linge du papier hygiénique ( Bo potrechuys do noeuvre ).( parce que j’ai besoin )en polonais. Pour l’insigne (1) ne te fais pas de mauvais sang, envoie notre cher Charles à l’école dans l’espoir de le lire très bientôt. Maintenant à moi, j’ai passé encore une fois la visite médicale et je suis reconnu inapte temporairement . Par conséquent je te prie de ne pas te tourmenter à mon sujet. Mange bien, pense que tu as deux enfants et tu dois récupérer tes forces. Je suis si content que ta maman et ta sœur se sont tant occupées de toi et de notre cher Charlot. Exprime leur mes sincères remerciements et je les prie de continuer à soulager la zoures ( tes ennuis). Je t’embrasse ma pauvre Paulette, ainsi que nos chers enfants charlot et Annette en amour et affection votre Mari et Père. Maurice. Bien des amitiés à ta maman et ta sœur …

P.S. Peux tu nourrir toi même la petite ? Écris moi également à ce sujet S.T.P. Au revoir ma Pauvre Paulette.

Dans les colis vite S.T.P.

Ma mère a envoyé un dernier colis avec une lette à l’intérieur sans n’avoir jamais su si mon père l’avait reçu, car mon Père quitta Drancy avec le convoi N° 3 et fut déporté à Auschwitz le 22 juin 1942.

+ Code entre mon Père et ma mère pour signaler s’il avait reçu la lettre intérieure écrite en Yddish, dans la miche de pain bis, car il était interdit d’écrire dans une autre langue que le français en raison de la censure. Ma mère ne savait à l’époque, qu’écrire en Polonais ou en Yddish.

(1) Il s’agit sans doute de l’étoile jaune que je devais porter pour aller à l’école.

Voir annexe description des derniers jours à Drancy des déportés du convoi N° 3 dans le Mémorial de la Déportation des Juifs de France, par Maître Serge Klarsfeld.

Passais la Conception

Passais est une petite bourgade peu connue, mais qui respire l’Histoire de France, à chaque instant, et à chaque pas, lorsque l’on se promène au milieu de ses pâturages et que l’on interroge ses habitants. Située au Sud de la Normandie, dans le département de l’Orne, à la limite de la Mayenne, on y trouve une ambiance mystérieuse qui attire la curiosité de tous les visiteurs et principalement celle des Anglais.

Passais la Conception fut fondée en 1477 par le roi de France Louis XI alors en conflit avec le roi d’Angleterre, à la suite de ses démêlés avec Jean II d’Alençon qui jouait le double jeu en négociant contre le paiement de 30.000 écus en or de faciliter le débarquement des Anglais en Basse Normandie.

Il est vrai que deux ans plus tôt le roi Louis XI avait réussi à bouter les anglais hors de France, et à les renvoyer sur leur île. Louis XI décide alors de faire un pèlerinage à Notre Dame de Liesse en Picardie pour remercier la Vierge de cette victoire sur les troupes anglaises, victoire concrétisée par le traité de paix de Picquigny. En l’honneur de la Vierge Marie le roi s’engage à fonder une paroisse à la fois religieuse et civile, et sur la suggestion de son fidèle Jean Germont de la Guérinière, il choisira l’emplacement de cette nouvelle paroisse de la Conception Notre Dame en Passais, au milieu de cet immense domaine forestier du Duc Jean II d’Alençon lequel en raison de son complot avec l’ennemi, le Duché d’Alençon vient d’être rattaché au Duché de Normandie.

Afin de permettre un accès aisé à pied ou à cheval à cette nouvelle paroisse, il est fait appel à des défricheurs qui aménagent un centre où l’on peut s’approvisionner tant en subsistances alimentaires qu’en matériel. Des lots dans cette grande forêt sont vendus à des marchands qui s’installent et qui créent le village de La Conception en Passais. Et c’est ainsi que commence l’Histoire de Passais.

En 1775, un événement marquera l’Histoire des relations franco-américaines. C’est un certain Sieur, Julien Achard de Bonvouloir, né au pas de la Vente à Passais le 10 mai 1749, qui sera le premier envoyé secret du Roi de France Louis XVI, auprès des Sécessionnistes américains en lutte pour leur Indépendance. En remerciement de ses succès dans les négociations, il fut nommé le premier ambassadeur français auprès du tout nouveau gouvernement américain indépendant. On comprend peut être pourquoi la discrétion est de mise dans l’esprit des Passagiens. Et peut être pourquoi aucune dénonciation n’eu lieu pendant l’occupation allemande de 1940 à 1944, sur la présence des résistants, des STO (1) ou même des réfugiés juifs cachés parmi les villageois.

En février 1856, le conseil municipal à l’unanimité sous la conduite du Maire de l’époque, Monsieur Amiard Fortinière émit le vœu que Passais s’appelât définitivement Passais la Conception, dénomination qui fut entérinée par un décret impérial le 12 Juin 1856.

Au début de la guerre de 39-45, Passais était un village paisible concentré sur la production du cidre et de l’alcool du calvados que les paysans extrayaient avec des alambics ambulants ou même de fortune quand ils étaient de faibles tailles.

La région était réputée pour ses produits laitiers, son beurre, sa crème, ses fromages et en particulier ses camemberts, bref la « bonne bouffe » ! Le pays du bocage normand était morcelé entre de nombreux paysans qui ne possédaient que de minuscules lopins de terre entourés par des haies touffues d’arbustes et d’arbres fruitiers où venaient nicher de nombreux oiseaux et surtout aux pieds desquels se terraient des lapins de garenne. Les connaisseurs et les gourmets parisiens savaient déjà, avant la guerre où aller s’isoler pour déguster des repas gastronomiques. L’auberge du Cheval Blanc tenue par la Famille Arnault à Passais était réputée à cent lieues à la ronde.

Lorsque les allemands déferlèrent sur la France au mois de Juin 40, ils envahirent Passais et y installèrent une petite garnison. C’était l’été, les enfants en raison des vacances n’allaient plus à l’école, alors, sans scrupules, les allemands réquisitionnèrent les deux écoles des garçons et des filles pour établir leur cantonnement et leur cantine.

Pour la rentrée scolaire d’Octobre 1940, les Allemands évacuèrent l’école des filles et se concentrèrent uniquement à l’école des garçons. On regroupa donc tous les enfants à l’école des filles mais il n’était pas question de mélanger les filles et les garçons. On partagea les quatre classes entre les garçons et les filles ainsi les 120 filles de Passais durent s’entasser en deux classes.

Pour la rentrée de 41-42 les Allemands évacuèrent également l’école des garçons, ceci permit à tous de revenir à une situation plus normale. Mais en échange de la libération de l’école de garçons les Allemands imposèrent à la population de loger une centaine de soldats chez l’habitant. Ils réquisitionnèrent des chambres dans de nombreuses maisons de Passais . Ce fut le cas chez Robert Betton, l’épicerie du Bourg. Il y’eut quatre soldats qui logèrent dans les chambres au-dessus de sa boutique.

Ils avaient tous des surnoms qui amusaient Robert.

Willis Baltman, que les autres appelaient Molotov en raison de sa petite moustache qui le faisait ressembler au ministre des affaires étrangères russe. Il était originaire des Sudètes et maîtrisait parfaitement notre langue en plus des quatre autres, dont l’anglais, le tchèque, le polonais, l’italien, et bien sur l‘allemand. C’est lui qui rédigeait les rapports de ce qui se passait à Passais et, à ce qu’il prétendait les faisait parvenir directement à Hitler.

Yoren, Un ancien de la garde d’Hitler, un homme d’une trentaine d’années, qui ne parlait pas le français et dont tout le monde se méfiait.

Henry, l’interprète officiel du détachement, un ancien des troupes de SS, qui avait fait la campagne de Pologne et participé à la prise de l’aéroport de Varsovie. Les autres le craignaient et le considéraient comme très dangereux.

Enfin Walter, un bon bougre de cultivateur allemand qui se demandait ce qu’il faisait là et qui s’inquiétait beaucoup plus de ce qui se passait chez lui, que de la situation à Passais.

Robert avait 19 ans en 1940. Il se souvient parfaitement des péripéties qui se sont déroulées dans le bourg. En particulier il se remémore l’incident ou Henry s’étant aperçu que le poilu du monument aux morts piétinait un casque allemand à pointe a exigé qu’il soit détruit, car il considérait que c’était une insulte pour l’Allemagne. C’est Molotov qui a réussi à l’en dissuader, sur les suppliques de Robert lui faisant remarquer que la population était très attachée au monument aux morts de la grande guerre. Robert, à la fois terrorisé et inconscient avait établi des relations amicales avec Molotov ce qui lui avait permis d’intervenir pour amadouer la colère des allemands lors de plusieurs incidents.

C’est ainsi qu’une autre fois, chez le coiffeur Fouillol, Henry qui se faisait faire un shampoing, et se vantait qu’ils allaient bientôt envahir l’Angleterre, se fit dire par Fouillol : qu’avant d’atteindre les cotes anglaises.

--Tu feras glou glou !

C’est encore Molotov, qui sur l’intervention de Robert, fit que le coiffeur ne fut pas arrêté pour démoralisation de l’armée allemande, en prétextant que c‘était une plaisanterie sans importance, et, ce que le coiffeur avait voulu dire, était :

--c’est que si l’on tombe à l’eau, on boit la tasse! .

Un autre fois, lors d’une séance de réquisition des chevaux de Passais, tous les paysans étaient sommés d’amener chacun un cheval sur la place centrale devant l’église. Un officier, vétérinaire Allemand, examinait chaque cheval et décidait d’un coup de baguette, s’il était retenu ou pas. Robert, était assis avec Pierre Ory, le commis du Receveur de la régie de Passais, sur un muret en face du monument aux morts, tous deux observant cette scène singulière. Soudain Albert Delattre, le Receveur des contributions indirectes, rejoint son commis et lui demande d’aller poster quelques lettres à la poste située juste en face, de l’autre coté de la place. D’un air décontracté Pierre Ory traverse au milieu des chevaux qui encombrent la Place et en arrivant à la hauteur de l’Officier Allemand, il reçoit une paire de claques, qui le désarçonne et manque de le mettre à terre. Le vétérinaire avait pris l’action de Pierre pour une provocation et demandait des sanctions.

C’est encore Robert, qui, grâce à ses relations privilégiées avec Molotov, expliqua que Pierre Ory, sans aucune arrière pensée, avait pris le chemin le plus court pour se rendre à la Poste.

Pierre Courteille était le seul marchand de chevaux à Passais, aussi, les Allemands l’obligèrent-il à collaborer dans les réquisitions de chevaux. Il simula une bonne volonté en rédigeant les convocations en français à tous les paysans du village les astreignant de conduire un cheval par ferme pour l’inspection. Les réquisitions effectuées, après les sélections, les Allemands le contraignirent à prendre en charge le gardiennage de ces animaux dans l’attente d’une expédition vers l’Allemagne. La plupart du temps les chevaux disparaissaient pendant la nuit, ce qui obligeait les Allemands à réitérer la séance de réquisition et repayer une deuxième fois le prix de ces bêtes de trait.

La population resta stoïque à cette occupation, et manifesta sa résistance passive en ne modifiant pas l’horaire de l’horloge du cloché de l’église qui resta pendant toute la guerre à l’heure anglaise au lieu de l’heure allemande imposée partout en France par les troupes d’occupation. De plus, le monument aux morts de la guerre 14-18 représentant un officier français piétinant un casque allemand à pointe n’a jamais été détruit malgré l’insistance des allemands stationnés à Passais qui se considéraient offensés par cette statue.

Un des premiers actes de résistance de la population de Passais, fut accompli par deux jeunes femmes Marie-Louise et Madeleine Richard qui, en se promenant, rencontrèrent deux soldats français au bord d’un chemin fuyant pendant la débâcle, les troupes allemandes et qui épuisés voulaient se rendre aux Allemands qui avaient établi un camp de prisonniers à Saint Fraimbault. Elles les en dissuadèrent en leur promettant de leur apporter des vivres et des vêtements civils s‘ils se cachaient près de la ferme de la Cité. Sitôt dit sitôt fait, elles se précipitèrent chez leurs parents, Gustave et Lucienne Richard, et empruntèrent pour la duré de la guerre des costumes et des chemises du père et du frère Léon qui, lui, se trouvait encore mobilisé quelque part dans la pagaille des troupes françaises en retraite. Revêtus de leur habits civils, les deux soldats furent invités à se restaurer à la maison des Richard. Puis les deux jeunes femmes proposèrent de leur prêter leurs bicyclettes pour qu’ils puissent aller jusqu’à la gare de Torchamp prendre le train devant les conduire vers le Sud afin d’y retrouver leur domicile familial. Le lendemain après leur départ les deux jeunes femmes retournèrent dans le champ où elles avaient rencontré les deux soldats et Ho! Stupeur, ils avaient abandonné leurs vêtements militaires auprès d’un arbre, avec leurs papiers d’identités à l’intérieur. Madeleine mit de coté les papiers d’identités avec l’intention de les leurs faire parvenir dans l’avenir et brûla tous les vêtements au fond du jardin.

Cet acte de résistance devait permettre quelques années plus tard au frère aîné de Marie Louise et de Madeleine, Léon de se réfugier dans le sud de la France en Zone libre chez l’un des soldats secourus, dont l’adresse était mentionnée sur les papiers d’identités abandonnés, lorsqu’il fut recherché par les gendarmes dans la procédure du STO.

Il y’avait une brigade de gendarmerie, à Passais, qui dépendait de Domfront. Elle était constituée d’un brigadier et de 4 gendarmes. Un officier Allemand était détaché de la Kommandantur de Domfront, auprès de Passais à chaque fois qu’une action de recherche d’individus était décidée par les autorités allemandes. La veille au soir, il y’avait toujours un gendarme qui venait prévenir l’entourage qu’une action d’arrestation aurait lieu le lendemain. Roger Guesnet, du village Fouillol au Grand Bois, sur la route de Saint Fraimbault, peut en témoigner lui, qui se cachait de ferme en ferme à chaque descente des gendarmes.

A l’arrivée des troupes américaines à Passais, il fut le premier à s’engager et à partir avec les camions américains pour la durée de la guerre.

La résistance à Passais était très discrète, mais, après la guerre, on découvrit qu’elle avait été beaucoup plus efficace qu’il n’y paraissait. Maître Fautrat, Notaire à Saint Fraimbault, en était l’un des responsables. C’est sous sa direction que les fausses cartes d’identités étaient réalisées et que les réseaux de résistances se procuraient de fausses cartes d’alimentation. La secrétaire de mairie, de Passais, Mademoiselle Paris, était en contact avec le notaire qui lui fournissait surtout des tickets de sucre, le seul produit qui était introuvable chez les paysans de la région.

Les deux seules voitures de Passais, que l’on pouvait voir circuler, étaient celle du Docteur Hamon et celle du transporteur de Saint Mars. Comme il n’y avait pas d’essence pour les civils, le Docteur Hamon avait installé sur sa voiture deux Gazogènes noirs et on pouvait la reconnaître à dix lieues à la ronde.

( 1 ) S.T.O. Service du Travail Obligatoire

La rafle du 16 Juillet

Je ne m’étais même pas aperçu que ma mère était enceinte. Nous allions souvent au camp d’internement de Drancy, en empruntant d’abord le métro à la station Lancry, puis l’autobus à la porte de la Villette pour nous rendre à Drancy. D’une rue pleine de monde, faisant face au camp, derrière une clôture grillagée nous essayions de voir mon père, honnêtement je ne reconnaissais pas mon père, mais ma mère m’affirmait qu’elle l’avait vu au milieu de tous les visages qui se bousculaient aux fenêtres de ces bâtiments blancs. Nous lui faisions des grands signes et ma mère me soulevait, en me prenant dans ses bras, pour que mon père puisse me voir.

Un jour ma mère s’absenta. Au retour de l’école ce fut ma grand-mère qui s’occupa seule de moi pendant quelques jours. Lorsque je revis ma mère elle était accompagnée de ma petite sœur Annette, Liliane née le 24 mai 1942 à l’hôpital Rothschild, dans le douzième arrondissement de Paris. En ce temps là, les femmes juives n’avaient plus le droit d’accoucher ailleurs que dans cet hôpital à Paris. Moi qui avait passé la première partie de ma vie, solitaire, j’en fut ravi. Enfin je n’étais plus seul. Je la prenais dans mes bras, et m’amusais avec, sous le regard attendri de ma mère. Toutefois je ne me doutais pas encore qu’elle nous porterait bonheur en nous sauvant la vie quelques semaines plus tard.

En ce mois de mai 1942, je continuais à me rendre tous les jours à l’école de la rue des Vinaigriers, aujourd’hui débaptisée, Rue Jean Pierre Poulmarch. En exhibant mon étoile jaune cousue sur mes vêtements, j’observais le regard ahuri de mes petits camarades. Je n’avais aucune idée de la signification de cette étoile à six branches, portant l‘inscription en lettres gothiques du mot Juif à peine reconnaissable pour un enfant de huit ans.. Cependant, il était évident que j’impressionnais beaucoup de gens en me déplaçant dans le quartier.

Je ne savais même pas la signification du mot juif, si ce n’est que puisqu’on m’appelait Charles on y adjoignait le mot juif. Je posais par curiosité la question à ma mère, mais comme je la voyais fondre en larmes, je n’insistais pas. Il n’en demeure pas moins que ce mystère me tracassait quand je voyais mes camarades me regarder comme une bête extravagante.

En classe nous portions tous une blouse grise et j’oubliais donc ce détail vestimentaire. Cependant plusieurs fois je demandais à ma mère de m’ôter cette étoile jaune. Mais ma mère refusa et m’affirma que le port de cet insigne était obligatoire et je n’insistais pas, à regret. Toutefois ma mère m’avait cousu cette étoile de telle sorte que je pouvais facilement la dissimuler en avançant mon bras gauche en avant. J’en ai sans doute gardé des séquelles car lorsque je me regarde dans un miroir, je vois bien que je ne suis pas tout à fait symétrique….

Je ne comprenais pas pourquoi, mon père avait été arrêté! Qu’avait-il fait pour être enfermé au camp de Drancy? A l’école, les autres enfants affirmaient que les juifs avaient tué le petit Jésus! Mais ce n’était que des rumeurs, car les instituteurs ni ne le mentionnaient, ni ne le confirmaient dans les cours d’Histoire. En fait, on ne s’intéressait qu’à la Gaule, nos ancêtres les gaulois et à Vercingétorix, notre seul héros national. Bien sûr on nous parlait des méchants Romains qui avaient envahi notre pays. Mais pas un mot des Allemands, qui pourtant nous côtoyaient à chaque coin de rue!

Le mois de juin arrivait avec les premières chaleurs, et comme nous n’avions plus le droit de nous promener dans les jardins publics ni évidemment au parc des Buttes Chaumont, il me restait la possibilité de me rendre le long du canal Saint Martin, contempler les péniches qui circulaient dans un sens ou dans l’autre. J’étais particulièrement intrigué de constater comment fonctionnaient les écluses qui clôturaient les fiefs et comment les bateaux pouvaient monter ou descendre les différences de niveaux du canal, de la rue des Récollets à la rue de Lancry.

Le pont tournant qui permettait aux véhicules de passer de la rue de Lancry à la rue de la Grange aux Belles me paraissait particulièrement astucieux et l’idée germa en moi dès cette époque que je serai plus tard soit ingénieur soit architecte et que je me spécialiserais dans la construction des ponts. Il y avait le long de ces fiefs du coté du quai Valmy des petits squares minuscules qui me permettaient de m’approcher du canal et d’observer les manœuvres des éclusiers et des mariniers mais également de m’aérer au milieu des quelques arbres qui bordaient ce cours d’eau.

Parfois j’enjambais le pont piétonnier métallique qui surplombait le canal et qui permettait d’avoir une vue superbe sur le fonctionnement complet du déplacement de la péniche. De l’autre coté du canal, quai Jemmapes se trouvait l’hôtel du Nord qui je ne le savais pas encore à l’époque serait immortalisé dans le film de Louis Jouvet dans Hôtel du Nord, avec cette célèbre déclinaison d’Arletty : Atmosphère ! Atmosphère ! …. , Atmosphère toi-même! …… et son accent caractéristique. Mon atmosphère à moi, à cet instant, n’était pas à la joie, ni à aucun sentiment d’humour. Je passais devant cet hôtel en le remarquant à peine, si ce n’est qu’il y avait toujours du monde qui stationnait devant. Je marchais comme un automate, mettant un pas devant l’autre, l’esprit vide, un vide abyssale, en me posant des questions métaphysiques sur la vie, sur la mort, et quel serait mon avenir? Je n’avais aucun projet. Puis en remontant le quai Jemmapes, je repassais la passerelle qui enjambait le canal, pour revenir devant la rue des Récollets, et redescendre le quai Valmy. J’étais fasciné par l’eau qui coulait en cascade de fief en fief.

Parfois ma mère, descendait promener ma petite sœur dans son landau à suspension, avec ses grandes roues, et je l’accompagnais en observant cette nouvelle créature silencieuse qui venait d’apparaître dans ma vie. Ma mère lui avait tricoté un bonnet en laine, avec sur les cotés, dressées en l’air, des oreilles de chat, ce qui me permettais de l’appeler ma minette.

La promenade était toujours de courte durée, ma mère en profitait pour faire quelques emplettes, et pendant qu’elle faisait la queue, à la boucherie ou à la boulangerie, je surveillais ma petite sœur avec tant d’attention, qu’on n'aurait pas pu me la voler. Je ne l’a quittais pas des yeux et j’étais déçu lorsqu’elle s’endormait en fermant ses paupières en m’abandonnant à mes méditations.

Je me souviens que nous allions tous les jours, acheter du lait à La Laiterie Parisienne, en face de chez nous pour alimenter ma petite sœur qui ne buvait que des biberons, ma mère ne pouvant pas la nourrire étant donné son état de fragilité. J’étais étonné de constater qu’elle avait toujours faim, et que de temps en temps ma mère lui mettait dans la bouche, une tétine pour la calmer lorsqu’elle réclamait à manger en dehors des heures de repas. Alors elle tétait gloutonnement et s ’endormait de nouveau tout en continuant à téter avec ses lèvres!

J’étais fasciné par ce petit être qui prenait toute sa place dans notre vie, et qui savait déjà s’exprimer sans prononcer aucune parole. J’adorais l’observer en particulier, lorsqu’elle souriait, et qu’elle voulait nous dire qu’elle était heureuse d’être venu au monde. Elle était belle comme une poupée, et une photo de l’époque qui la montre sur mes genoux me confirme aujourd’hui, les sentiments que j ‘éprouvais alors.

Il n’était pas encore 6 heures du matin que nous fûmes réveillés en sursaut par des grands coups frappés brutalement dans la porte d’entré de l’appartement.

« Police, ouvrez la porte ! ».

Deux agents de police en uniforme se présentèrent, l’un relativement jeune, l’autre beaucoup plus âgé, probablement un brigadier atteignant la quarantaine. Ma mère les reçu en robe de chambre, en se demandant ce que l’on pouvait bien nous vouloir de si bonne heure. Mais tous les deux étaient nerveux et criaient plutôt que parlaient. Ils ordonnèrent à ma mère de nous habiller, de prendre quelques effets et de les suivre immédiatement. Pendant que ma mère m’enfilait un tricot de corps et un chandail, ma petite sœur à peine âgée de sept semaines se mis à pleurer à en faire trembler tout le quartier.

--Faites la taire s’écria l’agent le plus âgé !

Ma mère, tétanisée essaya de leur expliquer que ma sœur voulait son biberon de lait, puisque l’on venait de la réveiller.

-- Alors qu’est ce que vous attendez pour lui donner son biberon et qu’elle se taise ?

-- Mais la laiterie parisienne n’ouvre qu’à 6 heures du matin, monsieur l’agent, et je n’ai rien à lui donner à manger.

Les deux agents se concertèrent en catimini pendant que ma sœur criait de plus belle. On les sentait à la fois surpris et embarrassés de leur intrusion et exaspérés d’entendre ma sœur ameuter tout le quartier.

-- Quel âge a votre enfant ? demanda l’agent le plus jeune.

-- Ma petite fille a à peine un mois ! répliqua ma mère, animée d’une inspiration soudaine, en espérant émouvoir les policiers.

Nouveau conciliabule entre les deux agents. Je n’ai jamais su, si les instructions données à la police étaient d’arrêter tous les juifs de nationalité étrangère quel que soit leur âge ou d’être plus tolérants avec les cas des enfants en très bas âge.

Quoi qu’il en soit, l’agent de police avec sa voix tonitruante ordonna à ma mère de se tenir prête avec une petite valise contenant quelques effets personnels. D’aller chercher du lait à l’ouverture de la laiterie parisienne et qu’ils reviendraient nous chercher vers dix heures du matin.

Ma mère était en larmes, elle continua à nous vêtir, tout en tremblant. Et ma petite sœur au départ des agents se calma comme par enchantement. Moi inconscient, j’étais paraît-il, un peu déçu de n’être pas parti avec les gendarmes vers une destination inconnue d’où l’on ne revient pas.

Dès que les agents de police eurent quitté l’appartement ma mère jeta un coup d‘œil furtif par la fenêtre et voyant que les autobus avaient disparu elle décida de nous faire sortir par la porte de la cuisine en empruntant l’escalier de service ! Elle ne pris pas la valise qu’elle avait préparée afin de ne pas nous faire remarquer dans la rue.

Nous nous éloignâmes rapidement de la rue des Vinaigriers en utilisant l’escalier jouxtant l’échoppe du cordonnier et donnant sur le quai Valmy puis traversant le canal Saint Martin, nous franchîmes le quai Jemmapes avant de nous engager dans la rue de la Granges aux Belles. Arrivant sur la place nommée aujourd’hui, Colonel Fabien, on bifurqua sur l’avenue Mathurin Moreau , et enfin on atteignit le passage Puebla ou habitait ma grand-mère.

C’était un petit appartement situé au premier étage d’un vieil immeuble, constitué d’une chambre à coucher et d’une cuisine qui servait de salle à manger et de cabinet de toilette. Les WC à la turc, se trouvaient sur le palier au fond du couloir. Un pot de chambre près du lit, attirait mon regard en permanence. Ma mère nous laissa là, avec notre grand-mère désespérée et paniquée puis elle se précipita chez sa sœur, pour savoir si l’on n’était pas venu également l’arrêter? .

Madeleine

Après le passage des policiers, ma mère continua de nous habiller et réussi à calmer ma petite sœur Annette en lui mettant une tétine dans la bouche. Puis après avoir jeté un rapide coup d’œil par la fenêtre donnant sur la rue et s’être assurée que les policiers n’attendaient pas en bas de l’immeuble, ma mère nous entraîna dans la cuisine vers la porte donnant sur l’escalier de service. On se dirigea d’abord vers le canal Saint martin que l’on traversa sans rencontrer âme qui vive à cette heure aussi matinale, sinon quelques passants se rendant à leur travail. Puis en remontant la rue de la Grange aux belles, nous arrivâmes à ce que l’on appelle aujourd’hui la Place du colonel Fabien et en remontant la rue Mathurin Moreau que l’on avait l’habitude d’emprunter quand nous nous rendions au jardin des Butes Chaumont. Enfin nous atteignîmes le passage Puebla ou habitait ma grand-mère.

Ma grand-mère était devenue française par son mariage avec Monsieur Zinenberg en 1936 et cette première rafle du 16 juillet 1942 ne concernait que les juifs de nationalité étrangère. On se réfugia donc provisoirement dans cet appartement d’une pièce ou logeait ma grand-mère depuis qu’elle avait cédé le sien rue du Transvaal dans le 20 eme arrondissement à ma tante Paulette. Ma tante, travaillait à l’AOIP à la suite de la mobilisation de mon oncle le 1er septembre 1939, qu’elle remplaça dans cette usine de fabrication de centraux téléphoniques. Depuis que mon oncle avait été fait prisonnier sur le front de la ligne Maginot en mai 40 ma tante habitait seule dans cet appartement de trois pièces, au premier étage d‘un petit immeuble de 2 étages, situé sur l’arrière cour de la maison donnant sur la rue. Ma mère nous laissa auprès de notre grand-mère et se dirigea vers l’appartement de ma tante Paulette, et elle attendit son retour. Le soir ma mère et ma tante vinrent nous rechercher, ma petite sœur et moi pour nous conduire à l’abris dans ce refuge de fortune.

Ma tante Paulette était désespérée de ce qui nous arrivait et se démenait comme elle pouvait pour nous venir en aide. Cependant je me souviens d’une scène qui m’a marqué pour le restant de mes jours car les enfants n’aiment pas voir pleurer leur maman. A l’époque il n’existait pas de couches culotte pour les bébés. On utilisait des carrés de tissus blancs pliés en diagonale pour enveloppés les fesses des bébés. Étant parti en catastrophe de l’appartement de la rue des Vinaigriers, sans emporter des langes de rechanges, ma mère avait laissé ma sœur dévêtue sur le lit de ma tante, pendant qu’elle lavait à la main l’unique couche dont elle disposait. Ce qui arriva, on l’imagine, ma sœur inonda le lit de ma tante. Une dispute innommable se déroula entre ma mère et ma tante. Je vis alors ma mère s’effondrer en larmes et je me précipitais pour la réconforter. Mais dans mon subconscient il devait en rester des traces pour un grand nombre d’années. Car que ce soit plus tard chez les Richard, ou au cours de mes séjours dans les colonies de vacances, même durant mon adolescence, j’ai toujours eu au cours de mes rêves ou de mes cauchemars des frayeurs de réminiscences, de faire pipi au lit, de me réveiller en sursaut et de me précipiter sur le pot de chambre ou aux toilettes, envie ou pas, de peur de ne pas pouvoir me contrôler en dormant.

Je ne me souviens pas combien de jours nous sommes restés enfermés dans ce logis sans sortir de peur de nous faire arrêter avec notre étoile jaune cousue sur nos vêtements. Notre grand-mère nous gardait ma petite sœur et moi, pendant que ma mère s’échappait avec sa sœur pour trouver un autre point de chute, car il était évident que nous ne pouvions rester plus longtemps dans cet appartement sans risquer de se faire dénoncer par des voisins qui auraient remarqué que d’autres personnes que ma tante habitaient là.

Un collègue de travail de mon oncle, possédait une cabane dans la forêt de Villeparisis, en banlieue parisienne. Il l’utilisait pendant les vacances pour ses parties de chasse, et il se proposa d’y cacher ma mère avec ma sœur. Moi, j’étais trop grand, un enfant de huit ans, pensez donc! .

Le salut vint d’amis de mes parents les Szoneck, qui habitaient au 22-24 rue des Vinaigriers. Chapeliers de leur métier, juifs comme nous mais naturalisés français, ils n’étaient donc pas concernés par cette première rafle à grande échelle de juillet 42. Ils avaient un neveu, Bernard Levando, militant dans les actions de résistance juive, qui se proposa de me réfugier chez des amis à lui en Normandie. C’est ainsi qu’après avoir embrassé ma grand-mère, ma tante, ma mère, et ma petite sœur, je quittais le reste de mes parents pour une destination inconnue. On me retira mon étoile jaune et Bernard Levando m’emmena à la gare du Montparnasse pour prendre le train qui nous conduisit après un long trajet de plus de 7 heures, à Domfront, après une correspondance à Flers. Sortis de la gare nous nous engouffrâmes dans un vieil autocar mi-beige- mi-marron qui nous conduisit à Passais la Conception. Le car s’arrêta sur la place principale du bourg en face de l’église où nous attendait une belle jeune fille de 24 ans tenant sa bicyclette à la main. J’avais beau n’avoir que 8 ans, j’en tombais amoureux immédiatement et cela m’aida à oublier provisoirement mes parents. Je la regardais avec admiration en écoutant ses recommandations.

-- A partir de maintenant tu t’appelles Charles et rien d’autre.

Puis après un instant de réflexion :

-- Tu diras, si on te le demande, que tu ne sais pas où sont tes parents. Que tu es réfugié de guerre ! Que tu habites chez les Richard et surtout tu ne dis à personne que tu es juif ! .

Pour bien comprendre mon état d’esprit, il faut bien savoir que j’étais complètement dépassé par les évènements. Mes parents, n’étaient pas religieux, et ils ne m’avaient pas préparé à cette épreuve. Je ne savais même pas ce que voulait dire le mot juif. On m’apprit que j’étais juif quand ma mère me cousit l’étoile jaune sur mes vêtements pour aller à l‘école. Je ne savais quoi penser de ce signe distinctif, mais après tout je m’appelais Charles, ma mère m’appelait Charlalé, ma grand-mère Charlot et en plus j’étais juif. Je ne me doutais pas du tout qu’en cette période de l’Histoire de France, ce n’était pas un avantage.

-- Et toi comment tu t’appelles?

-- Je m’appelle Madeleine !

-- Et toi tu n’es pas juive ?

Elle sourit et m’embrassa tendrement.

Je pensais qu’il y a des gens qui ont de la chance d’être beau, d’avoir de beaux prénoms, et de ne pas être juif.

Bernard et Madeleine, bras dessus, bras dessous, prirent le chemin de la route de Saint Fraimbault jusqu’à la maison des Richard. C’était une belle battisse grise en pierre de taille que le père Richard, maçon de son métier, avait construit de ses propres mains. Je fis connaissance de Gustave Richard, le père de Madeleine, de sa mère Lucienne, de Michel et Madeleine, les enfants de Marie Louise, la sœur aînée de Madeleine. En entrant dans la maison, on arrivait dans une grande pièce où mon regard fut immédiatement attiré par une grande cheminée en pierre de taille où pendait une immense marmite toute noire-charbon accrochée à la crémaillère. Le feu me fascinait déjà et les flammes qui entouraient la marmite semblaient effectuer une danse endiablée et jouer un spectacle pour mon arrivée. Près de la porte donnant sur la cour, se dressait une belle horloge normande, avec son balancier doré qui brillait et réfléchissait les flammes du foyer. On se mit immédiatement à déjeuner, chacun s’asseyant sur les deux grands bancs, qui jouxtaient une longue et épaisse table en bois. On avala un casse croûte de paysan, qui, comme nous avions faim, nous parut délicieux.

Après notre repas, Madeleine voulut me faire visiter la maison. Au rez de chaussée, en face de la grande pièce, se trouvait la chambre de Madeleine avec son lit et sa machine à coudre posée devant la fenêtre ouvrant sur la route. C’est ainsi que j’appris d’emblée qu’elle était couturière, comme ma maman, et qu’elle faisait les robes pour toute la famille. A l’étage il y avait trois grandes chambres, et une plus petite. Dans une des grandes, couchaient les Richard avec leurs petits enfants. On m‘installa sur un petit lit dépliant métallique dans la chambre voisine des parents de Madeleine. Puis dans la troisième chambre, il y’avait encore des lits. C’était la chambre de Fernande et de Léon, la belle sœur et le frère de Madeleine. Dans la cour il y avait un puits avec une pompe que l’on manipulait à la main pour recueillir l’eau et tout près attenant au puits, le lavoir. Sur la droite, le garage où trônait sur des cales en bois, une voiture décapotable de marque Ford, et, sur l’arrière de la maison, le potager avec ses arbres fruitiers. Une allée centrale, en graviers, nous conduisait aux toilettes. C’était une cabane en bois, avec deux portes contiguës qui découvraient chacune un siège en bois bien lisse percé d’un trou circulaire pour pouvoir s’asseoir et y faire ses besoins.

Plus loin se trouvait le poulailler avec son coq, ses poules, et leurs poussins qui se bousculaient, ses canards qui s’entremêlaient en se disputant les grains de blés mélangés à du pain détrempé. J’écarquillais les yeux et commençais à réaliser que je faisais connaissance avec un nouveau monde dont je ne soupçonnais pas l’existence.

J’étais fatigué du voyage, la nuit de cet automne 42 arriva rapidement, je me souviens que Madeleine vint me déshabiller et me coucher. Elle me désigna le pot de chambre pour le cas où j’en aurais besoin au milieu de la nuit et après m’avoir embrassé, elle éteignit la lumière.

Le lendemain Bernard avait disparu et je réalisais soudain qu’une nouvelle vie débutait. Je me renfermais sur moi-même, observais tout ce qui m’entourait, en silence. Je me résignais à une vie dépersonnalisée, sans père, ni mère, d’orphelin en fait, sans ma sœur, sans tante, ni grand-mère, mais avec des gens de la campagne hospitaliers et généreux. Je découvrais tous les jours cette manière de vivre qui est tellement différente de celle que l’on connaît à la ville. Mais pour moi le changement fondamental, c’était l’espace illimité qui nous entourait. D’abord avec mes yeux d’enfant tout me paraissait immense, la maison, le jardin, le lavoir, les arbres fruitiers. Pour aller à l’école, la route me paraissait interminable.

Je fis la connaissance du prêtre de la paroisse, le curé Goin. On m’obligea à assister à la messe tous les dimanches matin et aux vêpres les dimanches après midi. Lorsque l’on entendait, à l’heure de l’angélus, les cloches sonner, c’est que l’on était déjà en retard pour nous rendre à l’église. Il fallait alors se précipiter au village.

J’imitais les villageois dans la vaste église, me levant, m’asseyant ou me mettant à genoux selon les différents instants de la cérémonie. Nous les garçons étions séparés des filles. Installés du coté droit de l’église, dans des stalles en bois lisse et bien ciré, alors que les filles étaient sur le coté gauche de l’allée centrale. J’observais à la fois les gens, mais surtout l’architecture monumentale de cet édifice que je voyais pour la première fois de ma vie. J’étais impressionné par les arcades, les colonnes, la voûte caractéristique de cette église, les vitraux, l’autel, les statues de Jésus sur la croix… Les paroles du curé venaient à mes oreilles comme une mélodie incohérente puisqu’elles étaient dites en latin et que je ne comprenais pas un mot de cette langue morte. Je m’ennuyais à mourir mais je demeurais sagement silencieux et patientais sereinement jusqu’à la fin de ces séances liturgiques obligatoires. Je faisais ainsi mon apprentissage d’enfant résigné, comportement qui me poursuivra inconsciemment toute ma vie. J’appréciais tout particulièrement la fin de la messe suivie de l’autorisation de nous échapper de ce lieu religieux fastidieux. Le jeudi, j’étais dispensé d’aller aux cours de catéchisme, mais, par prudence, Madeleine m’avait enseigné les prières que je récitais consciencieusement tous les soirs avant de me coucher.

Notre père qui êtes aux cieux Que votre nom soit sanctifié ! Que votre règne arrive ! Avais-je déjà une prémonition à penser que mon vrai père était déjà aux cieux et que je lui adressais une prière personnelle?

J’ai du mal à me rappeler si je croyais en Dieu, mais ce qui est certain c’est que j’étais très impressionné par toutes ces manifestations religieuses et je commençais à douter de son existence ou pas. Si Dieu existait pourquoi ne le voyait-on jamais, et, pourquoi seul son fils sur la croix était-il représenté à l’église et à tous les carrefours dans les chemins de campagne?

Je commençais, la nuit, dans mes insomnies à me poser des questions sur mon existence. Pourquoi étais-je venu sur terre ? . Allais-je mourir et aller au ciel ? Allais-je vivre éternellement ? Et dans ce cas, c’était peut être moi le nouveau messie comme Jésus ! Pourquoi pas? Comment savoir ? Ce qui était clair, c’est que j’avais peur du noir. Je voyais dans la pénombre une multitude de formes étranges qui se déplaçaient sur le mur de la chambre et qui m’effrayaient. A force de réfléchir, je finissais par m’endormir sans jamais trouver de réponse à aucune de mes angoisses.

Petit à petit la vie s’organisait et je m’intégrais à la famille des Richard à tel point que je m’appropriais le Père Richard comme s’il était mon vrai grand-père, la mère Lucienne, comme étant ma nouvelle vraie grand-mère, et, je commençais même à être en compétition avec Michel et sa sœur Madeleine, appelée Mado, pour ne pas la confondre avec sa tante, qui étaient leurs vrais petits enfants. C’est dire la jalousie qui me tiraillait lorsque je constatais la moindre différence de comportement du père Richard vis à vis de Michel et de moi.

Le père Richard devait deviner mon stratagème et ressentir une satisfaction intérieure pour l’affection que je lui portais. Car s’il continuait à préférer Michel son petit-fils, il m’accordait toutefois une place privilégiée vis à vis des autres et en particulier de Maxime Szoneck et de Claude Giron.

C’est ainsi qu’il m’enseignait patiemment comment sculpter une branche de noisetier en forme de serpent pour en faire une belle canne de randonnée pour la marche dans les chemins de terre détrempés. Il s’amusa également à me fabriquer un sifflet à l’aide d’une branche de châtaignier ou une pipe dans un marron de marronnier. Lorsqu’il avait à faire, différentes démarches de routine de la vie quotidienne, visite de la caserne des pompiers, réunion sur un futur chantier de maçonnerie, rendez-vous à la boulangerie, etc.. ; il aimait m’emmener avec lui, et il en profitait pour me faire découvrir la nature. Ainsi il me citait avec un certain plaisir, les noms des différents oiseaux en m’expliquant comment les reconnaître. J’appris de cette manière à différencier un moineau d’une hirondelle, un corbeau d’un pigeon, une tourterelle d’une palombe. Chez les insectes, à différencier les abeilles des guêpes, les hannetons des bourdons etc.. Cependant encore aujourd‘hui, je suis resté allergique à vouloir faire la comparaison entre une couleuvre et un serpent, car il faut paraît- il, regarder la forme de leur langue, et je me garde bien de les approcher d‘aussi près pour en faire la distinction. Au détour d’un chemin, le père Richard avec sa belle moustache, sa casquette bien enfoncée, et le sourire aux lèvres, me questionnait pour savoir si je pouvais distinguer, un chêne d’un châtaignier, un hêtre d’un frêne ou un peuplier d’un bouleau ? .

Quand la pluie nous empêchait de sortir, le père Richard aimait à me montrer sur des illustrations la différence qui existait entre un renard et un furet, entre un lièvre et un lapin. Je me demandais comment le Père Richard pouvait reconnaître et retenir autant d’observations de la nature. Aussi avais-je une admiration sans borne pour lui. Au fur et à mesure que le temps s’écoulait je me transformais en un enfant de la campagne. J’étais curieux, avide de nouvelles découvertes parmi toutes les espèces vivantes mobiles ou inertes de notre environnement.

Ce n’est donc pas un hasard, si dans ma vie d’adulte je me suis consacré à la recherche fondamentale et par la suite à la recherche appliquée.

Madeleine était mon Ange gardien. C’est elle qui me réconfortait lors de mes moments de cafard. C’est elle qui venait me voir le soir, lorsque j’étais dans mon lit pour m’embrasser avant l’extinction de la lumière. C’est elle qui m’encourageait à mettre sous l’oreiller mes dents de lait afin que la souris m’apporte le matin une pièce de dix sous, avec un trou au centre. C’est elle qui me réveillait et qui m ‘aidait à me rhabiller en me remettant les vêtements que je devais porter pour aller à l’école. C’est elle qui me défendait lorsque le père Richard élevait la voix et me grondait pour une bêtise que j’avais pu faire. C’est elle qui contrôlait mes cahiers de classe et qui me secourait lorsque je trébuchais en faisant mes devoirs à la maison. Comment dans ces conditions ne pas être jaloux et méfiant de toute personne qui osait s’approcher de madeleine ?

Je me souviens, un dimanche, alors que je jouais avec Madeleine, Jean Courteille son ami vint la chercher et ils partirent tous les deux avec leur bicyclettes et refusèrent de m’emmener alors que moi aussi j’avais un vélo. Je fus pris d’une crise de rivalité incroyable. Je remontais dans ma chambre et me mis à pleurer sur mon lit en me promettant de me venger, mais je ne voyais pas comment je pourrais arriver à mon but. Dépité, j’en déduisais que Madeleine préférait sans doute Jean parce qu’il devait être plus beau que moi, sans me rendre compte que je n’avais que 9 ans et que lui en avait au moins 26 ou 27.

Il n’en demeure pas moins que ma timidité maladive, et le désintérêt de mon aspect physique datent probablement de cette époque. Je ne m’aimais pas et j’avais horreur de me regarder dans un miroir. Pour ajouter à ma détresse j’attrapais un jour, probablement à l’école, des poux et l’on dût me tondre. Aussi Madeleine m’accompagna t’elle chez le coiffeur Jean, qui me rasa complètement la tête.

Vous pouvez imaginer, ce que je ressentis à voir les gens m’observer en silence. Je demeurais muet et renfermé en essayant de m’évader du monde extérieur, qui m‘entourait. L’avantage d’être jeune, c’est que l’on oublie vite les infortunes de la vie même si aujourd’hui les psychologues considèrent que dans notre subconscient on enregistre tout ce qui nous arrive dans notre existence. Je n’ai jamais fait de psychanalyse, mais je me demande si le fait d’écrire ce témoignage de ma vie ne fait pas parti de ce besoin de se livrer à ceux qui me survivront et qui ne connaissent que la partie superficielle de ma personnalité.

J’étais intrigué par les gens très âgés. La grand-mère de Madeleine, Joséphine, la maman de Gustave Richard, habitait une très petite maison en haut de la côte, au lieu dit Le Bossé, en direction de Saint Fraimbault. Elle m’avait pris en sympathie dès mon arrivée. Elle se déplaçait allègrement entre sa maison et celle des Richard mais s’aidait discrètement d’une canne dans sa démarche quotidienne pour nous rendre visite. Elle devait avoir au moins plus de 80 ans.

Un jeudi, où je m’ennuyais, elle me proposa de l’accompagner à la cueillette des orties pour faire une soupe qui, disait-elle nous protègerait, des maladies contagieuses qui se propageaient dans l’école. Le fossé de la ferme qui jouxtait la maison des Richard, était rempli d’orties. La grand-mère Joséphine m’enseigna comment les arracher sans se piquer: il s’agissait de retenir sa respiration au moment de les saisir.

J’avais du mal à la croire, car je pensais que cela relevait plutôt des remèdes de grand-mère que de la culture scientifique, mais après un essai, je dus admettre que Joséphine avait raison.

C’est la raison pour laquelle, j’allais l’a consulter chaque fois que je ramassais des champignons dans le pré voisin de sa maison, afin de savoir s’ils étaient comestibles ou vénéneux. J’ai toujours déploré que les bons champignons soient moins beaux que ceux qui étaient empoisonnés. Je me posais alors des questions métaphysiques, je me demandais même si Dieu n’était pas un peu pervers et provocateur en nous mettant au défi de succomber aux sept péchers capitaux.

Un soir en rentrant de l’école, Madeleine me fit savoir, que je ne pourrais pas dormir dans mon lit ce soir là, car une dame était de passage avec son fils à la maison. Je devais donc dormir chez Joséphine. Ainsi après le souper, nous nous dirigeâmes, Joséphine et moi, dans la pénombre, une lampe à huile à la main, vers sa maison. On tourna en haut de la côte, sur la route dans la direction de Saint Fraimbault, à gauche, en empruntant un petit chemin de terre qui nous mena directement vers cette masure comprenant une seule pièce. Deux grands lits y étaient disposés face à face recouverts chacun d’un édredon, rembourré de plumes d’oies. Il faisait froid dans la chambre, mais sous l’édredon je me réchauffais rapidement, et il n’y a rien de tel que le froid pour s’endormir rapidement. Toutefois Joséphine ne me laissa pas disparaître sous l’édredon et me blottir dans les bras de Morphée, sans avoir récité la prière du soir.

Le lendemain, « chez nous », je rencontrais cette vieille dame, Madame Osinsky, elle s’était installée dans une petite chambre au premier étage, près de l’escalier, et ne souhaitait pas sortir même pour se promener dans le jardin. Elle semblait effrayée. On me demanda, le vendredi soir suivant son arrivée et ceux qui suivirent, d’aller éteindre la lumière dans sa chambre et d’y allumer en remplacement une bougie, car étant très religieuse, elle suivait à la lettre les prescriptions décrites dans le Talmud ou dans la Thora.

Elle avait deux fils qui venaient lui rendre visite de temps en temps. Ils avaient emprunté des faux noms, l’un se faisait appeler Maurice Delmont, l’autre Henri Muller. Henri, qui faisait parti d‘un réseau de résistance, impressionna tous les Richard, lorsqu’il se proposa de travailler comme traducteur à la Kommandantur de Domfront. Il était grand de taille, impassible et d’un courage déroutant. Madame Osinsky grâce aux Richard, a heureusement survécu à la solution finale programmée par le régime Nazi, elle repose aujourd’hui en paix au cimetière de Brunoy. C’est encore Madeleine, qui surveillait notre toilette quotidienne. Il est vrai que par les temps d’hiver, la toilette était réduite à sa plus simple expression. Dois-je rappeler qu’il n’y avait pas d’eau courante dans la maison et que par conséquent on se débarbouillait la figure le matin en la trempant dans une bassine de porcelaine remplie d‘eau à l‘aide d‘un broc et, en se frottant le museau avec les mains. Le grand lavage, lui, se faisait une fois par semaine.

Ce jour là, Madeleine nous plaçait, à chacun notre tour, debout tout nu dans une lessiveuse en zinc et elle nous savonnait du haut en bas, puis nous rinçait à grand jet d’eau, à l’aide d’une bassine. Dès le printemps venu, Madeleine très organisée, comme pour un travail à la chaîne, nous installait dans le lavoir extérieur, situé tout près de la pompe. C’est à cette occasion là que pour la première fois de ma vie, je réalisais que les filles n’étaient pas faites comme les garçons. La petite Mado, la nièce de Madeleine avait deux ans de moins que moi, et je découvrais son jeune corps merveilleux. Je m’étonnais, pourquoi fallait-il que son sexe soit si différent de celui des garçons ? Le mystère de la vie me décontenançait complètement. Au cours de mes insomnies, j’y réfléchissais, en me demandant quel intérêt pouvait avoir Dieu à faire des sexes différents pour les garçons et les filles si non pour les reconnaître. Tout compte fait, je trouvais le sexe des filles plus joli que celui des garçons et regrettais de ne pas être une fille. De plus l’école des filles était plus proche de la maison que ne l’était l’école des garçons située à l’autre bout du village….

A l’occasion de ce bain collectif, l’autre découverte, qui me stupéfia, fut la différence de forme du zizi de Michel, de trois ans notre cadet, en comparaison du mien et de celui de Maxime. Madeleine me signifia qu’il ne fallait pas que je m’en inquiète, que cela n’avait aucune espèce d’importance. Madeleine s’exprima avec une telle désinvolture que je me sentis rassuré sur le moment, mais durant la nuit je m’interrogeais, me demandant, s’il n’y avait pas une relation entre le fait que j’étais juif et que mon sexe était différent de celui de Michel? .

-- Ha! Que la vie me paraissait compliquée ! !

Les autres enfants réfugiés chez les Richard, en excluant Claude, étaient encore plus jeunes que nous, et attiraient peu mon attention. Seul peut être le petit Gérard André, âgé de deux ou trois ans me troublait, car il était assis à table sur le banc entre le père Richard et Lucienne, donc en face de moi et lui, il osait toujours dire, à haute voix, qu’il avait faim. Il tendait le premier son assiette pour se faire servir et répétait naïvement la leçon qu’on lui avait enseignée, sans bien en comprendre le sens.

-- Gérard, comme tout le monde !

Une petite fille de 4 ans, Françoise Tieck, qui nous avait été recommandée par le receveur des postes, Monsieur Thomas, fut également hébergée chez les Richard pendant un certain temps. En revoyant une photo de l’époque, je crois la reconnaître, elle était belle comme une poupée, avec ses cheveux blonds et bouclés.

Pendant tout mon séjour à Passais, je n‘ai jamais reçu de lettres de mes parents. Ma mère était cachée dans la forêt de Villeparisis et c’est ma tante, seule, qui communiquait avec les Richard pour transférer par mandat poste le montant de ma pension. Peu de gens à Passais savait donc que j‘étais juif. Cependant le Receveur des PTT, ( Postes Téléphones et Télégraphes,) Monsieur Thomas devait s‘en douter mais il était tenu par le secret professionnel.

Le Directeur de l‘école Monsieur Graffin, feignait de l‘ignorer mais il avait décidé de m‘appeler seulement par mon prénom Charles, alors qu‘à l‘époque on appelait les élèves par leur nom de famille. Il est vrai que des enfants recueillis par l’assistance publique portaient des prénoms en guise de noms, aussi n‘attachèrent-ils pas d‘importance à mon appellation.. C‘est ainsi que tous mes camarades de classe qui ne me connaissaient que par mon prénom ne me posèrent pas de questions sur mes origines. Lorsque nous nous disputions, pour quelques raisons que ce soit, leur seuls invectives consistaient à clamer.

--Parisiens tête de chiens!

--Parigot tête de veau!

Je ne répondais jamais, et me renfermant dans un silence intérieur, j’attendais que l’orage passe. Je souffrais toutefois de ne pouvoir réagir, considérant que je devais supporter ces brimades en raison de ma situation « d’orphelin « . Albert Cognard me prenait en pitié et devant ma passivité, venait à ma défense en se frottant volontiers aux camarades excités.

Mais ce qu’il y a de bien avec les enfants c’est que leur mémoire est courte et qu’ils ne sont généralement pas rancuniers, aussi, les incidents de la récréation étaient vite oubliés.

Ce qui m’intriguais c’était de voir avec quelle décontraction les enfants de paysans parlaient en patois normand, sans scrupules, alors que moi j’avais du mal à maîtriser mon propre langage. Cependant je m’amusais à mémoriser leur dialecte imagé :

-- Ptet ben qu’oui, ptet ben qu’non !

Auquel répondait un autre petit paysan : -- J’en savons rin!

J’essayais de les imiter, pour leur faire oublier que j’étais un parisien. Déjà ma tenue vestimentaire, ne me différenciait plus de celle des petits paysans des environs. Je ne disposais pour me chausser que d’une paire de sabots de bois remplis de paille, ce qui eut pour effet de durcir la plante de mes pieds. D’ailleurs il m’arrivait lorsque l’on jouait dans les champs, de préférer marcher pieds nus qu’avec mes sabots, car ils m’empêchaient de courir aussi vite que les petits camarades.

C’était également le cas lorsque l’on sautait sur les troncs d’arbres entreposés dans le terrain mitoyen appartenant au père Gouault lequel nous permettait de nous ébattre au cours de jeux de cache - cache. Les troncs d’arbres étaient si longs, si énormes et si nombreux, que l’on pouvait se dissimuler sans aucune difficultés derrière leur masse.

Par ailleurs il nous arrivait de rejoindre un peu plus bas le charron dans sa forge et de se cacher derrière ses charrettes, en réparation. Le père Louis Gruel, était d’une dextérité sans pareil. On aurait dit qu’il avait trois ou quatre bras. Il était capable d’activer l’immense soufflet d’une main, de tenir au bout d’une pince le bandage chauffé au fer rouge de la roue d’une carriole de l’autre, et de frapper à grand coup de marteaux sur l’enclume avec la « troisième! » Puis avec une deuxième pince, il empoignait le bandage de la roue et se précipitait pour le tremper dans l’eau froide du bassin situé derrière la forge, pour durcir le fer disait-il, afin de permettre à la roue de supporter les aspérités de la route.

Quand arrivait l’heure d’aller chercher le lait, chez le père Bigot, le voisin d’en face, je me précipitais pour retrouver la mère Lucienne, car ni Michel, ni Maxime ne souhaitaient interrompre leurs jeux de cache- cache. Il me semble aujourd’hui que je devais aimer rendre service, avec peut être l’arrière pensé de me faire valoir?

… Le jeudi, lorsque l’on me demandait d’aller chercher du pain, parce que, la miche à pain était vide, j’en profitais pour flâner derrière l’église, et aller voir le Maréchal Ferrand, Victor Maillard. J’observais avec fascination la façon dont il formait les fers à cheval, brûlants, qu’il posait à peine refroidis sous les sabots des chevaux parqués patiemment devant la forge.

En hiver, la chambre n’était pas chauffée, donc le lit était glacial, mais Madeleine, mon ange gardien le savait. Elle préparait des braises qu’elle tirait de la cheminée, pour remplir la bassinoire en cuivre rouge et bassinait ensuite les draps de mon lit, avant de m’embrasser et de me souhaiter bonne nuit. Je fermais les yeux en revoyant toutes les activités de la journée.

A l’école de Passais

Il y avait à Passais la Conception deux écoles, une de garçons et une de filles. L’école de garçons se trouvait au bout du village, sur la route de Mantilly, elle comprenait deux classes. La grande classe était dirigée par le directeur, Monsieur Graffin et la petite par une institutrice qui n’était autre que la femme du directeur Madame Graffin. Je me suis ainsi retrouvé dans celle du Directeur de l’école de garçons, à mon arrivée à l’automne de 1942. Car à l’époque les enfants intégraient l’école à l’âge de cinq ans et moi j’avais déjà trois années de scolarité à Paris. La classe était divisée en trois divisions, en fait en trois rangées.

Je ne sais pas par quel hasard, je me suis retrouvé au premier rang, de la première division en face du bureau du maître. L’instituteur s’occupait de chacune des trois divisions à tour de rôle.

Les petits camarades qui venaient des fermes au-delà de la maison des Richard, nous prenaient au passage, c’est à dire Claude Giron, Maxime Szoneck et moi. Je m’étais lié d’amitié, en particulier avec un des garçons de ma classe, Albert Cognard, et nous nous dirigions ensemble vers notre école. Il n’y avait pas de circulation automobile à l’époque sur la route qui menait au village. Seuls des vélos nous dépassaient parfois lorsque nous marchions toute la bande d’enfants sur le coté droit de la chaussée, délimitée par des fossés remplis d’eau, car il n’y avait alors pas de trottoir.

En arrivant à la hauteur de l’école des filles, celles-ci y entraient et nous les garçons nous poursuivions notre chemin, chacun de notre coté, pour rejoindre le préau de notre école.

Les toilettes à la turc se situaient au fond de la cour de récréation, et nous les utilisions dès que nous arrivions à l’école. Les cours ne commençaient qu’à huit heures et demi, aussi nous nous amusions dans la cour de récréation en attendant la sonnerie nous indiquant qu’il fallait se mettre en rang avant de regagner notre classe.

On devait prendre ses précautions avant de rejoindre la classe, et donc aller faire ses besoins dans les cabinets situés sous le préau au fond de la cour de récréation. Si par malheur, on avait oublié, et que l’envie nous prenait pendant le cours, il fallait se retenir, en se tordant, et attendre la sonnerie de la récréation pour se précipiter vers la sortie pendant que les petits camarades riaient à gorge déployée.

J’étais paraît-il, un très bon élève. Sérieux, sage, attentif et réservé. Les jeux brutaux dans la cour de récréation n’étaient pas mon passe temps favori. Mon seul plaisir était de jouer aux billes où paraît-il j’étais très habile! . Pourtant je participais à d’autres jeux. J’aimais exercer mon habilité aux osselets ou, dès que le père Richard m’eut offert un canif, à la pichenette..

Sur le chemin de retour, ma mission consistait souvent d’aller prendre à la boulangerie au centre du village un pain de douze livres ou de six livres, que la boulangère pesait devant moi. La plupart du temps, il lui arrivait d’ajouter une tranche très fine de pain que l’on nommait la pesée. La boulangère notait sur un cahier d’écolier que j’avais pris ce jour, un pain de 12 livres, et comme je portais ce long pain devant et contre mon corps, au point de ne plus voir, elle me coinçait la pesée entre le pain et mon visage. Je marchais donc un peu à l’aveuglette en reniflant l’odeur merveilleuse de ce pain frais durant le temps qu’il me fallait pour rejoindre, de la boulangerie à la maison des Richard, soit environ plus de 500 mètres.

En arrivant à la maison, la mère Richard me déchargeait de ce fardeau et rangeait immédiatement le pain dans la grande miche à pain en bois, car il fallait attendre que le pain soit un peu rassis, avant de le consommer, sinon on aurait eu tendance à vouloir trop en manger. J’avais droit en remerciement à une pièce de dix sous percés pour n’avoir pas oublié de prendre’ le pain et d’avoir accompli ma mission sans m’être attardé à jouer sur le chemin de retour avec les petits camarades.

Malheureusement il arrivait parfois que la boulangère constatait que le pain de douze livres faisait le bon poids et dans ces conditions elle ne me rajoutait pas de pesée. Quand je remettais le pain à la Mère Lucienne, elle me regardait avec un air suspicieux, et un sourire narquois, et j’étais privé des dix sous argentés, mais j‘avais tout de même droit à un remerciement chaleureux. J’étais triste de constater que la confiance n’était pas totale mais résigné car je réalisais au fond de moi-même que le geste de la Mère Lucienne était un acte de gentillesse, qui n’était en rien obligatoire, et que j’étais bien heureux qu‘elle ne me fit aucun reproche.

A table, le Père Richard, sur le dos du pain de la veille et avant de l’entamer, faisait le signe de croix avec son couteau, puis il distribuait une tranche de pain à chacun d’entre nous. Si par hasard le repas comportait des plats avec de la bonne sauce, il arrivait qu’ayant oublié d’économiser notre pain et que l’on en désire une autre tranche, il fallait alors que l’on lève la main, car les enfants n’avaient pas le droit de parler à table, sauf si le Père Richard l’autorisait. De plus il fallait bien penser à ne pas mettre ses coudes sur la table, sinon nous avions droit à une remontrance devant tout le monde.

Lorsque la parole nous était donnée, on pouvait réclamer une tartine supplémentaire que seul le Père Richard était habilité à trancher dans le pain de douze livres avec son grand couteau personnel.

Nous étions assis sur les deux bancs placés de chaque coté de cette grande table rectangulaire qui encombrait presque toute la pièce. Le Père Richard était assis au milieu de la table, le dos face à la cheminée alors que moi j’étais assis sur l’autre banc face à lui. Je ne le quittais pas des yeux, observant ses moindres fait et gestes. J’étais fasciné par ses moustaches grisonnantes qui recouvraient toute sa bouche et par sa chienne, Fidèle, un petit ratier blanc et beige, qu’il gardait sur ses genoux et qu’il nourrissait de temps en temps en se privant d’un morceau de viande ou d’un bout de fromage qu’il soustrayait de son assiette.

Si pendant toute cette période de la guerre, la nourriture était rationnée, je dois reconnaître que je n’ai jamais vu de tickets d’alimentation pendant toute la période de mon séjour à Passais, sauf paraît-il pour les tickets de sucre. Et si on ne quittait jamais la table avec la faim au ventre, on ne pouvait pas dire que l‘on avait trop mangé. Les Richard nous ont épargnés tous les soucis que les grandes personnes devaient avoir alors et je les en remercie infiniment encore aujourd’hui. Nous avons vécu une enfance insouciante, même si je réalisais souvent et particulièrement la nuit que j’étais probablement maintenant orphelin et que mon avenir était bien incertain.

Je n’avais aucun projet d’avenir, chaque jour suffisait à ma peine. La semaine se déroulait de façon automatique, lundi mardi mercredi école, les soirées ramassage de l’herbe pour les lapins, jeudi cours de catéchisme dont j’étais dispensé, mais je m’occupais de travaux dans le jardin. Selon les saisons ramasser les haricots verts ou les petits pois. Ou encore monter dans le cerisier pour y cueillir les cerises. Planter les pommes de terre à la bonne période et leur enlever des doryphores dès qu’ils apparaissaient. Semer les graines de salade dans le semis ou de radis dans les rainures tracées au cordon ou couper une salade dans le potager quand la mère Lucienne le demandait.

Pour me prouver que j’étais un peu son favori le Père Richard m’avait offert un canif qui se pliait et que j’utilisais pour sculpter des serpents sur mes cannes de marche ou pour jouer à la pichenette pendant la récréation à l’école. Je m’en servais également dans le jardin pour couper les feuilles de rhubarbe, que je n‘arrivais pas à arracher. En classe, pendant la récréation, j’étais fier de montrer à tous mes camarades, le canif que m‘avait donné le Père Richard. Car je ne brillais pas par mes exploits physiques. Je ne cherchais pas la bagarre, et m’éloignais toujours du groupe de garçons qui se querellaient pour quelque raison la plus futile que ce soit . Aussi vous ne pouvez pas imaginer combien ce couteau me donnait de l’importance et du respect de la part de mes copains.

Je découvrais avec curiosité la mystérieuse culture des asperges. J’avais du mal à comprendre comment elles pouvaient pousser dans la terre, sans jamais voir la lumière du soleil. Je me consolais cependant des mystères de la nature, en me rappelant que les champignons de Paris, se cultivaient dans des carrières souterraines sans jamais avoir accès à la lumière du jour, et qu’après tout il fallait mieux observer les phénomènes, que vouloir les expliquer. J’acceptais à titre provisoire cette démarche d‘esprit, mais me jurant bien dans mon fort intérieur, qu’un jour je décrypterais tous ces comportements illogiques de la nature, que j’observais, par ignorance, mais que je participerais à comprendre alors les lois de la physique qui régissaient le monde.

Un autre de mes privilèges consistait à aller chercher à la cave notre boisson quotidienne, du cidre que je tirais directement du tonneau dans un pichet, et que je remplissais soigneusement sans en renverser une seule goutte sur le sol en terre battue. Je me plaçais toujours, comme convenu au premier rang de ma rangée. L’instituteur, la première année scolaire 42-43 m’avait placé dans la première division, donc dans la rangée de droite. J’écoutais très attentivement le Maître et effectuais tous les devoirs qu’il nous donnait à faire.

Je me souviens que l’on commençait la classe le matin par une demi-heure d’instruction civique qui retenait toute mon attention. Dès que la sonnerie retentissait, on se mettait en rang, en gardant une certaine distance avec le garçon de devant en tendant la main droite sur son épaule, pour obtenir un espacement régulier.

Puis une fois arrivé en classe, debout à notre place, devant notre pupitre, nous attendions en silence l’autorisation de nous asseoir. Puis nous retirions de notre cartable le cahier du jour et le plumier à deux étages où se trouvaient les crayons, la gomme, et le porte-plume avec sa plume du sergent major, que l’on trempait dans l’encrier en porcelaine blanche, rempli d’encre noire. Heureusement que l’on disposait d’un buvard rose que l’on utilisait à tout bout de champ, car on aurait fait des taches en permanence sur les pages blanches et quadrillées du cahier. On serrait de toutes nos forces le porte-plume entre le pouce, l’index et le majeur de la main droite, bien sûr, car il était interdit d’utiliser la main gauche pour écrire. Cette interdiction ne me gênait pas, mais je ne comprenais pas l’insistance du maître à rappeler cette règle pour écrire. A croire qu’il y avait des enfants qui n’étaient pas normaux.

Comme on dit j’étais sage comme une image et mon carnet de classe indiquait 10 sur 10 en conduite ! Je ne plaisante pas, à l’époque, on nous distribuait des images, lorsque le Maître, à la fin de la semaine considérait que l’on avait eu un comportement exemplaire en conduite, ce qui correspondait à des bons points. J’étais fier alors de montrer à Madeleine mon cahier de correspondance, et j’en profitais pour lui demander un coup de main pour effectuer les devoirs que l’on devait remettre le lendemain. J’allais rejoindre Madeleine dans sa chambre au rez de chaussée, où elle était affairée devant sa machine à coudre et je lui parlais de mes difficultés en français. Je n’avais pas de problème en calcul, ni en histoire et encore moins en géographie, mais en dicté et grammaire c’était la bérézina car je ne trouvais aucune logique à l’orthographe et à la conjugaison des verbes réguliers ou irréguliers.

Je n’arrivais pas à saisir la différence entre les formes des verbes actifs et passifs, les verbes pronominal, impersonnels, et défectifs. Pour moi, les passés simples ou, passés composés, s’embrouillaient avec les imparfaits les subjonctifs, le conditionnel, l’infinitif, le participe présent, l’adjectif verbal et gérondif.

Quant à savoir, s’il fallait mettre une consonne simple ou une double, dans certain mots, je crois que même aujourd’hui je dois faire appel au dictionnaire pour vérification. C’est ainsi que dans les rédactions, je ne m’exprimais jamais, comme je l’aurais souhaité, car à l’époque nous n’avions pas de dictionnaire, et j’avais la hantise de faire des fautes d’orthographe aussi j’utilisais des mots sans risques qui malheureusement bien souvent détournaient ma pensée. C’est seulement à l’âge de 13 ans que j’ai reçu mon premier dictionnaire Larousse que j’ai conservé jusqu’à ce jour. Mes enfants m’en ont offert un autre plus gros pour mes quarante ans avec en première page de délicieuses dédicaces pleines de fautes, qui me font sourirent à chaque fois que je fait usage de mon Quillet Flamarion.

En passant devant l’école des filles on pouvait les voir jouer dans la cour de récréation à la marelle en sautillant à cloche pied dans les différentes cases marquées sur le sol à la craie blanche, en espérant atteindre le ciel sans encombres. D’autres jouaient avec la corde à sauter en riant à pleine gorge. Le brouhaha qui montait de cette cour nous interloquait. On les attendait, lorsque nous étions sortis en avance de l’école pour rejoindre nos maisons respectives. Les garçons les plus courageux, se chamaillaient avec les filles en marchant sur la chaussée. Mais moi je me tenais à l’écart en observant et jalousant les initiatives des petits camarades. Ma timidité maladive, m’a poursuivi jusqu’à mon adolescence et c’est avec attendrissement que je pense à l’enfant de huit ans que j’étais ! .

Ce que j’aimais chez Michel, c’était ses élucubrations, son imagination, son audace et comme il jouissait de toute impunité de la part du Père Richard qui lui pardonnait pratiquement tous ses débordements, j‘en profitais aussi. Un autre avantage à fréquenter Michel, était d’avoir un peu plus d’influence sur lui que sur Claude, puisque j’étais son aîné, et je me rendais compte que je pouvais prendre avec lui des initiatives sans risque de réprimandes du Grand-père.

Il y avait dans le garage une voiture Ford bleue décapotable montée sur cales, elle qui devait dater des années 1920. Je rêvais la nuit de traverser la France et grâce à elle d’aller voir mes parents. Mais, le garage était fermé et la clef se trouvait près de la cheminée de la grande pièce principale. Je proposais à Michel d’aller jouer dans la voiture. Aussitôt il acquiesça avec enthousiasme et prit l’initiative de s’en procurer la clef puis nous nous installâmes dans le bel engin.

Je prenais place au volant, lui à mon coté, nous imaginions parcourir les routes de la campagne environnante. Michel imitait le bruit du moteur pendant que moi je manœuvrais le volant et simulais le bruit des pneus dans les virages très serrés des routes que nous empruntions. On utilisait le Klaxon à poire pour annoncer notre présence lorsqu’on franchissait un carrefour et moi je manipulais les deux manettes sous le volant pour régler le mélange air -essence ou augmenter la vitesse en augmentant l’arrivée du carburant. On pouvait passer des heures entières tous les deux à voyager comme cela à travers la France, sans jamais nous ennuyer.

Une autre occupation originale, fut notre initiation à la cigarette ! Le père Richard cultivait au fond du potager, près des plants de rhubarbes, des feuilles de tabac qui de loin pouvaient se confondre avec elles, par leur taille et leur aspect. . Le père Richard prenait un grand soin à les cueillir avec leur queue sans les froisser et il les faisait sécher en les pendant à une ficelle sous le toit du garage au-dessus de la voiture. Les feuilles de rhubarbes, elles, finissaient en confiture…

On eu l’idée d’imiter le Grand-père en nous confectionnant des cigarettes pour devenir instantanément des adultes à part entière. Pour cela nous décrochâmes une feuille bien sèche que l’on broya consciencieusement avec les paumes de nos petites mains puis ne disposant pas du papier maïs qu’utilisait le père pour rouler ses cigarettes, nous le remplaçâmes par du papier journal. Michel, prenant son courage à pleine main se rendit à la cuisine pour y prendre la boite d’allumettes, mais cette première expérience se termina en queue de poissons car en essayant de fumer cette cigarette nous manquâmes de nous étouffer dans une quinte de toux à mourir. Michel et moi, après avoir mis en doute le plaisir de fumer des cigarettes du père, nous nous jurâmes que nous n’entreprendrions plus des comportements d’adultes sans un minimum d’initiation de leur part.

Devant notre absence prolongée la mère Lucienne s’inquiéta de ne pas nous voir jouer dans le jardin et lorsqu’elle nous retrouva, elle nous conseilla de trouver d’autres activités avant que le Grand-père s’aperçoive de notre intrusion dans le garage.

Sur le chemin de l’école, avant l’entré du village, on traverse un pont étroit sur une petite rivière, la Pisse qui permet aux femmes du pays de se rendre au lavoir. Je m’attardais parfois en revenant de l’école à regarder et à écouter cette eau transparente couler en douce cascade et dont ce bruit mélodieux me faisait rêver. Je proposais à Michel d’aller pêcher au bord de la rivière.

Il trouva l’idée géniale et se mit en quatre pour fabriquer deux cannes à pêche, à partir de roseaux coupés au fond du jardin. . Le Grand-père nous procura des hameçons et Michel alla chercher dans le potager des vers de terre, qu’il mit dans une vielle boite de conserve. Nous voilà partis tous deux pour cette nouvelle aventure. Nous nous installâmes d’abord au bord de l’eau, dans le lavoir. Mais les femmes du village, les lavandières de Passais, perturbèrent notre pêche en frappant énergiquement avec leurs battoirs sur leur linge. Elles étaient accroupies au bord de l’eau sur de larges et grosses pierres jouant le rôle de margelle. Bien vite on se rendit compte que la rivière n’était pas assez profonde à cet endroit, pour qu’il y aient des poissons et de toute façon nous gênions les lavandières.

Alors on se mit à marcher au bord de la rivière en nous arrêtant de temps en temps pour voir si les poissons voulaient bien mordre à nos hameçons. L’expérience nous enseigna rapidement que les poissons nous surveillaient et qu’ils arrivaient à décrocher les vers de terre sans se faire prendre. Nous décidâmes donc de nous cacher le long de la berge et de ne plus parler qu’à voix basse. Je ne sais si c’est la chance ou la technique, mais c’est Michel qui attrapa le premier poisson. Ce fut un cri de joie qui sortit en même temps de nos deux poitrines. Le pauvre petit bougre gigotait au bout de la ligne et ses reflets argentés décuplaient sa taille.

Quand on détachât du crochet de l’hameçon ce petit able, nous fûmes un peu déçus car nous nous rendîmes compte qu’il était minuscule et qu’il ressemblait plus à une sardine qu’à un vrai poisson répertorié dans les livres de l’école. Michel qui avait l’art de prendre des initiatives, décida de poursuivre la randonnée le long de la Pisse en prétextant que plus on avançait vers l’aval, plus la rivière enflait et plus les poissons devaient grossir également.

C’est ainsi qu’à force de marcher nous atteignîmes le manoir de la Guérinière, et là c’est moi qui inquiet, décida de rentrer avec notre maigre collecte. En arrivant à la maison la mère Lucienne ne put s’empêcher d’éclater de rire en voyant la dizaine de poissons minuscules que nous avions pêchés. Elle décida pour nous faire plaisir d’en faire une friture pour personnes déjà bien rassasiées.. .

Il n’en demeure pas moins que nous étions fiers de notre prise mais conscients de la difficulté et de la patience nécessaire pour réussir une bonne pêche nous décidâmes d’un commun accord de ne pas renouveler cette expérience, par nous-mêmes.

Mon vélo

Un jour en rentrant de l’école, quel ne fut pas ma surprise en retrouvant ma tante qui m’attendait à la maison, auprès de Madeleine. J’avais fini par m’habituer à l’idée que toute ma famille m’avait abandonné puisque après avoir vu disparaître mon père on m’avait séparé de ma mère et de ma petite sœur, ainsi que de ma tante et de ma grand-mère, je serais donc contraint à vivre dans cette nouvelle famille pour le reste de mon existence.

L’apparition de ma tante ressemblait à un mirage, et son retour sur terre, me donna soudain l’espoir que le cauchemar pouvait prendre fin, et que j’avais à nouveau le droit de faire appel à mes souvenirs. Les larmes aux yeux, ma « tata » Paulette m’expliqua qu’elle était venue me voir pour m’apporter le vélo que mon père m’avait offert avant son arrestation pour Drancy. Elle essaya de m’expliquer que ma mère était cachée, avec ma sœur, dans une cabane au milieu d’une forêt, qu’elle ne m’avait pas abandonnée, qu’il lui était impossible de communiquer avec moi, mais, qu’elle m’aimait toujours aussi fort.

Elle ajouta qu’il fallait que je continue à obéir aux Richard, et que, dès que la guerre serait terminée, ma mère reviendrait me chercher. Au fur et à mesure que ma tante me parlait je me rendais compte que les visages de mon père, de ma mère, de ma sœur, s’estompaient dans un flou artistique nuageux où il était difficile de distinguer les contours et les signes distinctifs de leurs visages. Seules leurs personnalités restaient enracinées dans ma mémoire.

Ma tante me raconta son voyage en train pour venir me voir à Passais la Conception. Elle avait pris le risque d’ôter son étoile Juive, car les juifs n’avaient pas le droit de voyager sans autorisation. Elle ne se sentait pas le courage de recommencer cette aventure, la peur la tenaillait au ventre à chaque contrôle des soldats allemands dans le train et à la gare de correspondance, à Flers. Il faudrait donc que je patiente et attende la fin de la guerre pour retrouver mes parents. Elle resta une seule nuit à Passais et le lendemain quand nous nous quittâmes, ainsi qu’un enfant gâté qui veut se faire plaindre, je lui répétais que, tout le monde était gentil avec moi lorsqu’elle était là. Cette fois ci cela la fit sourire, car, des images d’avant la guerre lui vinrent à l’esprit. Son départ me replongea dans le train train quotidien avec la grande différence, que, maintenant tout le monde me jalousait mon vélo bleu.

Du coup, on me donna aussitôt de nouvelles responsabilités, en particulier celle d’aller, au retour de l’école, chercher la crème ou le petit lait de baratte, que la fermière versait dans le pot à lait en aluminium que j’accrochais au guidon. Une partie du chemin se faisait sur la route de Saint Fraimbault, puis, il fallait emprunter une piste sinueuse à travers bois pour rejoindre la cour de la ferme et l‘étable où m’attendait Madame Rigoin, tout près des vaches qu’elle trayait.

Un jour d’ailleurs, devant ma curiosité, elle me proposa de faire un essai et de traire moi-même une gentille vache rougeaude et docile qui se laissa faire et j’en tira une impression de fierté. Un autre fois j’arrivais en avance et la fermière était en train de tourner une manivelle d’une grosse machine, en bois, en forme de petit tonneau. Devant mon air ahuri, elle m’expliqua qu’elle mélangeait longuement de la crème dans une baratte et que c’était comme cela que l’on faisait du beurre. J’étais tout fier au retour de raconter à mes copains la découverte que j’avais faite.

En hiver les journées étaient plus courtes et la nuit tombait précocement. Je traversais le petit bois dans la pénombre. J’entendais toutes sortes de bruits, d’animaux, de craquement de branches et j’accélérais de toutes mes forces sur mon petit vélo pour rejoindre la route le plus rapidement possible. Je ne voulais pas reconnaître que j’avais peur, mais en vérité, je ne la « ramenais » pas vraiment. Je finissais par connaître par cœur chaque détail du trajet, chaque virage, chaque arbre rencontré au détour du chemin dans le sous bois. Parfois un oiseau s’envolait devant moi en faisant un raffut épouvantable, une autre fois c’était un bruit insolite, que je ne pouvais définir ou discerner ce qui m’encourageait à accélérer mon allure en décuplant mes forces pour vite me retrouver sur la route de Passais, où là, je me sentais plus en sécurité.

Le petit pot de lait en aluminium argenté, accroché au guidon, se balançait tout au long du voyage. Arrivé à la maison, je rangeais consciencieusement mon vélo contre le mur de la cour, et, tout joyeux, je me précipitais en apportant mon pot de lait à la mère Lucienne qui m’accueillait en héros comme si j’avais réussi une mission extraordinaire. Elle me remerciait alors avec son sourire si réconfortant et apaisant.

Mon vélo n’avait pas de dynamo, donc, le père Richard décida de m’en installer une pour que je puisse continuer à aller chercher la crème tous les soirs d’hiver à la lumière de mon éclairage. Toutefois, en raison du couvre feu institué par les Allemands, le père Gustave en limita la luminosité en collant sur l’objectif de la lampe un cache, percé d’une fente horizontale. Ainsi les avions anglais ne pouvaient pas me détecter ! Mais surtout cela m’évitait des remontrances des patrouilles allemandes qui circulaient entre Saint Fraimbault et Passais et qui auraient pu m‘apercevoir.

Ce vélo m’apporta une promotion parmi l’équipe des huit enfants réunis chez les Richard. Je voyais bien que le père Richard, qui possédait lui-même un vélo à guidon de course, me considéra dès lors comme faisant partie du premier cercle des membres de la Famille. J’eus droit à des faveurs personnelles. C’est ainsi qu’il m’emmena au Moulin de la Planche, sur la route de Saint Mars, et, sous le sceau du secret, m’expliqua que les sacs de blé entreposés dans une remise du moulin nous appartenaient. Cela nous permettait d’obtenir de la farine que le Boulanger du village utilisait pour fabriquer le pain que nous mangions. Et le blé d’où venait-il ? Des fermiers des alentours, en échange des travaux de maçonnerie que le père Richard réalisait.

Une autre fois il décida de me montrer comment on attrapait des écrevisses. Ce fut une expédition mémorable avec des cages spéciales que l’on fixa sur les portes bagages des vélos après y avoir rangé des casses croûtes pour la journée.

Nous partîmes tous les deux, et je n’avais aucun scrupule à être privilégié, car je prenais ma revanche sur Michel, qui, je le savais, était le garçon préféré du Père Richard. Il lui passait tous ses caprices et lui pardonnait toutes ses bêtises. Lorsque nous étions tous les deux, j’oubliais tous mes soucis. Une fois arrivés, au gué des Forges, on mettait un hareng ou un bout de lard dans la cage, appelée une balance, pour attirer les écrevisses. Chaussé de grandes bottes qui lui montaient au-dessus des genoux, le Père Gustave allait alors placer les paniers au milieu de la rivière. Il suffisait ensuite d’attendre que les écrevisses se fassent prendre au piège.

Allongés sur l’herbe, grignotant nos tranches de pain avec des rondelles de saucisson, et dans l’espoir que la pêche serait fructueuse, le père Gustave me parlait très gentiment, et, moi j’écoutais de toute mon âme. Il me taquinait en me désignant les arbres autour de nous et m’interrogeait pour savoir si je reconnaissais maintenant les chênes, les châtaigniers, les noisetiers, les marronniers, les bouleaux, les frênes, les hêtres, les pommiers, les poiriers, les cerisiers…etc.. Quand je me trompais, il me corrigeait et m’expliquait patiemment comment les reconnaître par la forme des feuilles, ou, par la couleur de l‘écorce. J’étais en admiration devant son érudition, impressionné par la complexité de la nature et l’abondance de toute cette végétation? .

Dans le potager j’aidais avec plaisir à planter les haricots dans chaque alvéole ou, les pommes de terre. J’étais émerveillé de voir comment la nature se comportait pour faire pousser hors de terre tous ces légumes. Moi, qui n’était pas croyant, je commençais à me poser des questions sur l’existence de Dieu, car cette nature me semblait faire partie d’un miracle sur terre. Pourtant il y ’avait des aspects qui ne me plaisaient qu’à moitié. Pourquoi fallait-il mettre du fumier dans le potager sous les graines pour que les légumes se développent si bien?

Chacun avait son rôle dans l’entretien du jardin. C’est le père qui retournait la terre avec sa bêche et puis qui ensemençait. C’est la mère Lucienne qui récoltait les légumes et moi j’adorais aider à ramasser les carottes, les petits pois, les haricots verts ou les laitues. J’étais curieux de tout et j’enregistrais tous les détails de la vie à la campagne.

A l’époque de la cueillette des cerises, Le père Richard nous confia la responsabilité de monter dans le grand cerisier du jardin et de cueillir les cerises délicieuses, dénommées cœur de pigeon. Nous avions Claude Giron et moi chacun un panier à salade pour les ramasser, mais, je voyais bien que Claude en mettait autant dans sa bouche que dans le cueilloir et crachait les noyaux sans scrupules. Je me décidais donc à l’imiter. Mais Le père Richard, qui me surveillait par peur que je tombe ou que je fasse des imprudences en m’éloignant sur les branches fragiles du cerisier bien au-delà du tronc, me surprit en me voyant mettre une cerise dans ma bouche, il s’écria : -- Charles, tu te prends pour une pie pour voler les cerises?

J’arrêtais immédiatement, honteux de m’être fait attraper, et ne comprenant pas pourquoi c’était toujours moi qui me faisait surprendre.

La mère Lucienne était toujours debout, soit dans la cuisine, soit dans le jardin. Elle était déjà là, quand nous nous levions le matin pour prendre le petit déjeuner avant de partir à l’école, elle était encore là quand nous montions le soir nous coucher après le souper du soir. C’est la Mère Lucienne qui préparait tous les repas et qui s’occupait de maintenir le feu dans la cheminée en y ajoutant de grosses bûches au fur et à mesure que le besoin s‘en faisait sentir. J’étais fasciné devant les flammes qui virevoltaient en dessinant des formes les plus étranges. Le curé de la paroisse, qui nous avait menacés de l’enfer au cas ou nous ne serions pas sages, me projetait au travers de ces flammes d’où mon regard ne pouvait se distraire mais qui me laissaient dans un état de méditation. Il faut croire qu’un psychiatre pourrait expliquer pourquoi j’ai toujours désiré une cheminée dans les différents logements que j’ai habités au cours de ma vie.

Nous avions dans le poulailler des poules, ce qui nous permettait de manger de temps en temps un œuf à la coque. Nous avions également des lapins dans des cages rassemblées au milieu du jardin. Je devais, avec Claude Giron, aller, le long de le route, couper de l’herbe pour les lapins. Comme Claude était plus âgé que moi, c’est lui qui commandait et il se vengeait de ne pas avoir de vélo en m’obligeant à ramasser de l’herbe sur les bas côté de la route pendant que, lui, sculptait un serpent sur sa canne. En manipulant un petit fouet il imitait même le comportement des seigneurs menaçant leurs esclaves. Madeleine s’était aperçue un jour de son comportement, et, en nous rejoignant sur la route, elle avait pris ma défense, ce qui n’avait pas arrangé les relations entre nous.

Un dimanche matin en revenant de la messe, près de la maison, je vis Lucienne en train de préparer un lapin qu’elle venait de tuer pour le repas de midi. Elle l’avait suspendu à un crochet par les pattes de derrière. Elle lui avait crevé un œil et elle avait commencé à recueillir le sang qui coulait à grand jet dans un bol. Puis d’une main énergique, avec une dextérité incroyable, elle le dépouilla séparant la fourrure du lapin de son corps qui apparut tout rouge à ma vue et tout luisant. Je demeurais tétanisé et devant mon air ahuri, la mère m’interpella brutalement.

-- Qu’est ce qui t’arrive ?

Je lui fis remarquer que c‘était « mon » lapin qu‘elle avait tué ! Elle me répondit sans même, interrompre sa besogne.

-- Si tu veux manger du lapin il faut bien les tuer.

Je restais sans voix, mais, elle avait tué « mon » lapin blanc, celui que j’avais vu grandir et nourri, avec de l’herbe que j’avais moi-même ramassée dans le fossé au bord de la route, et des carottes du jardin. J’ai honte d’avouer aujourd’hui que j’avais tellement faim à l’époque que je mangeais le petit morceau de lapin que l’on me servit accompagné de topinambours et de rutabagas comme légumes et d’une seule tranche de pain, sans m’apercevoir que je ne reverrai plus jamais dans le clapier mon ami le lapin blanc aux yeux rouges. Je quittais la table après le repas à peine rassasié. On avait partagé un lapin à 11 personnes et assurément j’aurais bien accepté un peu de rab s’il y en avait eu …

Un matin, je me réveillais tout fiévreux. Madeleine vint me voir pour me prendre la température. Elle me dispensa d’aller ce jour là à l’école et me donna une cueillere de sirop. Le médecin passa dans la journée et me trouva couché au lit. Il me fit asseoir, posa un linge blanc sur ma poitrine, écouta avec son oreille différentes parties de mon thorax, me fit tousser, puis après avoir rempli une ordonnance, recommanda de me faire des cataplasmes et une séance de ventouses. Madeleine était près de moi et me rassura en me disant que ce n’était pas grave. Elle me tint la main et à cet instant je me rendis compte qu’elle était ma planche de salut. Elle remplaçait ma mère, mon père, ma grand-mère, ma tante et toute la famille dont je n’avais plus de nouvelles.

J’eu droit à une seule séance de pose de ventouses. C’est une expérience que les nouvelles générations n’ont pas connue, mais, qui mérite d’être décrite car pour l’enfant que j’étais alors cela ressemblait à une liturgie digne du rite diabolique. J’étais allongé sur le lit, à plat ventre, torse nu, la tête sur l’oreiller et légèrement de coté. J’observais toute la scène. Madeleine tenait d’une main une petite torche enflammée et de l’autre une des nombreuses ventouses, sorte d’ampoule de verre, posées sur un tabouret près du lit. Elle enfilait la torche dans la ventouse pour y faire le vide et me la plaçait immédiatement sur le dos. Je sentais alors ma peau aspirée sous cette cloche de verre et le poids sur mon dos peser davantage au fur et à mesure que le nombre de ventouses appliquées augmentait. La congestion superficielle, paraît-il, extrayait tout le mal qui se trouvait dans mon corps. J’en demeurais malgré tout assez effrayé, quoique n’ayant pas eu à souffrir de cette pratique.

J’eu droit aussi, à quelques séances de pose de cataplasme, qui elles ne me faisaient pas peur du tout. Il s’agissait d’une bouillie de farine de moutarde chauffée, maintenue dans un linge et posée sur la poitrine. L’odeur était très caractéristique, je pourrais la reconnaître encore aujourd’hui. Cette méthode était très efficace. Au bout d’une semaine j’étais de nouveau sur pied et ma courte maladie me procura quelques faveurs alimentaires.

Pendant une semaine, tous les matins, à jeun, on me donna un œuf frais à gober. On m‘expliqua comment procéder. Avec une épingle on perçait un petit trou d’un coté de la coquille et de l’autre coté, on faisait la même chose, puis, prenant l’œuf près de la bouche on aspirait un grand coup et tout disparaissait dans le gosier. C’était amusant car si les trous de l’épingle étaient relativement petits on se retrouvait avec la coquille de l’œuf intacte mais vidée de son contenu. On jouait à remettre l’œuf ainsi vidé dans la corbeille à œufs et l’on faisait semblant de s’étonner en découvrant qu’il y avait des œufs sans rien dedans.

Il est intéressant de reconnaître que les remèdes de grand-mère se transmettent de génération en génération sans que l’on en prenne vraiment conscience et que ce que l’on désigne souvent par les us et coutumes n’est rien d’autre que les pratiques d’un peuple qui a accumulé, au cours de son histoire, des expériences plus ou moins heureuses, et établit des modes d’alimentation et de soins pour la vie quotidienne des gens.

Enfin pour la petite histoire, c’est la seule fois de ma vie où j’ai gobé des œufs.

J’eu droit également, tous les matins, pendant ma convalescence, à une cueiller d’huile de foie de morue. Je l’avalais en faisant une telle grimace que j’en dégoûtais toute la tablée. Je fus soulagé lorsque cette posologie cessa.

Le papa de Maxime

L’arrivée du papa de Maxime chez les Richard, fut une surprise pour nous tous. Je ne me souvenais pas avoir déjà vu le Père de Maxime à Paris, mais lui me parlait avec un air familier et semblait bien connaître mes parents et moi-même. D’ailleurs il nous avait apporté des casquettes, qui nous remplirent de joie. Une photo prise par Madeleine, en témoigne jusqu’à ce jour. Après avoir réuni toute sa petite famille, Maxime et Pierrette, et les avoir embrassés et cajolés, il s’intéressa à moi en me donnant des nouvelles de ma mère, de ma petite sœur et de ma « tata » Paulette.

Il ne fallait pas que je m’inquiète de ne pas recevoir de nouvelles d’eux, car mes parents n’avaient plus confiance dans le courrier de la poste et souhaitant qu’en cas de malheur, je sois sauvegardé de la recherche par les autorités allemandes. Les rafles continuaient à Paris, pour les juifs femmes et enfants étrangers, mais lui, le père Szoneck ne se considérait pas concerné car le gouvernement de Vichy assurait que le Maréchal Pétain avait donné sa parole et sa garantie que les juifs français ne seraient pas inquiétés.

Quoi qu‘il en soit, la vie était dure à Paris, l’alimentation devenait de plus en plus difficile à se procurer et le marché noir florissait à vue d’œil. Il était content que deux de ses enfants se trouvant à Passais n’avaient pas de problème à se nourrir. Il en savait gré aux Richard et les remerciait de tout cœur. Je m’accrochais au Père de Maxime et à ce qu’il disait, c’était comme à une bouée de sauvetage, car c’était une bouffée d’air frais qui nous venait dans notre isolement au fin fond de cette campagne normande.

Je posais des questions naïves demandant quand mes parents viendraient me chercher et quand mon père à moi viendrait me voir? Il répondait en noyant le poisson dans l’eau, en détournant la conversation, en me demandant de bien travailler en classe, d’obéir aux Richard et d’être patient que tout allait s’arranger. Il était d’un optimisme déroutant qui nous faisait oublier toutes nos préoccupations.

Nous fîmes quelques promenades, autour de la maison, puis nous nous dirigeâmes sur les recommandations de Madeleine dans les fermes environnantes, afin que le papa de Maxime puisse négocier l’achat de nourriture à emporter à Paris. Il était agréablement surpris qu’il soit facile de se procurer du beurre et des œufs sans problème. Des poulets et des lapins coûtaient une fraction du prix payé au marché noir à Paris.

Les parents de Maxime, Israël et Rachel Szoneck, étaient nés respectivement à Lodz et à Varsovie en Pologne, tous les deux en 1907. Ils émigrèrent en France en 1920. Ils se rencontrèrent et se marièrent en 1925 et eurent leur première fille Annette, en 1926. Le père de Rachel, était venu en France en 1912 et participa à la guerre de 14-18, en s’engageant aux cotés des armées françaises. Il devait s’appeler Abraham Levando, qu’il avait francisé en Abraham London. Après la grande Guerre, il était retourné en Pologne et grâce à ses faits d’armes aux cotés des forces françaises il avait obtenu le privilège d’émigrer en France avec toute sa famille. Très négligent, il n’avait pas jugé utile de réclamer la Nationalité française qu’il aurait obtenue sans difficulté. Cependant il fut très fier d’avoir été décoré de la croix de guerre de 14-18.

Le père de Maxime, lui, l’avait demandé, la nationalité française, dès l’âge de 18 ans et avait effectué son service militaire dans l’armée de terre. Il dépendait pour la réserve de la caserne de Fontainebleau. Il faisait parti de la classe 1930, et était enregistré sous le numéro matricule 3.982. Il fut d’ailleurs mobilisé en Septembre 1939, comme tout le monde et rejoignit son régiment.

Les circonstances de sa localisation sur le champ de bataille, firent qu’il ne fut pas fait prisonnier, et que lors de la grande débâcle début juin 40, il réintégra son foyer à Paris. Il avait 33 ans et avec le cousin de sa femme, Bernard Levando, ils rejoignirent l’organisation secrète M.O.I. ( Main d’Oeuvre Ouvrière Immigrée ), qui établit des réseaux pour venir en aide aux enfants juifs. Rapidement après l’entrée en guerre de l’Allemagne contre la Russie elle prit le nom de FTP-MOI ( Francs-Tireurs et Partisans- Main d’Oeuvre Immigrée ) .

Après la grande rafle du 16 juillet 1942, qui d’après la propagande officielle concernait principalement les juifs d’origine étrangère, le père de Maxime décida de mettre à l’abris, à titre de précaution, au moins deux de ses enfants, Pierrette et Maxime. Annette dite Nénette, avait déjà 16 ans et Nadia n’avait que 10 mois, il prit le risque de les garder à la maison avec lui et avec sa femme Rachel. En fait, il ne se sentait pas vraiment inquiet, puisque étant français par naturalisation, mais, le doute dans cette période troublée lui restait à l’esprit, surtout après les lois d’octobre 40 qui limitaient l’activité des juifs en France dans l’administration et les professions libérales tels que la médecine et la magistrature. C’est Bernard qui se chargea de convoyer Pierrette et Maxime à Passais chez les Richards avec bien sûr la complicité de Madeleine dès le mois de janvier 1943.

Il fallait vivre, et l’activité de chapelier de Monsieur Szoneck, lui permettait d’assurer, une subsistance minimale, par ces temps où le marché noir avait cours sur la place publique, pour ceux qui souhaitaient ne pas mourir de faim.

La mère de Maxime, Rachel avait une petite sœur, Adèle née en 1921 en France, de 14 ans sa cadette. Elle habitait avec ses parents Rue Basfroi dans le 11 eme arrondissement de Paris. Ses parents, les grands-parents de Maxime, étaient ébénistes stylistes et possédaient un atelier à la même adresse que celle de leur domicile.

Ils furent arrêtés par la police française au cours d’une rafle de routine du 11 eme arrondissement le 23 Mars 1943, sous le prétexte qu’ils n’étaient pas français, et dirigés directement au camp d’internement de Drancy avant d’être déportés par la suite à Auschwitz dans le convoi 52.

Leur fille Adèle, n’était pas à la maison pendant la rafle, car elle travaillait à l’extérieur. Elle se retrouva seule pendant les mois suivants dans leur logis de la rue Basfroi. Elle entreprit auprès des autorités françaises des démarches pour faire libérer ses parents, en alléguant qu’il devait s’agir d’une erreur, car son père avait fait la guerre de 14-18 avec les armées françaises et qu’il était décoré de la médaille militaire.

Au cours du mois de mai elle reçu, une convocation pour un complément d’information, non pas de l’administration française mais des autorités d’occupation allemande.

La maman de maxime, Rachel décida d’accompagner sa sœur Adèle à la Kommandantur Avenue Iéna à la suite de cette convocation qu’elle avait reçue, pour le 30 mai 1943. Ses parents étaient encore internés à Drancy. Rachel en se joignant à Adèle, pensait se donner plus de pouvoir pour convaincre les autorités allemandes et confirmer que leur père était ancien combattant de la première guerre mondiale, qu’il était décoré et qu’il n’était pas vraiment considéré par les autorités françaises comme étranger.

Les deux sœurs, ne revinrent jamais des locaux de la gestapo, et deux jours après un agent de la gestapo accompagné de deux policiers français en civil se présentèrent au domicile du père de Maxime pour l’arrêter.

Annette était dans au fond du couloir de l’escalier donnant sur le palier de leur appartement au 24 de la rue des Vinaigriers, en train de faire du ménage ce samedi matin là. Son père, accompagné des policiers passa devant elle, en faisant semblant de ne pas la remarquer. C’est la dernière fois qu’elle vit son père.

Les parents de Maxime, furent internés au camp de Drancy en ce printemps de 1943 et déportés à Auschwitz le 18 Juillet 1943 dans le convoi 57.

Annette retourna, dans l’appartement pour retrouver sa petite sœur Nadia qui dormait dans une chambre, aux volets clos et s’asseyant sur le bord de son lit réalisa, que son calvaire en tant que fille aînée de la famille Szoneck allait maintenant commencer.

Prenant sa petite sœur dans ses bras, elle se précipita sans réfléchir un instant, chez la femme où elle travaillait et lui raconta ce qui était arrivé à ses parents. Après l’avoir hébergée quelques jours, cette brave femme lui fit comprendre qu’elle ne pouvait rester dans ce lieu de travail qui devait être connu des autorités françaises.

Son périple dans la clandestinité se déroula de maison en maison, d’adresse en adresses de saint Germain en Laye à Brunoy, toujours avec sa petite sœur Nadia dans ses bras.

Début janvier 1944, au bord de l’épuisement Annette reprit contact avec Bernard, et sur ses conseils décida de rejoindre Madeleine à Passais et sur sa recommandation, elle confia sa petite sœur à peine âgée de 24 mois, à Maria Olivier, la voisine des Richard, qui déjà gardait Pierrette, son autre sœur.

Le mari de Maria, était prisonnier de guerre en Allemagne, et sa fille Yvonne du même âge que Pierrette apportait un peu de joie dans ce foyer isolé aux petites réfugiées. Une petite maison en pierre de taille, très modeste, située à deux pas de la maison des Richard, et donnant sur la route principale. Yvonne d’un an plus âgée que Pierrette, s‘empressa d’adopter Pierrette pour en faire sa camarade de jeux.

Délivré, de cet amour de fardeau de petite sœur, Annette maintenant âgée de près de 18 ans, se reprit à espérer pouvoir survivre avec ses frère et sœurs, à condition de se trouver une activité et de subvenir au paiement de leurs pensions. Madeleine participa grandement, en lui faisant parvenir des colis de nourriture à son prix coûtant, qu’Annette revendait à la valeur négociable sur le marché parisien. De plus Annette se débrouillait pour effectuer des petits boulots chez ses anciennes connaissances qui lui permirent tant bien que mal de survivre jusqu’à la libération de Paris….. Les jours s’écoulaient, les uns à la suite des autres, en cette année 44, sans que l’on sache vraiment quand prendrait fin cette guerre, qui avait bouleversé nos vies. Maxime n’avait plus de nouvelles de ses parents, depuis bien longtemps, et je m’attachais de plus en plus à lui, car nos sorts semblaient de plus en plus identiques.

Autour de la grande table à manger se pressaient huit enfants à cette époque auprès du Père Gustave Richard, de Madame Lucienne Richard, de Joséphine la mère de Gustave, et de Madeleine la fille cadette des Richard.

Michel, le petit-fils de Gustave avait sept ans en 1944, et moi j’en avais presque dix. Je ne me rendais pas compte si le Père Gustave faisait ou ressentait une différence entre son petit-fils et les enfants étrangers à sa famille qu’il avait recueillis. Mais moi j’étais très sensible à la moindre injustice qui pouvait survenir dans les décisions du Père Gustave.

Un jour du mois de mai de 1944, un jeudi, après le petit déjeuner, le père Richard revint furieux vers nous tous en nous demandant qui avait cassé la branche du poirier et arraché ses fleurs blanches porteurs des futures poires délicieuses ? Michel déclara immédiatement que ce n’était pas lui. Alors Le père nous accusa Maxime ou moi de l’avoir fait et il promit de nous punir sévèrement. Maxime et moi nous étions révoltés, car nous savions que c’était bien Michel, l’enfant préféré du père, qui l’avait arrachée cette sacrée branche, et devant une telle injustice nous décidâmes de nous enfuir.

Nous partîmes Maxime et moi en prenant le chemin de Terre devant la maison, dit le yaumé, (en fait en français le Guillaumé), en ne sachant pas exactement ou nous allions. Nous marchâmes, il faisait beau. Bien vite le chemin rejoignit un prés avec des vaches qui broutaient. Nous nous y engageâmes en continuant à marcher de l’avant sans savoir dans quelle direction nous nous dirigiions.

Vers midi la faim commença à nous tenailler, mais notre amour propre nous interdît de revenir. En passant devant une ferme que nous longions nous remarquâmes un petit potager et nous décidâmes de chaparder des carottes. Elles étaient succulentes. Sur le bord d’une fenêtre d’une grange, on repéra un panier d’osier remplie de vieilles pommes acides à cidre de l‘année dernière. On les trouva délicieuses. Des noisettes, tombées sur le sol et oubliées par les écureuils, le long des haies nous permirent de faire patienter notre estomac. Et la fatigue aidant nous fîmes une petite sieste sous un gros chêne. Lorsque le soleil se prépara à se coucher Maxime, lui, commença à avoir peur en entendant les chiens aboyer au loin. D’un commun accord nous décidâmes de rentrer.

Tout le monde était inquiet de notre fugue et nous n’étions pas fier de notre aventure. Madeleine se précipita vers nous deux en nous embrassant et en nous assurant que nous ne serions pas puni. Le père Richard avait donc compris que c’était Michel qui avait cassé la Branche.

Gustave fit mine de ne pas avoir remarqué que nous avions fait une fugue, mais il se rendit compte de notre susceptibilité et se conduisit plus prudemment à notre égard dès cette histoire et on n’en reparla plus jamais.

Quelle ne fut pas notre surprise de constater que la sœur aînée de Maxime, Annette, était là depuis le matin à nous attendre, paniquée, à l’idée que nous avions peut être avoir été arrêtés par les gendarmes dans notre fuite et livrés aux allemands. A posteriori, la frayeur nous envahit tous les deux, d’avoir agi aussi stupidement et cela nous servit de leçon pour le restant de notre séjour à Passais.

Annette, seulement âgée de 18 ans, nous apporta des nouvelles peu réjouissantes des parents de Maxime qui avaient été arrêtés par les allemands à Paris. Depuis elle n’avait aucune nouvelle et ne savait pas ce qu’était advenu des parents!

Avant son départ Madeleine lui donna une pleine valise de ravitaillement à remporter à Paris. Annette se sentait maintenant investie d’une lourde responsabilité, alors qu’elle n’était même pas encore une adulte, elle aurait à s’occuper de son frère Maxime, de ses deux sœurs Pierrette et Nadia qui étaient placées chez Maria. Il fallait payer la pension de ses frère et sœurs et Annette ne savait pas comment elle résoudrait ce problème, alors qu’elle cherchait elle-même à survivre!

Après la libération de Paris, et le rétablissement des liaisons ferroviaires, à l’automne 44, Annette revint chercher ses frère et sœurs, mais réalisa bien vite qu’elle n’avait pas les moyens de pourvoir à leurs besoins matériels et d’assurer leur avenir, elle les confia donc aux divers organisations de secours, tel que le JOINT ou l’OSE, crées spécialement aux États Unis pour les enfants juifs ayant perdus leurs parents en Europe.

Pierrette, que j’ai revue, cinquante neuf ans plus tard, en Israël, me fit part de son périple après son départ de Passais. Trimballée de maisons d’enfants en maisons d’enfants dans la région parisienne, séparée de son frère et de ses deux sœurs, Pierrette se rapprocha d’une amie de son âge pendant cette traversée du désert de son adolescence.

En 1949, à l’âge de quinze ans, elle quitta la France, avec un groupe d’autres enfants orphelins vers la terre promise, sur un beau bateau et se retrouva dans un village en cours de constitution à Hatzor, en Galilée. En 1950, Pierrette se maria, à l’âge de quinze ans et demi, avec le responsable du groupe, un jeune et beau juif marocain de vingt ans. Ils fondèrent une famille qui vit la naissance de cinq garçons.

Aujourd’hui, Pierrette vit seule à Hatzor, en Galilée, après avoir perdu son mari à la suite d’une longue maladie, mais avoir pris sa revanche sur les prédictions d’Hitler qui avait prévu un Reich de mille ans et la disparition du peuple juif de la surface de la terre.

Pierrette avec ses petits enfants et bientôt ses arrières petits enfants aura créé une famille de près de vingt cinq personnes. En mémoire à ses Parents, ses grands-parents, Oncles et Tantes, cousins cousines exterminés dans les camps de la mort à Auschwitz ou ailleurs, Pierrette garde malgré tout le sourire. Au centre de la salle à manger où nous avons été reçu si chaleureusement dans cette maison de Galilée, Pierrette témoigne d’une vie bien remplie, en dépit de toutes les épreuves et les difficultés rencontrées, mais surmontées avec le courage et l’énergie de la jeunesse et de l’idéalisme du sionisme. Au milieu de tous ses souvenirs, elle nous montre une photo encadrée mise en évidence sur le buffet, prise par ses parents, en septembre 42 et dernière Photo de tous les quatre enfants ensemble à Paris.

« Annette, Pierrette, Maxime, et Nadia. 15ans, 8 ans, 5 ans, et 8 mois. »

Pierrette revient souvent en France rendre visite à sa sœur Annette et à son frère Maxime, mais elle garde un souvenir inoubliable et une affection toute particulière pour Maria Olivier, aujourd’hui décédée qui l’a hébergé pendant ces années noires, et à sa fille Yvonne qui habite toujours Passais, à laquelle elle rend visite avec tendresse.

LE DEBARQUEMENT

Un Dimanche matin, le père Richard m’interpella en me disant :" -- viens vite Charles, les américains bombardent Domfront".

Je me précipitais derrière le Père Gustave sur la route de Saint Fraimbault et du haut de la côte nous pûmes apercevoir dans un ciel bleu dégagé des points noirs à très haute altitude. Il s’agissait probablement des super forteresses volantes qui survolaient Domfront, distante à moins de dix kilomètres, et sur laquelle, elles lâchaient leurs chapelets de bombes.

--Je pense qu’ils bombardent la gare ferroviaire de Domfront.

s’exclama le Père. Lui qui avait fait la guerre de 14-18 dans les tranchées me confia, « ce doit être terrible de se trouver en ce moment sous les bombes. »

--Espérons que la plupart des gens sont actuellement à la Messe et qu’il n’y aura pas trop de victimes.

Le lendemain les gendarmes nous apprirent que la gare n’avait pas été atteinte mais que par contre la ville de Domfront était complètement détruite. Un nouveau bombardement eu lieu quelques jours plus tard avec des avions qui bombardaient en piquant sur les objectifs, et la rumeur couru que cette fois-ci, c’était les anglais qui étaient venus et qu’eux, ils prenaient plus de risques, en bravant la DCA allemande. Leur mission avait été couronnée d’un succès total, ils avaient réussi à détruire entièrement la gare de Domfront y compris la gare de triage qui contenait tous les wagons de munitions et d’armement que les allemands stockaient pour le cas où un débarquement allié aurait lieu sur les côtes de Normandie.

Un mardi matin, le père Richard vint nous réveiller de très bonne heure en nous annonçant que nous n’irions pas à l’école ce jour là et il nous ordonna de descendre immédiatement à la cave Il avait depuis longtemps installé des matelas et des couvertures dans un des coins de la cave car il savait que les Américains débarqueraient un jour prochain et il se doutait qu’à cette occasion nous subirions les conséquences de leurs bombardements. Toute la matinée nous entendîmes des avions survoler la région, et comme aucun bombardement n’eut eu lieu, nous sortîmes vers 11 heures, ne serait ce que pour aller aux toilettes situées au milieu du jardin. Le père Richard avait commencé à construire un abris en forme de tranchée au centre du jardin loin de la maison. Mais le débarquement eut lieu avant la fin des travaux. Le ciel était parcouru en permanence par des avions de chasse que le père sut les reconnaître mais pas la moindre trace d’avions allemands. Cette constatation rassura le père qui se mis à sourire, en nous disant : -- si les alliés contrôlent le ciel, les allemands ont perdu la guerre.

On apprit le lendemain que les américains avaient débarqué le 6 juin en Normandie et que la libération serait donc très prochaine. Pour la première fois on entendit parler de résistance et de FFI, mais les allemands étaient toujours là. En fait, alors que pendant toute la guerre ils empruntèrent que rarement la route devant la maison, puisque nous ne les apercevions que lorsqu’ils venaient manger ou dormir à l’Auberge du Cheval Blanc dans le centre du village de Passais, maintenant nous les voyions constamment passer en convois dans un sens comme dans l’autre devant la maison. Je fus surpris de voir des chariots remplis de marchandises traînés par des chevaux, accompagnés d’allemands qui marchaient à leur cotés.

Le mois de Juin s’écoula lentement et les américains n’étaient toujours pas là. Les vacances d’été arrivèrent, début juillet, et le père Richard commença à s’inquiéter. On nous interdisait de quitter la maison et j’entendis de longs conciliabules échangés entre les grandes personnes. Maxime, Michel et moi nous nous évadâmes par le fond du jardin et nous allâmes dans les champs nous y promener et y ramasser les mures, les pommes ou les poires à cidre.

La fauche des foins eut lieu comme de coutume et pourtant on ne parlait que du débarquement et de l’arrivée incessamment des américains. Bientôt nous entendîmes parler des combats furieux qui se déroulaient dans la région de Mortain.

Puis, après la fenaison, vint la période de la moisson. L’été était chaud en cette année de 44. La coutume voulait que pour ramasser la moisson, tous les paysans se retrouvaient chez le fermier qui était prêt à récolter son blé. Je me souviens avoir participé à une de ces séances. J’étais perché sur la charrette où s’amassait la paille que des jeunes paysans nous jetaient en haut à l’aide de leurs fourches et que nous tassions de nos pieds. Le soir nous nous retrouvions tous dans la grande pièce principale autour d’une table immense chargée de victuailles abondantes et variées. Entre autre, il y’avait des lapins, des poulets, des canards et même des oies rôties. Je me rappelle aussi avoir pris du cidre bouché librement proposé et pour assouvir ma soif, je bus à profusion dans cette chaleur estivale, au point d’être pour la première fois de ma vie, je l’avoue, tombé, ivre mort. C’est Madeleine qui me prit dans ses bras pour me ramener, à moitié inconscient, à la maison.

Un jour autour du 3 août, le père Richard nous fit savoir qu’il fallait quitter la maison pour nous réfugier à la carrière. Il risquait en effet d’y avoir du grabuge à Passais, en raison des combats qui se rapprochaient. Nous partîmes comme des romanichels en poussant une carriole que tira le père Richard et son fils Léon, dans laquelle étaient entassés des matelas et des provisions qui devait nous permettre de résister à la faim pendant notre séjour dans ce refuge de fortune.

La carrière était située à mi-chemin entre Passais et Saint Fraimbault. C’est là que le père Richard en extrayait les pierres destinées à la construction des bâtisses dont il avait la charge dans son activité de maçon. A cet endroit il avait également son dépôt pour les matériaux entreposés en attendant de les amener sur les divers chantiers de construction. On y accédait par un petit sentier au milieu d’un bosquet d’arbres, qui nous cachait de la route principale. De plus la carrière était placée dans une espèce de cuvette, en contre bas de la route à l’abris de tous regards indiscrets. Enfin, s’y trouvait aussi une maisonnette, sorte de cabane en pierres, à moitié incrustée dans la roche qui nous servit de refuge pendant notre séjour à la carrière.

Nous nous y installâmes tant bien que mal. Mais pour nous tous, les jeunes enfants, nous nous réjouîmes de cette nouvelle aventure, sans bien comprendre que le père Richard avait pris cette décision pour nous protéger dans le cas de combats éventuels qui auraient pu avoir lieu à Passais. Nous jouions autour de la cabane pendant la journée sautant sur les pierres taillées posées les unes sur les autres et sur des stèles de cimetière récupérées et stockées dans cette carrière qui ressemblait plus à un capharnaüm qu‘à un entrepôt de tailleur de pierres. Nous nous alimentions à la bonne franquette sans nous plaindre, en plaisantant. Nous mangions des tartines de pain avec du beurre et des tranches de viande froide, que nous trouvions délicieuses. Le père Richard avait eu la bonne idée de faire un stock de cidre doux, qui nous permirent de nous désaltérer agréablement par ces journées de grande chaleur du mois d’Août.

Les nuits étaient étoilées, et nous veillions plutôt tardivement, car nous dormions tous assez mal, cote à cote, dans la pièce unique de la cabane sur des matelas étalés à même le sol de terre battue couvert de paille. Évidemment cet abri n’avait pas été prévu pour cette destination. !

Au bout de quelques jours, un matin vers le 6 Août, le père Richard nous annonça que nous allions rentrer à la maison. Je ne sais comment il apprit que Passais avait été libéré par les Américains, peut être en entendant les cloches de Passais sonner à toute volée, mais la joie se répandit comme une traînée de poudre.

On rechargea sur la carriole, les matelas et les ustensiles de cuisine que nous avions emportés et nous voilà repartis vers Passais avec le père Richard la tirant devant et nous autres la poussant par derrière. Lorsque nous nous approchâmes de la maison on remarqua un soldat couché par terre au milieu de la route tenant une grosse mitrailleuse pointée sur nous et qui nous observait avec une paire de jumelles. Arrivé à sa hauteur, un autre soldat sortit du fossé et nous aborda pour questionner le père Richard qui lui expliqua où nous habitions, et que nous souhaitions regagner notre maison.

Nous nous aperçûmes alors, que les Américains occupaient le pré jouxtant notre maison. Dès que nous eûmes déchargé le chariot, on s’empressa de rejoindre le camp américain, où se trouvaient pèle mêle des véhicules militaires légers de toutes sortes. Nous entreprîmes de faire connaissance avec les américains qui stationnaient là qui nous donnèrent, avec le sourire des chewing-gum, du chocolat, et du pain « tout blanc » de couleur plutôt jaunâtre, car il était, en fait, produit à base de farine de maïs.

Mais le meilleur souvenir de ma vie, fut le tour du camp en jeep que me fit faire un officier, qui m’interrogea et auquel j’expliquai que j’étais juif et réfugié chez les Richard qui m’avaient caché pendant toute la guerre. Il m’installa sur ses genoux, derrière le volant, et pour la première fois de ma vie, je conduisis une voiture pour de vrai, alors que l’officier, lui, continua à prendre en charge avec ses pieds les pédales de l’accélérateur, du frein, et du débrayage, dont j’ignorais encore l’existence à cette époque. Mais c’est moi qui manœuvrai le volant. C’est ainsi que nous fîmes le tour du champ en contournant toutes les tentes des combattants qui s’y reposaient.

Il y a quelques mois, au cours d’un voyage aux États Unis, j’eu l’occasion de voir mon petit-fils Samuel de trois ans, conduire une vraie Jeep pour enfant, avec batterie électrique qu’il manœuvrait en marche avant et marche arrière avec brio, sans l‘assistance de quiconque. J’en fus intérieurement très ému et des souvenirs attendrissants envers ce soldat américain anonyme, d’une vingtaine d’année qui m’avait apporté un peu de bonheur dans cette période traumatisante de ma vie. J’ai gardé au cours de toute mon existence une attirance toute particulière pour la jeep américaine qui avait réchauffé mon cœur d ’enfant de dix ans.

Quelques jours plus tard, nous nous réveillâmes un matin et les américains avaient disparu. Nous nous regardâmes Maxime et moi, déçus, nous posant des questions sur notre avenir et quelle devrait être notre attitude à présent que les allemands n’étaient plus là ? Nous étions sans nouvelles de nos familles, et puis nous reprîmes le déroulement quotidien de la vie, en attendant que les évènements se présentent à nous.

Un jour nous vîmes arriver un prisonnier de guerre allemand, encadré par deux gendarmes. Le père Richard l’installa dans la remise, côtoyant la maison. Il était supposé travailler avec le père Richard, aux travaux de maçonnerie, pour la reconstruction des bâtiments démolis, par les bombardements alliés à Domfront. Le dimanche nous l’observions en train de laver son linge de corps dans le lavoir et le tendre pour le faire sécher.

Un matin, nous apprîmes qu’il s’était évadé grâce à la bienveillance du père Richard qui lui procura une bicyclette en la laissant traîner le long du pan de mur près de la maison, car il ne se voyait pas dans un rôle de geôlier de prisonnier de guerre. Il devait être rattrapé par les FFI beaucoup plus loin, mais il ne revint jamais à la maison.

Un jour, Le père Richard vint nous annoncer la libération de la ville de Paris. Il nous promit que la guerre serait bientôt finie et que nous allions tous retrouver nos parents. Le 24 août se passa et rien de nouveau n’interrompit la routine quotidienne. Nous étions toujours en vacances scolaires et nous nous baladions dans les champs aux environs de la maison. Il faisait une chaleur écrasante, et pour se rafraîchir un peu l’on aimait aller se tremper les pieds dans la petite rivière, la Pisse, à l’entrée du bourg de Passais.

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