Site hosted by Angelfire.com: Build your free website today!

Nouvelles du Petit Paradis en Equateur

La vie quotidienne dans le nord des Andes équatoriennes

 

Ligne d'horizon :

L'affaire du notaire de Machala

Avec une pointe de méchanceté, je dirais qu'une telle affaire ne pouvait arriver qu'en Equateur. Non pas que ce type d'escroquerie soit particulier à ce pays, car, depuis que le prêt à intérêt existe, d'innombrables gogos se sont fait prendre et se font prendre aujourd'hui encore, à cause de leur cupidité excessive et de leur immense stupidité. Ce qui la rend exceptionnelle est l'échelle et le niveau auxquels elle s'est produite, comme le montrera la suite de l'histoire, encore que le record absolu en cette matière appartienne aux Albanais, aux Russes ou aux Roumains, et non aux Equatoriens.

Le mécanisme de cette escroquerie est vieux comme le monde : pour appâter le client, l'escroc offre un taux d'intérêt beaucoup plus élevé que celui du marché, et pendant quelques mois, il respecte scrupuleusement le contrat, créant la confiance parmi ses créanciers, et en en attirant d'autres par un effet de boule de neige. Généralement, il disparaît avec l'argent avant que les entrées de capitaux ne ralentissent et que l'affaire ne devienne peu rentable.

Du fait que les banques équatoriennes sont réticentes à accorder de petits crédits à des clients dont les garanties sont douteuses, les usuriers sont très présents sur ce créneau. Le négoce est rentable, car le taux d'intérêt peut s'élever jusqu'à 10 % par mois, soit 120 % par an. Le risque n'est pas tellement le défaut de paiement, que celui qu'un débiteur, acculé au désespoir, n'assassine le "chulquero" - le mot qui désigne ici l'usurier, l'usure se disant "chulco" - ou ne mette le feu à sa maison pour faire disparaître sa reconnaissance de dette. Comme ce genre de service financier est illégal - le taux d'usure tournant autour de 20 % par an -, il est très difficile d'estimer le nombre de personnes qui y recourent, mais il atteint probablement plusieurs millions dans le milieu populaire. Il tendrait à diminuer cependant, du fait que le secteur coopératif, et même certaines banques, ont beaucoup développé récemment le micro-crédit, le nouveau credo des institutions financières internationales.

Tout cela pour dire que l'usure fait partie du paysage culturel quotidien en Equateur et que personne ne s'étonne de ce taux, qui m'a paru tellement exorbitant qu'au début, je ne pouvais croire qu'il était réellement pratiqué, et encore plus accepté par les intéressés. Mais je mesurais mal alors le degré d'aveuglement et d'illusion auquel la pauvreté peut conduire, jusqu'à se mettre entre les pattes de tels personnages.

Après ces préalables, venons-en au notaire de Machala pour préciser d'abord que Machala est une ville d'environ 200.000 habitants, capitale de la province méridionale de El Oro, qui fait frontière avec le Pérou, un centre important au milieu de la zone bananière (l'Equateur est un des principaux pays producteurs et exportateurs de bananes au monde).

José Cabrera Román, 71 ans, est le notaire nº 2 de Machala depuis 40 ans. Il a terminé ses études de droit dans trois universités d'Espagne. On le connaît comme un brave homme, excellent catholique, père de deux enfants, sous le surnom de Cabrerita (cabrero signifie chevrier) ou de Don Pepe (diminutif de José). Il jouit d'une excellente réputation, bien au-delà de la province, il a été président et vice-président de la Fédération des notaires de l'Equateur, et même, en 2005, conseiller permanent de l'Union internationale du notariat latino. Il fait évidemment partie du Lion's Club local, dont il a aussi été le président. Bref, un notable très respectable et respecté, que l'on appelle le roi Midas, dans son village natal, Piñas.

Voilà une facette du personnage, jusqu'au 26 octobre 2005, le jour de sa mort, entre les bras de Jéssica, une très jeune prostituée, dans un grand hôtel de Quito, par arrêt cardiaque, probablement provoqué par un mélange de Viagra et d'alcool, mais mort naturelle aux yeux du médecin légiste : en faisant l'amour... on ne peut imaginer plus belle mort naturelle !

Dans les jours qui suivent, c'est une toute autre facette de Cabrerita, qui va faire la une de la presse nationale et des téléjournaux.

La nouvelle de sa mort se répand comme une traînée de poudre à Machala et bientôt plusieurs centaines de clients du notaire se rassemblent devant le bâtiment qui héberge ses bureaux depuis treize ans. Le fils du notaire, José Cabrera Gallardo, nommé ad interim en son remplacement par la Cour supérieure de justice de Machala, tente de les rassurer, en promettant de tenir les engagements de son père. Une semaine après, il s'enfuit aux Etats-Unis en compagnie de sa sœur.

Au début, les affaires continuent normalement, les employés reçoivent des versements ou effectuent des remboursement ou des paiements d'intérêts, en prélevant l'argent dans des poubelles remplies de dollars. Mais, après la fuite des enfants Cabrera, ce sont maintenant des milliers de protestataires qui envahissent le centre de Machala. Les policiers et les militaires chargés de maintenir l'ordre sont débordés, et les manifestants les plus proches du bâtiment se rendent comptent que certains des premiers, filmés par un vidéaste amateur, redescendent par les fenêtres des bureaux, chargés de sacs en plastique débordant de dollars. On assiste alors à une scène surréaliste: les civils fouillent les policiers et les militaires, passifs et sans réaction, et extraient des liasses de billets de leurs poches ou des gilets pare-balles. Rendus enragés par ce comportement, les manifestants se précipitent dans les bureaux de l'étude et détruisent tout sur leur passage, puis se répandent dans les rues du centre en saccageant ce qui leur tombe sous la main. On apprend également que plusieurs officiers supérieurs des forces aériennes ont réquisitionné à trois reprises l'avion utilisé par le président pour ses déplacements, afin de venir à Machala récupérer leurs fonds, par n'importe quel moyen.

Peu après, la rumeur se répand parmi les clients que le notaire n'est pas mort et que l'on a enterré quelqu'un d'autre à sa place. Des centaines de personnes se ruent au cimetière et déterrent le cadavre en décomposition, le battent à coup de bâton comme s'il était encore vivant, puis l'une d'elles lui coupe un morceau de menton avec une lame de rasoir afin d'effectuer une analyse d'ADN, le doute subsistant sur le fait qu'il s'agit bien du cadavre du notaire.

Devant l'importance des désordres, le gouvernement décrète alors l'état d'urgence à Machala et la ville est militarisée.

Les créanciers du notaire s'organisent en associations de défense. Un canal de télévision mentionne l'existence d'un CD qui contiendrait des informations sur 30.000 créanciers. Plusieurs noms de personnalités clientes du notaire sont cités parmi lesquels des juges, des proches d'hommes politiques importants, sans compter d'autres officiers supérieurs des forces armées et de la police. Des informations filtrent peu à peu, qui démontrent que les activités illicites du notaire étaient bien connues des organismes chargés de la surveillance des institutions financières et des délits de ce type. Le surintendant des banques affirme sans la moindre pudeur que son service n'était pas concerné, puisqu'il s'agissait d'activités illégales. Ce cynisme va heureusement lui coûter son poste.

Tant les témoignages des clients que ceux des employés de Don Pepe permettent d'avoir une idée plus précise du fonctionnement du système. Cette activité aurait débuté il y a une vingtaine d'années avec un cercle réduit de clients auxquels il versait ponctuellement un intérêt mensuel de 10 %. L'affaire a pris de plus amples proportions il y a treize ans quand l'étude s'est installée dans le bâtiment actuel. Une grande partie des transactions - apport et remboursement des capitaux, paiement des intérêts - ont lieu en liquide et s'élèvent chaque jour à des millions de dollars, au cours de la dernière période. Les sommes stockées en vrac dans les bureaux se montaient, elles, à une ou deux dizaines de millions de dollars, sans aucun contrôle de caisse. Le ticket d'entrée minimum est de 10.000 dollars, somme élevée pour une majorité d'Equatoriens, qui se réunissent à plusieurs pour atteindre ce seuil, en particulier les militaires et les policiers. Cependant, Cabrerita dispose de plusieurs comptes dans différentes banques, par lesquels transitent des sommes très importantes, qui n'ont jamais fait l'objet de vérifications liées au lavage d'argent sale, obligatoires pour tout mouvement supérieur à 10.000 dollars, sans doute par considération envers une personne aussi éminente.

On peut estimer raisonnablement le nombre de personnes concernées à 160.000, dont 6000 militaires et policiers (soit autour de 20 % des effectifs), et le montant des capitaux investis à environ 400 millions de dollars.

La question qui se pose est évidemment de savoir comment un tel système a pu perdurer aussi longtemps en se maintenant à un tel niveau. Comme je le remarquai plus haut, la boule de neige risque de s'arrêter assez rapidement, faute de nouveaux apports. Dans le cas de Don Pepe, la zone de recrutement s'est progressivement étendue à presque tout le pays. Par exemple, plus de deux cents habitants d'Ibarra auraient été clients de Cabrerita, mais aucune révélation n'a été faite à ce sujet jusqu'à aujourd'hui. C'est une première explication. On peut aussi supposer, mais ce n'est encore qu'une supposition, que l'étude notariale était une gigantesque machine à laver l'argent sale. La mécanique s'est enrayée à partir de fin 2004. Don Pepe accepte toujours des apports de capitaux, mais le taux d'intérêt baisse jusqu'à 7 % mensuels en octobre 2005.

Un autre point obscur est la manière dont Cabrerita s'est rémunéré au cours de cette longue période. Il semblerait que, dans son esprit, le notaire se voyait comme une espèce de bienfaiteur de l'humanité, multipliant les capitaux comme Jésus-Christ les pains. Cette version angélique est trop belle pour être vraie et il est probable que l'amour qu'il portait à ses semblables et celui que lui portaient ses clients n'ont pas suffi à le récompenser de ses efforts. Pourtant, son train de vie n'était pas somptuaire. Ses "victimes" occupent par roulement les quelques édifices de Machala qu'on a pu identifier comme lui appartenant, ou à ses enfants, dans l'espoir vain qu'on leur en atrribuera la propriété. Miami, la destination choisie par ses enfants comme lieu de refuge constitue peut-être un indice qui permettra de découvrir des comptes généreusement approvisionnés. Vous pouvez faire confiance aux lésés pour s'emparer de la moindre piste, comme des chiens de meute poursuivant un cerf.

Les premiers participants au système en ont tiré des profits astronomiques, leur capital doublant tous les dix mois pendant des années. Ceci explique le silence de beaucoup d'entre eux, qui pourraient avoir à faire avec le Service des impôts sur le revenu, puisque naturellement ces rentrées confortables n'ont pas été déclarées. Imaginez un compte de 50.000 dollars, comme il y en a eu beaucoup : vous receviez 5000 dollars par mois, l'équivalent d'un salaire de cadre supérieur, sans peine, ni souci. Cela a incité un certain nombre de clients à se défaire, qui, d'une maison ou d'un terrain, qui d'un commerce ou d'une quinta, qui de l'épargne de toute une vie, pour en confier le montant au notaire. Ceux qui ont été les plus lésés sont ceux qui ont souscrit dans les derniers mois de la martingale. Non seulement il leur aurait fallu attendre quatorze mois au lieu de dix pour doubler leurs apports, mais en plus, ils n'ont reçu les intérêts que pendant quelques mois. Ce sont les plus vindicatifs, allant jusqu'à réclamer à l'Etat une indemnisation en raison de la carence de ses services de contrôle. Heureusement, le président a fait savoir que ce genre d'activités illicites ne donnerait lieu à aucune indemnisation.

Alors que les révélations scabreuses se bousculaient pendant les premières semaines, alors qu'un certain nombre de têtes ont roulé dans l'indignation initiale, une sorte de black-out est tombé sur l'affaire, qui est entre les mains d'un fiscal local, très exposé aux pressions de toute nature et disposant de moyens bien trop réduits pour traiter efficacement un dossier aussi complexe. Il est à craindre que vu le nombre de personnalités impliquées, on ne sache jamais la vérité, comme c'est le plus souvent le cas dans ce genre de scandale. La sidération du début a fait place à la résignation ou à l'indifférence. Pourtant, si chacune des personnes impliquées représente une famille, ce n'est pas moins que le 6 % de la population du pays, appartenant aux couches sociales élevées ou aux institutions chargées du maintien de l'ordre, qui s'est livré à des activités délinquantes, dont l'impunité a été assurée par l'ensemble des services étatiques responsables de la lutte contre ces mêmes activités.

"Un notaire exquis, usurier et consommateur de Viagra... si l'histoire de José Cabrera pouvait n'être que cela. Mais non. C'est celle d'un miroir dans lequel les citoyens refusent de se regarder. Et l'on ne se regarde pas. Et l'on ne veut pas le faire, parce que l'image qu'elle montre, la réalité qu'elle contient est tellement crue qu'elle est insoutenable." (José Hernández, Revista Vanguardia

Sur la désintégration morale, sociétale et politique de l'Equateur, cf. la note de lecture "L'Equateur, un Haïti continental"

24 février 2006


Retour au menu - Haut de la page