EMMANUEL MOUNIER |
2- « [...] notre inspiration même nous défend de vouloir réduire ces positions vivantes à une idéologie commune, étrangère à chacune et dangereuse pour toutes. » p.20
3- « Une action n’est valable et efficace que si d’abord elle a pris mesure de la vérité que lui donne son sens et de la situation historique, qui lui donne son échelle en même temps que ses conditions de réalisation. » p.20
4- « Une action n’est valable et efficace que si d’abord elle a pris mesure de la vérité que lui donne son sens et de la situation historique, qui lui donne son échelle en même temps que ses conditions de réalisation. Au moment où de toutes parts, sous prétexte d’urgence, on nous presse d’agir n’importe comment et n’importe vers quoi, la première urgence est de rappeler ces deux exigences fondamentales de l’action, et d’y satisfaire. Elles nous opposent aux idéologues aussi bien qu’aux politiciens. » p.20
5- « Précisons nos termes. Appelons civilisation, au sens étroit, le progrès cohérent de l’adaptation biologique et sociale de l’homme à son corps et à son milieu ; culture, l’élargissement de sa conscience, l’aisance qu’il acquiert dans l’exercice de l’esprit, sa participation à une certaine manière de réagir et de penser, particulière à une époque et à un groupe, bien que tendant à l’universel ; spiritualité, la découverte de la vie profonde de sa personne. Nous avons ainsi défini les trois paliers ascendants d’un humanisme total. » p.22
6- « Seuls un travail visant au-dessus de l’effort et de la production, une science visant au-dessus de l’utilité, un art visant au-dessus de l’agrément, finalement une vie personnelle dévouée par chacun à une réalité spirituelle qui l’emporte au-delà de soi-même sont capables de secouer le poids d’un passé mort et d’enfanter un ordre vraiment neuf. » p.23
7- « [...] chaque âge en réalise une œuvre à peu près humaine que s’il a d’abord écouté l’appel surhumain de l’histoire. » p.24
8- « [...] le Bourgeois : L’homme qui a perdu le sens de l’Être, qui ne se meut que parmi les choses, et des choses utilisables, destituées de leur mystère. L’homme qui a perdu l’amour ; chrétien sans inquiétude, incroyant sans passion, il fait basculer l’univers des vertus, de sa folle course l’infini, autour d’un petit système de tranquillité psychologique et sociale : bonheur, santé, bon sens, équilibre, douceur de vivre, confort. » p.32
9- « D’où son âpre juridisme [au bourgeois]. Moins il aime les choses qu’il accapare, plus il est susceptible dans la conscience de son droit présumé, qui est pour un homme d’ordre la plus haute forme de conscience de soi. » p.32
10- « Le spirituel coupé de ses amarres, n’est plus qu’une baudruche flânant sur ce monde brutal, pour le surveiller et parfois le distraire. « Esprit » soufflé de vide, léger et égoïste ; « raison » orgueilleuse et péremptoire, aveugle au mystère des existences réelles ; jeu exquis et compliqué de l’ « intelligence » : ainsi s’est créée une race d’hommes sourde à la souffrance des hommes, insensible à la rudesse des destinées, aveugle sur les malheurs qui ne sont pas des malheurs intimes. » p.34
11- « C’est un effondrement massif de la culture : c’est la stérilisation de la vie spirituelle elle-même. Nous en voyons proliférer les succédanés : ici une quelconque agilité ratiocinante ou verbale, assurée sur une quelconque suffisance universitaire ; là un vague état de rêve, sous-produit de pensée, d’imagination et de sentimentalité, qui se croit des droits sur l’expérience ; ailleurs, croupissant sur des millions d’âmes, l’eau fade des opinions qui sortent de la presse à pleine vannes, vaste marais public sur lequel bouillonnent les bavardages fétides des salons et des cafés. » p.34-35
12- « Quelques-uns se cramponnent encore à l’idée d’une vérité nationale, et combattent à l’intérieur de leurs frontières un individualisme qu’ils soutiennent farouchement à l’échelle de la nation. » p.36
13- « [...] le racisme n’est pas tant un dogmatisme théorique qu’un moyen accessoire de renforcer l’affirmation du peuple allemand comme communauté historique. Celle-ci est la véritable divinité immanente, correspondant en dignité sacrée à l’État du fasciste italien. C’est elle qui commande, par sa vie sous-jacente, le socialisme communautaire substitué au socialisme scientifique comme la religio à la ratio [...] » p.46
14- « Si vous voulez étonner un nazi, dites-lui qu’il vit sous une dictature. » p.47
15- « Les fascismes ne sortent point cependant du plan individualiste. Ils sont nés sur des démocraties épuisées [...] Ils en sont la fièvre et le délire. Une masse d’hommes désemparés, et d’abord désemparés d’eux-mêmes, sont arrivés à ce point de désorientation qu’il ne leur restait qu’une seule puissance de désir : la volonté, frénétique à force d’épuisement, de se débarrasser de leur volonté [...] » p.47
16- « On ne combat pas une erreur avec le désordre qui l’engendre. » p.49
17- « Quant à la « production » de la pensée par le processus économique, le marxisme n’apporte à ce sujet qu’une sorte de mystique matérialiste lamentablement primaire et confuse. Son indigence apparaît ici en toute évidence : il oscille entre des termes vagues : « réflexe », « étreinte » ; quoi qu’il en dise, il retombe sur un rationalisme fort parent du vieux rationalisme bourgeois. » p.55
18- « [...] ce qui est pour le marxisme le ressort essentiel de l’histoire. Ce n’est pas une réalité spirituelle. Ce n’est pas la raison bourgeoise dont il a détrôné la solennelle futilité. C’est le travail infaillible de la raison scientifique prolongée par l’effort industriel pour rendre l’homme, suivant l’idéal cartésien (découronné de la transcendance chrétienne), maître et possesseur de la nature. Voilà le dieu immanent, à la fois esprit (physico-mathématique), technique, fer et ciment. C’est à ce moment que le marxisme entre en religion. » p.56
19- « [...] l’humanisme marxiste apparaît en effet comme la philosophie dernière d’une ère historique qui a vécu sous le signe des sciences physico-mathématiques, du rationalisme particulier et fort étroit qui en est issu, de la forme d’industrie, inhumaine, centralisée, qui incarne provisoirement les applications techniques. » p.56
20- « Croyant que le mal et la souffrance subsisteront toujours dans l’homme, nous n’en sommes que plus à l’aise pour collaborer sans réserve à redresser les institutions et les organismes : ce sont en effet des appareils plus ou moins matériels, où l’on peut fixer des techniques, ils sont plus aisément purifiables, progressifs que les hommes individuellement pris. » p.60
21- « Il n’est qu’à regarder autour de soi pour se rendre compte que la disparition de l’angoisse primitive, l’accès à de meilleures conditions de vie n’entraînent pas infailliblement la libération de l’homme, mais plus communément peut-être son embourgeoisement et sa dégradation spirituelle. » p.60
22- « Le travail révolutionnaire profond [...] est de lui montrer [à l’homme] d’abord comme but dernier de cette révolte l’acceptation d’une responsabilité et la volonté d’un dépassement, sans quoi tous les appareils ne seront que de bons outils dans les mains de mauvais ouvriers ; et de l’éduquer dès maintenant à une action responsable et libre au lieu de dissoudre son énergie humaine dans une bonne conscience collective et dans l’attente, même extérieurement active, du miracle des « conditions matérielles ». » p.61
23- « [...] la personne est seule responsable de son salut, et à elle seule revient la mission d’apporter l’esprit là où l’esprit disparaît. La masse n’apporte que les conditions d’existence et de milieu, nécessaires, mais non créatrices. » p.63
24- « Si l’on ne commence par placer tout dialogue sur la personne à cette zone profonde de l’existence, si l’on se borne à revendiquer pour les libertés publiques ou pour les droits de la fantaisie, on adopte une position sans résistance profonde, car on risque alors de ne défendre que des privilèges de l’individu. » p.69
25- « Il n’y a pas d’expérience immédiate de la personne. Quand j’essaie pour les premières fois de me saisir, je me saisis d’abord diffusément à la surface de ma vie, et c’est plutôt une multiplicité qui m’apparaît. Il me vient de moi des images imprécises et changeantes que me donnent par surimpression des actes épars, et j’y vois circuler les divers personnages entre lesquels je flotte, dans lesquels je me distrais ou me fuis. Cette dispersion, cette dissolution de ma Personne dans la matière, ce reflux en moi de la multiplicité désordonnée et impersonnelle de la matière, objets, forces, influences où je me meus, c’est d’abord cela que nous appelons l’individu. » p.69
26- « Aucun spiritisme de l’Esprit impersonnel, aucun rationalisme de l’idée pure n’intéresse le destin de l’homme. Jeux inhumains de penseurs inhumains. Méconnaissant la personne, même s’ils exaltent l’homme, ils l’écraseront un jour. » p.70
27- « L’individualité est dispersion, la personne est intégration. » p.71
28- « [...] des ébauches superposées de ma personnalité : personnages que je joue, nés du mariage de mon tempérament et de mon caprice, souvent restés là ou revenus par surprise ; personnages que je fus, et qui se survivent par inertie, ou par lâcheté ; personnages que je crois être, parce que je les envie, ou les récite, ou les laisse s’imprimer sur moi par la mode ; personnages que je voudrais être, et qui m’assurent une bonne conscience parce que je crois les être. Tantôt l’un, tantôt l’autre me domine : et aucun ne m’est étranger, car chacun emprisonne une flamme pris au feu invisible qui brûle en moi [...] » p.72
29- « Cette unification progressive de tous mes actes, et par eux de mes personnages ou de mes états est l’acte propre de la personne. Ce n’est pas une unification systématique et abstraite, c’est la découverte progressive d’un principe spirituel de vie, qui ne réduit pas ce qu’il intègre, mais le sauve, l’accomplit en le recréant de l’intérieur. Ce principe vivant et créateur est ce que nous appelons en chaque personne sa vocation. » p.73
30- « Il suit que le but de l’éducation n’est pas de tailler l’enfant pour une fonction ou de le mouler à quelque conformisme, mais de le mûrir et de l’armer (parfois de le désarmer) le mieux possible pour la découverte de cette vocation qui est son être même et le centre de ralliement de ses responsabilités d’homme. » p.73
31- « La personne seule trouve sa vocation et fait son destin. Personne autre, ni homme, ni collectivité, ne peut en usurper la charge. » p.73
32- « Contre le monde sans profondeur des rationalismes, la Personne est la protestation du mystère. Qu’on prenne garde de mal entendre. Le mystère n’est pas le mystérieux, ce décor de carton où se complaît une certaine vulgarité vaniteuse composée d’impuissance intellectuelle, d’un besoin facile de singularité et d’une horreur sensuelle de la fermeté. Il n’est pas la complication des choses mécaniques. Il n’est pas le rare et le confidentiel ou l’ignorance provisoirement consacrée. Il est la présence même du réel, aussi banal, aussi universel que la Poésie à qui plus volontiers il s’abandonne. C’est en moi que je le connais, plus purement qu’ailleurs, dans le chiffre indéchiffrable de ma singularité, car il s’y révèle comme un centre positif d’activité et de réflexion, non pas seulement comme un réseau de refus et de dérobades. » p.76
33- « Le monde des relations objectives et du déterminisme, le monde de la science positive est à la fois le monde le plus impersonnel, le plus inhumain, et le plus éloigné qui soit de l’existence. » p.77
34- « Ni la multiplication des groupes, ni leur gonflement ne nous assurent que l’esprit communautaire fasse de réels et de solides progrès. Une richesse foisonnante peut masquer une profonde déchéance organique. » p.81
35- « [...] la société sans visage, faite d’hommes sans visage, le monde de l’on, où flottent, parmi des individus sans caractère, les idées générales et les opinions vagues, le monde des positions neutres et de la connaissance objective. C’est de ce monde, règne de l’ « on dit » et de l’ « on fait », que relèvent les masses [...] » p.81
36- « Les masses sont des déchets, elles ne sont pas des commencements. Dépersonnalisée dans chacun de ses membres, et par suite dépersonnalisée comme tout, la masse se caractérise par un mélange singulier d’anarchie et de tyrannie, par la tyrannie de l’anonyme [...] » p.82
37- « C’est vers la masse que glisse la démocratie libérale et parlementaire oublieuse de ce que la démocratie était primitivement une revendication de la personne. Les « sociétés » peuvent s’y multiplier, les « communications » en « rapprocher » les membres, aucune communauté n’est possible dans un monde où il n’y a plus de prochain, mais seulement des semblables, et qui ne se regardent pas. » p.82
38- « [Dans le monde de l’on] Chacun y vit dans une solitude, qui s’ignore même comme solitude et ignore la présence de l’autre : au plus appelle-t-il « ses amis » quelques doubles de lui-même, en qui il puisse se satisfaire et se rassurer. » p.82
39- « Le premier acte de mon initiation à la vie personnelle est la prise de conscience de ma vie anonyme. Le premier pas, corrélatif, de mon initiation à la vie communautaire est la prise de conscience de ma vie indifférente : indifférente aux autres parce qu’elle est indifférenciée des autres. » p.82
40- « Mais cette tension est source de vie. Elle garde l’individu de l’anarchie et les sociétés du conformisme. Les régimes totalitaires qui pensent l’éliminer ne savent pas les ressources explosives qui sont au cœur de l’homme et qui tourneront un jour contre eux. » p.86-87
41- « Ce n’est pas du dehors que la solitude se combat, par le cumul des relations, par l’inflation de la vie publique [...] Plus haute est la qualité de notre vie personnelle, plus largement la solitude ouvre ses abîmes. C’est pourquoi la place qu’il lui fait est peut-être la meilleure mesure de l’homme. » p.87
42- « Beaucoup imaginent la société de leurs rêves sur le modèle de l’idéal bourgeois qu’ils se font de leur vie personnelle. Pour celle-ci un bonheur modeste mais sans vides, rester « entouré » jusqu’au dernier moment [...] On oublie que [...] La connaissance des choses et des hommes par contact et familiarité sensible est le plus bas degré de la connaissance et de la communion, il fonde l’action la plus primitive et la moins humanisée. » p.88
43- « Mais nous disons que les déterminismes doivent être pliés, dans toute la mesure où leur résistance le permet, aux fins humaines supérieures, et que les collectivités naturelles sont elles-mêmes ne s’achèvent pas dans leurs lois propres, mais sont subordonnées à l’éclosion et à l’accomplissement des personnes. » p.93
44- « À l’universalité factice de formules intemporelles, nous préférons l’universalité vivante qu’il est aisé de dégager d’un témoignage singulier. » p.95
45- « L’éducation ne regarde essentiellement ni au citoyen, ni au métier, ni au personnage social. Elle n’a pas pour fonction maîtresse de faire des citoyens conscients, de bons patriotes, ou de petits fascistes, ou de petits communistes, ou de petits mondains. Elle a mission d’éveiller des personnes capables de vivre et de s’engager comme personnes. » p.97
46- « Nous sommes donc opposés à tout régime totalitaire de l’école qui, au lieu de préparer progressivement la personne à l’usage de la liberté et au sens des responsabilités, la stérilise au départ en pliant l’enfant à la morne habitude de penser par délégation, d’agir par mot d’ordre, et de n’avoir d’autre ambition que d’être casé, tranquille et considéré dans un monde satisfait. » p.97-98
47- « Ignorant par décision la fin dernière de l’éducation – l’engagement vivant d’une personne, - et les moyens qui y sont appropriés, une école ainsi conçue risque de se limiter aux fins pratiques de l’organisme social : la préparation technique du producteur et la formation civique du citoyen. Elle affaiblit sa défense contre les ingressions de cet organisme, quand elle ne s’abandonne pas simplement, pour sauver une apparence de culture, à l’accumulation affolée des « matières » d’enseignement. » p.99
48- « [...] l’école qui se veut neutre laisse filtrer, diffuse dans l’enseignement, quelque doctrine faite à l’esprit du jour : aujourd’hui la morale bourgeoise, avec ses valeurs de classe et d’argent, son nationalisme, sa conception du travail, de l’ordre, etc. [...] » p.99
49- « Prérogative de la famille sur l’État [en matière d’éducation], elle n’est pas un droit arbitraire et inconditionné de mainmise de la famille sur la personne de l’enfant. Elle est subordonnée, en première ligne, au bien de l’enfant, en seconde ligne, au bien commun de la cité. Elle ne doit pas nous faire oublier l’incompétence, l’indifférence ou l’égoïsme lamentable de beaucoup de familles, de la plupart peut-être, en matière d’éducation. » p.102
50- « La vie privée recouvre exactement cette zone d’essai de la personne, à la rencontre de la vie intérieure et de la vie collective, la zone confuse mais vitale où l’une et l’autre prennent racine. » p.106
51- « La mortelle séduction de l’âme bourgeoise les a pipés par quelques pseudos-valeurs : mesure, paix, retraite, intimité, pureté ; des peintres « sensibles », des poètes « délicats », quelques philosophes salonnards l’ont parée de mièvres grâces ; elle s’est même fabriqué une religion d’appartement, bonhomme et indulgente, une religion de dimanches, une théologie des familles. C’est juste dans ces chauds refuges que nous devons poursuivre la privauté bourgeoise si nous voulons en désintoxiquer la ses meilleures victimes ; c’est là que la tendresse tue l’amour, que la douceur de vivre étouffe le sens de la vie. » p.107
52- « Cette impossibilité pour la personne de naître à sa vie propre, qui selon nous définit le prolétariat plus essentiellement encore que la misère matérielle [...] » p.108
53- « Petites filles, on a peuplé leur monde de mystères, d’effrois, de tabous, à elles réservés. Puis, sur cet univers angoissant qui ne les quittera plus, on a glissé une fois pour toutes le rideau fragile, la prison fleurie, mais scellée, de la fausse féminité. La plupart n’en trouveront jamais l’issue. » p.109
54- « Quinze ans, vingt ans : un miracle les envahit [les femmes] ; pour deux, ou trois, ou cinq ans sa plénitude leur donne une sorte d’autorité retrouvée, à moins qu’insuffisamment préparées à en diriger la flamme, elles n’en aient peur et l’étouffent. Quelques-une, privilégiées ou plus audacieuses, arrivent à s’échapper au bon moment vers un destin personnel choisi et aimé. La masse des autres s’agglomère à l’écheveau obscur et amorphe de la féminité. » p.109
55- « Voici celles qui, faute de pouvoir se constituer une personne, s’en donnent l’illusion en exaspérant une féminité vengeresse, et courent à la beauté comme à Dieu. Voici ces parfaites et propres machines qui ont donné leur âme aux choses [...] » p.109
56- « Voici la file très oubliée, très désœuvrée, des seules. Et à travers ce chaos de destins effondrés, de vies en veilleuse, de forces perdues, la plus riche réserve de l’humanité sans doute, une réserve d’amour à faire éclater la cité des hommes, la cité dure, égoïste, avare et mensongère des hommes. » p.110
57- « S’il est dans l’univers un principe féminin, complémentaire ou antagoniste d’un principe masculin, une longue expérience est encore nécessaire pour le dégager des superstructures historiques : elle commence à peine. Il y faudra des générations [...] ; il faudra paraître certaines fois parier contre ce qu’on appelle « la nature » pour voir où s’arrête la vraie nature. » p.111
58- À l’homme satisfait d’un facile rationalisme, [la féminité] apprendra peut-être que le « mystère féminin » est plus exigeant que l’image complaisante qu’il sans donne , et elle le poussera dans son propre mystère. » p.111
59- « Les zélateurs de l’éternel ont toujours péché par défaut d’imagination. À quoi reconnaître de l’éternel, si ce n’est à ce qu’il se survit, contre les prévisions des esprits étroits, sous les différences matérielles d’apparence radicale que lui impose la suite des temps ? » p.113
60- « Il faut avoir le courage de dire que la famille, et la meilleure souvent, tue spirituellement autant et plus peut-être de personnes par son étroitesse, ou son avarice, ou ses peurs, ou ses automatismes tyranniques que n’en fait sombrer la décomposition des foyers. » p.113
61- « Le point de vue biologique pur débouche toujours sur une oppression. » p.115
62- « [...] la femme mariée doit avoir la pleine jouissance du revenu de son travail, en égalité de droits et de charges avec son mari : salaire égal à travail égal, et libre disposition du salaire, avec contribution égale aux charges du ménage, en cas de travail extérieur rémunéré ; droit au salaire ménager pris sur le salaire du mari, en cas de travail ménager à domicile. » p.118
63- « [L’enfance] est cependant le miraculeux jardin où nous pouvons apprendre et préserver l’homme avant qu’il ait désappris la liberté, la gratuité, l’abandon. Chaque enfance que nous protégeons, que nous fortifions en la dépouillant de ses puérilités, que nous poussons jusqu’à l’âge adulte, c’est une personne de plus que nous arrachons aux envahissements de l’esprit bourgeois, et, dans quelque société que ce soit, à la mort du conformisme. C’est une source que nous gardons vive. » p.119
64- « C’est pourquoi le bourgeois qui garde un peu d’imagination se trouve tout de même en famille à Montparnasse ou du côté de chez Swann. Comment ne se plairait-il pas là où règne, sous la dictature de la formule et du goût du jour, un art dont la dernière ressource est l’habileté ou la surprise ? » p.123
65- « C’est ainsi qu’un public de plus en plus largement avili accélère à son tour le mouvement qui entraîne le créateur à la servilité ou le condamne à l’isolement, en encourageant à côté de lui de lui toutes les prétentions des fabricants. » p.124
66- « [...] la première littérature des régimes neufs, trop proche de la matière, est souvent inférieure en qualité aux meilleures oeuvres de la décadente qui précède. » p.124
67- « Cette stérilisation de l’oeuvre par le sujet à des témoins très divers [... dont] l’idéalisation des problèmes chez le philosophe ou l’essayiste qui s’abstrait de la « grossière réalité », et fréquente plus volontiers le théâtre universitaire des idées que leur drame vivant [...] » p.124
68- « [...] les uns acceptent les conforts de la vie matérielle, d’autres les conforts de la vie de l’esprit ; les deux démissions se valent [...] » p.199
69- « Le premier acte d’une action personnaliste, après la prise de conscience de toute la part indifférente de ma vie, est la prise de conscience de toute la part à mon insu instinctive ou intéressée de mes adhésions et de mes répugnances. » p.200
70- « D’autres adhèrent en suivant la pente de l’enthousiasme. L’enthousiasme peut tout recouvrir. Trop souvent il ne recouvre rien, et par son volume étouffe toute vie personnelle. Il masque alors un instinct qui se donne une grandeur [...] » p.200
71- « L’enthousiasme a du prestige. Il donne aux agitations les plus futiles du ton, de l’ampleur, de la force. Aucun état n’est plus prompt au découragement, à la naïveté ou à la servitude. Il est souvent une forme euphorique de la paresse. » p.200-201
72- « Un ordre logique, par sa régularité même, donne une illusion de la vérité [...] Il satisfait le besoin puéril d’une ordonnance extérieure où toutes les pièces se répondent (au lieu de m’obliger à répondre, moi) [...] » p.201
73- « [...] un système démontrable, rigoureux, rassurant, qui ne laisse rien à l’ignorance, au risque, à la liberté. Certains ont pour ces épures la passion du petit-bourgeois pour les surfaces nettes de poussière dans son intérieur. » p.201
74- « Les idées offrant quelque difficulté encore, et quelque risque, c’est aux techniques maintenant que des esprits plus « franchement modernes » demandent des plans. Ne faut-il pas des « solutions concrètes aux problèmes de l’heure ? » [...] Que les consignes tournent, qu’un peu d’argent leur vienne en poche, que la crise s’éloigne, et voyez à quelle profondeur tout cela est enraciné. » p.201
75- « Instincts, enthousiasmes, idéologies, agitations, autant de divertissements de la personne, autant de moyens pour elle de se fuir. Et quand elle se fuit, c’est alors qu’elle est prête pour les servitudes et pour les illusions. Tous les mouvements confus d’une époque trouble, à la suite et sur le modèle des partis, jouent sur cette « aliénation » de la personne pour l’entraîner où veulent les politiques, et les forces qui sont derrière les politiques. » p.202
76- « Ce ne sont pas des technocrates qui feront la révolution nécessaire. Ils ne connaissent que des fonctions : des destins sont en jeu ; ils agencent des systèmes : les problèmes leur échappent. » p.202
77- « [La révolution personnaliste :] appuyer, sur une discipline personnelle librement décidée, une action collective rénovée. » p.203
78- « A force de s’être réfugié dans la pensée et d’avoir suspendu son jugement, l’idéalisme a répandu la croyance que la pensée est inutile à l’action, que la recherche de la vérité est une distraction, et non pas un acte. » p.203
79- « [La conversion totale de l’homme] commence à s’installer en chaque personne par une inquiétude. Cet homme ne vit plus en sécurité dans un monde simpliste. Il cesse de confondre ses pensées paresseuses avec le sens commun. Il doute de soi, de ses réflexes. Son irritation parfois traduit un malaise. La prise de conscience est commencée. » p.205
80- « [La révolution personnelle] est moins la prise de conscience d’un désordre extérieur, scientifiquement établi, que la prise de conscience par le sujet de sa propre participation au désordre, jusqu’ici inconsciente, jusque dans ses attitudes spontanées, son personnage quotidien. » p.205
81- « De tous les refus dont s’arme un jeune garçon au départ de la vie, certains ne font que s’affermir avec le temps, d’autres, qui furent utiles comme position de départ, laissent place à des recherches plus compréhensives » avant-propos, p.311
82- « Le personnalisme, au surplus, comme toute doctrine mêlée à l’histoire, n’est pas un schéma intellectuel qui se transporte intact à travers l’histoire. Il combine la fidélité à un certain absolu humain avec une expérience historique progressive. » avant-propos, p.314
83- « L’erreur est de vouloir réaliser l’absolu dans le relatif, elle n’est jamais de penser le relatif sur fond d’absolu afin de lui maintenir une grandeur que, laissé à lui-même, il cède infailliblement. » chap.1, p.318
84- « Toutefois cet absolu (et nous rejoignons ici la grande tradition qui relie Denys l’Aréopagite à saint Jean de la Croix, à Pascal, à Kierkegaard et à Kafka) est un absolu caché. Il est incommensurable au monde tel qu’il va. Nous l’attirons à nous par l’effort que nous faisons vers lui plus que par les représentations que nous nous en donnons, toujours défaillantes, parfois grotesques. Un système conceptuel peut cerner avec précision ce qu’il n’est pas, il n’atteint que médiocrement ce qu’il est. » chap.1, p.319
85- « [...] seule une conscience de la totalité achevée de l’histoire pourrait donner le sens de chacun des événements de l’histoire. » chap.1, p.319
86- « Le délire de la pureté absolue, la manie de la perfection, l’idéalisme éperdu [...] On les rencontre chez des sujets dont le comportement directeur est une fuite de la réalité. Tout ce qu’ils pourraient réaliser de nécessairement humble, imparfait, fini, ils le refusent, et sur le pivot de cette négation, ils passent du refus à la condamnation, qui les justifie de leur fuite à leurs propres yeux [...] » chap.1, p.319
87- « La pureté abstraite va toujours au général, au principe construit, à la situation rêvée, à ces biens sans corps qui ne sont rien ni à personne. La démarche personnelle, au contraire, est affirmation et insertion concrète, responsabilité assumée dans un monde de situations. » chap.1, p.320
88- « Il n’y a pas seulement utopie des systèmes farfelus et des sociétés irréelles. Il y a utopie dès que la projection historique qui éclaire l’action est le produit d’une construction purement conceptuelle, au lieu de composer les exigences suprahistoriques avec les situations historiques de fait où elles ont à s’insérer. En ce sens, il y a même des utopies de la modération [...] » chap.1, p.320
89- « L’homme, composé par définition, n’est solide qu’en alliages. » chap.1, p.321
90- « [...] deux instincts primitifs : le souci de mon intégrité matérielle, variante de l’instinct de conservation (que rien de moi ne s’altère, c’est-à-dire que rien ne change, qu’aucune aventure ne me déconcerte) ; et le complexe d’innocence, symétrique trop méconnu du complexe de culpabilité, le désir d’être sans reproches au moins de frais possible. Ces deux instincts sont conservateurs et égocentriques. Sous de nobles prétextes, ils visent surtout à assurer la tranquillité morale de l’individu, dans l’oubli des désordres et des tumultes qui s’agitent autour de lui. » chap.1, p.321
91- « A chaque coup nous [les personnalistes] avons choisi, au lieu de biaiser. Jamais notre choix n’eut cette allure héroïque et cet automatisme satisfait qui semblent, à en croire leurs propos, si communs parmi nos contemporains. » chap.2, p.324
92- « Submergé par ses oeuvres, l’homme contemporain a rarement maîtrisé aussi peu qu’aujourd’hui le milieu où il plonge. Ses concepts, ses instruments, ses sentiments, plus rien de lui-même n’est adapté au monde qui l’environne, ni capable d’y assurer sa souveraineté. » chap.2, p.324
93- « Je ne suis pas un cogito léger et souverain dans le ciel des idées, mais cet être lourd dont une lourde expression seule donnera le poids ; je suis moi-ici-maintenant ; il faudrait peut-être alourdir encore et dire un moi-ici-maintenant-comme ça-parmi ces hommes-avec ce passé. » chap.2, p.325
94- « Nous ne sommes pas, selon le rêve paranoïaque des surréalistes, des fous de liberté projetant sans entrave désirs et délires dans un monde aboli : nous ne sommes vraiment libres que dans la mesure où nous ne sommes pas entièrement libres. » chap.2, p.325
95- « Il semble parfois que l’homme contemporain ne sache qu’osciller de celui-ci à celui-là, du soliloque égocentriste au conformiste animal, d’un faux ange à une vieille bête. » chap.2, p.326
96- « [...] l’utopie centriste : leur schème, très construit, consiste à bloquer une réalité complexe en deux projections extrêmes pour s’offrir la satisfaction de représenter à égale distance de chacune le bon sens ou la raison – en fait une abstraction éclectique soutenant un goût moyen de l’immobilité. » chap.2, p.327
97- « Les milieux rationalistes suspendent l’éducation à la formation de l’ « objectivité » critique [...] Le rationalisme est la police de l’esprit. Une police est indispensable, mais les sociétés policières étouffent. » chap.2, p.329
98- « La compréhension absolue de l’adversaire demande à l’homme engagé un effort beaucoup plus enrichissant que la simple neutralité objective, car l’adversaire pour lui est un éducateur et un appui en même temps qu’une force à renverser. Cette compréhension, quand elle est issue de l’engagement, contribue à fortifier l’engagement par le combat perpétuel où elle l’expose. Mais la compréhension issue de la neutralité n’est que dissolution de l’esprit. » chap.2, p.329
99- « L’arbre n’a pas peur de porter des fruits, ou bien il est un arbre malade. » chap.2, p.330
100- « Les données ne deviennent des promesses que par notre adhésion, et des fatalités que par notre démission. » chap.2, p.330
101- « [...] notre défiance pour toues les formules en « défense de » : défense de l’homme, défense du spirituel, défense de la civilisation, défense de l’Occident [...] La défensive n’est efficace et saine qu’en dépendance d’un élan créateur. Quand l’esprit de défensive vient à dominer, c’est le signe que l’invention est morte, que le souci de conserver, et de conserver en état, a expulsé le souci de promouvoir et de créer. C’est alors que l’on dresse des lignes Maginot militaires ou spirituelles, dont le destin est fatal. » chap.3, p.332
102- « Il n’y a pas de condition humaine, il n’y a pas d’absolu humain sans que le drame des solitudes et l’imprévisibilité déconcertante des créations ne soient traversés par une intention d’universalité. » chap.3, p.333
103- « C’est l’illusion de chaque époque historique de prendre pour l’homme éternel l’image la plus parfaite qu’elle s’est formée de l’homme de son temps, ou, plus bas, la surimpression de ses plus récents clichés sur l’homme de son temps. » chap.3, p.333
104- « C’est l’illusion de chaque époque historique de prendre pour l’homme éternel l’image la plus parfaite qu’elle s’est formée de l’homme de son temps, ou, plus bas, la surimpression de ses plus récents clichés sur l’homme de son temps. Cependant, ces images successives relaient une permanence ouverte, chacune en porte l’expression dans un marbre nouveau et représente dans son époque plus que l’époque. Mais précisément parce qu’elle déborde l’époque en l’exprimant, chacune de ces images, par la puissance même d’éternité qu’elle recèle, est caduque, temporaire parce que temporelle. Vient un moment où elle est menacée par le temps qui marche et invente l’homme. » chap.3, p.333
105- « Cent images grimaçantes surgissent de l’ombre. Chacun les prend pour des démons. L’une cependant porte sous sa grimace le vivant de demain. La défense de l’esprit ne consiste pas alors à dépenser sa ferveur pour une figure de cire et à ironiser sur l’homme nouveau, mais à le reconnaître et à y greffer la continuité de l’homme. » chap.3, p.334
106- « Mais si le protestataire reste un simple voltigeur des armées de l’action, il est aussi nécessaire à nos lourdes sociétés modernes que l’inquiétude à la santé morale, la contradictoire à la pensée, et l’athéisme à la foi. Il devient alors un personnage essentiel du drame, celui qui affirme la transcendance de l’absolu toujours lésée par son service même. » chap.3, p.334
107- « La garantie de notre liberté dans l’engagement, c’est le caractère relatif de l’engagement, relatif à un absolu qu’il évoque, met en oeuvre et trahit du même coup. La trahison est inscrite dans l’acte engagé au même titre que la fidélité. C’est leur tension intérieure à nos actes les plus freins qui les préserve de cette mort superbe où vivent les fanatismes. » chap.3, p.335
108- « [...] il existe une vocation de prophétie dont le soin doit être, par définition, de s’exercer opportune et importune. Le prophète y gagne les joies d’une sérénité choisie, mais on ne peut parler d’évasion en son cas, car il est rare qu’il meure riche et que la bouche ne lui soit fermée à coups de pierre. C’est dire que, même prophète, il témoigne pour un inactuel singulièrement actuel, et qui blesse au point vif ceux mêmes de ses contemporains qui l’accusent de fréquenter les nuées. On ne tue pas les rêveurs. » chap.3, p.336
109- « Celui qui ne croit l’homme achevé dans aucun de ses avatars, qui ne le veut enchaîné par aucune de ses fabrications, fussent-elles des édifices d’hommes, celui qui aime du même cœur la fidélité et l’aventure, l’ordre et la liberté, les grandes espérances et les destins singuliers, celui-là ne sait peut-être pas aujourd’hui où il va aussi sûrement que les purs politiques, il sait infailliblement reconnaître sur les chemins de l’histoire les hommes de même espèce. » chap.3, p.336
110- « Pas plus qu’il n’est un système politique, le personnalisme n’est un système tout court. Chacune de ses propositions naît au croisement d’un jugement de valeur et d’un jugement de fait. » chap.4, p.339
111- « [...] cette tranquille sagesse de fonctionnaires qu’on essaye de nous bâtir sur une évolution sans risque, sur des économies sans but et sur une intelligence sans passion. » chap.4, p.341
112- « L’angoisse n’est plus une idée flottant aux cœurs désœuvrés. L’angoissé s’est faite chair, ou sans doute acier. Elle est redevenue la compagne de l’homme par les moyens mêmes dont il se vantait de s’en débarrasser. » chap.4, p.342
113- « La personne ne s’oppose pas au nous, qui la fonde et la nourrit, mais au on irresponsable et tyrannique. » chap.5, p.344
114- « Nous aurons à prendre garde de ne pas confondre les processus de dépersonnalisation avec des processus de transpersonnalisation qui sont un temps dialectique du processus de personnalisation, dont l’humanité ne connaît peut-être encore que les rudiments. » chap.5, p.345
115- « Enfin, un spiritualisme dévitalisé a réussi à si bien confondre, sous l’idée de « vie intérieure », l’intériorité essentielle à la vie personnelle avec le repli de l’individu sur ses complications intimes, avec la complaisance décadente de soi, fruits du luxe et de l’oisiveté, qu’au regard de certains il a définitivement compromis la vie spirituelle avec le loisir bourgeois. » chap.5, p.347
116- « Le travail, le souci politique et la vie publique sont un heureux correctif aux menaces de prolifération subjective et d’isolement égocentrique, mais ils deviennent à leur tour des instruments de déshumanisation quand ils prétendent refouler et déconsidérer le recueillement, le silence, la détente et à côté d’eux le drame intérieur, l’inquiétude métaphysique, l’élaboration spirituelle, la protestation de conscience et la perpétuelle intériorisation de l’ordre reçu. » chap.5, p.349
117- « Il est beaucoup question de « dépasser » aujourd’hui. On se console ainsi de ne rien atteindre. Illusion d’esprits légers qui espèrent s’assurer une réalité en niant toute participation ambiante, et décider les hommes en bafouant tout ce qui leur tient à cœur. » chap.6, p.351
118- « Le déterminisme est la description du révolu. Bien plus, il est le choix du révolu : il n’y a pas de révolu définitivement révolu tant qu’une initiative humaine, du passé, veut encore tirer une signification et un développement nouveaux. » chap.6, p.354
119- « Le lien vital de l’action humaniste, ce n’est ni l’homme subjectif, ni la matière, mais le lien humain de l’homme à la matière, la maîtrise que l’homme exerce sur la matière comme sur lui-même. Et le secret de cette maîtrise ne jaillit pas automatiquement de l’usage des techniques. » chap.6, p.355
120- « Les technocrates de tous partis nous préparent un fascisme refroidi, ans même la chaleur païenne de l’autre, une barbarie propre et ordonnée, une folie lucide et impalpable, vers laquelle il vaudrait mieux regarder maintenant que de nous satisfaire à peu de frais de condamnations sur un cadavre. » chap.6, p.356
121- « Il y a, disait Kierkegaard, la folie de ceux qui prennent le monde pour un songe, et il y a la folie de ceux qui prennent l’homme intérieur pour du vent. Le second de ces fous est à peine moins effrayant à voir. Cependant que l’on enferme le premier dans des asiles, l’autre installe peu à peu son règne parmi les hommes qui oublient ce que c’est que d’être homme. » chap.6, p.356
122- « Homme, réveille-toi ! Le vieil appel socratique, toujours actuel, est notre cri d’alarme à un monde qui s’assoupit dans ses structures, dans ses conforts, dans ses misères, dans son travail et dans son loisir, dans ses guerres, dans sa paix, dans son orgueil et dans sa lassitude. » chap.6, p.356
123- « Je puis être tourné vers le dehors sans être tourné vers le réel : l’utopiste, le persécuté morbide, le mythomane, l’agité, sont tout entiers hors d’eux-mêmes, et cependant ils ne tendent les bras qu’à leurs rêves ou à leurs fièvres. » chap.6, p.356
124- « Il n’y a pas de réalisme complet sans un « principe d’extériorisation », vérité du matérialisme. Il n’y a pas de réalisme complet sans un « principe d’intériorisation », vérité cachée au cœur des spiritualismes. » chap.6, p.357
125- « Nous n’aimons pas le mot. « Spiritualisme est définitivement lié à tout un débordement verbal, sentimental et moralisant. Il n’éveille plus rien au cœur de personne. Mais il faut percer, comme pour le « matérialisme », jusqu’aux exigences qu’il recouvre. » chap.6, p.357
126- « Qu’est-ce que l’intériorité ? Elle n’est surtout pas ce que précisément l’accusent d’être nos fous lucides. Elle n’est pas une fuite du réel, de l’action ou de la responsabilité. Elle suppose, il est vrai, un repli méthodique (au sens où Descartes parlait d’un doute méthodique), en retrait de l’agitation des actes et de la dispersion des choses ; plutôt qu’un repli, une reprise de soi et de sa route. » chap.6, p.357
127- « Le recueillement, même s’il commence par une désadaptation ou par un échec, ne poursuit pas un refuge, mais un ramassement de forces pour un meilleur engagement. Il ne cherche pas le silence pour le silence ou la solitude pour la solitude, mais le silence parce qu’on y prépare la vie et la solitude parce qu’on y retrouve l’homme. » chap.6, p.357
128- « Le fou lucide est un homme sûr, sûr de soi, sûr de son droit, sûr de ses fonctions (il ne faut même plus dire de ses devoirs : il a l’œil terne et sans inquiétude du fonctionnaire satisfait). » chap.6, p.357
129- « Il faut bien arriver à distinguer aujourd’hui les hommes-objets, maîtres ou esclaves, des hommes d’humanité. » chap.6, p.358
130- « [...] quand il ne l’aime pas plus que tout au monde, il n’est rien que l’homme déteste autant que sa liberté. » chap.6, p.358
131- « La liberté nous a été donnée avec tout l’appareil du monde libéral occidental. Elle est liée dans notre esprit et dans nos mœurs à tout un ensemble de réalités et d’habitudes qui sont en train de montrer leur épuisement et leur anachronisme. » chap.6, p.359
132- « Il faut jeter les mauvaises raisons et garder le souffle. C’est ce que nous appelons libérer la liberté des libéraux. » chap.6, p.359
133- « On peut même dire que le destin central de l’homme n’est pas de maîtriser la nature, ni de savourer sa propre vie, mais de réaliser progressivement la communication des consciences et la compréhension universelle. » chap.6, p.360
134- « L’arbre vivant brise la pierre, les forêts mortes deviennent roches. » chap.6, p.361
135- « L’homme collectif du XXe siècle naîtra des moyens du XXe siècle : vitesse, radio, presse, organisation. Aucun n’est entaché d’une sorte de péché originel. Mais la complicité qu’ils offrent à la dépersonnalisation massive est évidence [...] Pensé en seule référence à une organisation inflexible, l’homme serait alors constitué en instrument, réduit à l’ustensilité. L’ustensile, comme on disait de l’ancien serf, est à merci. » chap.6, p.361-362
136- « Devant l’homme-instrument, il n’est plus de limite à l’inhumanité. » chap.6, p.362
137- « Les idées mêmes, ou les valeurs, la Raison, la Justice, l’Humanité, la Révolution, ne sont pas un but pour l’homme. Certes, l’image que nous nous faisons aujourd’hui de la personne est obscurcie et limitée par l’étroitesse de nos perspectives historiques. Et la valeur dialectique des idéaux est sans doute de nous faire cheminer, depuis l’impersonnalité des choses dont nous sommes imprégnés, par la semi-impersonnalité des valeurs, vers la transpersonnalité d’une vie ouverte et ample. » chap.6, p.362
138- « Aussi bien ne craignons-nous pas, pour nous, de « dépasser » la personne, qui est dépassement, et de chercher, dans tout ce qui nous semblerait d’abord une pente de dépersonnalisation, la transpersonnalisation possible. » chap.6, p.363
139- « Ce qui rend à certains le personnalisme insaisissable, c’est qu’ils y cherchent un système, alors qu’il est perspective [...] » chap.8, p.381
140- « [L’éducation], trop souvent réduite aujourd’hui à la distribution superficielle du savoir et à la consolidation des divisions sociales ou des valeurs d’un monde agonisant, doit briser avec ces cadres morts pour élaborer une formation de l’homme total, également offertes à tous, laissant chacun libre de ses perspectives dernières, mais préparant à la cité commune des hommes équilibrés, fraternellement préparés les uns avec les autres au métier d’homme. » chap.8, p.382
141- « A la longue, l’unité du genre humain doit, tout en se diversifiant à l’infini, résorber toutes ses cassures mortelles : intellectuel-manuel, ville-campagne, privé-public, action-contemplation. » chap.8, p.383
155- " Jaspers et Gabriel Marcel découvrent le masque séduisant d'évidence par lequel il [le système] s'impose comme univers de tout naturel. Les objets qu'il constitue bouchent de toutes parts, avec leur familiarité rassurante, le mystère de l'être ; les idées y vont de soi et refusent la question : la possibilité même de l'étrange, moteur de l'inquiétude spirituelle, en est exclue. " P. 20
156- " Tout ces systèmes pédants et naïfs, tous ces réseaux qui se croient spirituels, servent un seul dessein : avoir la paix [...] Barrages hâtifs ou durable contre l'avenir et ses risques, l'inconnu et ses menaces, l'aventure et ses dangers, ils conspirent tous à éliminer l'angoisse qui jaillit infailliblement des profondeurs inquiétantes de l'être. " P. 20
157- " Il y a donc un péché originel philosophique. Si savant que puisse en être l'exercice, ce péché n'est pas réservé aux philosophes. Chacun le commet quand, pour se livrer aux couvertures de tranquillité, il démissionne d'être un existant, c'est-à-dire un être fervent, libre et responsable, affrontant son destin dans la lucidité et le courage. " p.21
158- " [...] l'acte philosophique, c'est l'acte le plus banal, les démarches de la pensée ne seraient être autres que les démarches d'une vie qui se conquiert à l'existence plus riche. On essaye de nous présenter l'attitude de positiviste, le désintéressement philosophique comme un mode supérieur d'existence : en vérité, il faut y voir une lâcheté fondamentale, l'acte coupable d'un existant pariant contre l'existence pour le sommeil vital. Par cette démission, l'existant ne dissout pas seulement sa propre substance, il entraîne le monde dans le néant qu'il secrète. " p.21
159- " L'existentialisme tend à dévaloriser la certitude ou l'assurance subjective, dernier refuge de l'immobilité spirituelles, au profit de la passion vivante et mobile qui unit intérieurement l'existant à la vérité. Il lui arrive de suivre ce chemin jusqu'à presque soutenir que l'important n'est pas tellement la vérité que "l'attitude du connaissant". " p.23
160- " [...] il n'y a pas d'Être, il n'y a que des existants. Chaque existant lui-même n'est pas pensable pour la pensée proprement dite. La connaissance n'est en rigueur applicable qu'à une conceptualisation de leur passé ou de leur avenir, mais non à cette matrice de l'existence qu'est l'instant éternel où la liberté se décide dans le choix. " p.27
161- " L'existence, c'est ce qui ne devient jamais objet. On ne peut l'évoquer qu'en termes de jaillissement. " p.27
162- " [...] le souci de la totalité [dira Gabriel Marcel], souci dominant des philosophies systématiques, est remplacé par le souci de l'intensité, si l'on regarde l'existence plus près du vécu, ou par celui de l'authenticité, si l'on se tient plus près de l'existence réfléchie. " p.28
163- " L'existence, pour Jaspers, est toujours partagée entre une objectivité où elle s'aliénerait et une subjectivité où elle se dissiperait. Elle doit cependant s'appuyer à l'objectivité pour trouver sa consistance, et accepter l'étroitesse de la subjectivité pour creuser jusqu'à l'être. " p.33
164- " Nous sommes coupable par le seul fait d'exister, et cependant notre seule dignité est d'essayer d'exister. " p.33
165- " On peut décrire l'existence sans disposer auparavant d'une conception de l'existence. On ne décrit pas l'existence pour découvrir cette conception, mais, l'ayant choisie, par l'autorité de la vocation libre, pour l'éprouver. " p.34
166- " On peut seulement dire que son danger propre [à l'existentialisme] est de retomber sur une de ces philosophies émotionnelles [...], comme le danger des méthodes objectives est de s'aplatir en positivisme. " p.34
167- " Interprétation impliquée et agie, élaboration plus qu'élucidation. " p.35
168- " Le sérieux existentiel est à la fois engagement et dégagement, souci de présence et d'insertion, de crainte de s'immobiliser dans les positions acquises et dans les fidélités enregistrées. Il découvre en lui-même la source du comique qui échappe au sérieux de l'homme borné, il capte et se baigne d'ironie pour ne pas se figer dans la finitude de l'affirmation. " p.36
169- " [Pour Heidegger] l'angoisse proprement dite est le signe du sentiment authentique de la condition humaine [...] Généralement, l'angoisse retombe à la peur, c'est-à-dire à la crainte d'objets précis, qui en même temps la détourne et nous rassure [...] " p.53
170- " L'ontologie doit être constamment nettoyés de ces complexes masqués en aspiration de l'esprit. " p.58
171- " Les penseurs et les moralistes se sont exaltés avec quelques nobles images de la condition humaine. Sartre nous en propose une beaucoup plus humble : l'âne qui poursuit une carotte fixée par une gaule à sa charette, et que jamais il n'attrapera. " p.68
172- " Une carrière est promise aux philosophies de l'absurde et du désespoir tant que la conscience occidentale n'aura pas retrouvé, au-delà de cette crise, un nouvel élan de vie et un nouvel équilibre de l'homme. " p.70
173- " Mais une pensée qui a pour essence de refuser le système doit être attentive à ne pas systématiser ses découvertes les plus vives, c'est ce passage au système que marque le saut d'une expérience déchirée et obscure à l'impérialisme de l'absurde et du néant. " p.71
174- " Il n'y a pas plus de courage à tout nier qu'à moins nier. " p.73
175- " Vivre personnellement, c'est assumer une situation et des responsabilités toujours nouvelles et dépasser sans cesse la situation acquise. " p.82
176- " Pour que restent saines l'intimité intérieure et la passion du prochain, il faut que nous sachions cultiver la distance, et qu'avec Nietzsche nous ne craignions pas de désinfecter souvent le goût du prochain par l'amour du lointain. " p.83
177- " [...] il jouit personnellement de son esthétique, et esthétiquement de sa personnalité. Mais non pas en un sens plus profond. Il ne chercher pas l'authentique, il cherche le rare [...] Il est capable de tout, mais ne s'engage en rien [...] Même au coeur de la sensualité, son érotisme est un "érotisme spirituel" sophistiqué, plus qu'une vraie passion des sens. " p.84
178- " Comme elle disperse la vie à tous vents, toute conception esthétique de la vie est désespoir, conscient ou non. Contre son apparence première, elle exprime une sorte d'impuissance vitale, dont l'impuissance à s'orienter et à choisir est le signe. " p.84
179- " Il y a dans l'existence humaine (et non pas seulement mêlé à elle) une tendance incoercible à l'interprétation sur le mode des objets dont elle est préoccupée, à se fondre dans le monde où elle plonge, à se laisser accaparer par lui. " p.85
180- " Qu'on n'imagine pas le "on-même" comme une décadence rare ou historiquement limitée : il est l'état le plus constant de l'existence humaine, et certains traversent leur vie sans jamais le dépasser. À force de se modeler sur les choses, l'être inauthentique finit par se considérer comme une chose parmi les choses. " p.85
181- " Au commencement du savoir est une action libératrice, au seuil de cette action, un choix. Si la mort spirituelle, c'est l'indifférence, se décider au choix est le premier effet de la conversation. " p.88
182- " Celui qui vit selon l'esthétique est toujours excentrique, il a toujours son centre à la périphérie. Celui qui s'est choisi a désormais son centre en lui-même. " p.89
183- " [...] la conversion heideggerienne n'est qu'un lucidité efficace, une révélation de la culpabilité intrinsèque de l'existence livrée au on, en même temps qu'une prise en charge de cette culpabilité. Elle n'aboutit pas à une transfiguration, mais simplement à une parfaite transparence de soi-même. " p.91
184- " Ces mystifications et évasions idéologiques que combat le marxisme, elles naissent moins des conceptions abruptes de la transcendance, qui laissent à l'homme son jeu propre, que de la prolifération de systèmes intermédiaires qui ne sont ni de la terre ni du ciel, qui, sous prétexte de les relier, nous coupent l'un de l'autre. " p.95
185- " [Kierkegaard], cet être disloqué, dont les folies alternées côtoient cependant sans cesse une harmonie raisonnable, comme une dissonance qui suggérerait toujours sans l'exprimer sa propre résolution. " p.96
186- " Je ne sais pas au juste la signification du combat. Et cependant cette situation est mienne ,elle est ma situation. Le monde où elle m'insère n'est pas le monde, mais mon monde, à la fois monde perçu et monde agi. " p.99
187- " Ce que je prends pour le monde objectif n'est qu'un compromis entre différentes visions du monde (dont la scientifique) et la mienne. Mon monde est toujours solidaire de mon point de vue. " p.99
188- " [Ma situation] n'est pas non plus vision subjective : elle déborde toujours la conscience que j'en puis prendre, m'entraîne en avant de moi et de mes représentations. " p.100
189- " [...] la subjectivité close, caricature de l'intériorisation. " p.104
190- " [...] deux méfiances fondamentales [pour les existentialistes], méfiance de la dissolution dans les choses, méfiance de l'évasion vers le rêve. " p.104
191- " Aucune [philosophie autre que l'existentialisme] n'a plus à dire, en effet, au désespoir de l'homme contemporain. Mais son message n'est pas un message de désespoir. Aucune ne l'arme mieux contre ses folies. Mais elle propose mieux, contre les folies aveugles, qu'une folie lucide. " p.8
192- " L'existentialisme refuse de livrer l'homme à un instrument quel qu'il soit, avant de connaître l'agent qui va l'utiliser, son être, ses possibilités, sa signification. " p.16
193- " Le système est une sorte de tiers abstrait qui s'interpose entre le philosophe existant et les êtres existants. Il n'est ni un être, ni même une parole [...] Et c'est toujours un existant qui parle. Voici l'omission capitale, le péché originel du rationalisme. Il a oublié que l'esprit connaissant est un esprit existant. " p.18
194- " Aussi bien l'existant ne se pose-t-il pas de questions en vain. Il ne cherche pas la vérité, une vérité impersonnelle et indifférente à tous, mais, dans une promesse d'universalité vivante sans doute, sa vérité, une vérité qui réponde à ses aspirations, comble ses attentes, dénoue ses problèmes. " p.18
195- " Ainsi, la vie spirituelle du moi est-elle le lieu d'une dialectique incessante dont la tension est à la fois irrésoluble et créatrice. D'une part, elle est poursuite de l'unité, et, comme le même homme ne peut connaître toutes les formes de l'unité, je dois choisir, étroitement, m'enfoncer passionnéement dans une direction de l'être, seul moyen de rencontrer l'être. " p.80
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