Nouvelles du Petit Paradis en Equateur
La vie quotidienne dans le nord des Ande équatoriennes
Note de lecture :L'Equateur, un Haïti continental ?Une des issues possibles au processus de désintégration actuel de l'Etat équatorien et de ses institutions, apparemment inéluctable, est la "haïtisation" du pays. C'est ce qui ressort d'un article intitulé "La Constituyente : entre Hermes, Cronos y Pandora. El Ecuador en sus Límites", publié dans le nº 66 (décembre 2005) de Ecuador Debate, une revue quadrimestrielle, dont j'ai déjà présenté et traduit des articles à deux reprises (cf. Sous le signe du dollar) et Les indigènes et le pouvoir en Equateur. Son auteur est Fernando Bustamante Ponce, professeur ordinaire de sociologie à l'Universidad San Francisco de Quito. Il collabore également à la revue "Iconos" de la Faculté latino-américaine de sciences sociales (Flacso Ecuador), ainsi qu'au quotidien quiténien "Hoy". L'article en question fait référence à deux publications précédentes dans la revue Ecuador Debate et il me semble intéressant d'en présenter les traductions, en cette année d'élections du président de la République et des députés au Congrès, qui ne vont probablement rien résoudre. Bustamante est un brin pédant et parfois obscur, mais c'est aussi un analyste profond et lucide, une espèce rare en Equateur, pays dont les classes dirigeantes - y compris certains universitaires - sont plus enclines à nier la réalité ou à la travestir qu'à la confronter. Contrairement à la majorité des analystes politiques équatoriens, qui s'intéressent surtout aux acteurs, à leurs stratégies, à leurs tactiques ou à leurs jeux pervers, Bustamante tente de mettre en évidence les mécanismes qui les sous-tendent.
Voici ces trois articles dont j'ai assuré la traduction en français, dans l'ordre chronologique :
Les commentaires entre crochets et/ou en italiques n'engagent que moi. Par contre, je ne suis pas responsable de la prolifération de guillemets, dont j'ai respecté l'usage, sauf lorsqu'un même mot est répété plus d'une fois. Enfin, j'ai introduit un certain nombre de sous-titres afin de faciliter la lecture. 1. LA POLITIQUE ET LE PICARESQUE : REFLEXIONS SUR L'ORDRE PAS TELLEMENT NOUVEAU DE LA SOCIETE PATRIOTIQUELa stratégie politique du président Gutiérrez [renversé par des manifestations de rue en avril 2005] et de sa suite consiste à utiliser l'entreprise politique, les liens de loyauté issus de matrices policières et militaires et le contrôle des fidélités et des moyens de pression que ces liens rendent possibles, afin de forcer/implorer son entrée dans le système de domination corporatiste/familial qui caractérise le système social et politique de ce pays.[Note : Le roman picaresque est un genre littéraire espagnol des 16e, 17e et 18e siècles, dont les héros sont des aventuriers de basse extraction : vagabonds, voleurs et mendiants. "L'aventurier Simplicissimus" de von Grimmelshausen, "L'Histoire de Gil Blas de Santillana" de Lesage, "Moll Flanders" de Defoe ou "Tom Jones" de Fielding sont des exemples non espagnols de ce genre.] La première année du gouvernement du président Gutiérrez a permis à un personnel inédit et inconnu de passer au premier plan de la vie politique. Son "modus operandi" et les pratiques auxquelles il se livre, dans son zèle pour s'insérer dans le système de répartition des pouvoirs étatique et économique, peuvent aider à faire comprendre non seulement le gouvernement lui-même, mais aussi certaines structures de l'action politique dans le pays. Cet article vise à étudier les pratiques manifestées par la Société patriotique [Sociedad Patriotica del 21 de enero, parti fondé par le colonel Lucio Gutiérrez et d'autres officiers de la police et de l'armée, dont le nom fait référence au coup d'état qui a renversé le président Mahuad, le 21 janvier 2000], et cherche en même temps à étudier la logique des "cycles de remplacement" des élites au long de l'histoire politique équatorienne. On ne prétend pas par là jeter la lumière sur l'ensemble de l'activité politique du pays, ni fournir une explication exhaustive de sa dérive actuelle. Il s'agit plutôt d'un effort "monographique" afin d'utiliser heuristiquement certaines catégories tirées de l'histoire littéraire, sociologique et économico-politique dans le but de réfléchir sur ces pratiques locales. On ne prétend pas affirmer nécessairement que ces pratiques sont des "exemples" ou des illustrations de ces catégories, mais au contraire donner à ces dernières une utilisation méthodologique montrant par "contraste" une version ou un récit plausible de ce qui se fait réellement. Le mode de renouvellement dominant dans la politique équatorienneLa première année de la gestion du président Lucio Gutiérrez a permis d'assister à une série de phénomènes liés à la pratique politique, qui ont inspiré de l'inquiétude à de nombreux observateurs indépendants et dans les rangs de l'"intelligentsia nationale". D'une certaine manière, les heurts continuels entre journalistes, analystes et communicateurs d'une part, et le nouveau pouvoir d'autre part, sont le témoignage de cet inconfort mutuel entre la nouvelle équipe gouvernementale et les centres de l'opinion publique conventionnelle. Comme dans d'autres occasions, par exemple sous l'éphémère gouvernement roldosiste, [d'Abdalá Bucaram] les langages et les codes d'action de ces deux catégories paraissent hétérogènes, d'une manière totale et réciproque. Dans ce qui suit, on s'efforcera de traduire dans le langage des intellectuels, les codes opérationnels de quelques-uns des secteurs "nouveaux" qui entourent le président et constituent sa suite (retinue 1). La première chose qui saute aux yeux et fournit la matière d'une première élaboration critico-discursive est l'origine de beaucoup de ces éléments : leur caractère "parvenu", leur manque de raffinement dans les arts et les sciences de la politique officielle et institutionnelle. Leur action politique revêt souvent les formes de l'arrivisme le plus crasse ou d'un comportement téméraire et aventurier. En somme, ils se présentent sur la scène publique revêtus du costume grossier du parvenu [en français dans le texte], et avec ses méthodes : rustique, transparent et mal dégrossi, du fait de l'absence d'une formation que seule donne une longue expérience de la politique ou la naissance dans le milieu où se recrute habituellement ce type de personnel. De même, le caractère flagrant de leurs pratiques déprédatrices, de leurs indélicatesses, de leur manière de confondre le public et le privé, le style tape-à-l'œil et populaire de leurs gestes et de leurs paroles, leur népotisme envahissant et mal dissimulé, tout cela forme une image dans laquelle les pratiques habituelles des élites traditionnelles se voient reflétées comme dans un miroir dépoli et déformant. On a vu quelque chose d'identique dans le bref gouvernement du président Bucaram : dans ce cas aussi, l'horreur et la répugnance envers le président et son entourage provenaient souvent de son incapacité à présenter une version "raffinée", ou convenablement masquée, maniérée et stylistiquement adaptée à la praxis habituelle des élites politiques et sociales (2). Comme on a pu le voir (3), la corruption, le népotisme, le favoritisme basé sur des loyautés personnelles, le mépris pour les formalités de l'état de droit, etc., ne sont pas l'attribut exclusif des "populismes rudes", mais ils s'y manifestent sans maquillage, ni agréables modalités de dissimulation. Pour la résistante culture interpersonnelle héritée du baroque, la surface est le contenu et la correction s'obtient par l'habileté consistant à représenter le je sur la scène du "grand théâtre du monde". En réalité, la critique adressée aux populistes débouche sur une simple répugnance devant la vulgarité de la présentation, plus que sur une critique de fond ou de la nature substantielle de l'action, qui, en définitive, n'est pas très différente de celle dont les élites traditionnelles sont coutumières. En conclusion, il est nécessaire de prendre de la distance par rapport à une vision qui présente le populisme "rude", népotiste des nouveaux groupes de gouvernants comme différente de quelque autre forme de conduite des affaires publiques, dont le personnel déplacé [par les nouveaux arrivants] serait un représentant présumé. Il ne s'agit pas, ici, d'opposer à quelques parvenus, agissant d'une certaine manière, à un "establishment" qui exprimerait quelque autre système de procédures ou une praxis politique différente qualitativement. Ce que nous devons plutôt faire est de profiter de l'évidence et de la clarté avec lesquelles ces pratiques se présentent dans la praxis des parvenus pour mieux comprendre certains traits de la politique dans son ensemble, ainsi que les coutumes des élites traditionnelles et leurs modes de rénovation et d'adaptation périodiques. On pourrait tenter d'aborder cette question sous l'angle proprement sociologique et proposer de démontrer que l'histoire de Lucio Gutiérrez est un conte qui a été maintes fois raconté. En effet, si l'on étudie l'histoire équatorienne, on verra que depuis l'armée bolivarienne, l'Equateur a été périodiquement et cycliquement "pris d'assaut" par des groupes d'origine modeste, au caractère périphérique par rapport au pouvoir établi et au noyau dur du pouvoir social et économique dominant. Les élites équatoriennes, contrairement à certains mythes concernant leur immuabilité, ont été extrêmement élastiques pour coopter et se laisser conquérir par ces mouvements de l'"extérieur et d'en bas", qui, tous les trente ans environ, conduisent les classes dominantes à rénover le personnel, le sang et les lignages. Nous pouvons mentionner quelques-uns de ces "alluvions" plébéiens que le pouvoir militaire ou l'appel plébiscitaire utilisèrent - fréquemment, mais pas toujours - pour se hisser au pouvoir et de là obtenir, de manière plus ou moins progressive, leur entrée dans la "bonne société". Enumérons quelques-uns de ces "cycles" : le floréen, à partir de 1823 [Juan José Flores, premier président de l'Equateur ] ; celui des "seigneurs de la guerre" (par ex. Urbina, Robles, Franco, etc.) dans les décades 1840 et 1850 ; celui de Veintimilla à la fin des années 1870 ; la révolution "libérale", qui, entre autres choses, a représenté aussi une injection massive de marginaux dans les cercles des élites, à partir de 1895 ; la période "julienne" des années 20 du siècle passé ; le velasquisme [de José María Velasco Ibarra, cinq fois président de la République] ; le CFP [Concentración Fuerzas Populares] et son personnel dans les années 50 à 70 ; le roldosisme, [de Jaime Roldós, président de la République 1979-81, qui a donné son nom au Partido Roldosista Ecuatoriano, dont Abdalá Bucaram, son beau-frère, est le représentant le plus notable] à partir des années 80. En d'autres termes, le phénomène de la Société patriotique n'a rien de nouveau : c'est une répétition assez fidèle d'un modèle très équatorien, qui permet de flexibiliser les mécanismes de domination par l'opération de mécanismes alternatifs à ceux du marché ou de la méritocratie. S'appuyant sur ce modèle, des groupes périphériques (aux sens géographique, ethnique, social, culturel ou économique, selon toutes les combinaisons possibles) s'insèrent dans les système dirigeants et en deviennent partie intégrante, après que le processus de cooptation ait produit son effet. A notre avis, c'est la stratégie politique suivie par le président Gutiérrez et sa suite : se servir de l'entreprise politique, des liens de loyauté issus des matrices militaire et policière et du contrôle des fidélités et des moyens de pression que ces liens rendent possibles, afin de forcer/implorer son entrée dans le système de domination corporatiste/familial qui caractérise le système social et politique de ce pays. D'un autre point de vue, Gutiérrez peut être considéré comme le dernier d'une longue chaîne qui débute avec des personnages archétypiques tels que Juan José Flores, Robles, Urbina, Veintimilla, Leonidas Plaza, le personnel politico-entrepreneurial du velasquisme, les Bucaram, les militaires et les technocrates qui leur sont associés dans les régimes militaires à idéologie "développementaliste". Cela dit, le caractère récurrent de ce mode d'"oxygénation" des élites et de décompression de l'inégalité peut être compris, de manière "fonctionnaliste", comme un mécanisme qui permet d'entretenir un système social extrêmement hiérarchique et autoritaire au moyen de vagues de cooptation qui se présentent sous la forme d'"assauts" successifs, plébiscitaires ou putschistes, des sphères du pouvoir. Cependant, je voudrais ébaucher ici une autre voie d'approche, un peu distincte, qui souligne moins les conséquences stabilisatrices et systémiques de ce modus operandi, que la logique sociale et d'action de ces groupes parvenus. Et cette optique est préférable, au moins pour le propos de cet article, dans la mesure où je désire montrer la profonde complicité et l'homologie à peine modifiée entre les pratiques "exceptionnelles" des groupes parvenus et celles des groupes "établis". Après tout, une archéologie généalogique des élites les plus anciennement implantées tendrait à montrer que - laissant de côté celles qui maintiennent encore leur ascendance coloniale - beaucoup d'entre elles sont précisément le résultat de cycles répétés d'assaut du pouvoir par la voie politico-militaire. L'hypothèse latente de cet article est que les formules "grossières" de la première génération d'assaillants (ou même de la seconde génération) ne font qu'exprimer, statu nascendi [à l'état naissant] celles qui ensuite, déjà bien camouflées par un système de manières, d'astuces et de représentations scéniquement correctes, feront partie de la quotidienneté acceptable et acceptée, du protocole et du "savoir-faire" [en français dans le texte] de familles et d'organismes dominants. En somme, Lucio Gutiérrez et Napoleón Villa [le mari de sa sœur, son éminence grise] sont un miroir gênant de l'establishment. A ce dernier, il conviendrait de dire, chaque fois qu'il exprime ses "jérémiades" concernant le nouveau personnel gouvernant : "de te fabula narratur" [C'est toi qui est représenté dans ce récit, Horace, Livre I, Satire 1, vers 69. La citation complète est : "Quid rides ? Mutate nomine..." Tu ris ? Change le nom... etc.]. Il serait donc nécessaire de caractériser l'agent et la nature de l'assaut, pour commencer à comprendre le rôle de la politique et de l'entreprise politique dans la constitution de la hiérarchie sociale et dans la répartition de l'accumulation collective dans un pays comme l'Equateur. Nous partons d'une caractérisation ou d'une définition de ce mode de circulation du pouvoir : il s'agit dans chaque cas, d'un groupe de familles, de caudillos et entrepreneurs politiques, qui, depuis des positions périphériques à l'axe économique et de la reproduction sociale, se lancent à l'assaut du pouvoir politique, pour de là forcer leur entrée en que membres (ou celle de leurs descendants) de bonne foi, dans les anciennes classes et états dominants. Ces groupes sont périphériques, dans la mesure où leur genèse sociale n'est pas "centrée" sur les mécanismes fondamentaux du mode de production prédominant ou des modes de reproduction des hiérarchies ou des modèles institutionnalisés et stabilisés d'interaction au sein de l'état et de l'économie. Définition du "lumpen"Il existe une caractérisation sociologique très tentante de ce type d'acteur et nous la trouvons dans l'œuvre classique de Karl Marx "Le dix-huit brumaire de Louis Napoléon Bonaparte" (4). Il faut comprendre cette œuvre de Marx comme faisant partie de sa polémique émotive contre les efforts visant à modifier le développement "normal" de la société bourgeoise depuis la politique. Comme l'a démontré José Arico (5), le même anti-bonapartisme se manifeste, avec une grande force, derrière les invectives marxistes à l'encontre de Simón Bolívar ("un piètre aventurier") (6), ainsi que contre toute approche capable de convertir le volontarisme politique en axe central de la construction d'une nouvelle société et du progrès humain. Pour que Marx puisse démontrer la primauté explicative de l'économie, il lui fallait d'abord chasser comme des épouvantails ceux qui prétendaient construire ou reconstruire une société en se basant sur le fait politico-militaire. En réalité, les diatribes de Marx contre Bolívar pourraient être écrites et rééditées aujourd'hui presque mot pour mot par les opposants à Hugo Chavez - par exemple -, et il est certain que les sentiments et les termes utilisés par Marx seraient immédiatement compréhensibles et acceptables par les anti-chavez (comme ils l'auraient été probablement par les opposants à Flores, Veintimilla, les colonels juliens et autres leaders populaires du 20e siècle) (7). Marx caractérise Bonaparte et ses partisans (il est intéressant de constater qu'il y a beaucoup de militaires, d'ex-militaires et de policiers parmi eux) comme un "lumpen prolétariat". Que veut dire Marx par cette expression ? Dans la littérature marxiste ou pseudo marxiste qui a suivi, le lumpen a été facilement confondu avec la pègre, le milieu délinquant ou celui qui vit au bord de la délinquance (8). L'image que nous avons du lumpen est celle d'un clochard déshérité qui vit hors des murs ou dans les faubourgs de l'ordre civilisé ou de la légalité. Parfois, la catégorie se confond avec celle de sous-prolétariat auquel cas le lumpen est simplement le chômeur ou le sous-employé, qui mène une vie misérable, pas tant au bord du délit qu'au bord de la faim. Je crois qu'il faut reprendre la définition originale de Marx. Comment pourrait-on caractériser Bonaparte et ses partisans comme lumpen et prétendre de façon plausible qu'il s'agissait de simples voyous, quand évidemment ce n'est pas le cas ? Marx lui-même est explicite sur ce sujet. Tentant de synthétiser sa description du lumpen, il me semble en réalité qu'il se réfère à tous ces éléments marginaux et marginalisés de toutes les classes sociales, ou, si l'on veut, à tous ces éléments qui sont incapables de réaliser une insertion en règle dans les différentes sphères de la reproduction sociale. Il s'agit de ce que nous pourrions aussi appeler l'"aventurier" social (9), qui comprend des gamins fêtards de bonne famille, des ex-policiers au chômage aigris, des héritiers ratés, des ouvriers chroniquement sans emploi ou pas à leur place (qui ne font pas partie du monde du prolétariat et de la culture des travailleurs), des délinquants (eux aussi naturellement), des gardes du corps (cet élément petit-bourgeois en crise qui a alimenté les rangs des gardes fascistes et qui est toujours disponible pour faire partie d'escadrons [de la mort], de la garde blanche, de groupes de tueurs à gages), des étudiants sans avenir clair, des professionnels sans perspectives ou excentriques, des prophètes sans audience, des prêcheurs dans le désert, des familles avec aspirations et sans ressources, des aristocrates ruinés, des écrivains décadents ou bohêmes flottants. En somme, il s'agit de secteurs qui souffrent de deux syndromes combinés : le caractère parasite de leur reproduction comme sujets sociaux et l'aliénation ("frustration dérivée du manque d'adéquation entre les aspirations internes et les moyens institutionnalisés de les atteindre" dirait un sociologue à la manière de Gino Germani) (10), issue de ce caractère parasite. Le lumpen est donc l'archétype de l'aventurier "flottant", et de ce fait, à l'antipode du bourgeois ou de l'aristocrate (ou oligarque). Il peut provenir ou être lié à n'importe classe sociale, il peut s'appuyer sur n'importe quelle combinaison d'éléments pas à leur place de n'importe quelle classe sociale, ou sur des classes sociales ou des groupes ethniques, il peut être en col blanc ou cravate ou peut ressembler à l'image stéréotypée du voyou dépeigné. Mais cependant, ce n'est pas normalement son aspect ou son statut qui est décisif, mais sa manière de s'insérer dans les mondes de la reproduction sociale. Le lumpen est l'imprévisibilité, l'être humain qui a été privé des formes routinières de devenir quelqu'un, ou dont les formes routinières, à portée de main, de devenir quelqu'un se trouvent coupées de manière dramatique et profonde des rêves qu'il a pu apprendre à former en son temps. C'est pourquoi Bonaparte et ses comparses peuvent être considérés comme des aventuriers politiques, sans pour cela cesser d'être sociologiquement lumpen. Il est certain que l'aventure politique se traduit éventuellement en aventure sociale, en un chemin conduisant à la réussite d'autres objectifs visant à la conquête des "bonnes choses de la vie", lequel chemin dans une société fortement structurée, implique l'ancrage dans des mondes excluants et exclusifs, qui monopolisent ces "biens" et autorisent l'accès à des parts significatives de ces derniers. Le mode d'action du lumpen politiqueIl convient maintenant de définir le mode d'action du lumpen en politique. Selon l'œuvre de Marx, une brève esquisse de la méthodologie politique du lumpen requerrait la démonstration que celui-ci peut prendre le pouvoir par la surprise ou par la combinaison d'actions machiavéliques et opportunistes, combinant l'audace et la chance. D'une certaine manière, le lumpen est politiquement un anachronisme au sein de sociétés structurées ou bourgeoisement stabilisées. En somme, il s'agit de l'aventurier de Machiavel (le condottiere) (11) qui s'empare d'un état par la force de son astuce ou de ses armes, entouré d'autant de boucaniers du pouvoir pour constituer sa cour et son équipe d'administration. Le problème du condottiere est de stabiliser son pouvoir a posteriori. Ces aventuriers parasites ont un choix d'options qui se trouve clairement délimité par les situations cadres de leur ascension au pouvoir. Si le lumpen a réussi à éliminer ou faire table rase de l'ordre préexistant, il lui est possible, par exemple de consolider un ordre absolutiste ou patrimonial (12), qui, sous sa forme extrême, atteint le niveau d'un "sultanat" (voir l'exemple des Batistas [à Cuba] ou des Somozas [au Nicaragua]). Si, au contraire, le parvenu a réussi à pénétrer dans l'état (comme l'a fait Castruccio, selon le commentaire de Machiavel (13), en profitant des fissures ou des faiblesses du pouvoir préexistant, mais sans pouvoir l'écarter, sa stratégie sera la recherche d'une mimésis adaptative, "opportuniste", qui lui permette d'établir des alliances avec les classes dominantes traditionnelles par la voie d'échange clientélistes. Généralement, ces échanges clientélistes revêtent la forme d'un quiproquo. Le condottiere parvenu se convertit en gendarme ("veilleur de nuit") des pouvoirs de facto, en échange d'une progressive admission de sa famille et de sa suite dans les cercles habituels du pouvoir, des affaires et du statut. Tel pourrait être le sens de la description marxiste du bonapartisme comme un arrangement selon lequel la bourgeoisie (la classe dominante établie) abandonne sa faculté d'ordonner la politique à un veilleur de nuit en échange d'une garantie pour la tranquillité des affaires (14). Cependant, il peut y avoir différents types de bonapartisme. Les dictatures bureaucratiques-autoritaires décrites par O'Donnell constituent un cas spécial, du fait qu'une coalition d'institutions et de groupes organisés prend le pouvoir et l'administre, mais sans se livrer entre les mains de parvenus ou d'éléments de lumpen (15). Après tout, le rôle d'une junte militaire selon le style Cône sud [Argentine, par exemple] est très différent de celui d'un "homme fort" de type centroaméricain. De toute façon, il est nécessaire de souligner que certaines formes de bonapartisme (en commençant par l'éponyme) exprime un certain degré d'arrangement tendu entre la société de statut préexistante (ou la société bourgeoise stabilisée) et l'élément aventurier qui atteint "son" objectif à travers l'exploitation des faiblesses, fissures, crise de gouvernabilité et impasses intrasystémiques des états qui lui ouvrent leurs portes. Que l'origine de son pouvoir soit plébiscitaire, révolutionnaire, putschiste, courtisano-conspiratrice, l'"aventurier providentiel" doit établir un modus vivendi avec les élites préexistantes afin de faire partie d'elles, ou dans le cas extrême d'une bonne fortune les dominer (le général Flores est proche de ce pôle, alors que les populismes du 20e siècle sont proches du pôle d'"opportunisme négocié"). En réalité, le lumpen n'est pas, d'une perspective structurelle, un groupe homogène, il s'agit plutôt d'une catégorie résiduelle qui se réfère, selon moi, à un éventail d'opportunités ou à une situation stratégique, permettant de décrire le type d'agent qui serait intéressé à profiter pratiquement des fissures de gouvernabilité, à la manière de certaines bactéries qui sont inoffensives, invisibles et insignifiantes jusqu'à ce qu'une crise physiologique ou un affaiblissement de l'organisme hôte leur permettent de se retrancher et devenir fortes dans un organe ou dans la totalité du corps. En général, l'agent opportuniste doit être celui pour lequel le risque et l'aventure constituent un "bon pari", ou celui qui a peu de chose à préserver, souffre d'une faible accumulation de capital social ou économique, ou celui qui suppute qu'il se trouve exposé à tout perdre dans un "ordre normal". En somme, il s'agit de secteurs qui acceptent le risque rationnellement (pas téméraires ou don quichottesques, mais calculateurs hardis qui voient et exploitent une "bonne fenêtre d'opportunité"). Il n'y a rien de romantique dans ce lumpen, sinon au contraire, le calcul le plus froid et désincarné, au bord de l'abîme. En général, le lumpen aventurier présente cette caractéristique de sauter du néant à la plus notoire des publicités, et de là au pouvoir, en un simple clin d'œil de l'histoire. Il s'agit de carrières "improvisées", incubées par la capacité de capturer l'opportunité fugitive qui s'envole en un instant. Lucio Gutiérrez n'est rien ni personne au matin du 21 janvier de l'an 2000 : à la fin de l'après-midi, il est une figure politique à l'échelon national et dès ce jour, un présidentiable. Du lumpen au picaresqueDans la culture littéraire de langue espagnole et dans elle seule [pas si sûr !], existe un personnage qui acquiert une centralité de civilisation imaginaire. Il s'agit du "picaro" (16) [je préfère ne pas traduire picaro par aventurier, lorsque ce mot se réfère à la littérature espagnole], qui a revêtu diverses incarnations, depuis Lazarillo de Tormes jusqu'à certains personnages de Vargas Llosa ou de la littérature hispanoaméricaine de 20e siècle, passant par le "Buscón" [voleur, escroc au petit pied, personnage d'un roman picaresque de Francisco de Quevedo], la peinture des mœurs, et, sous une certaine forme, dans l'imaginaire de la culture populaire. Par exemple, le "chulla quiteño" (17) [personnage simulateur, affecté, audacieux et menteur, selon le "Diccionario de Uso Correcto del Español en el Ecuador"] est un lointain descendant des picaros baroques, sans lignage ni fortune, qui cherche à se frayer un passage par des expédients et la volonté. Leur dénominateur commun est d'être totalement étrangers à toute perspective bourgeoise de travail ordonné et d'effort systématique. Le picaro cherche à s'infiltrer dans un statut plus élevé par un bon mariage, une sinécure ou une charge vénale, et non à travers l'application rationnelle de compétences déterminées. En réalité, le picaro ne fonctionne pas comme un escroc, mais comme un séducteur. Il essaie de progresser dans la vie en utilisant son charme, sa personnalité, son bagou, sa rhétorique ou sa sensualité afin d'établir un réseau de loyautés (un "capital social" [en français dans le texte]) qui lui permette d'atteindre cette rupture ("stratégique") dans le cours de sa fortune. Le picaro (le Lazarillo générique) est toujours à la chasse de ce "coup de chance" décisif qui lui donnera la fortune, le pouvoir et la sécurité, une fois pour toutes. Cela est atteint en éludant totalement la logique instrumentale de l'efficacité productive. Rien n'est plus éloigné de la mentalité du picaro que de jouer au "riche" en offrant des biens désirables, chers, appétissants, utiles, dans des conditions plus avantageuses que celles d'autres concurrents. Ce que le picaro offre est un simulacre de soi, qui peut convaincre et être plausible pour la riche héritière et sa famille, pour le protecteur potentiel ou l'éventuel "idiot utile". En fait, j'aimerais soutenir que la "picardía" [la malice, entendue ici comme la qualité du picaro] est un système de production d'agents et de types sociaux, qui sert également de bouillon de culture et de germoir pour les suiveurs de l'aventurier lumpen. Le caudillo parvenu est le picaro converti en stratège rationnel, tandis que le picaro tout court est le client politique le plus indiqué du parvenu. C'est pour cela que le caudillo aventurier finit par être entouré, et se présente escorté, par une horde de personnages picaresques, pleins de l'espoir que leur adhésion séductrice/séduite leur donnera le passeport à la sinécure, à la charge vénale, ou les contacts et le pouvoir social nécessaires pour projeter une biographie idéalisée d'ascension sociale qui leur permettent d'échapper au néant. Sous une forme un peu plus moderne, l'espoir picaresque se porte sur le contrat magique avec l'état qui procurera la fortune immédiate et sera le "coup" décisif de la providence. Le monde des caudillos parvenus est rempli de ces personnages plébiscitaires qui rôdent dans les basques du pouvoir en offrant toutes sortes d'affaires "fantastiques", de plans thaumaturgiques, de produits inédits et d'effets de portée presque philosophale. Le pouvoir de ces personnages repose en grande partie sur leur capacité d'"enchanter" le pouvoir et de réussir à accumuler du crédit face à lui. En fait, ce qu'ils lui offrent est cette même capacité de simulacre, de sympathie, de bonne volonté, leur disponibilité, leur inconditionnalité, leur totale absence de référence idéologique, et surtout, leur manque d'autres relations ou engagements qui pourraient limiter leur disposition à l'aventure et au coup osé. La pauvreté du picaro, sa détresse, son néant sont précisément la source de son courage. Le picaro n'a rien à perdre et de ce fait il est toujours prêt à tout abandonner (c'est-à-dire rien) pour s'embarquer dans la prochaine croisade des Buscones. Elites picarasCela dit, je voudrais alléguer que, de la même façon que les cycles de rénovation "bonapartistes" (lumpen) de l'élite politique sont partie constitutive de la formation du pouvoir politique en Equateur (depuis le début), le picaresque est également le compagnon irremplaçable, qui suit le règne du lumpen, comme l'ombre suit son maître. Une anthropologie participative initiale semble indiquer la possibilité que, dans la phénoménologie des affaires publiques et privées "routinières" des couches dominantes, on peut remarquer la présence évidente du modus operandi picaro. En d'autres termes, on suggère que les élites équatoriennes portent sur leur front la marque de leur origine. Une élite périodiquement "oxygénée" par le lumpen et sa cour de picaros ne peut qu'institutionnaliser la pratique qui l'a conduite à son ascension. Je ne veux pas dire par là que tout le sujet se réduit à la nature lazarillesque de nos groupes de gouvernants, mais que, au moins, certains traits de leur habitus (18) peuvent être compris à partir de l'institutionnalisation, du raffinement, du polissage et de l'élaboration civilisée de l'expérience picaresque, sous ses différentes variantes et dérives. De cette manière, la logique des picaros "bruts" n'est pas si difficile à assimiler : on la manie bien sûr avec divers gestes et un rictus de mépris snob, mais au fond, c'est un langage parfaitement partagé et compris, depuis quelques sommités sociales qui le parlent et l'exercent, bien qu'avec de bonnes manières et un accent raffiné, afin surtout de ne pas laisser de traces visibles, comme le chulla Romero y Flores, qui cache sa nudité misérable derrière un plastron impeccablement amidonné [le héros d'un roman réaliste du même nom, de l'écrivain équatorien, Jorge Icaza, publié en 1958]. Cette logique peut se trouver un peu partout. Par exemple, il est intéressant de souligner que dans la mentalité patronale équatorienne, on peut souvent repérer la persistance de styles de rationalité économique qui ressemblent plus à ceux de Lazarillo qu'à ceux de l'élégant entrepreneur schumpéterien [du nom d'un théoricien d'origine autrichienne qui a souligné l'importance du chef d'entreprise dans la vie économique]. L'entreprise [est conçue] comme "aventure", dont le nord est le coup de chance décisif, l'affaire rapide et sans effort, l'improvisation brillante, l'exagération dans la variété des frais de "représentation" (à peine le picaro a-t-il quelque chose, il l'investit d'abord dans sa "présentation dramaturgique"), etc. Il en va de même avec la politique, comprise comme un pari osé envers le caudillo bienveillant, comme une stratégie d'accumulation de loyautés échangeables contre des sinécures ou des charges vénales, l'utilisation de la politique comme succédané de l'entreprise productive, sous les multiples formes d'une économie de la séduction et du simulacre, formalisé à son tour, en rituels et protocoles de la tromperie consentie, etc. Tout ce monde, caché uniquement pour celui qui ne veut pas le voir, n'est ni accidentel, ni périphérique par rapport à la production du pouvoir. Tout au contraire, il semble être un de ses traits constitutifs le plus persistant et tenace. Dans ce sens, Lucio Gutiérrez n'est qu'une répétition supplémentaire sans aller chercher de midi à quatorze heures dans l'histoire de l'Equateur, un nouvel exemple ou avatar d'un modus operandi ancestral. De la sorte qu'on ne peut en rien être surpris par sa souplesse de garde du corps [Gutiérrez a été aide de camp de Bucaram lorsque celui-ci était président] face aux pouvoirs de fait, l'instrumentalisation crasse de ses alliés, et les formes lumpenisées de ses réseaux de solidarité et de loyauté partisanes et clientélistes. Ne peut pas non plus surprendre l'affinité élective qui le conduit à s'allier presque instinctivement avec les partis et les leaders politiques issus des deux expressions les plus stables du lumpen converti en pouvoir social et politique dominant : le christianisme social (héritier de la machine politique velasquiste de Guayaquil) et le roldosisme, héritier encore "rustique" du cefepisme [de CFP] sans chemise de la côte équatorienne [référence au Parti Social Chrétien (PSC) dont le chef est León Febres Cordero, ex-président, et au Parti Roldosiste Equatorien (PRE) dont le chef, Abdalá Bucaram, ex-président, est exilé au Panama. Le chef du CFP, Concentración de Fuerzas Populares, était Assad Bucaram, oncle d'Abdalá, et, par alliance, de Jaime Roldós, élu président sous cette étiquette, mais qui, par la suite, crée son propre parti, Peuple, Changement et Démocratie (PCD), repris par Abdalá en tant que PRE, à la mort de Roldós. Compliqué, non ?] Autant le calcul machiavélique propre au bonapartisme que l'affinité des codes practico-opérationnels employés, conduisent à ce que le monde des Borbua [dont le principal représentant est Renán, cousin germain de Gutiérrez, qui a été, le monde est petit, garde du corps de Febres Cordero], des Gutiérrez, et des Villa [Napoleón - autre coïncidence troublante que ce prénom -, le beau-frère de Gutiérrez, a joué un rôle important au début de son mandat] ont une beaucoup plus grande intelligibilité réciproque avec celui des Bucaram et Nebot [Jaime, maire de Guayaquil, un des principaux politiciens du PSC, mais, rien n'est simple, opposé à Febres Cordero] qu'avec celui des groupes ethniques communautaires [alliés à Gutierrez pendant quelques mois] ou de l'intelligentsia politique du centre, de la gauche ou doctrinement libérale (et de ce fait minoritaire) [libérale au sens de Parti Libéral, qui n'existe plus en tant que tel]. La politique officielle équatorienne a des traits picaresques (y compris dans sa stylistique folklorique), parce que le mode de production et de reproduction de ses cadres dirigeants obéit dans une certaine mesure (ni excluante, ni exclusive) à la logique du picaro et de ce fait se reporte à l'"espièglerie" propre au jeu burlesque du baladin. L'esthétique carnavalesque (19) qui dérive de cette proximité de la farce et des mascarades, est un signe supplémentaire de la nature même de la matrice originelle de la production du pouvoir. Mais ce picaresque est "grave" en raison de ses conséquences et du contenu de ses bravades. Quand les choses "deviennent sérieuses", il montre un autre visage : les gorilles rustiques, l'arrogance du fanfaron professionnel, l'organisation secrète des vendettas, le crime judiciaire ou extrajudiciaire, l'application d'éthiques mafieuses, la corruption, l'espionnage kafkaïen, pseudo légal, opéré par des employés à la culture judiciaire villageoise, qui ne retient de l'esprit juridique que les formes et les représentations les plus vides, mais qui est absolument contraire à l'"esprit des lois", rendues orphelines par une justice sans majesté ni prestige. Enfin, il faudrait se demander ce qui permet que la loi du lumpen, loin d'être l'exception (le bonapartisme est interprété, selon Marx, comme état d'exception) (20), paraît être une quasi-routine dans la formation du pouvoir. L'état équatorien a fait d'une forme exceptionnelle de l'état bourgeois, une forme "normale". Il s'agit d'une structure construite pour et par la circulation d'élites d'origine et de pratique lumpen, protégées par un système de recrutement picaresque, s'appuyant sur un langage politique de bateleurs et de comiques. L'ensemble de l'économie politique et de la moralité civique est traversé et affecté par les conséquences mémorielles de cet apprentissage, de cet habitus. Après tout, en le regrettant infiniment, nous devrions donner le bénéfice du doute à une certaine intuition, insultante, de Marx, qui voit les républiques hispano-américaines comme des "républiques de bandits" (21), comme des satrapies de Bonaparte de feuilleton télévisé, comme l'ultime refuge de l'élite des aventuriers et des chasseurs de fortunes incapables de construire des républiques "formelles" ou une polis authentiquement citoyenne. Il est certain qu'il y a beaucoup d'exagération, d'incompréhension et trop de racisme ethnocentrique européen dans les paroles de Marx, en dehors de l'aveuglement que lui procurent les besoins polémiques qui l'obsèdent. Malgré cela, je crois qu'il est important de prendre au sérieux un noyau conceptuel sous-jacent et se demander dans quelle mesure survit en nous, non dans les marges ou l'exception, mais comme principe d'articulation hégémonique de la pratique politique, le fondement picaresque du lumpen. Cette république n'a-t-elle pas été créée, après tout, comme l'exploit d'élément marginaux et déchus de l'ordre absolutiste ? Cette pratique n'est-elle pas celle qui se reproduit indéfiniment dans la "mauvaise infinitude" (22) de la répétition compulsive ? En tout cas, il est nécessaire de délimiter plus précisément la nature de ces fissures qui empêchent la stabilisation d'un ordre et d'une classe élitaires plus ou moins consistants et capables de se reproduire indépendamment de l'entrée périodique des alluvions du lumpen (que ce soit par la variante plébiscitaire ou par la variante putschiste, qui peut se combiner avec la première, comme on l'a déjà vu). Pour le comprendre, il faut comprendre aussi quelle sont les formes "normales" de reproduction du pouvoir politique et montrer de quelle manière elles sont incapables d'atteindre une consistance propre, dotée de mécanismes propres et différents. Les formes normales de la reproduction politique et celles prévalentes en EquateurDans un système politique "bourgeois" stabilisé, le gouvernement et les institutions étatiques offrent des "politiques officielles" et le personnel politique et administratif étatique acquiert le caractère d'un corps professionnel, indépendant en quelque sorte de la société civile. Il est capable de divulguer les demandes particulières et de leur donner la forme d'une question publique, ainsi que de fournir aux produits de son activité la qualité de "politique républicaine". [...] Pour qu'il en soit ainsi, l'état et ses organisations doivent pouvoir exister de manière séparée et coupés d'autres milieux institutionnels de reproduction de groupes ou de mondes vitaux d'une autre nature. Dans le cas de l'Equateur, cette émancipation de l'état est atteinte dans une très faible mesure. En effet, il est possible d'envisager que l'état, tout au contraire, est une constellation bigarrée de coalitions corporatistes et de structures familiales-dynastiques, centrées sur la dimension du lignage. En ce sens, il y a deux principes de loyauté fondamentaux. En premier, la collégialité, ou le lien qui unit des personnes exerçant la même fonction ; deuxièmement, la nature intrinsèque de leur travail et le fait qu'ils partagent un monopole ou quasi-monopole du droit à exercer une tâche substantielle et déterminée, et en outre et en plus, d'exercer des droits juridictionnels publics ou semi-publics, à partir de ce corporatisme fondateur (23 ). Le système politique équatorien est fortement corporatiste et on considère comme normal et naturel que ce soit les intéressés qui soient chargés de réaliser la "police" de leur propre activité, et non des organismes indépendants de cet intérêt corporatiste. En réalité, la conception de l'intérêt abstrait du [domaine, bien] public n'existe pas, et ce dernier se trouve immergé dans l'intérêt de l'intervenant ou du spécialiste technicien. L'intérêt en tant qu'abstraction du concept particulier d'artisan [d'acteur] n'a pas réussi à se concrétiser dans une conception de l'être humain universel, doté de besoins et d'intérêts transcendant le métier ou la condition particulière d'expert. Cette impossibilité de comprendre ou de concevoir le [bien] public est liée à l'impossibilité de comprendre ou d'accepter l'humanité en général, comme attribut de base de l'"intérêt général". Dans un monde où il est impossible de voir l'"autre" comme un égal de même nature ou comme un potentiel "moi-même", et où l'identité sociale se construit dans le pathos de la différence/déférence, il est impossible d'accepter et de comprendre l'humanité abstraite, dans la nudité qui nous rend égaux à tous. Dans ce système, moi seul peux me reconnaître dans ceux qui me sont égaux, dans la mesure où ils sont porteurs d'une même prétention à la différence envers les autres et d'une prétention analogue à la déférence des autres. De la sorte, il ne peut pas y avoir une forme d'universalité plus haute que celle de la simple généralité du groupe classe avec lequel j'ai construit ma différence. Cela crée un lieu vide dans l'espace de l'universel (lieu autrefois occupé par le symbolisme de la couronne absolutiste, mais aujourd'hui vacant à perpétuité). Ce vide de la politicité (de la "politeia" en son sens aristotélicien (24 ) crée un déficit de loyauté mutuelle : l'"autre", en m'étant étranger, ne mérite pas ma fidélité civique, sauf sur le terrain des relations de l'ordre hiérarchique. Un "pecking order" de classe est possible, mais non une camaraderie civique entre "égaux". La camaraderie absente est remplacée par les relations de réciprocité de type familial qui occupent le lieu de l'impossible fraternité de la reconnaissance mutuelle (25 ). La re-connaissance de l'autre et du je à travers la médiation de l'autre ne peut se trouver que dans le langage de la famille patriarcale étendue et de ses émanations mafieuses, symboliques et fonctionnelles. De cette manière, l'architecture des relations de loyauté s'appuie sur deux dimensions complémentaires, encastrées l'une dans l'autre : l'ordre honorifique des différences de classes propres au corporatisme et l'ordre patriarcal/patrimonial de la famille. Entre eux deux, ils décrivent une bonne partie de l'agencement de la loyauté et de l'obligation mutuelle, ainsi que de la nature des liens politiques dominants. En d'autres termes, le gros des habitants de l'Equateur ne sont loyaux que sur le plan collégial et familial, et dans les deux cas ces loyautés ferment et bloquent le développement de la possibilité de la reconnaissance politique mutuelle (dans le sens fort du politique en tant que camaraderie civique entre égaux) (26). Cela empêche aussi que la majorité des acteurs parviennent à se comprendre et à comprendre les autres comme des citoyens, ou qu'ils puissent comprendre la valeur éthique de l'état de droit ou de la légalité comme figure "rationnelle et abstraite". La loi, pour être valide et entraîner une obligation, doit revêtir la forme de la loyauté de classe (avec ceux qui sont également différents) et de solidarité/réciprocité familiale, exprimée dans l'éthique de la gratitude et du sang [de la filiation ?]. La morale vraiment exigible est celle de la "restitution" de l'affection et de la faveur, ou grâce, du parent (réel ou symbolique), ainsi que celle de la défense et protection de l'endogroupe collégial. Un sentiment d'obligation envers le public ne peut exister, car le public n'a pas d'existence morale ou conceptuelle, ni ne repose sur des pratiques supérieures qui le cristallisent en routines reproductibles et prestigieuses. L'obligation et la déférence existent envers des personnes ou des entités qui acquièrent une signification concrète dans l'histoire des échanges, favoritismes et lignages, de capital social et de récompenses honorifiques (résultant de la circulation de la dignité). Il n'existe pas de reconnaissance de l'humanité de l'autre ou de sa politicité en tant que citoyen semblable. C'est pour cela que le lien social et politique n'est que rarement légal : j'ai besoin de savoir concrètement "avec qui je suis en train de traiter" avant de savoir quelle attitude je dois prendre face à cet autre, inconnu. Sa simple humanité ne procure pas des informations suffisantes, ni ne constitue une base définie pour l'action envers cet autre. En d'autres termes, on peut dire que l'autre, anonyme, n'a pas d'existence, jusqu'à ce qu'il puisse être situé dans une matrice d'identification de classe ou de famille. Personne n'est personne (ni rien) jusqu'à ce que l'on sache de qui il est parent ou proche et quel titre doit être placé devant son nom, du fait qu'un nom seul est trop nu dans un monde où l'humanité n'a pas non plus de nom. Le système sociopolitique basé sur la logique de classe/corporation et clan/familleCela dit, les systèmes sociopolitiques ancrés dans la logique de classe/corporation et de clan/famille ont leurs propres formes de stabilisation et de génération de principes transcendants et régulés de circulation des élites. Il y a deux garanties de base sous-jacentes à la stabilité des régimes familiaux-corporatistes : a) la constante fonctionnelle d'une division sociale du travail matérialisée par des fonctions et des statuts plus ou moins fixes ; b) l'existence d'une direction suprême ou gouvernement dynastique qui opère comme une superstructure du système de lignages. Le système corporatiste repose, en définitive, sur la lente modification des conditions d'existence technologiques et sur les relations plus ou moins prévisibles à longue échéance entre les charges et les fonctions. Pour autant, ce n'est pas très compatible (comme le savait déjà parfaitement Adam Smith) (27) avec la "révolution permanente" de la société bourgeoise. De son côté, le système patriarcal/familial trouve sa caution ultime dans une famille régnante, ou une dynastie, qui opère comme rivetage et soudure de tout le système de familles et lignages et donne à chacun un lieu reconnaissable/reconnu dans l'ordre de préséance honoraire. Le système de la noblesse et des titres nobiliaires est légitimé, en dernier ressort, par un dynaste qui assigne et classe les systèmes d'honneur familial et leur donne son sceau de garantie. Un titre est valable seulement dans la mesure où celui qui l'attribue dispose du code permettant de définir qui mérite une telle distinction. En d'autres termes, le système clanique requiert un centre d'accréditation des prétentions claniques et ce centre doit être au-dessus (et est par définition au-dessus) de tout autre instance accréditive. Le système absolutiste antérieur à 1809 [le 10 août, le premier cri de l'indépendance à Quito] procurait précisément cette stabilité ou arbitrage final entre les prétentions des lignages et donnait à chacun d'eux, ainsi qu'à chacun de leurs membres, un "ordre" résistant et solide dans lequel la tâche de reconnaissance était accéléré et assumée par l'état. L'honneur, bien que toujours discutable (la querelle pointilleuse pour l'"honneur" était une occupation obsessivement centrale dans la vie quotidienne des élites absolutistes et leurs successeurs jusqu'au début du 20e siècle) (28), était un système de coordonnées maniables qui permettait de "savoir qui est qui" et donnait des règles algorithmiques sur le processus de "devenir quelqu'un". Cela dit, le problème de la stabilité des élites équatoriennes résulte, à mon avis, d'une série de ruptures et de déphasages entre l'habitus de classe/famille et les conditions "objectives". Premièrement, l'économie morale du corporatisme, jetée dans le maelström de l'économie politique mondiale, est incapable de stabiliser la valeur et la fonction relative des corporations. Les relations technico-fonctionnelles entre elles deviennent terriblement hasardeuses, changeantes et agitées. En somme, personne ne peut savoir quelle sera la relation technico-fonctionnelle précise qu'il établira avec les autres membres, dont les métiers et travaux sont secoués par la volatilité de la révolution technologique endogène de la production bourgeoise. L'échelle de préséance et l'articulation fonctionnelle des groupes professionnels et collégiaux avec les autres et eux-mêmes est extrêmement inconsistante et ne peut plus donner de fermeté à des stratégies sûres de reproduction de l'identité ou de conceptions de la valeur, propres et justes, ou de la dignité. L'histoire orageuse de l'accréditation de la valeur professionnelle, la recherche désespérée de consolidation et de la personnalité juridique, l'ébranlement continuel du fondement sur lequel se basent les réclamations de valeur fonctionnelle témoignent de cette impossibilité de soutenir l'ordre depuis la dimension corporative. En réalité, toutes les sociétés en transition vers l'économie politique ont été confrontées à ce problème, mais les solutions ont été diverses. Pour Smith, il s'agissait simplement de dissoudre le principe d'état et de passer à une organisation des relations fonctionnelles d'échange au niveau de l'individu "nu" dans le marché (29). Dans le cas équatorien, on a recouru à l'état comme champ de bataille devant donner lieu à une solution de l'instabilité fonctionnelle des corporations et des groupes de statut. Le problème est que ce même état est monté comme un ensemble de corporations et l'instabilité corporatiste lui est immédiatement transmise (30). De cette manière, l'élément supposé stabilisateur ne fait que reproduire l'instabilité de ses composants. Il manque donc d'un principe d'articulation différent qui puisse arbitrer les demandes et les "défauts" du système volatilisé de relations intercorporatives. Dans certains pays européens et asiatiques, ce problème a pu se résoudre par la constitution volontaire d'une bureaucratie centralisée qui a acquis une indépendance par rapport aux corporations et aux groupes de statut, ce qui a permis à son tour d'arbitrer entre eux comme "tierce partie" ou bien simplement de les remplacer dans leurs fonctions de domination socio-politique, en les soumettant à la logique de fer d'une "classe universelle" (technocratie étatique) (31). Cela ne s'est pas produit en Equateur, comme l'atteste précisément l'impossibilité, expérimentée par les projets étatisants, de construire des corps de serviteurs publics et de professionnels de la politique, capables de passer avant les confraternités corporatistes. Le système de l'administration publique, au moins celui qui n'est ni familial ni népotiste, opère comme un système d'agences "colonisées" par les corporations et comme des bureaux publics des intérêts de classe. De ce fait, l'état se trouve pris dans les sables mouvants dans lesquels l'économie politique immobilise l'étatisation et il est incapable de construire, à partir de lui et en son sein, un principe d'articulation, d'ordre et de discipline pour un éventuel corps de dirigeants nationaux. Quand au système familial d'accréditation, celui-ci a explosé par son sommet en raison de l'Indépendance [du pays]. Un système familial d'honneur et de loyauté sans un ancrage à une direction dynastique et absolutiste est soumis aux hasards de l'incertitude concernant l'origine et le destin. En d'autres mots, les relations interfamiliales et l'arbitrage entre les systèmes de lignages se font dans les conditions de l'"état de nature" (au sens lockéen du terme : non comme chaos irrémédiable, mais comme ordre anarchique basé sur les efforts personnels) (32). Mais un ordre ainsi constitué est tenu à d'incessantes révisions, à d'interminables querelles et à une fragilité congénitale des mécanismes d'adjudication des réclamations tant matérielles que d'honneur et d'amour-propre protocolaire. Lorsque la hiérarchie patrimoniale ne dispose pas d'un tribunal suprême, les lignages sont livrés à eux-mêmes pour faire valider leurs préséances et leurs réclamations concernant leur position et accès au capital social et matériel. De cette manière, les habiletés interactives, les astuces, les expédients et la capacité d'organiser des violences deviennent centraux. Cette centralité convertit les patrons de mafia (chefs de lignage) en véritables et frénétiques entrepreneurs de capital social (33), qui doivent continuellement renouveler leur accès (toujours menacé) aux clés qui permettent d'ouvrir le coffre du mécénat civique et faire circuler la loyauté, qui est la base de leur pouvoir. Donc, le système familial opère dans une zone d'incertitude très élevée, mais, si à cela s'ajoute l'instabilité fonctionnelle qui fait pression sur les hiérarques corporatifs, nous aurons un système de production et de reproduction de l'ordre et du leadership hautement inconsistant et "ouvert" à un défi continuel des nouveaux arrivés. Dans un monde où il n'y a pas de "noblesse", ni souche garantie dynastiquement et où les titres de prestige, valeur et fortune sont brutalement conditionnés par l'action destructrice, les habiletés et les expédients des entrepreneurs de loyauté, et où les relations fonctionnelles n'ont pas non plus d'arbitre externe, l'état et les élites perdent toute capacité de sélection et de filtrage. L'état est une forteresse pleine de brèches et de fuites, dans laquelle peuvent pénétrer presque à leur gré des hordes de mendiants, d'aventuriers et de flibustiers, précisément les picaros, auxquels nous avons fait allusion. L'ordre des états de la colonie a vu se casser sa colonne vertébrale et ses contre-feux en 1809, et depuis, loin de chercher d'autres principes de fonctionnement, il a tenté de suivre ce chemin, mais sans les supports qui auraient pu lui apporter de la cohérence. Dans les systèmes patrimoniaux et de classes sociales, la crise du système n'est pas combattue par la "révolution" grâce à laquelle un groupe de classes subalternes et d'élites périphériques défient et remplacent les anciens blocs du pouvoir (34). La crise typique d'un ordre de couches sociales/patrimonial se résout par des moyens plus parétiens (35) que jacobins, par la circulation des élites. Mais les nouvelles élites et les provocateurs du dehors ne proviennent pas de l'intérieur du système de préséance, mais appartiennent typiquement à l'élément étranger, déclassé (les "Tauras" de Urbina, les porteurs de machettes d'Alfaro, la "chusma" [racaille] de Velasco Ibarra, etc.), au déraciné des systèmes de reproduction routinier des élites, en somme, les Lazarillo de Tormes, les Bonaparte de pacotille, qui peuplent les recueils d'anecdotes tragicomiques de la rénovation politique locale. Retour au lumpenC'est ici que le lumpen entre en action. Dans un système chroniquement déstabilisé de circulation du pouvoir, l'ascension politique et sociale revêt le caractère d'une aventure, d'un "exploit" hasardeux, d'astuce et de séduction de la part de celui qui n'a que son habileté et au-devant duquel rien ne s'avance, qui puisse résister à cette habileté. C'est exactement ce monde qui a perdu ce que Burke appelait les "affinités du cœur", lesquelles consolident de longues relations de respect, de confiance et de hiérarchies "naturelles", dans lesquelles chacun reconnaît sa place et parvient, y compris dans la modestie, à une respectabilité incontestable (36). Une société de classes consolidée possède beaucoup de barrières efficaces pour tempérer la carrière du picaro (qu'il est possible de reconnaître derrière la figure convenable présentée par Burke comme l'"homme nouveau", le parvenu qui s'ouvre la voie à la force d'adresse) (37), lequel, autrement, serait fulgurante et fujimoriste [formé sur Fujimori, le président autoritaire du Pérou, déchu en novembre 2001]. Une société bourgeoise adéquatement protégée oblige l'astuce et la vivacité à suivre des chemins disciplinés par la compétition brutale du rendement et de l'efficacité et les canalise par des formes d'orientation hautement rationalisées et rationalisantes. La société équatorienne semble manquer de ces deux types de mécanismes. Elle a perdu les contre-feux fonctionnels et dynastiques de l'absolutisme, sans pour cela gagner les disciplines rationnelles et systémiques propres au monde bourgeois. Dans l'anarchie des couches sociales-familiales, les portes sont ouvertes pour le passage des picaros et les routines mêmes du pouvoir sont quotidiennement picaresques. L'état se convertit en un carrousel toujours plus rapide d'astuces, [générant une] confusion dans laquelle il n'est plus possible de distinguer ceux qui ont été dans le jeu depuis longtemps et ont de ce fait pu acquérir au moins l'apparence du savoir-faire [en français dans le texte]. Pour cette raison, il faut concevoir que, dans ce type de contexte, une compréhension plus complète de la politique signifie entrer dans la logique de l'aventure et de l'aventurier, saisir les mécanismes et dispositifs au travers desquels la conjoncture et la trame des opportunités se construisent, progressent et ont du succès, lesquels rendent possible une carrière aventurière et définissent ses probabilités de succès et expliquent les manœuvres "typiques" d'une telle trajectoire. Le picaresque offre un menu de tactiques et de procédés typiquement associés à la forme de faire la politique du lumpen. Dans la mesure où le pouvoir se trouve empêché de développer des formes stabilisées, il n'arrive pas non plus à établir une "classe politique formelle" et tend à convertir tout son élément humain en lumpen parvenu, qui fonctionne de ce fait avec la pragmatique propre au Buscón. Dès lors, dans cette situation, la pragmatique marginale, in extremis et désespérée de Lazarillo, se convertit en norme et même en paradigme. La "normalité" s'inverse : le dehors, anecdotique et décentré, devient synonyme de l'habituel et du prévisible, tandis que les routines généralement associées au fonctionnement de pouvoirs rationalisés, ou au moins traditionnels, ancestraux, etc., apparaissent comme des extravagances, des aberrations ou des excentricités. Revenons au point de départ : la Société patriotique en tant que société d'aventure.On a esquissé dans les pages antérieures certaines considérations qui tentent de rendre compte de pratiques politiques diffusées dans le système politique équatorien. On a essayé notamment d'offrir une approche particulière à la réponse à la question portant sur les racines et les causes de la fréquence et de la facilité avec lesquelles le personnel politique parvenu est capable d'acquérir une grande importance et une position dans l'appareil gouvernemental et à l'intérieur du système des élites civiles de ce pays. Non seulement on a tenté d'expliquer la présence de certains traits inhérents à la pragmatique du pouvoir, mais on a aussi essayé de rendre compte de la "répétition compulsive" qui existe dans son apparition et réapparition sous différentes incarnations et avatars au long d'une histoire cyclique et répétitive. La carrière politique du Président Lucio Gutiérrez et de "sa" Société patriotique peut être considérée comme un bon exemple de la discussion présentée. Les éléments y sont présents : l'ascension fulgurante, l'incapacité de la "forteresse" socio-étatique à lui résister, la faiblesse des contre-feux levés contre l'irruption des parvenus (Gutiérrez pourrait bien être décrit comme un homme nouveau au sens de Burke), la praxis familiale et corporatiste menée à un paroxysme d'évidence, la trame de caractère aventurier de son histoire et de sa biographie politique, sa propre marginalité géographique [Il est originaire de Tena, capitale de la province orientale, c'est-à-dire amazonienne, de Napo], sociale et économique [un père commerçant, une carrière militaire plutôt administrative, il n'a pas participé à la guerre du Cenepa], l'extraction et le recrutement de ses partisans [des cadres moyens militaires et policiers dont le statut social est peu élevé], l'évidente et prévisible volatilité du sujet politique qu'il incarne [Gutiérrez accède au pouvoir grâce à sa participation à un triumvirat auteur d'un putsch avorté qui n'a duré que vingt-quatre heures], et, pour terminer, mais ce n'est pas le moins important, les stratégies et les expédients machiavéliques qui finissent par l'unir aux familles et patriarches les plus stabilisés auxquels, répétant le geste et la manœuvre ancestraux des Flores, los Robles, los Plaza, los Febres Cordero ou Bucaram, il tente de s'arrimer, et avec l'aide desquels il cherche à fortifier la reproduction de ses propres réseaux clientélistes. Gutiérrez arrive au pouvoir allié au mouvement indigène équatorien, mais il est significatif que, dès qu'il s'est assuré des alliances alternatives de type "patronal", il s'est dépêché de défenestrer ses compagnons de route indigènes. Il est nécessaire de s'occuper enfin, bien que ce soit de manière préliminaire, de la rationalité de cette alliance, comme de la rupture qui y a mis fin. Une alliance contre-nature entre Gutiérrez et le mouvement indigène ?Je prétends suggérer que le mouvement et l'organisation communale indigène sont le reste le plus solide du projet absolutiste en Equateur. Les actuelles communautés andines (les amazoniennes sont d'une autre nature et leur ethnosynthèse est plus récente) sont la créature encore aujourd'hui du projet tolédan du 16e siècle (38). Les identités qu'elles défendent et les bases éthiques du statut auquel elles se réfèrent, sont l'ultime défense et survivance du projet absolutiste impérial en Equateur. Une analyse des demandes et de l'auto-construction identitaire des minorités indigènes révèle qu'il s'agit d'une tentative de rétablissement des chartes de type communal/état de l'absolutisme, dépouillé, bien sûr, des incapacités liées à la "capitis disminutio" [disposition juridique qui convertit la personne en un sujet de dignité inférieure] tutélaire, imposée par la Couronne, et celles de la civilisation hispano-catholique (39). En réalité, le mouvement indigène se lance contre l'ordre établi, parce que celui-ci est une négation de l'"ordo" corporativo-communal et parce que le premier menace le second de dissolution. La fin de l'hétéronomie incarnée dans l'hacienda qui faisait de l'indien un proche infantilisé de la famille patronale, a laissé le peuple natif disponible pour retomber sur ses traditions communales tolédanes et une bonne partie de sa lutte se centre sur la reconstitution de ce tissu légalement reconnu, que la république a volatilisé dans le gamonalisme féodal [gamonal est l'équivalent de cacique, chef indigène, mais a également le sens, comme ici, de personne exerçant une autorité abusive sur une communauté ou un groupe]. Le mouvement indigène représente l'effort des indigènes pour établir leur propre "standestaat" (lieu dans un ordre d'états), en s'émancipant de la tutelle patronale, sur un pied de plus grande égalité. Cela implique un retour sur l'idée de développements d'"égaux différents", ou sur une dichotomie démocratisée entre la "république des indigènes" et la "république des blancs" (40). Un tel projet latent présente, néanmoins, des contradictions fondamentales avec la politique du lumpen. Celui-ci appelle précisément au déracinement, à l'excentricité, à la dissolution de tout lien antérieur à la relation avec le condottiere, ses agents, favoris et protégés. La suite du chef lumpen doit être le creuset et la matrice sociologique exclusive du groupe qui aspire au pouvoir. La suite ne prend pied que sur un terrain libéré de toute autre appartenance. Pour que les indigènes puissent être admis dans le cercle de la Société patriotique (ou du roldosisme ou du social-christianisme), ils devraient précisément renoncer à leur solidité caillouteuse, post-tolédane, ils devraient se dissoudre en clientèle, se convertir en une collection d'individus ou de foyers "disponibles", en tant que satellites et proches du caudillo et de sa famille étendue. Le projet politique du gouvernement [de Gutiérrez] envers les indigènes ne peut que se fonder sur la désintégration communale et dans la reconstitution de l'indigène comme client politico-électoral. Pour cela, il serait nécessaire de décentrer l'indien de son statut de couche sociale et de le diriger vers d'autres formes, plus pluralistes, et en fin de compte lumpen, qui permettent de le contrôler depuis la raison picaresque. Le gutierrisme n'offre qu'un destin intelligible à l'indien : sa conversion en lumpen et la transformation de ses dirigeants en picaros. Sinon, ils se métamorphosent en ennemis archétypiques de l'aventurier : le mouvement indigène est en réalité un reste de la forteresse de Burke (qui émane de l'absolutisme), levée contre les parvenus. Il s'agit d'une réserve d'identités tout à fait anti-aventurières, établies sur la fermeté ancestrale d'un habitus traditionnel qui s'est consolidé comme la survie elle-même, comme la seule chose qui n'a pas été détraquée par la république des bandits. De ce fait, la rupture entre la Société patriotique et le mouvement indigène ne doit pas être vue comme le résultat de désaccords idéologiques ou de cosmovisions incompatibles (au moins pas uniquement ou principalement comme tel), sinon comme le résultat d'une contradiction structurale vraiment antagoniste. Le communalisme indigène est - si quelque chose peut l'être - à l'antipode de la rationalité lumpen, et l'indien est le contraire du picaro. Il est difficilement concevable que la plus minime concertation pratique puisse exister entre ces deux formes de vie et d'identité tellement opposées. Cependant, le mouvement indigène est vulnérable sous une certaine forme à la séduction de l'aventurier. Cela tient à certains traits de la formation des obligations interpersonnelles dans le monde communal, lesquelles se trouvent liées à la nature des liens de loyauté qui en résultent et qui se nouent dans un tel contexte. Caractéristiques de la formation des obligations interpersonnelles dans le monde communalEn effet, la délégation ou aliénation de la volonté propre du partisan envers son dirigeant peut présenter de multiples modalités. [...] Une de ces relations ou formes inaliénables - et qui diverge fondamentalement de la relation représentative [celle du républicanisme démocratique] est celle que j'ai envie d'appeler la relation de encomendación [je préfère ne pas traduire ce terme qui a une connotation historique remontant à la société coloniale]. Ce type de lien doit être expliqué : dans la relation de encomendación, un sujet, probablement plus fort ou en condition d'assurer une protection, assume le "traitement" d'un autre sujet qui se remet à lui à charge ou comme "charge" de l'encomendero [cf. remarque précédente]. Le fondement supposé d'un tel lien est que l'un, le protecteur ou encomendero possède des pouvoirs personnels ou des ressources non comparables à celles dont dispose le sujet à charge. Dans l'ordre absolutiste, le démuni (l'indien d'Amérique) est confié aux bons soins d'un représentant du pouvoir ou de la civilisation investie de pouvoirs bénéfiques. En tout cas, un tel lien pouvait être accordé de manière privée entre des personnes particulières, même sans recourir à la sanction de l'autorité. Le faible se place sous la protection du fort, se livre à lui et se consacre à lui. Le puissant (potentat) assume la charge du démuni et s'engage envers l'ensemble de l'existence de cet être humain et sa totalité pathétique de nécessiteux. L'acte de remise de soi implique une notion de représentation analogue à celle de la curatelle d'un mineur. En tout cas, cela suppose, au moins de manière juridique, une dation réciproque de chacune des parties, une espèce de donation du je, qui bien qu'asymétrique n'en est pas moins bilatérale : le puissant est autant obligé que le faible, bien que la nature des obligations discrètes sur lesquelles le traité se base soit très diverses. [...] Les mouvements d'aventuriers, parmi lesquels la Société patriotique n'est que la manifestation la plus récente, pourraient utiliser les asymétries de pouvoir et de ressources pour mettre le grappin sur les populations indigènes par des relations du type évoqué, cassant la représentation indigène politisée de manière républicaine (par exemple à travers l'action d'un mouvement comme Pachakutik) [le bras politique de la CONAIE]. Dans une certaine mesure, cela peut impliquer une restauration de l'hacienda, tout en détachant cette institution de sa base territoriale agraire, et lui donnant plutôt l'existence abstraite d'un type de relation interpersonnelle, libérée de sa forme contingente d'unité productive liée au sol. Cela peut prendre aussi la forme d'une dissolution communale, remplacée par les relations contingentes, fongibles et aventurières du picaresque, ou en tout cas, pourrait mener à la décommunalisation de l'indigène (laquelle n'a pas nécessairement à voir avec "son embourgeoisement individualiste"). En tout cas, les résultats de cette pratique qui combine le lien "protecteur" de l'encomendación avec la dissolution picaresque et l'hétéronomie de la famille clientéliste, peuvent se voir dans la constitution des mondes populaires de la côte équatorienne, spécialement dans l'environnement du Grand Guayaquil. Dans cet espace social, les sociétés aventurières ont réussi à désintégrer tout noyau d'identité relevant de la couche sociale indigène ou communal-populaire. La communauté prolétaire se constitue intégralement comme clientèle des entrepreneurs politiques et comme une cour de proches placée sous la protection des capitaines de quartier (43). Ce n'est pas pour rien que, sur la Côte équatorienne, la décommunalisation des indigènes a été réalisée très tôt et s'est traduite par leur atomisation individualiste en tant que "montubios" [paysans de la Côte, plus particulièrement de la province de Manabí] isolés, et ensuite comme nécessiteux urbains (44) : armée disponible de clients prêts à entrer dans le jeu opportuniste des condottieri. Il n'est pas impossible (quoique ce soit encore lointain) de penser que la Société patriotique finisse par être un conduit possible à travers lequel les lumpen villageois puissent tenter de reconstituer dans la sierra andine les mêmes conditions de désintégration de la Gemeinschaft [en allemand dans le texte] ethnique, pour rassembler ses éléments épars sous la forme de bande ou de suite d'aventuriers. A preuve la relation que la Société patriotique tend à établir avec les entrepreneurs politiques de la Côte. Il ne serait pas étrange qu'on débouche sur une sorte de "répartition féodale-territoriale du pays", dans laquelle le PSC contrôlerait la province de Guayas, le PRE le reste de la Côte et la SP se chargerait de l'Amazonie et de la région andine. Dans l'histoire des formations féodales, ces arrangements entre capitaines mafieux ne sont pas rares, et quoique sujets à frictions et à changements occasionnels violents, ils se montrent en général assez stables et difficiles à rompre. La lutte contre les réseaux mafieux enregistre peu de succès dans l'histoire connue de l'humanité. Il est temps de mettre un point final à ces réflexions. Elles ont un caractère provisoire et seront sujettes ultérieurement à des raffinements, des confirmations et des précisions. Elles ne vont pas plus loin qu'un effort pour éclairer d'une autre manière la praxis politique et ses circonstances présentes, vue au moins de l'actuelle aventure gouvernementale. En tout cas, cela pourrait assouplir notre analyse de la politique et lui donner une ductilité qu'elle pourra seulement atteindre en avançant sur des voies conceptuelles moins rebattues que celles que l'on emploie habituellement. NOTES DE L'AUTEUR(1) Ce "gallicisme" [en fait, il s'agit d'un anglicisme !] se réfère à quelque chose comme un ensemble de suiveurs personnels qui entourent le gouvernement ou le politicien et qui se trouvent liés à celui-ci par des liens d'affection, de loyauté, de favoritisme et de confiance subjective, plus que par la carrière, les mérites ou le poids politique propre. C'est l'équivalent du corps de courtisans de certains monarques ou de la garde de guerriers qui entourent le chef dans les états militaires. (2) Cette "répugnance" a été bien décrite par Carlos de la Torre, dans Carlos de la Torre "Abadalá es el Repugnante Otro" [Abdalá est l'Autre répugnant], dans Felipe Burbano de Lara (comp.) Democracia, Gobernabilidad et Cultura Política, Flacso Ecuador, Quito (3) Voir Fernando Bustamante "Cultura política y Ciudadanía en el Ecuador" dans Felipe Burbano de Lara (comp.) Democracia, Gobernabilidad et Cultura Política, Flacso Ecuador, Quito (4) Karl Marx, El Dieciocho Brumario de Luis Napoleón Bonaparte, Medellín, Oveja Negra, 1974, Serie Clásicos del Marxismo Nº 4 (5) José Arico, Marx y América Latina, Alianza Editorial, Mexico, 1980 (6) Karl Marx, "Bolívar y Ponte" dans Marx y Engels, Materiales para la Historia de América Latina, Cuadernos Pasado, Presente nº 30, México D.F., 1975 (7) Voir par exemple les articles de Vincente Rocafuerte publiés par Neptalí Zuñiga (com.) Rocafuerte y Quince Años de la Historia de la República del Ecuador, Colección Rocafuerte, volume XIV, Quito, 1947 (8) Marx est très clair sur cette distinction. Voir Karl Marx, El Dieciocho Brumario de Luis Napoleón Bonaparte, Medellín, Oveja Negra, 1974, Serie Clásicos del Marxismo Nº 4 (9) Il est même possible de trouver des exemples de "royauté lumpen", comme Bonaparte lui-même ou son protégé, l'empereur Maximilien du Mexique [Bustamante confond Bonaparte et Napoléon III !]. Voir Joan Haslip, Imperial Adventurers: Emperor Maximiliano of Mexico, London, Cardinal, 1971 (10) Gino Germani, dans Gino Germani, Torcuato di Tella y Octavio Ianni, Populismo y Contradicciones de Clase en Latinoamérica, Serie Popular Era, México, Ediciones Era, 1973 (11) Niccolo Maquiavelo, El Principe, Biblioteca de Política, Economia y Sociología, Barcelona, Orbis, 1985 (12) Max Weber fournit la description classique du système patrimonial et du sultanat. Max Weber, Economia y Sociedad: Esbozo de una Sociología Comprensiva, México, Fondo de Cultura Económica, 1964 (13) Niccolo Maquiavelo, op.cit. (14) Karl Marx, El Dieciocho Brumario de Luis Napoleón Bonaparte, Oveja Negra, Serie Clásicos del Marxismo Nº 4 Medellín, 1974 (15) Guillermo O'Donnell, Modernization and Bureaucratic Authoritarianism: Studies in Latin American Politics, University of California, Institute of International Studies, Berkeley, 1973 (16) Sur la figure du picaro dans la littérature, voir : Alan Francis, Picaresca, Decadencia, Historia: Aproximaciones a une Realidad Histórico-Literaria, Biblioteca Románica Hispánica, Estudios y Ensayos, nº 274 ; Joseph Laurent, Estudios sobre la Novela Picaresca Española, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, Madrid, 1970 (17) Jorge Icaza, El Chulla Romero y Flores, Biblioteca General Salvat nº 40, Navarra, Salvat Editores, Alianza Editorial, 1971 ; Claudio Mena Villamar, "El Chulla Quiteño", en Nariz del Diablo, Revista de Ciencias Sociales y Cultura, Quito, 1994 (18) J'utilise le concept d'"habitus" tel que le présente Pierre Bourdieu : Pierre Bourdieu, Outline of a Theory of Practice, Cambridge Studies in Social and Cultural Anthropology Nª 16, Cambridge University Press, New-York, 1977 (19) La politique peut être vue de cette optique comme un événement grotesque, dans lequel l'ordre normal des choses est subverti ou inversé. De la sorte, la politique est le contraire de la réalité, un espace d'images et reflets grotesques, qui n'a qu'une fonction compensatoire par rapport aux dures réalités de la "vraie" vie sociale qui se joue dans un autre endroit, où les "choses sont sérieuses" (famille, propriété, violence). Ainsi la politique a la même fonctionnalité anthropologique que le carnaval, mais il s'agit ici d'un "carnaval perpétuel". (20) Sur le thème des "états d'exception" chez Marx et ses disciples voir : Nicos Pulantzas, Fascismo y Dictadura: La Tercera Internacional Frente al Fascismo, Editorial Siglo XXI, México, 1974 (21) José Aricó, op.cit. (22) Le concept de "mauvaise infinitude" est repris du langage hégélien et se réfère à un processus ou forme d'existence qui se prolonge interminablement sans se totaliser, ni culminer dialectiquement dans son auto-dépassement. C'est un processus interminablement fermé sur lui-même et incapable de se transcender. (23) De bonnes descriptions du corporatisme et de son fonctionnement dans les systèmes politiques et sociaux latino-américains peuvent être trouvées dans : Richard Morse, Resonancias del Nuevo Mundo: Cultura e Ideología en América Latina, Ed. Vuelta, México, 1995 ; Peter Klaren, Promise of Development: Theories of Change in Latin América, Introduction, Westview Press, Boulder, Colorado, 1986 (24) Aristóteles, Política, El Libro de Bolsillo, Clásicos, nº 193, Alianza Editorial, Madrid, 1986 (25) Wilhelm F. Hegel a caractérisé de manière exemplaire dans sa "Phénoménologie de l'esprit" ce processus de reconnaissance mutuelle entre les sujets citoyens. Pour une analyse classique, voir : Alexandre Kojeve, La Dialectica del Amo y del Esclavo en Hegel, Editorial La Pleyade, Buenos Aires, 1971 ; Jean Hippolyte, Génesis y Estructura de la Fenomenología des Espíritu de Hegel, Historia, Ciencia y Sociedad, nº 105, Ediciones Península, Barcelona, 1991 (26 )Le développement d'une conception civique et républicaine de la citoyenneté et de la politique requiert la dissolution de la morale familiale et son confinement aux espaces étroitement circonscrits de l'"intimité". On peut dire qu'il existe dans le système équatorien un déficit d'intimité, ce qui produit un sous-développement du lieu moral auquel la circonscription de la famille devrait se rapporter, de façon à laisser ouvert le cours du développement de l'éthos civique. (27) Adam Smith, Investigación de la Naturaleza y Causas de la Riqueza de las Naciones, Biblioteca de Economía nº 8, Orbis, Barcelona, 1983 (28) Voir Carmen Anhalzer, Marqueses, Cacaoteros y Vecinos de Portoviejo: Cultura Política en la Presidencia de Quito, Universidad San Francisco de Quito/Abya Yala, 1997 (29) Adam Smith, op.cit. (30) Les institutions étatiques sont très souvent, en Equateur, de simples agences, projection des intérêts corporatistes. L'Etat n'est, en réalité, qu'une simulation, cachant le pouvoir corporatiste particulier qui utilise les appareils gouvernementaux pour contrôler des zones segmentées de compétence et de juridiction, sous l'apparence de "publicité". (31) Max Weber a traité avec une attention particulière le processus de formation d'une catégorie étatique professionnalisée qui permet d'émanciper les institutions publiques des intérêts privés. Max Weber, "Poder Burocrático y Liderazgo Político" en Max Weber, Escritos Políticos, Joaquin Abellan /ed), Alianza Editorial, Madrid, 1991 (32) John Locke, Second Treatise on Government, Hatchett Publishing Co, Indianapolis, 1980 (33) Pour un examen du concept de "capital social", cf. Pierre Bourdieu et J.P. Passeron Reproduction in Education, Society and Culture, Sage Publications, London, 1990 (34) Theda Skocpol, States and Social Revolutions: A comparative Analysis of France, Russia and China, Cambridge University Press, New-York, 1979 (35) Vilfrido Pareto, Compendium of General Sociology, Guido Farina (ed), Cap. IX, University of Minnesota Press, 1980. Caetano Mosca a aussi développé une étude déjà classique sur "la circulation des élites" : Caetano Mosca, La Clase Política, sélection et introduction de Norberto Bobbio, Fondo de Cultura Económica, México, 1992. Pour une vision critique des théories de ce type, Peter Bachrach, Crítica de la Teoría Elitista de la Democracia, Amorrortu, Buenos Aires, 1967. (36) Edmond Burke, Thoughts on the Causes of Present Discontents (37) Cf. Leo Strauss & Joseph Cropsley, History of Political Philosophy, pp 687-709, University of Chicago Press, 1987 (38) Diana Bonnett Velez, "Las Reformas de la Epoca Toledana (1569-1581): Economia, Sociedad, Política, Cultura y Mentalidades", en Enrique Ayala Mora (coord), Historia de la América Andina, Universidad Andina Simón Bolívar, vol. 2, Quito, 1999 (39) Manuel Burga, "Noblezas Indígenas y Actitudes Anticoloniales", en Enrique Ayala Mora (coord), op. cit. (40) Ibid. [...] [...] (43) Amparo Menendez Carrión, La Conquista del Voto en el Ecuador: De Velasco a Roldós, Corporación Editora Nacional, Quito, 1986 (44) Maritza Arauz, Pueblos de Indios en la Costa Ecuatoriana: Jipijapa y Montecristi en la Segunda Mitad des Siglo XVIII, 1999
REMARQUESDécouvrir une théorie qui permet d'organiser et d'éclairer vos observations et vos ressentis quotidiens est une expérience particulièrement gratifiante et stimulante. C'est ce qui m'est arrivé à la lecture de cet article. Quand on vit en Equateur, il n'y a pas grand mérite à identifier les aberrations de la vie politique, sociale et économique, tant elles sautent aux yeux et sont honteuses et révoltantes, c'est comme cela que je les vis malgré plus de dix ans passés en Amérique latine, ce qui aurait dû suffire pour que je m'en accommode, d'autant plus qu'elles ne m'affectent que peu directement. Je ne veux pas dire par là que les concepts de lumpen et de picaro expliquent totalement et définitivement le fonctionnement de la société équatorienne, mais en tout cas, ils l'éclairent de manière convaincante, même si je pense, comme Bustamante, que tous les dirigeants de ce pays ne sont pas des lumpen, ni tous les Equatoriens des picaros. Cette précaution prise, il faut bien reconnaître que les comportements que ces deux concepts recouvrent ont pénétré profondément dans toutes les couches de la population et dans la culture nationale, ce qui n'est pas étonnant puisque l'exemple vient de tout en haut. On peut même se demander si, pour survivre dans ce pays, il ne faut pas une dose, plus ou moins grande selon les individus et les situations, de lumpen et de picaresque. En dehors de ces considérations générales, j'ai quatre remarques à formuler. 1. Conquistadores et picarosJe trouve curieux, et je ne m'explique pas, que Bustamante dans sa description des picaros ne mentionne pas les conquistadores, qui m'en paraissent être non pas les modèles - pour éviter de commettre un anachronisme -, mais les prototypes. Le premier roman picaresque, Lazarillo de Tormes, est publié en 1552, alors que Francisco Pizarro, chef lumpen s'il en est, arrive en 1531 dans ce qui sera l'Equateur. Si l'on reprend les caractéristiques du picaro, elles collent parfaitement à la mentalité et aux comportements des conquistadores : origine humble, malgré les prétentions nobiliaires de certains, esprit d'aventure, absence totale de moralité, soif de richesses et de gains immédiats, violations répétées de l'ordre établi, appropriation des ressources publiques à des fins privées, sexualité débridée, recours systématique à la tromperie, aux expédients, aux coups bas, aux pièges, exploitation des plus faibles, etc. On dirait un copié-collé. Au fil du temps, les descendants de ces personnages, ont constitué l'aristocratie créole et ils ont acquis toutes les caractéristiques d'une couche sociale dominante, par imitation des "chapetones", Espagnols venus de la mère patrie, qui constituent le sommet de la pyramide dans l'Audience de Quito. S'ils sont policés, ils conservent pourtant certains des traits de leurs ancêtres, notamment l'incapacité de distinguer entre le privé et le public, l'exploitation de la population autochtone, l'accumulation indéfinie de la richesse foncière ou monétaire. Pourtant, certains de ces créoles vont participer à la création d'un mouvement des Lumières, le plus riche et le plus dynamique d'Amérique latine, dans le dernier quart du 18e siècle. Mais, avec l'Indépendance et la création de l'Etat équatorien, cet élan intellectuel et social se perd et disparaît. Pourquoi ? Jusqu'à ce jour, je n'ai pas trouvé de réponse à cette question. Et ce sont les lumpen et les picaros qui vont monter sur la scène politique. Cette continuité historique me paraît trop belle pour ne pas être (au moins un peu) vraie. 2. La parenté lumpen entre Lucio Gutiérrez et León Febres CorderoIl me semble que Bustamante n'a pas tout à fait raison d'affirmer que le rapprochement de Lucio Gutiérrez avec le Partido Social Cristiano et son chef, León Febres Cordero, est dû à une parenté lumpen. Le Partido Social Cristiano est un ancien parti, qui remonte au Movimiento Social Cristiano dont le fondateur, en 1951, est Camilo Ponce Enriquez, un aristocrate conservateur, élève des Jésuites, docteur en droit de l'Université centrale, dont la présidence, fait rarissime en Equateur, a été sans tache. Le MSC est alors un parti de notables, basé à Quito, dont l'idéologie conservatrice est imprégnée de cléricalisme et d'élitisme. Il devient le PSC en 1967 et traverse une période difficile sous le gouvernement militaire de Rodríguez Lara. Febres Cordero, ingénieur formé aux Etats-Unis, chef d'entreprise à Guayaquil, arrive au PSC en 1978. Malgré ses allures populistes, il a une longue ascendance aristocratique, qui remonte à un autre León (vénézuélien comme Flores), un des héros de l'indépendance de Guayaquil, en octobre 1820. Sous son impulsion, le PSC va connaître des changements radicaux. Il devient un parti de la Côte, dont les valeurs dominantes ne sont plus celles de la doctrine sociale de l'Eglise, mais celles de la libre entreprise capitaliste et du marché, tout en recourant à la protection d'un état central voué aux intérêts des oligarchies locales. Le parti prend alors le caractère d'une machine électorale, gérée avec des critères entrepreneuriaux et dont l'objectif est de récolter le maximum de votes lors des élections locales, provinciales et nationales, et de postes après. Febres Cordero est un politicien autoritaire, qui contrôle totalement le parti, lequel dispose depuis plusieurs années de la plus grande représentation au Congrès (environ un quart des députés), ce qui assure à son chef une forte capacité de chantage et de pression, qu'il utilise sans états d'âme. Il correspond tout à fait au profil corporativo-patrimonial esquissé par Bustamante, mais est-il pour autant un chef lumpen ? Assurément non. C'est un patricien, il n'a pas pris d'assaut le parti, qui fort probablement est venu le chercher en raison de ses capacités de leader, il n'a rien d'un aventurier, le pouvoir l'intéresse plus que les richesses, même si celles-ci arrivent en sus, grâce aux facilités - pourtant légales, car il a la capacité de faire fabriquer au Congrès des lois sur mesure -, que ce même pouvoir procure. Il me semble donc que le rapprochement surprenant entre Febres Cordero et Gutiérrez, ne tient pas à leur parenté lumpen, mais au projet du premier de tirer le meilleur parti de la faiblesse du second, aussi bien en termes d'expérience politique que de capacité intellectuelle et d'ascendant, afin de favoriser ses intérêts de toujours. En apparence, il s'est trompé, puisque Gutiérrez est tombé en partie sous le poids de ses erreurs, et aussi pour le fait de s'être associé au chef, détesté par une bonne partie de la population, d'un parti oligarchique. Il sera possible de confirmer ou d'infirmer cette assertion quand on connaîtra le nombre de sièges du PSC au Congrès pour la période 2007-2011. Cela dit, ces remarques ne démentent nullement l'hypothèse de Bustamante selon laquelle il n'y a pas de différence fondamentale entre les classes dirigeantes traditionnelles, fussent-elles aristocratiques, et celles du lumpen. 3. Mouvement indigène et lumpenLa partie qui concerne les indigènes me semble être la moins convaincante, aussi bien sur le plan de la clarté de la pensée que de la solidité des arguments. C'est la seule où j'ai effectué des coupures. Le premier point concerne l'expression "mouvement indigène", qui donne à penser que ce dernier est unitaire et homogène. Or, il y a d'énormes différences entre les indigènes eux-mêmes et les mouvements qui les représentent. Ces différences, et ces divergences, ont été accrues par les actions de division efficaces - de son point de vue, qui était l'affaiblissement du noyau dur du mouvement, la Conaie -, menées par Lucio Gutiérrez. Ensuite, Bustamante doit se souvenir du fameux AMA LLULLA (ne pas mentir) AMA SHUA (ne pas voler) AMA KILLA (ne pas être bon à rien), inscrit dans l'article 97 de la Constitution, quand il écrit que "l'indien est le contraire du picaro" et qu'"il est difficilement concevable que la plus minime concertation pratique puisse exister entre ces deux formes de vie et d'identité tellement opposées". C'était peut-être vrai il y a trente ans quand les bases éthiques et politiques du mouvement indigène ont été jetées. Or, on pourrait multiplier les exemples récents de corruption, de double langage, de mensonges, d'expédients, de pressions indues, de manipulation de leurs troupes, etc., commis par la majorité des dirigeants des mouvements indigènes. A preuve deux exemples : la participation d'Antonio Vargas (alors président de la Conaie) au coup d'état du 21 février 2000, le compagnonnage électoral de Pachakutik (le bras politique de la Conaie) avec la Société patriotique lors des élections de 2002, qui a eu comme récompense son bref passage au gouvernement Gutiérrez. Ont-ils été trompés par les méchants métis et blancs à cause leur idiosyncrasie, liée à la relation d'"encomendación" ? Pour une petite part sans doute, mais pour le reste, pour la plus grande part, la cause de leurs comportements lumpen me paraît être dans le désir de leurs chefs d'arriver au pouvoir sans être trop regardant sur les moyens et dans le niveau culturel catastrophique de leurs bases, dont ils sont en partie responsables. Sur ces différents thèmes, cf. la seconde partie de la note de lecture "Les indigènes et le pouvoir" 4. Mensonge et réalitéBustamante ne parle jamais du mensonge à propos du comportement du lumpen et du picaro, peut-être parce que c'est un des dix commandements, je veux dire par là que ce mot évoque la morale traditionnelle, qui est leur est complètement indifférente. Cependant, une des choses qui m'a frappée dans ce pays est l'aptitude d'un grand nombre de personnes publiques à mentir, ou mieux à ne pas dire la vérité et à tenter de la masquer par un écran de paroles convenues, tirées justement de la morale traditionnelle ou d'un bréviaire religieux ou idéologique, dont les contenus ont été répétés dix millions de fois et n'ont pas grand-chose à voir avec la réalité vécue. On pourrait exprimer quelque chose d'approchant en parlant de la distance considérable qui existe entre le discours et les actes. Le discours est inspiré par beaucoup de nobles sentiments et une haute conception des valeurs patriotiques, politiques, sociales, qui sont censées guider l'action de la personne qui parle ou écrit, et aussi de soi-même en tant que porteur de celles-ci. Mais il s'agit visiblement de paroles creuses quand on connaît la réalité qu'elles prétendent décrire. Une autre variante consiste à essayer de sortir des réalités déprimantes du présent en peignant un avenir brillant sans indiquer le chemin qu'il faudra suivre pour y parvenir. Si j'évoque ce trait national à propos du lumpen, c'est parce que j'ai toujours été saisi par la capacité de Lucio Gutiérrez à mentir d'une façon tellement effrontée que parfois c'était moi qui en venais à douter de la véracité du fait qu'il déniait avec autant d'aplomb. Mais il n'était naturellement pas le seul. Beaucoup d'autres membres des classes dirigeantes de tous les bords le valent largement. Le Congrès est également un lieu où l'on utilise le déguisement de la réalité de manière quasi systématique pour tromper le bon peuple ou se débarrasser de ses adversaires ou compétiteurs. Il me semble donc pas indu de rajouter ces quelques traits au portrait du lumpen et du picaro équatoriens. 2. DANS LES FAUBOURGS DE L'ETAT DE NATUREEn résumé, le problème central est que le système politique est constitué fondamentalement - bien que de manière non-exclusive - par deux types d'acteurs anti-constitutionnels : les mafias et les corporations, lesquelles dans de nombreux cas se déguisent en "partis politiques". De fait, une bonne partie des partis politiques ne sont rien d'autre que des entreprises familiales, ou bien, dans une moindre mesure, les expressions électorales du pouvoir de certaines corporations. La période qui va de novembre 2004 jusqu'à avril 2005 a été témoin d'une aggravation aiguë du processus de destruction de l'état de droit en Equateur de la part de l'élite politique établie. [Au cours de cette période, le président Gutiérrez, avec la complicité active d'une majorité de circonstance au Congrès, a mis la main sur la Cour suprême de justice, le Tribunal constitutionnel et le Tribunal suprême électoral, mettant fin de facto à la séparation des pouvoirs.] Ce processus est à tel point profond et la suppression du règne de la loi est à tel point généralisée que c'est une tâche considérable et presque impossible que de suivre la piste des violations accumulées qui se précipitent en cascade sur l'opinion publique. Celle-ci n'arrive pas mesurer l'importance d'une violation avant qu'une autre, encore plus éclatante, ne prenne sa place dans les titres de la presse. En fait, on pourrait dire à juste titre que l'exercice même de faire l'inventaire de l'illégalité devient presque inutile et d'une stérilité déprimante. Ce n'est pas, assurément, une nouveauté que la faiblesse quasi congénitale du système judiciaire équatorien et ce n'est pas seulement dans la conjoncture actuelle que ce système est ridiculisé, ignoré ou dénaturé. En réalité, la situation actuelle ne fait rien d'autre que rendre patent, transparent et conduire à sa conclusion logique et ultime un trait presque constant de la praxis politique nationale. Cependant, auparavant, les violations, toujours aussi graves, ne se produisaient qu'épisodiquement, ou se trouvaient plongées dans la quotidienneté d'une pratique légale subreptice, qui malgré ce même caractère furtif, paraissait rendre un hommage, bien que de la manière la plus ténue, aux formes d'existence de l'état de droit. La situation actuelle implique, au contraire, l'implosion de ces prétentions, de ces simulacres et de ces masques d'un règne de la loi qu'on pourrait supposer en vigueur, du fait que les ruptures réitérées qu'il subit se réalisent en son nom même, quoique de manière contorsionnée. La situation actuelle élimine donc toute illusion possible de l'existence d'un état de droit et expédie le système constitutionnel dans son ensemble dans une espèce de décharge publique de l'histoire, dans un néant bizarre, dans une insignifiance qui, maintenant enfin, devient éclatante. L'Equateur entre de la sorte dans un territoire politique nouveau, quoique déjà pressenti et frôlé au long de son histoire. Ce territoire pourrait être baptisé comme "les faubourgs de l'état de nature", et pour comprendre de quoi il s'agit, il semble pertinent de faire une brève excursion dans ce concept et ce qu'il recouvre. 1. Un état de nature édulcoréEn dépit de sa rigueur logique et de sa profondeur philosofico-anthropologique, le concept d'état de nature proposé par Hobbes n'est pas très utile pour comprendre ce qui se passe dans l'Equateur actuel. Premièrement, la description faite de cette condition dans le "Léviathan" est si extrême et radicale, qu'elle manque de toute plausibilité historique, et deuxièmement, toute l'évidence pointe vers une invraisemblance manifeste de ses hypothèses sur la nature humaine (1). Ces hypothèses supposent un individualisme originaire qui a déjà été critiqué efficacement par Marx (2) et Rousseau (3). Les êtres humains sont clairement capables d'autoréguler leurs relations interpersonnelles de manière anarchique et non prédatrice. Ce moyen analytique de Hobbes est utile comme outil heuristique, mais il ne démontre pas que les personnes ne peuvent pas gérer leurs propres affaires "dans une certaine mesure", sans l'intervention d'une autorité supérieure et suprême. Dans un monde où la vie en commun est possible jusqu'à un certain point sans la menace du pouvoir étatique, il paraît plus pertinent de s'en remettre au concept d'état de nature formulé par Locke. Dans la perspective de Locke, l'état de nature n'est pas une situation de guerre de tous contre tous, ni ne requiert que la condition humaine corresponde à une existence de terreur et de solitude. Les habitants de l'état de nature de Locke sont capables de coopération et d'entretenir des relations pacifiques au niveau interpersonnel. Par exemple, des familles, des amitiés, des voisinages et même des communautés peuvent exister dans cet état de nature, les personnes peuvent s'auto-organiser, comme le font deux joueurs de tennis amateurs qui peuvent servir d'arbitres entre eux et jouer une partie plus ou moins amicale et consensuelle, sans requérir les services d'un arbitre (4). Ce qui différencie la situation originaire de celle qui règne dans une société organisée sous un "gouvernement civil" est quelque chose de simple, mais décisif : dans l'état de nature, les personnes sont dépourvues d'une autorité supérieure à elles, qui puisse être un juge impartial entre elles. En d'autres termes, chacun est juge de sa propre cause et il n'existe pas au-dessus de lui un juge devant lequel il doit s'incliner. Dans de telles circonstances, les personnes sont en condition de s'aider elles-mêmes et elles n'ont pas quelqu'un à qui recourir pour qu'on leur rende justice, elles ne peuvent recourir qu'à elles-mêmes et se procurer la satisfaction qu'elles sont capables d'obtenir par leurs propres ressources, efforts ou expédients. L'état de nature selon Hobbes se réfère en définitive à une situation dans laquelle il n'existe pas un souverain ou l'équivalent du pouvoir exécutif, tandis que l'état de nature selon Locke se définit par la "vacance judiciaire", du fait de l'absence d'un juge compétent dans les relations entre les parties. (On pourrait suggérer que l'état de nature selon Rousseau est défini par l'absence d'un pouvoir législatif, du fait que le contrat social survient quand existe la possibilité de légiférer et d'auto-légiférer.) Ainsi, le modèle de Locke paraît particulièrement attrayant en tant que méthode ou idéalisation pour l'analyse d'un système dans lequel la débâcle de l'état semble se produire en raison de la rupture de l'autorité et de la légitimité des cours de justice. Dans la situation où il n'existe pas de juge compétent, les relations entre les sujets sont régulées par leur propre intérêt, et la coopération a un caractère strictement volontaire et dépend de la stricte confiance dans la bonne foi des parties. La situation d'anarchie ne débouche pas nécessairement sur le chaos (comme chez Hobbes), mais limite sérieusement les entreprises collectives à celles où la confiance est objectivement possible entre les parties et à l'importance des tentations auxquelles sont soumises les personnes de se dédire de leurs engagements ou de la coopération. En d'autres termes, bien que l'anarchie ne finisse pas dans le chaos, elle conduit nécessairement à l'"insécurité juridique" (5). En effet, dans le cas de l'Equateur, l'effondrement du système judiciaire, n'empêche certainement pas la persistance de la vie sociale (nous ne sommes pas réduits à la violence extrême de la guerre de tous contre tous), les entreprises, les familles, les voisinages et toutes les autres formes d'associations privées ou locales continuent à fonctionner d'une manière ou d'une autre, réglés par leurs propres normes internes de vie en commun, leur moralité, leurs habitudes et traditions. Cependant, ils le font dans un cadre d'incertitude et une situation dans laquelle tout conflit qui a besoin d'un arbitrage est rendu impossible. Dans une société moderne à grande échelle, une telle situation est certainement peu durable à court terme et impossible à moyen terme. Assurément, l'écroulement de l'état de droit ne s'exprime pas seulement par l'effondrement du système judiciaire. Il est présent en général dans l'affaiblissement de tout le système de règles juridiques dans l'état en tant que tout. Ce n'est pas seulement la magistrature qui se met en marge de la loi, mais l'ensemble de l'administration et des pouvoirs de l'état qui se voient envahis par l'arbitraire et l'illégalité. En résumé, le système politique se voit dans une situation dans laquelle chaque acteur est juge de sa propre cause et il n'existe pas une autorité suprême capable d'être l'arbitre en dernière instance des conflits et des différences qui peuvent surgir. Cette situation de vide d'autorité suprême constitue clairement une condition de l'état de nature selon Locke. Cela présente un sérieux dilemme pour les agents qui souhaiteraient se comporter comme des citoyens assujettis à l'état de droit. Sous les conditions du règne de la loi, il est possible d'exiger et de demander aux personnes que leur conduite privée et publique se soumette au droit. Cette exigence a une contrepartie pas toujours évidente : que pour que le respect de la loi soit possible, la loi existante doit être légitime ou une loi qui soit administrée de manière légitime par une autorité qui le soit aussi. La loi comme expression de la volonté pure et arbitraire du puissant ou comme résultat plus ou moins aléatoire de corrélations de forces circonstancielles ne contraint pas de manière éthique, bien qu'il puisse être prudent ou convenable de la respecter au nom de l'instinct de conservation. Cependant, l'acte d'obéir à une loi despotique ou féodale nous renvoie non pas au cadre d'une éthique citoyenne, mais à celui d'une simple prudence instrumentale : obéir dans ces conditions n'a pas plus de contenu éthique que celui que présente la survie pure et simple. Le problème du citoyen éthique dans ces circonstances, est que quand il désire obéir à la loi, celle-ci a perdu sa substance éthique : l'autorité de la loi s'est dissoute dans la simple convenance. Dès lors, obéir ne garantit pas que l'on obéit à un droit légitime : cela pourrait être simplement un acte de soumission à l'extorsion de quelques voyous. D'autre part, c'est un jeu pervers que de manifester une conduite inconditionnellement limitée à une certaine compréhension de ce que la loi demande, alors que tous les autres agents se dispensent de s'y soumettre. Il paraît irrationnel de se soumettre au droit, quand personne d'autre ne le fait, y compris en termes de prudence. L'éthique citoyenne n'est pas nécessairement une éthique de la collaboration inconditionnelle. Elle doit se rapprocher plutôt d'une coopération conditionnelle, qui exige, pour être effective et stable, une coopération similaire des autres parties. Collaborer avec un état de droit déjà dissous paraît irrationnel et pas particulièrement éthique, en plus d'être imprudent et d'entraîner une auto-immolation inutile. Le citoyen putatif (on ne peut pas être un véritable citoyen hors du cadre d'un ordre légal effectivement en vigueur, lequel protège et consacre la citoyenneté) doit, alors, recourir à un principe moral quelque peu différent pour orienter ses actions. Dans l'état de droit, la maxime qui nous conduit à une observance à première vue des lois paraît être d'habitude suffisamment bonne, mais hors de l'état de droit, il est nécessaire de se demander ce que doit faire le citoyen ou celui qui désire s'établir ou vivre dans l'état de droit. Une réponse possible serait une maxime individualiste qui indiquerait qu'en l'absence de règne de la loi, chacun resterait livré à ce que la prudence égoïste indique. En d'autres termes, chacun serait libre d'agir de manière à protéger son meilleur intérêt. Cependant, cette maxime présente l'inconvénient d'être contradictoire, même de la perspective de sa propre et égoïste auto-préservation. Agir selon la maxime de l'avantage propre et égoïste (du fait que personne ne s'occupera de nous ou qu'on ne peut espérer que quelqu'un le fasse), aurait l'effet de nous conduire à une situation analogue à celle du "dilemme du prisonnier", encore plus néfaste et incertaine. Ainsi, par cette recherche individualiste de la sécurité, nous finirions par créer des conditions d'insécurité toujours plus grandes. Donc, même depuis l'optique de la prudence pure, un citoyen ou une perspective citoyenne, ne paraît pas pouvoir désirer la perpétuation de l'état de nature décrit plus haut. Paraît plutôt préférable, la maxime qui nous indiquerait que, dans l'état de nature, la conduite du sujet citoyen ne doit pas être celle qui consiste à respecter la loi (car ce n'est pas possible et seul ce qui est possible peut être exigé), mais doit plutôt consister à "se conduire de telle manière que nos actes contribuent à créer les conditions de l'état de droit". D'ailleurs, dans un état de nature, la conduite du citoyen aimant la loi doit être d'agir en accord avec les principes machiavéliques (6), et la vertu civique doit consister à faire tout ce qui conduit instrumentalement à l'état de droit. Mais, cela peut impliquer (toujours de manière machiavélique), agir en marge des mêmes principes, qui, dans un état de droit, devraient guider l'action du sujet. Et il en va ainsi parce que ces principes ne sont pas en vigueur et il peut être peu éthique de se conduire selon des principes qui ne sont pas en vigueur et dans une situation où n'existent pas les conditions nécessaires à ce qu'ils le soient. Dans l'état de nature, la loi ne consiste pas à respecter la Constitution, mais à agir pour supprimer les conditions qui rendent impossible qu'elle soit en vigueur. Cela n'opère pas dans l'ordre du constitutionnel, mais dans ce que nous pourrions appeler les "occasions de la constitutionnalité". Ou alors, la norme à suivre est celle qui devrait être en vigueur dans les conditions dans lesquelles un ordre légal constitutionnel est exigé, mais n'existe pas. Ce qui exigé est agir efficacement pour imposer un état des choses dans lequel le règne de la loi soit effectivement possible. Si ce qui précède est effectif, alors la politique actuelle doit trouver un nouveau centre. Si le problème est l'inexistence effective de état organisé, alors les efforts des acteurs politiques devront se centrer, pas tellement sur le fait d'obliger les autorités à agir selon le droit, mais, au contraire, sur la création des conditions selon lesquelles il soit possible d'agir en droit. 2. Les sources de l'effondrementCertaines analyses superficielles de la situation actuelle peuvent nous conduire à penser que le problème vient de la malveillance et de la corruption de certains acteurs. Cependant, une vision plus panoramique de la vie politique équatorienne au cours des dernières décades nous amène immédiatement à nous méfier d'une telle approche. Les problèmes de l'illégalité et du manque d'autorité réelle des pouvoirs publics ne sont pas nouveaux. En fait, la chute des présidents Bucaram et Mahuad a déjà été une évidence plutôt indiscutable du caractère frauduleux de toute prétention par rapport au maintien en vigueur du règne de la loi et du respect de la Constitution. L'expérience quotidienne confirme que, pour le commun des citoyens, l'état de droit est une notion étrangère et déconnectée de l'expérience réelle de la vie. De ce fait, si la maxime de conduite doit être d'agir de manière à ce que soit possible le règne effectif de l'état de droit, il est nécessaire de se tourner vers les causes et les raisons qui ont permis l'implantation en Equateur d'une espèce de version adoucie de l'état de nature. Dans cette section, on tentera d'esquisser quelques idées à ce sujet, pour terminer par des considérations semblables en ce qui concerne les mesures pouvant aider à créer les conditions qui rendent possible le règne de la loi. L'état de droit est une construction hautement complexe qui requiert un ensemble de conditions non seulement juridiques, mais aussi politiques, sociales et culturelles. Cet état doit être soutenu par un type de sujets qui soit capable de vivre la loi comme liberté. Si la loi n'est que pure imposition externe, elle ne peut régir que dans la mesure où une force extérieure la garantit. La première tranchée de l'état de droit réside dans la subjectivité même des acteurs. On ne peut imposer le respect général de l'état de droit à des sujets dont l'individualité en tant que tels ne se base pas sur l'idée que le je est intrinsèquement constitué comme un microcosme de la loi. Mais, en marge de ces considérations anthropologiques, déjà mentionnées ailleurs (7), il est plus utile du point de vue de la politique de se référer à l'ossature institutionnelle qui sabote la possibilité de l'état de droit. Cette ossature est en grande partie constituée par des règles du jeu qui se reproduisent en marge et en dehors de la loi, ou dans d'autres cas, sont les conséquences de niches et de fuites présentes dans le corps même de la loi. En résumé, le problème central est que le système politique est constitué fondamentalement (bien que de manière non exclusive) par deux types d'acteurs anti-constitutionnels : les mafias et les corporations, qui se déguisent dans beaucoup de cas en "partis politiques". En fait, une bonne partie des partis politiques ne sont que des entreprises familiales ou bien, dans une moindre mesure, les expressions électorales du pouvoir de certaines corporations. La famille étendue (consanguine ou par alliance), convertie en appareil de pouvoir politique, se constitue du point de vue technique en mafia. A son tour, l'éthique de la mafia est totalement opposée à l'éthique citoyenne. Cela parce que la loi de la mafia n'est pas de type étatique, mais de type patriarcal. Dans la loi de la mafia, le principe fondamental légitimant le commandement est le droit du père, exprimé par la figure du "patrimoine" : ensemble de droits, pouvoirs et propriétés qui dérivent de la condition paternelle. Dans ce système, le chef politique est avant tout un patriarche. Il gouverne l'état au même titre qu'il gouverne sa famille, et ses droits, pouvoirs et attributions sont du même ordre que le patrimoine du propriétaire. Puisque le pouvoir politique est du même ordre que le patrimoine, il n'existe pas de différence ou de séparation entre la sphère du public et celle du privé. Il n'y a pas de constitution autre que le droit d'user et d'abuser du maître et du propriétaire (pater familias). Sa volonté subjective et sa morale privée se constituent en source de facto de tout droit. En somme, le premier problème de la loi en Equateur est qu'il n'existe pas à proprement parler un espace public de droit public. L'espace du droit public s'est vu démoli et exproprié par le droit privé du propriétaire, entendu comme patriarche, dont le droit de position dérive d'un réseau de lignages. A son tour, la position du patriarche ne consiste pas seulement en biens, mais se développe à travers le contrôle des volontés. En réalité, la mafia est une machine à générer et conserver du respect. Les biens matériels sont en bonne partie un moyen instrumental pour l'accumulation de ces loyautés. Une grande part de la rapacité du parrain mafieux repose sur le fait que le réseau familial n'est pas un mécanisme efficient pour la production ou l'accumulation économique proprement dite. En réalité, la mafia est un système d'accumulation d'adhésions au chef de famille, qui parasite l'environnement économique dans le but d'en extraire les moyens pour reproduire ces loyautés. C'est pourquoi les systèmes mafieux ne peuvent se reproduire que quand il existe un milieu exclus sur lequel peuvent être prélevés les coûts de la reproduction de la fidélité. Ce milieu peut être international, naturel (l'exploitation des ressources tirées des présents reçus de la nature) ou social. En tout cas, les réseaux mafieux qui se déguisent en parti politique croissent et se maintiennent par le processus de circulation de la loyauté et son accumulation (les partis équatoriens, presque sans exception, sont de l'ordre du simulacre, sont des organisations d'un autre ordre que celui qu'ils paraissent être, qui font semblant d'être l'institution reconnue par les systèmes polyarchiques de la trahison libérale occidentale). Cette loyauté peut facilement être transformée en capital quand c'est nécessaire, mais ce n'est pas du capital dans le sens strictement économique du terme. Ainsi la corruption n'est pas une alternative, le patriarche doit, absolument, dévier des ressources étatiques vers son réseau clientéliste et, pour le faire, la rapine est une conséquence inévitable. La fraude n'est pas une option, c'est une nécessité inéluctable qui s'impose objectivement à quiconque voudrait entrer dans le jeu politique. Celui qui ne vole pas l'argent public pour le répartir entre ses proches et ses parents (réels ou symboliques) n'a simplement pas la possibilité de contrôler les volontés, et en conséquence accumuler du crédit politique et accéder aux charges publiques. Les richesses sont le moyen par lequel le patriarche obtient les ressources à redistribuer aux clientèles. Le parrain est avant tout un mécène civique, un fournisseur de ressources pour ses proches. Incidemment, le patriarche peut "toucher" une commission ou conserver un pourcentage de ce qu'il arrache au budget public ou à d'autres instances dont il est le parasite. Mais son action fondamentale est de s'assurer le contrôle du processus de redistribution, d'avoir les moyens de pouvoir forcer la reconnaissance des bénéficiaires de sa gestion. C'est cela qui se traduit en votes et en pouvoir politique. Le parrain de mafia est incidemment riche, mais la logique fondamentale de son action est de se convertir en un intermédiaire de la redistribution des fonds étatiques vers des clientèles particulières, lesquelles de cette façon transfèrent leur loyauté d'un état impersonnel et abstrait de "res pública" vers le patron concret avec lequel ils établissent une relation personnalisée et responsable (arbitrée par des codes d'honneur plus ou moins chevaleresques). Il doit être clair, donc, que le parrain n'est pas un entrepreneur au sens capitaliste du mot, son action n'est pas principalement orientée vers les gains financiers personnels. D'une certaine manière, sa fonction est communale : un service envers un réseau familial et de proches plus ou moins de masse, dont il est l'agent fournisseur. Le pouvoir des réseaux mafieux repose précisément sur le fait qu'ils ne sont pas l'expression de l'égoïsme isolé de ses membres, mais qu'il répond à une logique communale de secours mutuel entre les parties, dans un système de réseau centré sur le patriarche. Le patriarche s'occupe de ses fidèles (au moins sur un plan imaginaire) comme le père s'occupe de ses enfants. C'est seulement ainsi que le parrain peut s'assurer la loyauté de centaines de milliers ou de millions de partisans qui cherchent une protection patriarcale pour leurs vies. Mais la mafia n'est pas le seul organisateur central de l'activité politique en Equateur. Un second système est le corporatisme. Dans cette structure, le droit et la juridiction paraissent logés dans l'organisation professionnelle ou l'intérêt sectoriel respectif. La caractéristique du droit corporatif est que les personnes ont un statut juridique particulier en fonction de leur appartenance ou non au groupe. De ce fait, tout droit est dans ce cas un privilège ou une prébende issue de l'appartenance à ce groupement d'intérêts particuliers. Le corporatisme se présente partout où un thème d'intérêt civique est remis à la juridiction d'un groupe d'intérêt particulier (normalement, un groupe privilégié en "charge" du thème ou que l'on considère comme bien placé pour être intéressé ou être affecté par ce thème). De cette manière, la loi et le droit paraissent être une loi et un droit privés, valides pour ceux qui ont le statut d'appartenance à un groupe corporatif particulier. Le groupe corporatif est un groupe de statut auquel on confie un thème d'intérêt public et auquel on concède un accès privilégié, légal et politique, à la gestion de la zone sous sa garde. Le système politique équatorien se trouve rempli d'enclaves corporatistes et de sens communs [?] de cette nature. En définitive, cela implique que l'espace de citoyenneté se voit encore plus délimité, du fait que les personnes n'apparaissent comme détenteurs de droits et obligations que sous leur particularité de membre d'un groupe de statut, et jamais en leur qualité générique d'êtres humains ou de citoyens. Le corporatisme établit une espèce d'ordre, mais ce n'est pas un ordre fondé sur l'égalité, sinon sur la différence et la hiérarchie. Il distingue ceux qui ont accès à une zone juridictionnelle de ceux qui ne l'ont pas, et il est en définitive sournoisement aristocratique et sujet à prébende. Cependant, dans un contexte d'effondrement de l'état de droit, il établit une certaine forme d'autorégulation sectorielle qui peut - au moins dans certains milieux et à certains moments - instaurer un équivalent fonctionnel proche de l'état de droit. Pourtant, le prix en est que l'ordre ainsi constitué doit exclure ceux qui ne jouissent pas de l'accès privilégié aux prérogatives propres au statut, et d'autre part, persiste la carence d'un arbitre suprême entre les prétentions des groupes de statut, lesquels peuvent et doivent - nécessairement - se heurter à tout moment, dès l'instant où le développement de la division du travail établit dans la société d'étroites interdépendances fonctionnelles et des espaces d'articulation structurelle forcée entre les groupes corporatistes. Dans une société médiévale, l'auto-régulation corporative pouvait peut-être procurer une forme de gouvernement, fondée juridiquement sur le cadre étroit du bourg. Mais dans une société moderne et globalisée, cet espoir paraît assez improbable. Dans l'ordre corporatiste, la régulation apparaît fonctionnellement morcelée entre groupes de statut qui contrôlent, de manière plus ou moins exclusive, certains espaces de politique soi-disant publique. Cela dit, dans les systèmes corporatistes disposant du règne de la loi, l'ossature corporatiste se trouve liquidée par un pouvoir supérieur qui articule l'ensemble de l'ordre et lui donne une instance d'universalité formelle. C'est le cas, par exemple, du système absolutiste qui a dominé en Equateur jusqu'en 1823. Avec la disparition de cette espèce de sommet suprême du système, celui-ci est resté livré à une situation - de nouveau - d'état pré-légal, dans lequel les sujets collectifs ou les groupes de statut se trouvent affrontés dans une relation sans arbitre suprême. Cet état de nature est toutefois différent de celui de Locke, parce qu'ici, les sujets pertinents ne sont pas les individus, sinon les communautés corporatives dotées d'un statut privé. Il s'agit d'un état de nature communal, dans lequel la souveraineté n'est pas dévolue aux personnes, mais aux corporations fonctionnelles. Néanmoins, en dépit de cette différence, il s'apparente à l'état de Locke, en ce que subsiste un espace de coopération sociale, fondé non sur la sphère du privé, mais sur celle du social. En résumé, le système de partis en Equateur fonctionne de fait comme un amalgame d'intérêts patrimoniaux de mafia et d'enclaves corporatistes de statut. On peut soupçonner que c'est précisément dans cette double nature que peut se trouver au moins une partie de l'explication de la faiblesse traditionnelle, et maintenant de la destruction de l'état de doit. En effet, ces deux principes, le patrimonial et le corporatiste ne génèrent pas de l'intérieur un état de droit. D'un point de vue historique et conceptuel, le règne d'une loi universelle, s'exprimant dans des tribunaux de juridiction générale et obligatoire, se présente comme une contrainte exogène. Cela peut être la contrainte absolutiste d'une dynastie qui accule et domestique le pouvoir féodal ou l'ascension d'un droit proprement bourgeois qui va plus loin et doit rejeter toute la plateforme des droits patriarcaux ou de juridiction par la voie révolutionnaire. Cela dit, si l'absolutisme ne réussit pas à s'affirmer, ou la société civile à surmonter le féodal/catégoriel, la voie reste ouverte pour une situation de "Fronde" triomphant des parrains, avec ou sans complémentarité des pouvoirs fonctionnels particularistes. La destruction de l'état de droit est la face visible de l'hégémonie des patriarches familiaux et/ou des groupes de privilégiés corporatistes. Dans la section finale de cet article, nous essayerons de tirer les conséquences politiques de ces conclusions. 3. Faire de la politique dans les faubourgs de l'état de natureDans la première partie de cet article, on a tenté de caractériser la situation politico-judiciaire actuelle de l'Equateur [l'article a été écrit au premier trimestre 2005], comme un état de nature selon Locke et on a décrit la situation éthique d'un citoyen qui voudrait faire de la politique dans de telles circonstances. On a insisté sur le fait que, dans l'état de nature, la maxime éthique à suivre est de type machiavélique et doit être régulée par le principe selon lequel il faut agir de manière telle que les possibilités augmentent de parvenir à être en situation de pourvoir agir selon la loi et de pouvoir rendre exigible une telle conduite. Dans la seconde partie, on a tenté d'isoler quelques facteurs centraux qui génèrent et entraînent l'impossibilité de l'existence de l'état de droit en Equateur. On a omis consciemment de se référer aux thèmes de la culture politique et la constitution de la subjectivité citoyenne, en considérant que sa modification directe ou bien requiert un projet culturel à très long terme, qui pose le problème du sujet d'une telle transformation, ou bien se révèle impossible si les institutions chargées de le faire n'existent pas, lesquelles, naturellement, doivent être autonomes par rapport à la dite culture politique. Pour de plus amples réflexions à ce sujet, nous pouvons renvoyer à un autre article publié antérieurement (8). En conséquence, il s'agit simplement dans la présente section d'unir ces deux lignes de réflexion. Quelle doit être concrètement l'action politique qui remplit la double condition d'être moralement légitime et politiquement efficace dans le but d'instaurer l'état de droit, ou si l'on veut, afin de sortir de l'état de nature et pouvoir vivre dans ce que Locke appelait un "gouvernement civil" ? Les pages antérieures laissent clairement entendre que l'acteur politique qui éprouve un intérêt civique doit se concentrer sur le démontage d'au moins deux sources de non-viabilité de l'ordre légal : le patrimonialisme mafieux et le corporatisme de classe. Tout projet républicain intéressé dans le gouvernement civil doit être envisager pour la suite le problème de comment éradiquer ces deux institutions "inciviles", afin d'améliorer la possibilité d'établir correctement une "république conforme", c'est-à-dire constituée comme état de droit. Pour le faire, il est nécessaire de définir les piliers ou supports qui permettent la reproduction du système mafieux dans la politique équatorienne et ceux qui reproduisent l'ordre ou les juridictions catégorielles. Nous commencerons par la première des deux dimensions citées. En Equateur, les mafias opèrent à différents niveaux, mais nous pouvons considérer que leur reproduction dépend fondamentalement de l'accès aux ressources distribuables et d'expédients mercantilistes. Pour cela, il faut contrôler les décisions gouvernementales et y accéder. Il y a deux centres d'intérêt essentiels pour le contrôle de l'Etat : le contrôle de la fonction normative de l'Etat, qui permet de définir les règles mercantilistes en faveur des clientèles (subsides, contrats, protections, boucliers fiscaux, transferts, prébendes, monopoles, etc.) et le contrôle du budget qui peut être utilisé pour récompenser la loyauté et fortifier les proches. En somme, il s'agit du contrôle des fonctions de régulation et des fonctions de redistribution de l'Etat. Le mécanisme qui permet ce contrôle est l'accès plébiscitaire aux charges publiques, dont les pseudo partis sont les instruments en premier lieu. Les partis (sauf exception) sont des entreprises électorales familiales, par l'intermédiaire desquelles les chefs de la mafia offrent des prébendes ou des transferts de ressources en échange de votes. Les votes permettent de conquérir le pouvoir étatique, et le pouvoir étatique permet, à son tour, le contrôle du capital monétaire ou normatif qui est ensuite transformé en loyautés, lesquelles, à leur tour, sont troquées contre d'autres votes. Le fonctionnement patrimonialiste des partis est un des premiers maillons de la chaîne de reproduction de l'ordre mafieux. La réponse citoyenne consisterait à éliminer l'influence de ces entreprises électorales familiales, les abolir et les remplacer par des organisations partisanes de type citoyen, qui opèrent comme des incorporateurs d'intérêts universalisables et non comme des machines à accumuler les loyautés personnalisées. Il faut faire ce qui est nécessaire entre-temps pour liquider l'influence des machines mafieuses et réformer celles qui ne le sont pas, afin de les dépurer des tendances de ce genre qu'elles peuvent héberger. Eliminer la capacité des machines mafieuses de se reproduire implique également de les priver de nourriture. Cela suppose la réforme de l'Etat dans le sens d'éliminer les incitations qui font de la recherche de la rente publique le motif central de la politique. Une manière d'aborder cela est de décrire la structure des incitations auxquelles s'affronte l'acteur politique. Ces incitations se trouvent étroitement liées au fait que, en Equateur, l'Etat continue à être le centre de l'accumulation nationale, spécialement à travers trois sources : le pétrole et ses redevances, les impôts et autres taxes, la sécurité sociale qui capte l'épargne des salariés et la redistribue dans l'appareil étatique, ainsi que les services publics de base qui permettent la gestion politique des prestations. Une manière d'"affamer" les appareils mafieux est de les priver d'accès aux ressources étatiques ou aux décisions concernant leur utilisation. Pour y parvenir, l'Etat devrait pouvoir se séparer de la gestion de ces secteurs en les déplaçant vers des mécanismes institutionnels qui aient la capacité de s'auto-défendre contre les conduites mercantilistes. Par exemple, la privatisation des entreprises de distribution d'électricité rendrait impossible le vol massif d'énergie, du fait que l'entreprise aurait toute l'incitation nécessaire pour percevoir par la coercition (si nécessaire) les comptes. Sous contrôle étatique, la perception des comptes est une décision politique, exposée à l'intervention des mafias appuyant leurs clientèles. Le vol d'énergie est une forme de subside "occulte" qui se concède à de gros utilisateurs pour réduire leurs coûts et les transférer au contribuable. Ce n'est qu'un exemple. Le principe général devrait être d'alléger l'Etat de tout ce que les mafias patrimonialistes veulent voir rester entre ses mains, afin de les gérer subrepticement par la voie de la politique partisane. Pour utiliser une métaphore sanitaire, on doit assécher la flaque dans laquelle prospèrent les larves de moustique. En termes pratiques, cela implique l'anéantissement de tout l'appareillage étatique populiste développé au cours de septante dernières années et le remplacer par un Etat régulateur, fort et déféodalisé. En somme, il s'agit de nationaliser l'Etat privatisé par les mafias (quel ridicule extrême de pouvoir prononcer aujourd'hui avec une totale désinvolture une phrase telle que, par exemple, "à qui (à quel politicien) appartient tel ou tel juge ?") La privatisation de certains foyers d'accumulation étatique est la contrepartie précisément de la déprivatisation de l'Etat, en l'enlevant aux intérêts claniques et corporatistes qui le contrôlent aujourd'hui. Et cela, parce que l'Etat actuel n'est qu'une illusion d'Etat qui n'est, pour la plus grande part, qu'un archipel de fiefs contrôlés soit par des catégories corporatistes, soit par des patrons mafieux de partis. L'étatisme équatorien est illusoire et frauduleux. Derrière l'apparence de la propriété publique se cache la réalité du contrôle privé du prétendument public. Le programme politique citoyen implique donc un coup machiavélique qui mette en déroute les mafias patrimonialistes, les dépouille de leur accès aux biens étatiques, nationalise l'Etat et dissolve les entreprises électorales familiales et corporatistes pour les remplacer par des institutions publiques d'intégration des intérêts et des besoins. Un dernier mot doit être dit à propos du pouvoir corporatiste. En effet, une des mesures citoyennes serait de régler définitivement les comptes avec l'héritage corporatiste du système politique et juridique équatorien. Ce règlement de comptes requiert l'établissement d'une discrimination claire entre les fonctions juridictionnelles et les fonctions de représentation sociale. Les associations professionnelles et autres organisations civiques doivent accomplir la fusion de représentation des intérêts de leurs membres face à l'Etat et non pas dans l'Etat. La fonction étatique doit retomber primordialement sur des organismes générés à partir du vote citoyen, et non pas sur des organismes qui expriment les privilèges et les aspirations (si dignes de louange qu'elles soient) particulières à un groupe. Cela implique un véritable contrôle citoyen à travers les organismes représentatifs émanant de la volonté générale et non une répartition de secteurs politiques entre titulaires de juridictions différentielles. En somme, l'instauration de l'état de droit requiert que les organisations professionnelles et les organisations sociales retournent là où elles appartiennent : à la société civile, où il leur convient de fomenter les demandes de leurs membres face à la communauté, légitimer leurs systèmes de besoins, influer sur l'ordre du jour du débat public et exercer des fonctions de surveillance des pouvoirs publics. Mais ils ne doivent ni ne peuvent être un pouvoir public. La constitution d'un espace d'état de droit requiert que le droit règne dans l'Etat en tant qu'universel, et non comme amalgame de juridictions particulières, chacune d'elles maîtrisant une certaine répartition ou une instance régulatrice. Le corporatisme rampant explique pourquoi les ministères sont, en général, les représentants de l'organisation professionnelle qui les contrôle et non de l'intérêt du citoyen. L'état de droit doit être, en conséquence, indépendant des juridictions fonctionnelles et doit être toujours et en dernière instance responsable devant les représentants citoyens (directement ou indirectement).
En résumé, le processus de constitution d'une situation qui nous éloigne de l'état de nature implique :
On a soutenu dans le présent article que l'Equateur vit un état de nature "édulcoré", et que cet état de choses est intenable à moyen terme. On envisage que dans ces conditions l'action citoyenne ne peut obéir à la loi, mais qu'il est nécessaire, et éthiquement impératif d'agir de manière à créer les conditions dans lesquelles il soit possible d'agir en accord avec l'état de droit. A cette fin, on a insisté sur le fait qu'il est nécessaire de déterminer les causes de l'impossibilité actuelle du règne de la loi et on a soutenu qu'elle est liée à la double hégémonie d'un patrimonialisme mafieux qui s'exprime dans la majorité des partis politiques (et plus spécialement dans ceux de pratique populiste) et du corporatisme catégoriel. En conséquence, les bases d'une action destinée à sortir de l'état de nature reposent sur la destruction des conditions qui facilitent la reproduction de cette hégémonie. A cette fin, on a considéré la nécessité de démolir les bases institutionnelles qui la rendent possible et de modifier la structure des incitations qui convertissent en une bonne affaire les prébendes des organisations professionnelles et le clientélisme du patronat politico-mafieux. C'est un projet radical, uniquement justifiable par la précarité extrême qu'implique une vie dans laquelle chacun est juge de sa propre cause et dans laquelle, en l'absence d'un pouvoir souverain, seules la fraude et la force peuvent offrir une précaire et éphémère sécurité aux agents. NOTES DE L'AUTEUR(1) Cf. Thomas Hobbes, Leviatán, Ed. Gerinka, México, 1994 (2) Karl Marx, Elementos Fundamentales de la Crítica a la Economía Política: Borrador 1857-58, Biblioteca del Pensamiento Socialista. Siglo XXI, México, 1986 (3) Jean-Jacques Rousseau, Discurso sobre el Origen de la Desigualdad entre los Hombres, Biblioteca Aguilar de Iniciación Política, Aguilar; El Contrato Social, Espasa Calpe, Madrid, 1981 (4) La discussion qui suit est basée sur : John Locke, Second Treatise of Government, Hackett Publishing Co, Indianapolis, 1980 (5) John Locke, ibid.
(6) Machiavel n'est pas dépourvu d'éthique. Sa question paraît concerner la façon dont doit se comporter le conducteur politique dans des situations d'anarchie, et, dans ce sens, il paraît particulièrement utile comme guide moral dans des circonstances telles que celles qui se vivent en Equateur. (7) Fernando Bustamente, "La Cultura Política y la Ciudadanía en el Ecuador", dans Ecuador: Un Problema de Gobernabilidad, CORDES/PNUD, Quito, 1997 (8) Fernando Bustamante "La Cultura Política: Más allá de la Modernización", dans la Revista Nueva Sociedad, no 194, Noviembre-Diciembre 2004, Caracas REMARQUES
1. L'état de nature comme allégorieSi toutes les superstructures de la justice ont été contrôlées par Lucio Gutiérrez avec la complicité active du Congrès, mettant fin en pratique à la séparation des pouvoirs, les tribunaux ordinaires et supérieurs des provinces ont continué à fonctionner, bien qu'il soit difficile de dire si ce fut normalement ou non, de même que les services du ministère public, les différents services de police, etc. Le 95 % de la population n'ont jamais à faire avec les instances supérieures de la justice. Il est donc un peu contestable de parler d'état de nature à propos de cette période de six mois (novembre 2004-avril 2005), qui s'est terminée par la chute de Gutiérrez et la neutralisation des instances judiciaires qu'il avait mises sous tutelle, sinon dans un but didactique, utilisant ce concept comme une allégorie permettant de dévoiler certains fonctionnements propres à la société politique équatorienne. Certes, il a fallu attendre encore six mois avant que la Cour suprême de justice (CSJ) soit reconstituée selon une procédure libre de l'intromission des partis politiques, grâce à la médiation de l'ONU et de l'OEA, sous la supervision d'organismes spécialisés dans la sélection du personnel juridique. Ce succès, qui devra être confirmé par la qualité des premières sentences de la CSJ, indique une voie alternative à celles proposées par Bustamante pour le rétablissement de l'état de droit. Cependant, le Congrès, loin de se laisser inspirer par cet exemple, est encore intervenu de manière crassement inconstitutionnelle pour manipuler la composition Tribunal suprême électoral (TSE) et celle du Tribunal constitutionnel (TC) afin de favoriser des intérêts partisans. 2. La guerre de tous contre tousBustamante disqualifie le concept d'état de nature proposé par Hobbes en raison de son caractère radical et irréaliste. Il me semble pourtant qu'il s'applique assez bien à la société équatorienne, encore une fois sous forme d'allégorie didactique. Une des impressions fortes de mon séjour ici est justement qu'il s'y livre une espèce de "guerre de tous contre tous". De nombreux Equatoriens semblent possédés par l'envie et la rivalité mimétique. Ils paraissent mal supporter qu'une personne s'élève au-dessus du lot commun par son talent, sa personnalité, son expertise, sa situation ou sa fortune. Ces sentiments sont évidemment renforcés du fait que, par le biais de la corruption ou du piston, de nombreuses personnes accèdent à des postes pour lesquels ils n'ont ni la formation ni l'expérience. D'où les rumeurs, les calomnies, les dénonciations qui envahissent tout l'espace social et médiatique, souvent sans qu'il soit possible de démêler le vrai du faux. Les scandales qui surgissent à chaque instant au niveau national, provincial ou local n'en sont pas toujours, ou plutôt, le véritable scandale ne réside pas dans l'action ou le comportement du dénoncé, mais bien dans ceux du dénonciateur. Quand ce dernier a un certain statut ou un certain pouvoir, la persécution devient irrésistible et, chose étrange, elle ne soulève pas de réprobation particulière. La victime, dont la culpabilité reste imprécisée, n'a plus qu'à changer de ville ou de pays. Réclamer justice dans ces conditions est une tâche pratiquement impossible. 3. El "Ingeniero" GutiérrezL'ordre corporatiste qui structure la société équatorienne a une conséquence dans la vie quotidienne, qui m'a frappé dès mon arrivée ici. Alors qu'en Colombie, c'est surtout le titre universitaire - doctor, licenciado, souvent attribué avec générosité -, ou accessoirement celui de la fonction - gobernador, alcalde, concejal -, qui est utilisé pour s'adresser à une personne dotée d'un certain statut, en Equateur, c'est plutôt l'appartenance à une profession qui compte : abogado, economista, ingeniero, sociólogo, arquitecto, periodista, etc. pour en citer quelques-unes. Cela va si loin qu'en parlant d'un maire, on n'utilisera pas seulement l'intitulé de sa fonction, mais aussi celle de sa profession : el alcalde de Otavalo, el sociólogo Conejo. Bien que Lucio Gutiérrez fut colonel de l'armée et président de la République, j'ai souvent entendu parler de lui comme l'"Ingeniero" Gutiérrez, dans une intention dépréciative ? Pas sûr. Alvaro Noboa est l'homme d'affaires le plus riche du pays, trois fois candidat à la présidence de la République, mais il reste l'"abogado" Noboa. Si l'un quelconque de ces professionnels occupe un poste de direction dans un service municipal ou provincial, il continue à être identifié par sa profession d'origine. A chaque profession, correspond naturellement une corporation à laquelle il est indispensable d'appartenir pour faire reconnaître son existence professionnelle, en tant que qu'indépendant ou salarié. L'élection des nouveaux dirigeants d'une association professionnelle locale constitue une nouvelle d'importance, les différentes listes présentent leurs projets à la radio ou à la télévision. Cela ne concerne évidemment pas que les professions intellectuelles. Il en va de même avec les artisans, dont les corporations défilent avec leurs bannières dans la calle Bolívar, à Ibarra, le jour de l'Artisan (dont j'ai oublié la date). Les associations de transporteurs régulent leurs conditions de fonctionnement à leur guise, sans tenir compte des décisions des instances étatiques, d'où un taux d'accidentalité des transports en commun et lourds, qui est probablement un des plus élevés au monde. Les Chambres de commerce, d'industrie ou de tourisme expriment leurs points de vue sur tous les thèmes importants de la vie locale ou nationale, et leurs présidents ont le poids et la capacité d'influencer les décisions des différentes autorités. 4. Mafias et mafieux
L'utilisation un peu trop extensive à mon goût que fait Bustamante du mot "mafia" et de l'adjectif "mafieux" pourrait donner l'impression que l'Equateur est un pays totalement livré aux organisations criminelles, ce qui n'est pas le cas. Cette équivoque est due en partie aux quatre sens du mot :
L'adjectif mafieux par contre se réfère au versant criminel (sens 1 et 2). Il y a bien entendu de véritables mafias au sens 2 qui opèrent en Equateur et se livrent à la contrebande, au trafic de drogue et au trafic de personnes (dont les fameux "coyoteros", les passeurs d'immigrants illégaux aux Etats-Unis), etc. Par contre, je ne crois pas que caractériser les partis politiques patriarcaux/patrimonialistes ou les organisations corporatistes comme des mafias (au sens 3, je suppose) ajoute quelque chose à la description précise et adéquate que Bustamante fait de leur fonctionnement et de leurs structures. Il est évident qu'il y a des similitudes frappantes entre les chefs de partis tels que le Partido Social Cristiano (PSC), le Partido Roldosista Ecuatoriano (PRE) et le Partido Renovador Institucional Acción Nacional (commodément abrégé en PRIAN) et la figure du parrain d'une mafia. Cela tient aussi à la conception traditionnelle de l'autorité qui règne encore dans ces deux types d'institutions. Mais ce genre de caractérisation, qui relève plus de l'insulte que du langage sociologique, peut rendre difficile la diffusion d'une approche critique et justifiée comme celle proposée par Bustamante, ou même la discréditer. 5. Sortir de l'état de natureLa solution préconisée par Bustamante pour sortir de l'état de nature et retourner à l'état de droit consiste à "se conduire de telle manière que nos actes contribuent à créer les conditions de l'état de droit". Cela définit également le comportement du véritable citoyen.
Plus concrètement, il s'agit des cinq points suivants, qu'il me paraît utile de rappeler :
Mon intention n'est pas de commenter ces cinq points, mais de montrer une sorte de contradiction entre le comportement idéal du véritable citoyen et la réalisation des cinq points en question. Je ne doute pas qu'un intellectuel comme Bustamante soit en condition de mettre sa conduite en harmonie avec le principe énoncé en premier, comme en témoigne la rédaction de cet article. Mais si l'on s'en tient à cela, cela signifie pratiquement que le 98 % des Equatoriens sont incapables de contribuer en rien au retour à l'état de droit. Si je choisis de me comporter comme un citoyen respectueux du droit et de la loi dans ma vie quotidienne, cela n'aura malheureusement aucun effet sur le retour à l'état de droit. En tous temps, il y a eu une majorité, probablement pas écrasante, d'Equatoriens respectueux du droit, et pourtant le pays continue à vivre dans une perpétuelle violation des lois et de la Constitution, depuis sa fondation. En même temps, si l'on laisse aux classes dirigeantes la responsabilité du retour à l'état de droit, comme le propose implicitement Bustamante, il faut craindre que la situation actuelle perdure encore longtemps. Une revendication exprimée très généralement par des représentants de la société civile est qu'un changement profond du fonctionnement social et politique du pays surgira grâce à une amélioration substantielle de l'éducation et de la formation des citoyens. C'est certainement une condition préalable, mais quand on sait que la plus grande partie de l'éducation publique est aux mains d'un parti politique idéologisé et campant obstinément sur les revendications catégorielles des enseignants, on retombe en fait sur les conditions 3 et 4 indiquées par Bustamante. Mon sentiment est que, sans une médiation internationale neutre et spécialisée comme celle évoquée ci-dessus, rien ne changera en Equateur avant... un siècle. Cependant, je peux parfaitement comprendre que les Equatoriens refusent cette mise sous tutelle. C'est à eux de jouer. Qu'ils jouent donc enfin ! LA CONSTITUANTE : ENTRE HERMES, CHRONOS ET PANDORA - L'EQUATEUR DANS SES LIMITESOn vit une circonstance complexe d'effondrement du système politique. De plus, les bases institutionnelles de l'Etat-nation subissent une détérioration constante. Une situation qui pourrait donner lieu à de graves conflits sociaux et à une augmentation de la violence. Une Assemblée constituante pour refonder le système politique ne paraît pas viable [L'actuel président, Alfredo Palacio, a, le jour de sa prise de fonction, promis de "refonder" le pays et d'organiser une Assemblée Constituante]. Cependant, de nouveaux acteurs politiques doivent surgir pour promouvoir une nouvelle institutionnalité qui limite l'action des élites lumpen et mafieuses. Il a été possible, tout au long de l'année 2005, d'assister à une graduelle, mais notoire, aggravation du processus de décomposition du système politique équatorien, et aussi à la désintégration d'une série de mécanismes, qui, depuis l'année 2000, ont été implantés de manière laborieuse et qui avaient pour objectif d'"isoler" l'économie et la gestion budgetaire de l'Etat des pratiques les plus nocives, lesquelles avaient conduit à la crise de 1999 [crise bancaire et politique, accompagnée d'une forte dévaluation de la monnaie nationale qui a conduit à la dollarisation] et qui ont affaibli chroniquement les finances publiques, au moins depuis 1982. De même, l'année qui se termine [2005] permet de constater l'écroulement de la légitimité et du prestige des dernières enclaves institutionnelles qui détenaient encore un certain degré de crédibilité aux yeux de l'opinion publique. Le cas le plus dramatique, dans ce sens, est celui des Forces armées, frappées, successivement et à peu d'intervalle par les déboires de la participation de Lucio Gutiérrez et d'autres ex-officiers à la politique nationale, par l'apparition de factions parmi les cadres militaires et policiers, et enfin, par l'implication massive de membres de la police et de l'armée dans les opérations financières illégales et obscures du notaire Cabrera à Machala [cf. L'affaire du notaire de Machala]. Cette chute des dernières "citadelles" qui avaient réussi à se préserver du discrédit de l'institutionnalité politique n'a pas été accompagnée d'une récupération de l'évaluation d'autres instances de niveau national. En réalité, les seules institutions qui ont réussi à améliorer leur acceptation de la part de la population, et fortifier leur prestige auprès de l'opinion publique, sont les gouvernements locaux, en particulier certaines municipalités, qui sont, de façon toujours plus marquée, considérées comme les uniques exemples de pouvoirs publics, capables de fournir des services à la population et de résoudre efficacement les problèmes des citoyens. Toujours plus de gros nuagesCette dégradation de l'Etat national paraît, en ce moment, presque irrésistible, et, au moins dans la marge du système politique actuel, irrémédiablement irréversible [sic, mais je partage le besoin de l'auteur de commettre ce pléonasme]. Elle se voit aggravée par la condensation et la convergence d'un ensemble de processus qui s'accumuleront ces prochains mois et qui mettront les classes dirigeantes devant un cumul synergique de défis, lesquels mettront sous une tension maximale les mécanismes habituels de l'administration politique et financière de l'Etat. Cette condensation est provoquée par un ensemble de "chocs" exogènes et de dynamiques qui semblent émaner presque inévitablement du propre modus operandi des acteurs sociaux et politiques. En définitive, il faut s'en remettre à la nature, aux habitudes et routines des classes dirigeantes, telles qu'elles ont été analysées dans les articles antérieurs (1). Ces traits immanents peuvent être synthétisés comme le caractère progressivement picaro et lumpen de la classe dirigeante du pays, et la diffusion massive de pratiques et de procédures mafieuses-délinquantes en tant qu'unique axe rationnel de la gestion publique. D'une certaine manière, l'Equateur ressemble toujours plus à une nation consacrée au dieu Hermès, l'ancien protecteur des aventuriers et des voleurs dans la Grèce classique. D'autre part, les partis politiques ont démontré répétitivement une opposition tenace à la rénovation de leurs procédures, structures internes et leaderships et se sont débrouillés (au moins jusqu'à maintenant) pour faire avorter une quelconque possibilité de réforme interne ou de réformes systémiques qui puissent mettre en danger l'autorité de fer que leurs leaders traditionnels exercent sur les collectivités. Dans ce sens, la politique équatorienne semble régie, de même, par le dieu Chronos (Saturne) qui dévorait ses enfants au fur et à mesure de leur naissance. La politique équatorienne dévore les leaderships alternatifs ou jeunes qui osent lever la tête, que ce soit au sein des partis ou en dehors d'eux. En définitive, l'illégitimité des institutions, la rigidité des leaderships, l'illégalité généralisée et la violation des règles du jeu, la corruption prédatrice qui envahissent tous les espaces de la vie publique paraissent confirmer et encore accentuer la sensation que l'Equateur se trouve dans une condition qui a été décrite comme une espèce d'"état de nature allégé" (2).
Cette situation n'a fait que s'aggraver au cours de cette dernière année et pourrait même devenir catastrophique à tout moment de l'année 2006, si une série de processus s'accumulent de manière incontrôlable, ainsi que les effets de certaines réalités, qui sont déjà hors de contrôle. Il faut énumérer ci-dessous ces processus ou situations calamiteuses.
Le cas du notaire paraît confirmer de manière éclatante la suspicion que le pays est, à la base, géré par le délit organisé ou non (par les élites picaras auxquelles il a été fait référence dans un article antérieur) (3). Plus grave encore, l'importance des fonds engagés et le pouvoir des personnes affectées laisse présager une bataille très dure et sordide sur les limites imposées aux enquêtes destinées à éclaircir la provenance des gains qui permettaient au notaire d'accorder à ses clients la rentabilité exorbitante qui a été mentionnée. D'une part, les participants déjà démasqués feront pression pour que l'enquête aille aussi loin que nécessaire afin de diminuer leur responsabilité et de trouver plus de responsables pouvant être tenus de répondre de leurs actes. D'autre part, les puissants impliqués parmi les élites nationales devront faire des efforts vigoureux et violents pour bloquer les avances ultérieures dans l'exploration des ramifications de ce cas, comme d'autres systèmes possibles (d'autres notaires) qui pourraient être encore en fonctionnement. Cela peut exacerber les contradictions entre élites et mener à une véritable bataille rangée de type mafieux à propos des limites mises aux révélations qui menacent une partie substantielle des classes dominantes de tout le pays. Un autre aspect de cette bataille sera la lutte pour tenter de transférer à des tiers le coût des pertes provoquées par les affaires délirantes de Monsieur Cabrera. Considérant le nombre élevé de personnes affectées, il ne serait pas étonnant qu'un mouvement politico-judiciaire se crée pour trouver des "têtes de turc financières" qu'on obligerait à se constituer en une espèce de AGD [Agence de garantie des dépôts, chargée d'indemniser les déposants lésés par les faillites bancaires, qui s'est mise au service des fraudeurs] "informelle" (ou même formelle), pour rembourser leur argent aux agioteurs lésés. Plus grave encore est l'ample participation de militaires et de policiers dans les faits évoqués. Cette participation est si importante qu'elle menace de détruire la solidité institutionnelle, déjà éprouvée, de la police et des forces armées. En premier lieu, l'opinion publique constate de manière évidente comment et jusqu'à quel degré les pratiques civiles usuelles ont pénétré à l'intérieur des forces de l'ordre et des forces armées. Cela invalide une quelconque prétention que pourraient encore émettre les institutions armées de représenter la "réserve morale" de la nation. Cela atteint aussi un des derniers, ou peut-être le dernier espace institutionnel de l'Etat, qui pouvait susciter un respect généralisé au sein de l'opinion publique et être montré comme un exemple vivant de la possibilité d'institutionnaliser une activité publique relativement honorable et libre des fléaux éthiques qui ont infecté profondément la politique civile. D'autre part, l'extension de la dépuration et des sanctions devant être appliquées peut constituer un foyer de conflit interne extrêmement grave, qui finisse de saper la discipline, la crédibilité de l'encadrement et l'unité des forces armées. Ne pas aller au bout de la dépuration risque de laisser des foyers d'infection dans les casernes et aboutir à la résignation et l'acceptation tacite de la corruption en leur intérieur. Cela constitue certainement une recette infaillible pour éviter de précipiter les institutions militaires dans un océan de conflits, d'illégalités et de factions corrompues qui étouffent déjà la société civile. Mais si l'on tentait d'aller jusqu'au bout de la dépuration, on risquerait de déchirer le corps des officiers, de provoquer un ressentiment généralisé, qui inévitablement se retournerait contre les autorités et le système, qui juge certains de ses serviteurs, lesquels se sentiraient injustement traités et utilisés comme "boucs émissaires". En somme, on pourrait trouver un corps des officiers qui se sentirait stigmatisé, trahi, persécuté et qui pourrait traduire ces sentiments dans une doctrine implicite de "[coup de] poignard dans le dos". Nous ne savons que trop, du fait de précédents historiques, que des forces armées imbues de tels sentiments sont un bouillon de culture favorable à toutes sortes de mouvements messianiques, irrédentistes et prêts à se joindre à des conspirations, des mutineries et autres mouvements, lesquels pourraient faire irruption avec violence depuis les casernes ou la rue dans la vie politique de la nation. En somme, d'un côté comme de l'autre, il paraît impossible d'éviter que le cas du notaire ne finisse par provoquer une blessure profonde dans les forces armées, avec des conséquences hautement significatives. Le cas du notaire constitue une partie de la boîte de Pandore ouverte dans la politique équatorienne. Comme on le voit, il existe une accumulation de processus presque incoercibles qui peuvent converger vers une nouvelle exacerbation des conflits politiques qui paraissent entraîner l'Equateur vers une pente toujours plus forte de désintégration institutionnelle, de marasme moral et d'inefficacité politique. La réforme politique et son maraisDans ces conditions, la question de la réforme politique acquiert une urgence renouvelée. La profondeur de la dégradation du système étatique et de la qualité de la vie civique, ainsi que les graves dysfonctionnements concrets que cette dégradation apporte, ouvrent l'inquiétante perspective selon laquelle l'Equateur se dirige vers la non-viabilité en tant qu'état et nation. Dans cette perspective, les scénarios possibles sont tous angoissants. D'un côté, il n'est pas impossible de concevoir un processus d'entropie systémique interminable, lequel, en l'absence d'alternatives ou d'acteurs alternatifs, capables d'imposer un autre ordre républicain perceptible, nous conduise à une transformation progressive en état voyou permanent. Une telle possibilité ne peut pas être écartée. En fait, il existe quelques expériences d'états de ce type, capables d'atteindre une sorte de stabilité dans la perversion. Un exemple dans la région en est le Paraguay, qui s'est constitué pour l'essentiel comme la zone franche du délit en Amérique latine. Il y a des cas encore pires qui peuvent tenir indéfiniment grâce à des aubaines en ressources naturelles, à l'exploitation d'un quelconque avantage comparatif ou à une position géopolitique marginale, qui suspendent une intervention de la communauté internationale, laquelle n'arrive pas à trouver des raisons "réalistes" de prendre en charge le problème de ces états excréments interstitiels (certains cas se réfèrent à de petits états africains qui se rapprochent de ce scénario). Ou bien la communauté internationale préfère transiger avec les élites mafieuses qui contrôlent certaines nations, à cause de leur importance stratégique ou économique (le Nigeria est un excellent exemple de cette situation). Un autre type de scénario est encore pire et peut impliquer la féodalisation progressive et violente (la Somalie) ou la rupture régionaliste (Yougoslavie, Ethiopie), accompagnée d'un énorme niveau de violence. Enfin, il est même possible d'en arriver à des situations d'effondrement non seulement étatique, mais aussi sociétal (Haïti, Sierra Leone) qui finissent par une mise en scène selon Hobbes, détruisant à tel point le tissu social, qu'elles entraînent dans leur chute même les acteurs réformistes, les candidats à être en principe les créateurs d'un nouvel ordre fondamental. En d'autres termes, il n'existe aucune nécessité "historique" ou "métaphysique" qui garantisse que "toucher le fond" apporte une possible inversion dialectique de la situation et l'apparition démiurgique d'un dénouement heureux du drame historique de la nation. L'histoire ne donne aucune garantie que les agents doivent nécessairement, trouver la solution aux problèmes qu'ils affrontent, s'ils sont entraînés vers des difficultés ou des contradictions portées à l'extrême. Beaucoup de nations qui ont touché le fond y sont simplement restées indéfiniment, ou encore pire, se sont anéanties en heurtant le sol dur de ce fond. Toucher le fond ne peut conduire à l'espoir eschatologique selon lequel au moment final de la destruction, un deus ex machina historico-dialectique va nous apporter la solution à l'énigme de la construction d'une république rationnellement organisée. Mettre notre foi en une hypothétique "exacerbation des contradictions" pourrait facilement nous placer dans la même situation tragique de beaucoup de révolutionnaires latino-américains des années soixante et septante, qui, mus par cet espoir eschatologique et métaphysique de la démesure, se sont jetés dans la praxis de l'exacerbation des contradictions pour finir écrasés par la locomotive des processus historiques qu'ils avaient eux-mêmes puissamment contribué à déclencher et accélérer. Les contradictions peuvent être exacerbées indéfiniment jusqu'à l'annihilation de tout semblant d'ordre et de vie en commun, sans que l'on doive nécessairement trouver une sortie positive et améliorée de la situation terminale de désintégration. Ni non plus ne peut servir de consolation et de sédation l'illusion selon laquelle la nature pacifique de l'Equateur comme nation, avec de bas niveaux (actuels) de violence domestique, nous donne une quelconque garantie transhistorique que cela va continuer ainsi pour toujours. Les niveaux de violence ou d'affrontement sanglant à l'intérieur d'un système politique ne sont pas une donnée ontologiquement antérieure à l'existence d'un système politique ou social. Beaucoup de pays qui ont été pacifiques et ordonnés de manière exemplaire, l'ont été jusqu'au moment liminaire où ils ont cessé de l'être. Dans notre continent, le Chili et l'Uruguay montrent des exemples éclatants de l'impossibilité de faire des prédictions sur une supposée idiosyncrasie nationale. L'Equateur lui-même a connu des étapes d'extrême violence interne et la pacification superficielle de la vie publique est un phénomène qui ne compte pas plus de soixante ans, ce qui dans une vision historique un peu moins provinciale que celle que nous avons habituellement n'est pas si long. Nous ne devons pas de ce fait assumer - de manière facile et naïve - que l'Equateur ne peut pas être une autre Colombie ou une autre Argentine, ou plus grave, un autre Haïti ou un autre Salvador. Tout cela pour envisager que le problème de la construction d'un Etat national formel - tâche par ailleurs jamais achevée, mais hautement urgente en ce moment - doit nous renvoyer au problème central de l'action politique. L'Equateur ne trouvera la voie vers la constitution d'un système de vie en commun minimum acceptable qu'en tant que résultat de l'action volontariste d'agents capables de mener une lutte politique réaliste et réussie pour créer les conditions de la réforme. En conséquence, dans les circonstances actuelles, le dépassement du scénario obscur décrit dans les paragraphes précédents doit se situer sur les terrains complémentaires des acteurs et de la stratégie. De ce fait, et en relation avec ce qui précède, le débat doit se centrer sur les réponses aux questions "que faut-il faire ?" et "comment est-il possible et désirable de le faire ?" La question sur le "comment" se réfère à la tactique et à la stratégie de l'agent collectif putatif appelé à impulser de manière consistante, le processus de réforme et l'interrogation sur le "que" porte sur les propositions de programmes ou, si l'on veut, sur les mesures et les politiques qui devraient être entreprises pour constituer un Etat d'ordre et de droit, orienté vers la justice, les libertés et les droits humains. En somme, la sortie de la trajectoire catastrophique dans laquelle semble être plongée la nation équatorienne, requiert de se poser d'urgence les questions propres à la pratique politique d'une perspective clairement d'action et en s'éloignant de toute conception thaumaturgique de l'histoire. Les solutions ne nous tomberont pas sur la tête quand les temps seront accomplis: Elles devront être une création active, guidée par la volonté et développée par des agents concrets, dont la conformation est la première tâche pratique de tout programme de construction politico-étatique. La question centrale qui doit guider la lutte contre Hermès et Chronos est la suivante : quelle est la voie politique qui permette - rapidement et avec les coûts humains et politiques les plus bas possibles - de constituer une alternative de leadership et un espace de décisions capables d'établir un véritable Etat de droit républicain ? A cet égard, il est nécessaire de mentionner le débat sur l'Assemblée constituante et sa condition de "mythe mobilisateur" de ceux qui aspirent à des changements radicaux dans l'actuel système de prédation. En réalité, il n'existe aucune nécessité strictement juridique qui exige une Assemblée constituante comme mécanisme effectif pour la réalisation des changements exigés. Beaucoup d'entre eux ne sont ni d'ordre ni de rang constitutionnel. Comme on le verra à la fin, une bonne partie des réformes qui paraissent convenir aux nécessités de la transformation pourraient être réalisées par le biais de simples réformes légales de rang inférieur. En d'autres termes, c'est le type de réformes qui pourraient être entreprises par un Congrès ordinaire, dans le cadre de ses attributions normales. D'autre part, et non sans raison, l'expérience signale que la simple approbation de réformes légales a été clairement insuffisante pour modifier la logique concrète de l'action politique des élites équatoriennes (y compris les pratiques des citoyens). Ce raisonnement est dérivé d'une sorte de nihilisme culturel qui peut avoir facilement un effet paralysant. En effet, si tout le problème de la réforme se résume aux valeurs, attitudes et habitudes subjectives des acteurs, il n'y a pas d'ensemble de réformes politiques qui puissent déboucher sur des modifications véritables de la situation actuelle. Au contraire, tout changement réel ne pourra survenir que de changements culturels dans les profondeurs de la subjectivité des personnes. Changement culturel ou changement institutionnel ?Le problème de cet argument "culturel" présente diverses facettes. En premier lieu, il paraît difficile de comprendre comment et qui doit réaliser ce changement culturel. Si les dysfonctionnements politiques et les pratiques viciées se trouvent enracinées dans le for intérieur et subjectif des personnes, il semble difficile de penser qu'elles pourraient changer toutes seules. Si leur "habitus" les mène inévitablement à se conduire de manière incompatible avec l'état de droit, on ne voit pas d'où et à partir de quelles ressources intérieures, elles vont pouvoir transformer elles-mêmes cet habitus en un autre compatible avec une démocratie formelle et les pratiques correspondantes. Quand on parie sur une hypothétique rééducation, elle ne peut être envisagée que comme une rééducation réalisée sur eux-mêmes par des sujets qui, dès le départ, n'auront - peut-être - ni le désir, ni l'intérêt, ni la nécessité de se reconstruire comme tels. Il reste la possibilité que les personnes soient rééduquées par des tiers. Mais alors surgit la question : qui doivent être ces tiers ? Qui doit être l'agent de cette rééducation ? Si la culture politique nocive est fortement enracinée dans la plus grande partie des acteurs, il paraît douteux qu'il existe assez d'agents de rééducation suffisamment influents. Je dirais même que ces agents étant minoritaires (des agents possédant ou porteurs d'une autre culture politique alternative), il n'est pas probable que la majorité se place sous leur garde et contrôle et accepte de bon coeur d'être "rééduquée" par cette "minorité éclairée", mais excentrée par rapport aux habitudes dominantes. A moins que, de manière occulte, on espère que la rééducation provienne d'agents extérieurs et que nous devions renoncer à notre souveraineté, en nous livrant à une espèce de force d'occupation pédagogique, laquelle certainement ne signifie qu'une espèce de "colonialisme didactique", qui traiterait la nation dans son ensemble comme une population de "capitis diminutio". En outre, nous savons déjà que les idées et les attitudes ne changent pas par l'effet d'une prédication uniquement dirigée aux facultés cognitives. L'apprentissage moral et émotionnel se réalise dans des couches plus complexes et profondes de l'existence et s'appuie principalement sur le modelage de conduites à travers l'exemple, les pratiques et les expériences actives dans la sphère quotidienne. Enfin, nous savons aussi que le changement de valeurs ayant un impact sur les comportements est lié à la possibilité que ces comportements désirés dépendent d'attentes et de récompenses qui font que la conduite "vertueuse" produise des avantages pour le sujet et une rétroalimentation positive pour lui. On ne gagne rien en inculquant des "valeurs" qui, dans la pratique, ne reçoivent ni renforcement, ni rétribution et confirmation dans le contexte de l'interaction sociale. En fait, beaucoup de personnes "apprennent" des valeurs et peuvent réciter de manière adéquate les contenus d'une éthique citoyenne. Cependant, elles n'ont pas l'occasion de les appliquer, elles ne trouvent pas viable de le faire sans des coûts disproportionnés ou elles découvrent rapidement que vivre en accord avec elles impliquerait supporter des difficultés de réalisation excessives. Dans ces conditions, on tombe dans le cynisme en acceptant que les valeurs apprises sont idéales "en théorie", mais inutiles et nocives "en pratique". Même la meilleure pédagogie des valeurs et de la culture civique échoue quand les obstacles institutionnels sont trop denses pour son exercice. En revanche, nous savons que, souvent. la mise en oeuvre des valeurs suit une voie inverse : à partir de conditions institutionnelles, de cadres pragmatiques et de systèmes d'incitations régulés et stabilisés, les personnes peuvent a) modifier leurs valeurs et les reformuler, b) actualiser un stock de valeurs éthiques implicites, qui se trouvaient supprimées ou mises hors circuit par le manque d'occasions ou d'incitations pour qu'elles opèrent. De cette manière, une stratégie possible de changement politique peut nous renvoyer au champ des réformes institutionnelles, comprises non comme des "règles du jeu abstraites", mais comme des structures d'encouragements et d'attentes qui peuvent étayer des changements comportementaux plus stables. Nous pouvons ainsi voir qu'il est possible de sortir du cercle vicieux apparent dans lequel nous enferme la logique d'attendre un "changement culturel" pour que puisse survenir le changement politico-institutionnel. L'éducation politique est avant tout une éducation pragmatique qui est donnée dans un cadre de pratiques et réalisations institutionnellement définies. Il est donc possible de revenir sur le thème de la Constituante. On a dit qu'elle n'est pas juridiquement nécessaire pour faire les changements requis. Je dirais même que beaucoup d'entre eux, et peut-être les plus importants, ne sont pas de niveau constitutionnel. On a dit aussi que le système politique ne pourra avancer sur la voie d'une amélioration de son fonctionnement que si des changements culturels et d'attitudes se manifestent chez les principaux acteurs politiques. A ce propos, nous avons suggéré que le changement culturel est parfaitement compatible et requiert des changements institutionnels, pourvu que, bien sûr, ces derniers ne soient pas qu'une pure obligation légale. Au contraire, la législation effective et la véritable ingénierie institutionnelle consistent à changer les règles du jeu de manière qu'elles agissent sur les conditions concrètes vécues par les sujets, et ainsi affecter la structure des attentes, incitations et rétroalimentations dans lesquelles les sujets évoluent. Mais il faut se référer à la première des objections, et pour cela situer le thème de la Constituante sur le terrain qui lui correspond : le choix de l'Assemblée constituante n'est pas juridique, ni ne s'appuie sur aucune nécessité juridique, sinon qu'au contraire, elle relève de considérations politiques et d'une nécessité politique. En effet, le problème des réformes est que les partis politiques dominants et le Congrès national - dans lequel ces derniers sont retranchés -, ne sont pas en conditions de réaliser des réformes, dont le résultat effectif reviendrait à déplacer ces mêmes groupes et créer les conditions permettant d'abolir la double souveraineté d'Hermès et Chronos. Il est simplement invraisemblable d'imaginer que les groupes de pouvoir dominants en viennent à approuver une législation et des institutions qui auraient pour conséquence la destruction de leur pouvoir. Cela dit, les réformes nécessaires ont une composante importante destinée à changer radicalement la manière d'opérer et la structure de la représentation politique, et cela mettrait certainement en danger les institutions du patrimonialisme clientéliste et du corporatisme particulariste qui exercent une hégémonie presque totale sur les espaces de la politique formelle. Les élites dominantes n'ont pas l'habitude de s'auto-détruire sciemment et consciemment. En conséquence, si le processus de réforme était mis entre les mains de la classe politique dominante, on ne pourrait s'attendre qu'à ce que les réformes soit arrêtées ou dénaturées de telle manière qu'elles servent d'alibi pour renforcer encore le pouvoir que la classe politique partisane exerce sur la gestion publique. En fait, la réforme est prise dans une espèce de cercle vicieux. Pour la réaliser, on a besoin d'un acteur capable et désireux de le faire, mais pour que cette nouvelle élite politique de rechange, sincèrement intéressée dans la modification des règles du jeu, surgisse, apparaisse, et ait la possibilité d'arriver au pouvoir, sont nécessaires précisément ces réformes qui ouvriraient le champ et les possibilités de cet avènement. Le problème politique central des groupes et secteurs qui souhaitent refonder le système politique (bien que l'on ait reproché le caractère pompeux et excessif de la phrase, ce n'est rien moins que cela qui est nécessaire), consiste à rompre le cercle vicieux mentionné. L'idée de l'Assemblée a cette fonction : fournir un foyer politique de mobilisation autour de la possibilité de créer un espace de débat et de décision, lequel permettrait, grâce à mécanismes appropriés, d'éliminer ou au moins de redimensionner le rôle des mafias populistes et des caciques personnels ou corporatifs qui contrôlent actuellement les pouvoirs publics et les mécanismes de représentation politique. L'Assemblée se présente donc comme la possibilité d'ouvrir une brèche par laquelle le processus de réformes pourrait être enlevé au contrôle des dirigeants discrédités et par laquelle pourrait survenir l'occasion de l'émergence d'une nouvelle élite dirigeante qui rénove la politique nationale et puisse essayer de fonder un état formel démocratique et républicain. Et, en fait, l'Assemblée n'est importante que dans la mesure où elle pourrait démontrer qu'elle est un moyen instrumentalement adapté pour réussir à déplacer l'élément lumpen qui domine la politique et les institutions de l'Equateur (4). En réalité, sa valeur ne peut dépasser cette justification instrumentale. Tout autre moyen politique choisi à cet effet serait également légitime, car, comme on l'a signalé, les restrictions éthiques à l'action politique sont différentes dans un Etat de droit de celles qui prédominent dans un Etat qui a cessé de l'être et s'est converti en règne de l'arbitraire, de la fraude ou de la violence comme méthodes "normales" de gouvernement (5). Si la convocation de l'Assemblée échoue (comme cela paraît plus que probable), ou si elle est "capturée" par les partis établis, alors cette idée doit être écartée et une autre, dotée des mêmes objectifs, devra être proposée. En tout cas, la tâche politique fondamentale du moment est la construction d'un ou plusieurs acteurs politiques et d'espaces d'action pré-institutionnels capables d'impulser de manière conséquente le processus incontournable d'assainissement du personnel politique et de restauration institutionnelle. En définitive, l'Assemblée n'est importante que pour les objectifs politiques qui peuvent être réalisés à travers elle, et non en raison de sa nature juridico-formelle, ou pour sa position mythique dans l'imaginaire de la "refondation". Au-delà des avatars concernant le mécanisme de la réforme politique, il ne faut pas perdre de vue son objectif. Les propositions spécifiques de réformes doivent distinguer entre les changements politiques et de règles du jeu pour la génération du pouvoir et celles, plus structurelles, qui sont en relation avec l'architecture fondamentale de l'Etat lui-même. Comme cela a déjà été suggéré (6), la réforme de l'Etat requiert le démontage de l'appareil patrimonialiste-prébendaire et de l'échafaudage corporatiste, l'établissement de limites claires entre le public et le privé (moment républicain), l'assurance de l'entrée en vigueur de l'Etat de droit, des libertés et des garanties dont jouissent théoriquement les individus et les communautés et le développement de la représentation politique au-delà des mécanismes rudimentaires et même paradoxaux actuels. A cette fin, et en fonction d'elle, une réforme politique à court terme est nécessaire, qui puisse donner le pouvoir à des acteurs capables de réaliser le programme évoqué ci-dessus. Il est nécessaire d'introduire des réformes du système électoral, du système des partis politiques, des fonctions régulatrices et juridictionnelles de l'Etat et de la capacité de contrôle de la société civile. En l'absence de ces transformations, l'Equateur continuera sous la dictature du dieu des voleurs et du dieu infanticide du temps. Et sous cette férule, rien ne nous garantit que le chemin que nous devrons parcourir ne nous emmènera pas au froid Hadès de la désintégration de la nation, ou même du tissu de la société nationale. Et cette désintégration ne peut se produire que par l'explosion de la boîte de Pandore, d'une violence que rien ne nous autorise à considérer comme impossible, malgré les décades de paix citoyenne relative que nous avons vécues depuis 1944. NOTES DE L'AUTEUR(1) Fernando Bustamante, "La Política y la Picaresca. Reflexiones Sobre la Sociedad Patriótica", Ecuador Debate, nº 61, Abril 2004, Quito ; "La Política Ecuatoriana : El Juego de Clientes y Caciques", Revista Gestión, Junio 2004, Quito (2) Fernando Bustamante, "En los Arrabales del Estado de Naturaleza", Ecuador Debate nº 64, Abril 2005, Quito (3) Fernando Bustamante, "La Política y la Picaresca. Reflexiones Sobre la Sociedad Patriótica", Ecuador Debate, nº 61, Abril 2004, Quito (4) Fernando Bustamante, "La Política y la Picaresca. Reflexiones Sobre la Sociedad Patriótica", Ecuador Debate, nº 61, Abril 2004, Quito (5) Fernando Bustamante, "En los Arrabales del Estado de Naturaleza", Ecuador Debate nº 64, Abril 2005, Quito (6) Ibid. REMARQUESA la suite de violentes manifestations dans la province de Napo et quelques autres, le ministre de la Défense, Oswaldo Jarrin, prédit que "nous aurons dans le futur un Haïti en Equateur" et, face au désordre croissant dans les communautés, une force internationale de paix sera nécessaire pour récupérer la paix, l'ordre et reconstruire la nation. Ces propos alarmistes, dont l'intentionnalité est difficile à déchiffrer, confirment cependant l'analyse de Bustamante, qui n'est pas un oiseau de mauvaise augure ou un prophète de malheur, comme j'en avais évoqué l'éventualité de manière un peu sarcastique. Dans la dernière partie de cette troisième livraison, Bustamante aborde plus concrètement le problème du changement nécessaire pour le retour à l'état de droit, mais sans aller jusqu'à élaborer un plan de changement. S'il n'y a donc pas de doute sur le diagnostic de la situation désespérée du pays, les propositions faites par Bustamante sur les moyens d'en sortir ne me paraissent pas à la hauteur du défi à relever. Une autre publication, consacrée uniquement à un développement sur ce sujet, serait souhaitable de sa part. En bon sociologue, il récuse ce qu'il appelle le changement culturel, c'est-à-dire le changement des normes et valeurs internes qui régissent le comportement des individus, que je préfère, pour ma part, appeler changement individuel. Selon lui, les citoyens n'ont aucune motivation propre et autonome au changement, l'intervention d'agents de changement ne conduirait qu'à augmenter les résistances, et les changements induits éventuellement ne modifieraient pas les comportements effectifs, parce qu'ils ne déboucheraient pas sur des expériences et des pratiques concrètes. Seul le changement du cadre institutionnel et légal peut amener les individus à changer leur comportement, en réactivant des valeurs et des normes qui ont été mises entre parenthèses ou en modifiant celles qui existent. Mais Bustamante reste court sur la manière d'engager ces changements - à part la disqualification relative de l'Assemblée constituante - puisque l'acteur constitutionnel, le Congrès, est dominé par les entreprises électorales lumpen. Comme les prochaines élections ont toutes les chances de se dérouler avec les mêmes règles du jeu, le nouveau Congrès sera une copie fidèle de l'actuel. Il n'y aurait donc aucun moyen de sortir de l'entrelacement pervers de ces deux cercles vicieux : l'impossibilité de changer les comportements individuels sans changer le cadre institutionnel et l'impossibilité d'obtenir une majorité au Congrès pour changer le cadre institutionnel dans le sens du rétablissement de l'état de droit. Et l'Equateur irait donc directement vers la haïtisation et la mise sous tutelle par la communauté internationale, avec les résultats peu convaincants que l'on sait. Si, d'une certaine manière, ce pronostic ne me paraît pas absurde, je n'arrive pas à me convaincre qu'il est inéluctable. L'Equateur n'est pas Haïti ethniquement, culturellement, socialement et économiquement. La question de comment en sortir reste toutefois une question cruciale, car les coûts de toute nature - pas seulement économiques - de cette crise permanente sont très élevés et ont pour conséquence que le pays stagne dans beaucoup de domaines et maintient la majorité de sa population dans l'ignorance, la pauvreté ou la misère, malgré l'abondance de ressources naturelles et d'aubaines dont il dispose. Un premier point me semble être que, contrairement à ce qu'avance Bustamante, il n'y a pas de sortie possible à cette crise sans avancer en même temps sur deux fronts : le changement individuel et le changement institutionnel. Dans une peinture murale sauvage de Berkeley, en pleine période hippie, j'avais lu - puis relu fréquemment, car j'en avais réalisé une photo géante que j'ai emportée partout avec moi - une phrase qui m'a marqué pour le reste de ma vie : "to make it a better world, make yourself a better individual" (pour rendre le monde meilleur, deviens un meilleur individu). Même si ces deux tâches sont hasardeuses et pleines d'embûches, elles me paraissent dignes d'être entreprises. En outre, elles sont réalistes, car on ne parle pas de perfection - il ne s'agit pas d'imiter Jésus-Christ -, mais d'un mouvement permanent vers une amélioration, qui n'est fixée ni dans le contenu, ni dans le degré, ni dans le temps. Et la récompense ne vient pas de la transformation - improbable - du monde, mais d'avoir tenté de se changer soi-même. C'est dire que j'ai une vision tout à fait différente de celle de Bustamante, quant aux possibilités des personnes d'entreprendre un changement de perspective sur leur vie et un changement de leurs comportements réels. Bien que je pense que ces possibilités ne peuvent se réaliser que dans des circonstances favorables, lesquelles ne sont pas réunies aujourd'hui pour une majorité d'Equatoriens, je crois aussi qu'un nombre croissant de citoyens sont dégoûtés par la dégradation morale, sociale et politique de leur pays et aspirent à un renouveau civique qui les engagent à un changement de leurs croyances, attitudes et comportements personnels. Parallèlement, il existe déjà en Equateur ce que j'appellerai un laboratoire de changement institutionnel, qui est la participation citoyenne ou civique. Comme le remarque César Montúfar dans un autre article de Ecuador Debate ("Antipolítica, representación y participación ciudadana", nº 62, Quito, août 2004), "sur le plan constitutionnel, la citoyenneté en Equateur ne s'épuise par l'exercice passif de droits et obligations, elle a le potentiel de se projeter dans des sphères d'action qui permettent l'exercice d'une citoyenneté active". Ces sphères d'action, on ne les trouve pour le moment qu'au niveau local, celui des quartiers et des paroisses de municipalités très diverses. J'en connais au moins trois dans ma province, Imbabura : Ibarra, Otavalo et Cotacachi, il y en a sûrement d'autres, moins visibles. Mon intention n'est pas de décrire ici le déroulement de ces expériences, relativement récentes, c'est seulement de montrer que dans le cadre des institutions telles qu'elles sont, les habitants - pas tous, mais un nombre significatif d'entre eux - ont la possibilité de modifier la représentation de leur réalité quotidienne, leurs opinions, et aussi leurs valeur, attitudes et comportements personnels en s'engageant dans des activités concrètes qui concernent leur milieu de vie : participation aux assemblées, prise de responsabilités en tant que membres de comités, de commissions diverses (travaux, sports, fêtes, contrôle, sécurité, etc.), de groupes d'habitants engagés dans l'obtention d'améliorations des services et des équipements de la communauté. Cette participation est volontaire, non partisane, non rémunérée, elle vise à améliorer les conditions de vie des habitants et à diffuser des valeurs positives telles que la démocratie, la solidarité, la sécurité collective, le bien commun. L'aide au développement de pays comme la Suisse, le Canada, la Belgique, les communautés autonomes d'Espagne, fournit dans beaucoup de projets locaux les références, les argumentaires et les budgets, qui font souvent défaut au niveau municipal ou provincial. Face à ce phénomène dont il est difficile de mesurer la fréquence et l'importance, il faut éviter deux écueils : le premier qui consisterait à penser que c'est LA solution à la crise, et le second, à l'inverse, de le disqualifier en raison de son caractère limité et fragile. Mais il répond parfaitement à la double exigence mentionnée plus haut : mener de front le changement individuel et le changement institutionnel. Même si le cadre institutionnel ne change pas, les pratiques institutionnelles, elles, se modifient par l'intervention des personnes concernées directement auprès des décideurs locaux. C'est dire que les comportements manipulatoires, populistes, corrompus, lumpen ou picaras, ne peuvent plus avoir cours et qu'aussi bien les citoyens que les autorités locales doivent trouver d'autres modes de gestion de la vie quotidienne. On passe d'un mode administratif et hiérarchisé à un mode démocratique et coopératif. Ces changements de pratiques et de comportements pourraient-ils se transposer au niveau national ? Difficilement, pour diverses raisons. D'abord, l'expérience est trop récente pour que, par capillarité, les leaders locaux qui s'affirment dans ce contexte montent d'un ou plusieurs échelons. D'autre part, les politiciens et les partis montrent peu d'intérêt pour ce qui se passe dans les quartiers et les paroisses, sauf en période d'élections, provinciales ou nationales. Ce manque d'intérêt les prive d'informations sur les changements qui se produisent à la base et, de ce fait, l'activité politique se poursuit selon les mêmes schémas picaros et lumpen de toujours. Beaucoup d'analystes politiques relèvent que les principaux responsables de la situation du pays sont les Equatoriens eux-mêmes qui persistent à élire et réélire les mêmes députés au Congrès, aussi discrédités que les partis auxquels ils appartiennent (le taux d'approbation des membres du Congrès est de 3 %). Ce phénomène s'explique par l'insuffisance de la formation de base et de la préparation civique des deux tiers des électeurs. Incapables de distinguer les bons candidats - il y en a - des mauvais, leur principal critère de choix est à très court terme : un repas, un t-shirt, une casquette, une fête, une poignée de dollars ou la promesse d'un poste, d'une maison, de l'eau potable. C'est au mieux donnant qu'ils vont accorder leur voix. On peut les comprendre : quand on a rien ou presque rien, il faudrait un sacré mérite pour renoncer à quelque chose de concret, en échange de quoi ? La promesse d'un retour à l'état de droit ? Mais même si un certain nombre de candidats valables étaient élus au Congrès, ils seraient incapables d'exercer une influence quelconque sur la majorité de leurs collègues, tant l'esprit de corps règne dans cette institution, qui a élevé l'arrangement au rang d'unique mécanisme de fonctionnement et l'impunité comme source de fraternité qui transcende les différends partisans ou idéologiques : aujourd'hui pour toi, demain pour moi. C'est toujours et encore la même impasse, et j'en viens à penser - malgré son caractère théorique et éculé, puisque cela signifie revenir au thème du sauveur de la patrie - qu'une sortie possible serait le surgissement d'un acteur du changement, d'un leader national, charismatique, doté de la volonté politique de revenir à l'état de droit et au respect de la Constitution et des lois, capable de s'imposer à un Congrès, même lumpen, dans les cent premiers jours de son mandat, et de trouver un appui populaire authentique pour forcer ce dernier à céder. Aucun des présidents élus au cours de ces 26 années de retour à la démocratie ne correspond à ce profil. Et si l'on remonte dans l'histoire de la République, les présidents qui ont apportés un changement positif au pays ont tous été autoritaires, c'était l'esprit du temps. Bien que beaucoup d'Equatoriens pensent qu'en fin de compte, seul un dictateur pourrait sortir le pays de son marasme actuel, il est peu probable que la communauté internationale l'accepte. Reste donc la solution évoquée par Oswaldo Jarrin : comme à Haïti, une intervention des casques bleus pour créer un espace de dialogue et de coopération entre les Equatoriens, qu'ils sont incapables d'établir par leurs propres moyens. Elle est sûrement inacceptable pour les classes dirigeantes qui invoqueront le respect de la souveraineté nationale au nom d'un patriotisme pourtant vicié par leurs intérêts particuliers. Elles seront probablement assez habiles pour convaincre la population de la refuser aussi. Cela fait des décennies que le pays marche tout au bord de l'abîme sans y tomber, parce que les Equatoriens ont une sorte de résilience - une des caractéristiques de l'acier - qui leur permet de se sortir de situations en apparence désespérées et de rebondir... vers une nouvelle catastrophe. Pour longtemps encore ? 5 février 2006 (complété le 16 et le 28 février) |