febvre

LUCIEN FEBVRE

Référence pour les citations #1 à #98 :

/FEBVRE / COMBATS POUR L'HISTOIRE [1953] /
2e édition / Armand Colin / Paris / 1965



1- « e sort du pionnier est décevant : ou bien sa génération lui donne presque aussitôt raison et absorbe dans un grand effort collectif son effort isolé de chercheur ; ou bien elle résiste et laisse à la génération d’après le soin de faire germer la semence prématurément lancée dans ses sillons. » avant-propos


2- « Du donné ? Mais non, du créé par l’historien, combien de fois ? De l’inventé et du fabriqué, à l’aide d’hypothèses et de conjectures, par un travail délicat et passionnant. De là l’attrait si fort qu’exercent sur les historiens les périodes d’origine : c’est que les mystères foisonnent qu’il y faut éclaircir, - et les résurrections qu’il faut tenter. Déserts infinis, au milieu desquels il est passionnant de faire, si l’on peut, jaillir des points d’eau – et, par la puissance d’investigations acharnées, naître, parties de rien, des oasis de connaissances neuves. » p.7


3- « N’encouragez pas ceux qui, modestes et défiants en apparence, passifs et moutonniers en réalité, amassent des faits pour rien et puis, bras croisés, attendent éternellement que vienne l’homme capable de les assembler. Tant de pierres dans les champs de l’histoire, taillées par des maçons bénévoles, et puis laissées inutiles sur le terrain... » p.8


4- « Élaborer un fait, c’est construire. Si l’on veut, c’est à une question fournir une réponse. Et s’il n’y a pas de question, il n’y a que du néant. » p.8


5- « L’histoire qu’on nous enseignait (et si je mets mes verbes à l’imparfait, n’y voyez point une excessive candeur), l’histoire qu’on nous montrait à faire n’était, en vérité, qu’une déification du présent à l’aide du passé. Mais elle se refusait à le voir – et à le dire. » p.9


6- « Histoire science de l’Homme, science du passé humain. Et non point science des choses, ou des concepts. » p.12


7- « Histoire science de l’Homme, et alors les faits, oui : mais ce sont des faits humains ; tâche de l’historien : retrouver les hommes qui les ont vécus, et ceux qui dans chacun d’eux, plus tard, se sont logés en eux avec toutes leurs idées, pour les interpréter. » p.13


8- « [...] Démos sur leur trône remplace les Rois et les Princes [...] » p.13


9- « L’histoire qui s’édifie, sans exclusion, avec tout ce que l’ingéniosité des hommes peut inventer et combiner pour suppléer au silence des textes, aux ravages de l’oublie... » p.13


10- « Demain sans doute, [l’histoire] fait[e] de travailleurs d’éducation diverse s’unissant en équipes pour joindre leurs efforts [...] Au travail, elle enlèvera beaucoup de son intimité. Il ne sera plus aussi profondément, la chose d’un homme et son émanation. Mais en efficacité, [elle] retrouvera ce qu’[elle] aura perdu en personnalité. » p.14


11- « Loi. Mot ambitieux, mot lourd de sens divers parfois contradictoires. Lois qui obligent pour l’action, non, nous l’avons dit. N’écrasons pas l’effort humain sous le poids stérilisant du passé. Répétons hautement, historiens – et parce qu’historiens – qu’il n’oblige pas. » p.15


12- « Soyons sans illusions. L’homme ne se souvient pas du passé ; il le reconstruit toujours. L’homme isolé, cette abstraction. L’homme en groupe, cette réalité. Il ne conserve pas le passé dans sa mémoire, comme les glaces du Nord conservent frigorifiés les mammouths millénaires. Il part du présent – et c’est à travers lui, toujours, qu’il connaît, qu’il interprète le passé. » p.15


13- « [...] à l’origine de toute acquisition scientifique, il y a le non-conformisme. Les progrès de la Science sont fruits de la discorde. Comme c’est de l’hérésie que se nourrissent, s’étoffent les religions. » p.16


14- « De sa vie faire deux parts ; donner l’une au métier, expédié sans amour ; réserver l’autre à la satisfaction de ses besoins profonds : voilà qui est abominable, quand le métier qu’on a choisi est un métier d’intelligence. » p.18


15- « [...] ce qui est le ressort moteur du savant, je veux dire l’Inquiétude, la remise en cause non pas perpétuelle et maniaque, mais raisonnée et méthodique des vérités traditionnelles – le besoin de reprendre, de remanier, de repenser quand il le faut, et dès qu’il le faut, les résultats acquis pour les réadapter aux conceptions, et, par delà, aux conditions d’existence nouvelles que le temps et les hommes ne cessent de se forger. » p.20


16- « De sorte que cette collection de faits qu’on nous présente si souvent comme des faits bruts qui composeraient automatiquement une histoire transcrite au moment même où les événements se produisent – nous savons qu’elle a elle-même une histoire – et que c’est celle des progrès de la connaissance et de la conscience des historiens. » p.23


17- « Satisfaite de ses progrès, fière de ses conquêtes, vaniteuse de ses succès matériels, l’histoire s’endormait dans ses certitudes. Elle s’arrêtait dans sa marche. Elle redisait, répétait, reprenait ; elle ne recréait plus. Et chaque année qui passait donnait à sa voix, un peu plus, le son caverneux d’une voix d’outre-tombe. »


18- « Eh bien, dans cent ans je pense, quand une nouvelle révolution sera intervenue, quand les conceptions d’aujourd’hui seront périmées, les hommes intelligents, les hommes cultivés, ceux qui feront la théorie des sciences humaines et d’abord de l’histoire [...], s’empareront de quelques bribes de leurs écrits théoriques pour remettre leurs traités de méthode au point. Au point d’il y a cent ans. » p.26


19- « Quand aucune fin majeure ne sollicite les hommes à la limite de leur horizon, c’est alors que les moyens deviennent des fins pour eux – et d’hommes libres, en font des esclaves. » p.31


20- « Mêlez-vous à la vie. À la vie intellectuelle, sans doute, dans toute sa variété. Historiens, soyez géographes. Soyez juristes aussi, et sociologues, et psychologues ; ne fermez pas les yeux au grand mouvement qui, devant vous, transforme, à une allure vertigineuse, les sciences de l’univers [...] » p.32


21- « Entre l’action et la pensée, il n’est pas de cloison. Il n’est pas de barrière. Il faut que l’histoire cesse de vous apparaître comme une nécropole endormie, où passent seules des ombres dépouillées de substance. Il faut que, dans le vieux palais silencieux où elle sommeille, vous pénétriez, tout animés de la lutte, tout couverts de la poussière du combat, du sang coagulé du monstre vaincu – et qu’ouvrant les fenêtres toutes grandes, ranimant les lumières et rappelant le bruit, vous réveilliez de votre vie à vous, de votre vie chaude et jeune, la vie glacée de la Princesse endormie... » p.32


22- « Pour tracer des plans, de vastes plans, de larges plans, il faut des esprits vastes et larges. Il faut une claire vision des choses. Il faut travailler en accord avec tout le mouvement de son temps. Il faut avoir horreur du petit, du mesquin, du pauvre, de l’arriéré. D’un mot, il faut savoir penser. C’est ce qui manque terriblement aux historiens, sachons le reconnaître, depuis un demi-siècle. » p.33


23- « Nous admirons beaucoup, et il faut admirer, ces grandes revues qui s’installent sur un domaine du savoir avec la certitude tranquille, l’indifférente placidité d’une Pyramide d’Égypte. Elles y sont. Elles y restent. De loin, elles offrent une belle majesté. Mais après tout, les pyramides sont des tombeaux. » p.34


24- « Le problème n’est même pas de savoir si notre civilisation va périr, assassinée. Il est de savoir quelle civilisation s’établira demain sur ce monde nouveau qui déjà s’élabore au fond du creuset. » p.36


25- « [...] ce sont les vestiges de nos devanciers que nous nous étonnons de trouver si nombreux en nous : cette surprenante collection de témoins des anciens âges, des antiques croyances, des plus vieilles façons de penser et de sentir dont chacun de nous hérite au jour de sa naissance – sans qu’il le sache. » p.39


26- « Oh, ils travaillent bien ! Ils font de l’histoire comme leurs vielles grand-mères de la tapisserie. Au petit point. » p.41


27- « Celui-là seul est digne de ce beau nom [d’historien] qui se lance dans la vie tout entier, avec le sentiment qu’en s’y plongeant, en s’y baignant, en s’y pénétrant d’humanité présente – il décuple ses forces d’investigation, ses puissances de résurrection du passé. D’une passé qui détient et qui, en échange, lui restitue le sens secret des destinées humaines. » p.43


28- « [...] l’art ne s’inscrit pas, ou ne s’inscrit qu’accessoirement et au prix d’une déformation, parmi ces « Loisirs et Divertissements » [...] Elle est parmi les plus efficaces moyens de Connaître et de Comprendre dont l’Humanité dispose. Dès maintenant – et sans préjuger de ce qu’elle sera demain. » p.51


29- « Ce qui compte, c’est de savoir jusqu’où la clarté descendra. C’est de faire descendre la lumière plus loin, plus bas, toujours plus bas. De faire reculer l’obscurité. Et dont d’être profond : je veux dire, d’éclairer l’obscur. L’art peut l’illuminer. » p.52


30- « Individualisme puéril. Ce qui importait [au début du XXe siècle], ce n’était pas l’histoire, une science à promouvoir. C’était l’historien, un livre à signer. Des vanités d’auteur. » p.55


31- « Lorsque du même champ on aura achevé d’éliminer l’homo diplomaticus avec ses politesses protocolaires, ses formules de salutation savamment graduées et l’affreuse barbarie que fardent mal ses courtoisies grimaçantes, on aura [...] assuré le triomphe de la raison éclairée sur une routine desséchante ; d’un point de vue tout pratique, on aura, par surcroît, réalisé une bonne action, qu’il s’agisse de préparer à leur rôle futur des apprentis diplomates, ou d’éclairer simplement des citoyens libres. » p.65


32- « Avant 1940, on pouvait dire, en haussant les épaules : faute contre l’esprit. Après 1940, on doit dire : faute contre la France. Nous n’en voulons plus. Nous le crierons aussi haut, aussi fort qu’il faudra. Et nous la répéterons, nous la répéterons sans cesse la phrase de Marc Bloch : La défaite de la France a été, avant tout, une défaite de l’intelligence et du caractère. » p.67


33- « Or pas de compréhension véritable, en dépit de tous les efforts, là où il y a marque de sympathie nécessaire et fatale. » p.74


34- « Pour l’historien, comprendre, ce n’est pas clarifier, simplifier, réduire à un schéma logique parfaitement net :tracer une épure élégante et abstraite. Comprendre, c’est compliquer. C’est enrichir en profondeur. C’est élargir de proche en proche. C’est mêler à la vie. » p.76


35- « [...] circonscrire d’un coup de bistouri bien tranchant le compartiment des « idées » [...] ; - l’enlever ensuite, en le séparant de tout ce qui l’entourait, de tout ce qui l’encadrait, en coupant les artères et les nerfs qui lui donnaient la vie – et puis, décrire cette chose morte comme si la vie ne s’en était point retirée : jamais un historien n’adhérera à semblable méthode. » p.76


36- « [...] je ne suis pas à court d’idées. Il est si facile, relativement, d’avoir des idées ! Mais suis-je certain de « comprendre » ? » p.79


37- « Des idées qui ne sont que des idées – il peut être agréable de les choquer contre celles d’un galant partenaire, quand on se sent en veine de discussion ; en être le dupe soi-même, voilà le vrai péril [...] » p.79


38- « En fait, pour m’intéresser à ce choc de formules [...], il faudrait que je dépouille toutes mes habitudes d’esprit. Ou alors que [...] je sois tenté de faire à mes joies de lettré le sacrifice temporaire de mes scrupules d’historien. » p.79


39- « [...] il est plaisant d’entendre nos historiens crier : « On nous ignore ! on nous met à l’écart ! » et cependant les éditeurs gorgent de « vies romancées », d’ « indiscrétions de l’histoire », de « dessous » et de « révélations » frelatées un public avide d’être trompé. [Mais] pour que vos reproches portent, faites vous-mêmes de l’histoire, de la véritable histoire, non pas dans vos arrière-bibliothèques et pour vingt spécialistes : devant le public, en public. On vous demande du passé intelligible, de l’Humanité vive et vraie : cessez de nous tendre des mementos scolaires. » p.81


40- « Être actif devant l’inconnu. Suppléer et substituer et compléter : travail propre de l’historien. De l’historien qui n’a qu’un but. Savoir ? ce n’est qu’un début. Juger, non. Prévoir, moins encore. Comprendre et faire comprendre en vérité, oui. » p.87


41- « La porte ouverte, toujours. Des mises en place, non des déboulonnements. Des programmes d’enquête et non des boutades pour ennuyer X... ou dire son fait à Y... De la sincérité ? affaire à vous. Mais du sens historique, oui. Je veux dire : un effort constant, tenace, désespéré pour entrer, et faire entrer le lecteur dans la peau même des hommes d’autrefois. » p.90


42- « Sens du mouvement, vertu cardinale de l’historien. Refus de prendre comme postulat une sorte de nécessité perpétuelle des nations et des formations politiques, supposées permanentes de droit à travers les siècles. Goût de la vie qui n’est que construction et démolitions, assemblages et dislocations. » p.98


43- « [Si les manuels d’histoire] réunissent des faits, [que] ce soit très peu de faits, mais bien choisis, de réelle importance, expliqués vraiment à fond. À condition, surtout, qu’ils ne recherchent pas, mais proscrivent les formules, les affreuses formules qui s’apprennent « par cœur », et pour toute la vie dispensent les paresseux du travail de juger par eux-mêmes [...] » p.100


44- « Des manuels « clos » et dont l’ambition se réduit à décrire toutes choses du dehors, avec le maximum de détails, vu la place : non, non, mille fois non. » p.100


45- « [...] donc ces deux futurs « historiens » liront reliront, répéteront à haute voix, cinquante fois s’il le faut, ces huit titres et ces huit dates, avec un zèle furieux ; « et le sçauront si bien que, au coupelaud, le rendront par cueur, à revers ». Perfection gargantuesque. » p.101


46- « Car la règle du jeu n’est-elle pas : dire tout ce qu’on sait de faits, de noms et de dates en dix lignes, ou en deux pages, ou en dix [...] ? Ainsi, se fabriquent, ainsi se perpétuent ces générations d’historiens sans idées, sans pensées, sans exigences intellectuelles et qu’on repaît de noms, de titres et de dates. Impavides, ils redisent et rediront à perpétuité [...] » p.101


47- « Allons, une fois encore, et ce ne sera pas la dernière ; une fois encore, et sans faire acception de personnes (est-il besoin de le dire), répétons ces grosses choses. Ces choses que les manuels ne disent jamais, et qu’il faut proclamer dix fois plutôt qu’une : « L’homme, mesure de l’histoire. Sa seule mesure. Bien plus, sa raison d’être ». » p.103


48- « [...] l’unité de l’esprit humain, l’unité de l’inquiétude humaine devant l’inconnu sera rendue sensible à tous : cette unité que masque le pullulement des petites disciplines jalouses de leur autonomie et se raccrochant désespérément, elles aussi, à une autarcie aussi vaine dans le domaine intellectuelle, et aussi funeste, que dans le domaine économique. » p.105


49- « Non, l’historien n’est pas un juge. Pas même un juge d’instruction. L’histoire, ce n’est pas juger, c’est comprendre – et faire comprendre. Ne nous lassons pas de le répéter. Les progrès de notre science sont à ce prix. » p.109


50- « Psychologie simple. Cordiale, Subtile, Celle de tous les fanatiques dans tous les temps. » p.111


51- « L’inconvénient, entre bien d’autres, des procédés de discussion qu’adopte D.Guérin, c’est qu’ils vous empêchent presque de dire : « Je suis de son avis » - si on a quelque sentiment de dignité [...] On se sent gêné. Si on le contredit, D.Guérin, c’est par intérêt, dira-t-il, ou par peur. Si on l’approuve, ne sera-ce point par peur, ou par intérêt ? » p.112


52- « Je définis volontiers l’histoire un besoin de l’humanité – le besoin qu’éprouve chaque groupe humain, à chaque moment de son évolution, de chercher et de mettre en valeur dans le passé les faits, les événements, les tendances qui préparent le temps présent, qui permettent de le comprendre et qui aident à le vivre. » p.113


53- « [...] la théorie est l’expérience même de la science. D’une science qui n’a pas pour ultime objet de découvrir des lois, mais de nous permettre de comprendre. Toute théorie est naturellement fondée sur ce postulat que la nature est explicable. Et l’homme, objet de l’histoire, fait partie de la nature. » p.117


54- « Un historien qui refuse de penser le fait humain, un historien qui professe la soumission pure et simple à ces faits, comme si les faits n’étaient point de sa fabrication [...] – c’est une aide technique. Qui peut être excellente. Ce n’est pas un historien. » p.117


55- « Comme ils ont bien réussi à m’empêcher de faire des mathématiques ! C’est qu’ils les réduisaient à je ne sais quelle révélation de petits procédés, de petits artifices, de petites recettes pour résoudre les problèmes [...] on ne me disait jamais pourquoi ce quelque chose méritait d’être fait. Comment et pourquoi on l’avait inventé. Et finalement, à quoi cela servait [...] Et dès ce temps-là (tant pis pour moi) j’avais quelques exigences fondamentales d’esprit... Alors, c’était bien simple. Je tournais le dos aux mathématiques. Et ceux-là de mes camarades qui n’en demandaient pas tant, triomphaient... » p.118


56- « L’histoire historisante demande peu. Très peu. Trop peu pour moi, et pour beaucoup d’autres que moi. C’est tout notre grief : mais il est solide. Le grief de ceux à qui les idées sont un besoin. Les idées, ces braves petites femmes, dont parle Nietzsche, qui ne se laissent pas posséder par les hommes au sang de grenouille. » p.118


57- « Sentir confusément, c’est plus facile encore, et moins fatiguant, que comprendre en toute lucidité. » p.123


58- « [...] la guerre sainte contre les coupures arbitraires, le cloisonnement, l’esprit de monographie ? Parfait. Nous ne serons jamais trop à mener cette croisade. Encore sommes-nous plus ou moins qualifiés pour le faire, et la bonne volonté ne suffit pas toujours en ces matières : il y faut la compétence. » p.136


59- « [...] nous, chercheurs et amateurs de réalités historiques mais non de vérités philosophiques [...] » p.137


60- « Comparons, oui. Mais en historiens. Non pour la joie perverse de nous plonger dans le néant de 21 coquilles vides : pour la joie saine et forte d’appréhender du concret, de disséquer de plus en plus finement ces cadavres de temps révolus que sont les civilisations. Comparons, non pour fabriquer, finalement, avec des faits chinois mêlés de faits indiens, russes et romains, pêle-mêle, je ne sais quels concepts abstraits d’Église oecuménique, d’État universel ou d’Invasion des Barbares. Comparons pour pouvoir, en connaissance de cause, substituer des pluriels à des singuliers. Pour pouvoir dire, s’il m’est permis de choisir un exemple familier : non plus la Réforme, mais les Réformes du XVIe siècle [...] » p.140


61- « [...] prétendre, à l’aide d’une centaine de données tirées de quelques mémoires de spécialistes, reconstituer valablement le passé d’une civilisation : c’est une audace. Prétendre le faire de troisième main, d’après des données puisées dans des manuels : c’est une chimère. » p.141


62- « Spécialiste ou synthétiste ? mais les deux à la fois, mais on ne peut être que les deux à la fois. Généraliser dans le concret, sans souci des abstractions faites en série : c’est un dernier sommet à franchir par l’historien, le plut haut et le plus malaisé. » p.141


63- « [...] ceux qui, d’abord, lentement, difficilement, péniblement, auront fait toutes leurs marches d’approche à travers la montagne. Rien n’en peut dispenser personne. Prétendre se jucher d’un bond sur la crête ; y prendre une pose avantageuse et puis repartir d’un autre bond, avec un petit salut : très bien pour une photographie, en tête d’un magazine illustré. Mais on ne compte pas ainsi parmi les alpinistes. Je veux dire, les historiens. » p.141


64- « Et appliquons la bonne méthode : compliquons ce qui paraît trop simple. » p.208


65- « Les faits de civilisation ne sont-ils point – en partie du moins – des faits qui, ne se limitant pas à une société donnée, s’avèrent susceptibles de migration et d’implantation dans des domaines parfois très éloignés, et très différents de leur domaine d’origine ? » p.210


66- « Et d’autre part, personnage historique : mais où est l’être humain qu’on peut considérer comme une puissance autonome, indépendante et isolée, une sorte de création originale et spontanée, alors que toute personne humaine subit si fortement des influences – les unes venues du fond des âges, les autres exercées, de la façon la plus immédiate, par le milieu actuel – et d’abord véhiculées par le langage et l’outillage ? » p.211


67- « Langage : le plus puissant de tous les moyens d’action du groupe sur l’individu [...] Tout cela, d’un mot, permettant de dire que l’individu n’est jamais que ce que permettent qu’il soit et son époque, et son milieu social. » 211


68- « [...] commencer par le général, par l’humain, pour descendre au particulier et au circonstanciel [...] » p.229


69- « Pas même trois cent ans ; quel abîme entre les moeurs, les sentiments des hommes de ce temps – et les nôtres ? » p.236


70- « [...] jamais il [André Monglond] ne s’est enlisé ou égaré au milieu de ce fatras [de documents]. Dès que, dans un texte insipide ou absurde, quelque âme tâtonnante balbutie un seul mot ; dès qu’entre cent mille, un soupir, une confidence à moitié retenue anime brusquement trois lignes, au bas d’une page : le chasseur, sautant sur son bien, s’en empare – et, de tels témoignages humains, tisse la trame vivante de cent portraits. » p.273


71- « [...] historien voué, comme tous les historiens, à l’étude de ces mouvements massifs, je préfère de beaucoup les discrets enseignements des expériences humaines d’André Monglond à ces tentatives d’une histoire littéraire faussement statistique et prétendument scientifique qu’on nous offre avec tant de prodigalité [...] » p.274


72- « De tous les travailleurs qui retiennent, précisé ou non par quelque épithète, le qualificatif générique d’historiens, il n’en est point qui ne le justifient à nos yeux par quelque côté – sauf, assez souvent, ceux qui, s’appliquant à repenser pour leur compte des systèmes [de pensée] parfois vieux de plusieurs siècles, sans le moindre souci d’en marquer le rapport avec les autres manifestations de l’époque qui les vit naître [...] » p.278


73- « Et je sais bien qu’il y a trop d’historiens pour ne voir des hommes que la pure apparence, se refuser à rien apprendre de la pensée cartésienne s’ils ont Descartes à mettre en place dans son siècle, et se satisfaire d’anecdotes sur Frère Martin, lorsqu’il s’agit pour eux d’étudier la genèse du luthéranisme. » p.278


74- « Deux esprits, c’est entendu : le philosophe et l’historique. Deux esprits irréductibles. Mais il ne s’agit pas, précisément, de les « réduire » l’un à l’autre. Il s’agit de faire en sorte que, demeurant l’un et l’autre sur leurs positions, ils n’ignorent pas le voisin au point de lui demeurer sinon hostile, en tout cas étranger. » p.282


75- « Je ne parle pas de primat, je parle d’interférences. Si l’on veut, de climat [...] Il ne s’agit pas de sous-estimer le rôle des idées dans l’histoire. Encore moins de le subordonner à l’action des intérêts. » p.288


76- « Et certes, je ne leur reproche pas d’être des philosophes, conscients de leur philosophie – et non des historiens prisonniers de leur histoire [...] J’observe seulement qu’ils n’ont pas l’idée, quand ils font de la philosophie, qu’il peut exister des hommes d’un autre type que le leur. Avec d’autres préoccupations et d’autres formules. Des hommes qu’on ne leur demande pas de mépriser, - ce serait peine superflue, - mais de jauger, d’évaluer, d’apprécier dans leur rôle historique : ce rôle fût-il muet. Les silences ont leur poids et leur utilité, dans un chant ou dans un discours. » p.292


77- « « Naturellement, diront les philosophes. Vous, [historiens] vous ne pouvez vous élever autrement ... » Et je pense à ces officiers de marine qui accablent d’un incommensurable mépris les officiers mécaniciens sans quoi ils ne pourraient, ne sauraient rien faire. Ou, plus noblement, je me souviens de ce texte admirable de Malebranche (Recherche de la Vérité, I, VI, 1e partie, chap.2) parlant au nom de ceux « qui ont l’imagination pure et chaste », c’est-à-dire de ces spéculatifs « dont le cerveau n’est point rempli de traces profondes qui attachent aux choses visibles ». p.293


78- « Mais la personnalité des artistes s’évanouira à ce jeu ? Non, elle s’inscrira dans un cadre. Ils cesseront d’apparaître, les uns après les autres, comme les perles d’un collier mobile de noms propres, qu’on ôte, qu’on remet et qui ne tient à rien. Ils s’intégreront dans un ensemble – soit qu’ils se fondent en lui, soit qu’ils tranchent sur lui. » p.296


79- « Simplement, historien de la civilisation et non de l’art seul, je dis : « Ce n’est par hasard que s’opère la résurrection d’une peintre comme La Tour. Si elle s’opère à une certaine époque, c’est qu’il y a des raisons pour cela [...] » p.308


80- « Parlons plus simplement : tant vaut l’idée, tant vaut le fait. En ce sens, pour recueillir le fait, le fait qui sera utile, le fait qui sera valable – il faut partir muni d’une idée... « Préconçue ! Dites le mot ! » - Je le dis, parce que votre indignation est puérile. Il n’y a dans « préconçu » aucun mystère, aucun secret, aucun scandale. L’idée préconçue, c’est l’hypothèse. Et il n’y a aucun savant, dans aucune science, qui se mette au travail sans hypothèse. » p.312


81- « L’art n’est pas un jeu. L’art n’est pas une technique. L’art est l’expression d’un besoin de l’être humain. Des êtres humains. Des groupes humains, à une certaine époque, dans un certain pays. » p.313


82- « [Henri Berr :] Une parfaite bonne grâce, certes ; une parfaite cordialité ; bien plus, un élan : cet élan de l’esprit vers l’esprit, ce fraternel respect de l’homme qui cherche pour l’homme qui vient chercher [...] » p.340


83- « Mathiez était de Saint-Germain-lez-Lure, dans cette Comté du Nord qui, s’adossant aux Vosges, en dévale avec cent ruisseaux clairs vers l’Ognon et la Saône : rude contrée, si souvent foulée aux pieds des hommes et des chevaux ; la plante humaine ne s’y redresse que plus drue. » p.344


84- « [...] il y a des causes à placer plus haut, beaucoup plus haut que la solidarité banale de corporation, ou la considération nuancée de vertus aimables [...] » p.344


85- « Actions, réactions : il n’y a dans le passé, il n’y a dans le présent ni cloisons étanches ni despotisme écrasant de la Matière ou de l’Esprit. Il y a la vie, cette harmonie, ce vouloir. » p.347


86- « Quand on pense à ce qu’un pareil sujet [les Rois thaumaturges], manié par les lourdes mains d’un candide pourfendeur de miracles, aurait pu donner de vulgaire ou de caricatural, on apprécie mieux, dans cette œuvre jeunesse touffue et nourrissante, la qualité d’esprit d’un historien véritable [Marc Bloch] - un de ceux qui ne font pas comparaître devant un les siècles pour les tancer et les morigéner du haut de leur grandeur d’hommes de progrès : ils ont assez de mal à les comprendre. » p.393


87- « Nous enregistrons sans surprise ces aspects variés. Nous ne les regardons, à force de les voir. Il fallait, ici comme ailleurs, recréer l’étonnement. L’étonnement fécond sans quoi point de curiosité, partant point de science. » p.396


88- « Le difficile était de ne point bâtir de brillant système – mais de ne pas non plus se noyer sous prétexte de largeur d’esprit, dans un éclectisme abstrait et sans vigueur. Le difficile était d’être historien. » p.396


89- « Conséquence, entre autres : un grand dédain pour l’histoire. Le dédain d’hommes qui s’enivrent de leurs réussites, sans avoir le temps de fonder sur elles un établissement durable : car d’autres réussites, demain, viendront tout remettre en question. Dédain d’hommes qui se proclament orgueilleusement fils de leurs œuvres – et non point de leurs ancêtres démodés. Qu’importe Volta à nos constructeurs d’avions. Vieilles lunes. Et le préjugé gagne de plus en plus : comment peut-on perdre du temps à faire de l’histoire – alors que tant de tâches fécondes, et qui « rendent », requièrent aujourd’hui toutes les énergies, toutes les intelligences ? » p.421


90- « Définir, définir, mais n’est-ce point brimer ? « Attention, mon ami, vous aller sortir de l’histoire ... Relisez ma définition, elle est si nette !... Si vous êtes historiens, vous ne mettrez pas le pied ici : c’est le domaine du sociologue. Ni là : vous seriez chez le psychologue. A droite ? N’y pensez pas, c’est chez le géographe Et à gauche, chez l’ethnologue »... Cauchemar. Sottise. Mutilation. A bas les cloisons et les étiquettes ! C’est à la frontière, sur la frontière, un pied en deçà, un pied au delà, que l’historien doit travailler librement. Utilement... » p.425


91- « Un jour viendra où l’on parlera de « laboratoires d’histoire » comme de réalités [...] « La fin de tout ! Plus d’art. Plus de personnalité. Une mécanisation du savoir, encore et toujours. Une de plus ! » - Vous croyez ? Je pense quant à moi qu’il faudra plus de savoir demain, plus d’intelligence, d’imagination et de largeur d’esprit – d’un mot, plus d’envergure [...] » p.427


92- « [...] ce vieux mot éculé et sans signification précise. Mais par quel mot le remplacer qui exprime à la fois l’idée de l’homme, celle du changement et celle de la durée ? « Archéologie » est pris – et ramène à cette définition inopérante de l’histoire : la science du passé ; il n’évoque ni l’idée d’humanité, ni l’idée de durée. « Anthropochronologie, ethnochronologie », inventions barbares et qui auraient besoin d’explications pour être comprises. » p.430


93- « Il m’ennuie, simplement, que l’histoire n’ait point de dessein – qu’elle en reste aux trouvailles hasardeuses de Magendie (ce qui nous reporte avant Claude Bernard) : « Je me promène là dedans comme un chiffonnier, et je trouve à chaque pas quelque chose d’intéressant à mettre dans ma hotte. » A quoi répliquait Dastre : « Quand on ne sait pas ce qu’on cherche, on ne sait pas ce qu’on trouve. » - L’histoire en est toujours au temps de Magendie... » p.431


94- « Le problème n’est pas résolu. Mais le voilà posé à jamais sur le terrain des réalités » p.433


95- « [...] ces publications en ordre dispersé, peu nombreuses, peu connues, quasi confidentielles, sont bien insuffisantes pour faire sentir à tous, fortement, la présence de l’histoire – comme tous sentent, j’imagine, la présence de la mathématique, ou de la chimie, ou de la biologie dans leur vie quotidienne. » p.434


96- « Ce ne sont pas ces exhortations venus du dehors ; ce ne sont pas des leçons de philosophie, des avertissements d’historiens précurseurs qui détermineront dans le monde même des historiens un changement d’esprit et d’attitude [...] Il faut des coups répétés. Un harcèlement de l’homme contemporain par l’histoire : une histoire efficace et qui devienne présente à la conscience de tous. On s’exclamera d’abord. On se moquera. Et puis on réfléchira. Et la partie, alors, pourra se jouer. Et se gagner. » p.435


97- « Que de participations à des sociétés prodigieusement différentes les unes des autres ! ... Que de marques laissées, sur nos ancêtres immédiats et sur nous-mêmes, par des systèmes d’idées et de croyances, par des « institutions », au sens sociologique du mot, dont les brusques réapparitions, les surprenants affleurements nous stupéfient parfois – et nous stupéfieraient bien plus encore, et bien plus fréquemment, si nous nous appliquions à mieux observer de ce point de vue ! » p.436


98- « C’est en fonction de la vie que l’histoire interroge la mort. Voudrait-on penser à ceci ? Depuis des années et des années dormaient dans des caisses, dans des armoires, dans des tours de châteaux organisées en dépôts d’archives – des documents et des documents qui permettaient d’écrire l’histoire économique de l’humanité. Lettre morte. Personne ne s’avisait de secouer la poussière de ces vieux parchemins ou de ces vieux papiers. C’est quand nos sociétés ont commencé à donner aux soucis d’ordre économique la place qu’elles donnaient auparavant à d’autres soucis – que les historiens ont commencé à secouer la poussière de liasses dont personne, jusqu’alors, n’avait imaginé qu’elles pussent présenter un intérêt quelconque. » p.437

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