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Nouvelles du Petit Paradis en Equateur

La vie quotidienne dans le nord des Andes equatoriennes

 

Chronique

Vous avez dit : le socialisme du XXIe siècle ?

Je ne me souviens plus quand exactement cette expression séduisante a commencé à faire partie de mon répertoire de concepts politiques. Il se peut que ce soit le 14 janvier 2007, lors de la cérémonie de la possession indigène de notre nouveau président de la République, Rafael Correa, à laquelle ont participé Hugo Chavez et Evo Morales.

En tout cas, à la suite de cet événement, elle est devenue un leitmotiv dans les discours de Correa et un thème de conversation et de controverse, répandu dans les médias, et dans les familles politisées, de l'Equateur.

Comme le socialisme du XXe siècle m'a laissé un souvenir assez contrasté, il m'a paru intéressant de consacrer une chronique à un sujet d'avenir, sur lequel, je le dis tout net, je n'ai pas énormément de lumières. Mais à quoi donc servirait Internet ?

 

Qui est le père ?

Mon premier cercle d'investigation a été l'officialité équatorienne. Le ministre de l'Intérieur (vous voulez vraiment savoir son nom ?) : "C'est la subordination de l'Etat et du marché à la société [civile]".

Un peu court, non ? J'ai étendu mon rayon d'enquête aux sympathisants. Le directeur du Centre de droits économiques et sociaux, proche d'Alianza Pais : "Le socialisme du XXIe siècle recherche l'équité, reconnaît la diversité, vise à plus de participation, respecte l'environnement".

Le sous-directeur de la FLACSO (Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales, Quito, dont sont issus de nombreux cadres du nouveau gouvernement) : "La définition de socialiste [sic] est une tentative pour donner un nom et une identité à un ensemble de choses qui apparaissent encore dispersées." Il constate que Chavez, Morales et Correa paraissent coïncider "sur l'antinéolibéralisme, la critique du marché, une politique nationaliste qui défend la souveraineté, l'égalité sociale et un certain malaise envers la démocratie représentative".

Il semble donc que personne en Equateur n'ait une idée bien claire de ce qu'est vraiment le socialisme du XXIe siècle. ll ne m'a pas fallu poursuivre longtemps ma recherche pour tomber sur le géniteur, et cette découverte ne m'a pas fait plaisir, car c'est Hugo Chavez. Probablement influencé par les médias états-uniens, j'ai une image très négative de ce personnage. D'abord, étant d'un naturel plutôt silencieux, je n'aime pas les gens intarissables, sauf dans certaines circonstances spéciales ou s'ils racontent une histoire. Parler souvent, parler beaucoup, c'est presque toujours parler pour ne rien dire ou pour cacher quelques chose, c'est-à-dire mentir, c'est rabâcher, se répéter, peut-être avec des variantes, mais pour finir par dire la même chose. Bien sûr, Chavez a un modèle dans la personne de Fidel Castro, qui présente le même travers, et ma crainte est que Rafael Correa suive leur exemple.

Après avoir vu Chavez pendant trois heures à la télévision, mon rejet s'est encore accru, à cause de son comportement de gros matou paterne et satisfait de lui, jouissant intensément de sa popularité sur cette terre étrangère, et pourtant si amicale, et éclipsant totalement son ami Evo. Je dois reconnaître que je fais partie d'une minorité, bien que non négligeable. La mentalité latino est différente de la mienne, la plupart des gens sont fascinés par le verbe, par la proximité psychologique apparente manifestée par le caudillo à l'égard du peuple et ils admirent la performance. Un conducteur de taxi de Caracas : "Tous les dimanches, quand la télé retransmet le discours du président Chavez, il n' y a rien à manger à la maison, parce que mon épouse est une partisane de Chavez plus formidable que moi. Elle écoute le discours du début jusqu'à la fin, pendant six-sept heures, et elle n'a pas envie de préparer le repas."

Autre chose, Chavez est un ancien colonel putschiste, comme Lucio Gutierrez, et j'ai un fort préjugé contre les militaires qui font de la politique. Voyez Hitler (même s'il n'était pas colonel), voyez Staline, voyez Franco, voyez Trujillo, Pinochet, Videla, Batista, Somoza, Rios Montt, voyez Fidel et combien d'autres. Avec quelques rares exceptions : de Gaulle, Eisenhower, MacArthur… Naturellement, il y a des militaires qui sont d'authentiques démocrates, bien qu'il y ait une certaine antinomie entre l'égalitarisme d'une véritable démocratie et la hiérarchie pesante qui prévaut dans les armées.

Et pour finir, le Venezuela reste l'un des pays d'Amérique latine parmi les plus corrompus, il figure au 138e rang mondial de l'indice de perception de la corruption en 2006, ex æquo avec l'Equateur. Malgré les énormes richesses énergétiques du pays et huit ans de gouvernement Chavez, la pauvreté y est toujours assez élevée : pauvreté 33,9 %, indigence10,6 %, au premier semestre 2006. La pauvreté est la condition d'un ménage dont les revenus sont inférieurs à la valeur du panier de base (430 USD), l'indigence, un ménage dont les revenus sont inférieurs à la valeur du panier alimentaire (215 USD). Il est incontestable que les Missions ont apporté une amélioration à l'alimentation, à l'éducation et à la santé des couches les plus pauvres, comme le montre l'évolution de l'indice de développement humain entre 1998 et 2005 : il passe de 0,69 à 0,81, ce qui hisse le Venezuela dans le bas du classement des quelques soixante pays à haut développement humain. Mais les progrès auraient pu être plus rapides et plus étendus, et le modèle vénézuélien plus convainquant, si Chavez ne s'était pas mis en tête de prêcher l'évangile bolivarien à toute l'Amérique latine au lieu de lutter contre la corruption de son régime.

Mais qu'est-ce au juste que le socialisme du XXIe siècle ?

Je me suis donc rendu compte que pour répondre à cette question, le plus judicieux était de revenir à l'initiateur, malgré mes préventions. Chavez a récemment créé l'Institut pour la pensée sur le socialisme du XXIe siècle, mais jusqu'à présent, celui-ci ne semble pas avoir produit un document fondateur qui soit disponible hors du Venezuela. Il faut me contenter de collationner ses déclarations, avant de voir quelles critiques cette nouvelle - si elle l'est vraiment - doctrine sociale encourt.

Mon principal guide, mais pas le seul, est Manuel Cabieses, le directeur de Punto Final - une revue bi mensuelle chilienne -, qui a publié deux entrevues avec Hugo Chavez.

Selon Chavez, le socialisme du XXI siècle n'est en aucune manière une copie du modèle socialiste antérieur, mais un socialisme tout neuf avec des caractéristiques vénézueliennes, un socialisme original, indigène, chrétien et bolivarien. Il entretient une étroite relation avec une pratique politique qui a commencé en 1982, un an avant le 200e anniversaire de la naissance de Bolivar, quand Chavez crée une petite cellule bolivarienne et nationaliste au sein de l'armée, qui devient plus tard un mouvement révolutionnaire et qui se fonde sur une source idéologique appelée "l'arbre aux trois racines".

La première de ces racines est Simon Bolivar, son projet d'égalité et de liberté et sa vision de l'intégration latino-américaine. Chavez s'est imbibé de la pensée de Bolivar et affirme que construire le socialisme, c'est réaliser le rêve de Bolivar. Dès qu'il est arrivé au pouvoir, il s'est efforcé de concrétiser les idées de Bolivar sur l'éducation, la propriété terrienne, l'assistance médicale et d'autres aspects sociaux.

La seconde racine est Ezequiel Zamora, un militaire et politicien vénézuelien (1817-1860) qui affirme que le mécontentement social provient d'une crise économique due à l'exploitation du peuple par les Espagnols. Il préconise le droit aux terres pour l'agriculture, une répartition équitable des richesses, la diffusion des idées libérales qui conduit à un soulèvement armé en 1846. Cela lui vaut le titre de "général du peuple souverain" et sa participation à la Guerre Fédérale de 1859, celui de "citoyen courageux".

La troisième est Simon Rodriguez, le philosophe et éducateur vénézuelien (1771-1854) qui a été le maître et le guide de Simon Bolivar. Il séjourne en Europe où il perfectionne sa connaissance des langues et approfondit les idées philosophiques de Hobbes, Montesquieu, Rousseau, Voltaire, qu'il va transmettre à Bolivar lorsqu'ils se rencontrent à Paris. Bolivar, qui le nomme directeur de l'Instruction publique et de la bienfaisance de Lima en 1823, l'a surnommé "le Socrate de Colombie". Il est l'auteur de projets éducatifs réellement novateurs.

Chavez a également subi l'influence du marxisme et du christianisme. Il affirme que le premier socialiste de notre ère a été le Christ et que le socialisme doit s'appuyer sur les courants les plus authentiques du christianisme, mais aussi sur les expériences aborigènes, telles que les communes du Paraguay et du Brésil. A part Bolivar et Rodriguez déjà cités, il mentionne les projets de Jose Gervasio Artigas, un militaire et grand homme uruguayen (1764-1850), considéré comme l'un des fondateurs de l'Uruguay, dont un département, et sa capitale, porte le nom.

Quatre éléments principaux permettent de définir plus concrètement le socialisme du XXIe siècle.

  1. La morale
    Il faut récupérer le sens éthique de la vie, lutter contre les démons engendrés par le capitalisme : l'individualisme, l'égoïsme, la haine, les privilèges. C'est une arme dans la lutte contre la corruption, un mal propre au capitalisme. Le socialisme doit défendre l'éthique, la générosité.
  2. La démocratie participative
    C'est un facteur déterminant du socialisme du XXIe siècle, le pouvoir populaire. Il faut tout centrer sur le peuple, le parti doit être subordonné au peuple.
  3. L'égalité conjuguée avec la liberté
    Sur le plan social, le socialisme est une société d'inclus, d'égaux, sans privilèges.
  4. 4. Le coopératisme et l'associationnisme
    Sur le plan économique, il s'agit d'opérer un changement du système de fonctionnement métabolique du capital. Des expérimentations ont commencé au Venezuela tels que le développement du coopératisme et de l'associationnisme, de la propriété collective, de la banque populaire et des noyaux de développement endogène. Des expériences telles que l'autogestion et la cogestion sont valables. Des entreprises de production sociale et d'unités de production communautaires sont lancées à titre d'essais. Cela aidera à définir un modèle théorique, car la pratique et la théorie doivent marcher en parallèle.

En ce qui concerne l'Amérique latine, ceux qui sont à la tête de gouvernements ou de mouvements politiques et sociaux doivent dessiner une carte pas seulement stratégique, mais aussi tactique et de travail. Il faut constituer une équipe capable de faire des propositions qui changent la réalité. Il faut continuer à impulser TeleSur, PetroSur, PetroAmérica, el Banco del Sur, la Universidad del Sur. Il faut donner à ces projets un contenu de participation populaire, sinon ce seront, comme disait Bolivar, "des républiques aériennes, des châteaux en l'air".

Ces éléments reflètent la pensée de Chavez à la mi-année 2005. Depuis, il a gagné les élections présidentielles et restera au pouvoir au moins jusqu'en 2012. Le programme de cette nouvelle période de gouvernement peut se résumer, sur le plan politique, à développer le pouvoir populaire, établir des conseils communaux en tant qu'organismes de base, réaliser une démocratie libre, révolutionnaire et socialiste ; sur le plan économique, nationaliser les secteurs énergétiques et de télécommunications, diminuer les bénéfices des entreprises privées, développer énergiquement la propriété collective et l'économie populaire ; et, sur le plan social, diminuer les différences entre les pauvres et les riches, protéger les groupes de personnes marginales et de bas revenus et promouvoir la justice sociale.

Dans son discours de possession, Chavez a formulé cinq mesures destinées à impulser la construction de la révolution socialiste bolivarienne :

  1. Demander au Parlement qu'il accorde au Président le pouvoir législatif pour que le gouvernement puisse promulguer des règlements ayant effet de lois pendant une période de dix-huit mois.
  2. Modifier la Constitution afin d'abolir l'indépendance de la Banque centrale et d'annuler les restrictions au nombre de mandats du président.
  3. Développer l'éducation de tout le peuple, éliminer définitivement l'analphabétisme, implanter les valeurs socialistes.
  4. Créer les conseils communaux en tant qu'organismes de base et réformer les organismes politiques de l'Etat.
  5. Réformer les divisions administratives et redistribuer le pouvoir local.

Il est difficile d'aller plus loin dans la définition du socialisme du XXIe siècle, puisqu'il se construit théoriquement à travers les expériences concrètes, un principe auquel j'adhère volontiers. A partir de là, j'ai quelques remarques à formuler.

Le concept de peuple

Quand j'entends le mot peuple, par exemple le peuple français, je me représente l'ensemble des citoyens qui vivent en France, sans distinction, ni exclusion, à part ceux qui n'ont pas la nationalité de ce pays. Mais, réflexion faite, j'y inclurai aussi tous ceux qui se reconnaissent dans la culture, la langue, la civilisation françaises, même s'ils ne sont pas détenteurs d'une carte d'identité française.

Quand Chavez, Morales ou Correa parlent du peuple, ils se réfèrent à un sous-ensemble de la population que j'ai quelque difficulté à identifier - en tout cas les pauvres, les sans-grade, les humbles, les exclus -, car j'ai de la peine à tracer une délimitation précise. Est-ce qu'un ingénieur, une enseignante du secondaire, un commerçant moyen, un licencié universitaire, un médecin hospitalier, peut faire partie du peuple ? En tout cas, cet usage excluant m'indispose, car rien ne garantit qu'un jour, l'exclusion ne prenne pas une tournure plus grave. Cela me rappelle ce qui se passait en Hongrie (où j'avais de la famille), sous le régime communiste, quand les enfants des ex-bourgeois, non seulement perdaient la possibilité d'hériter des biens de leurs parents, mais n'avaient pas le droit d'entrer à l'Université.

Il me semble que cette conception repose sur une dimension religieuse, mal comprise et erronée si on la transpose sur le plan politique, qui donne aux pauvres, par le simple fait d'être pauvres, une forme de sainteté. Chavez s'appuie sur la parabole de la bible, selon laquelle il est plus difficile pour un riche d'entrer au paradis que pour un chameau de passer par le trou d'une aiguille. En somme, il suffirait que les riches se défassent de leurs biens pour pouvoir faire partie du peuple ou entrer au paradis, et si eux ne le font pas, l'état socialiste du XXIe siècle s'en chargera ? Mais s'il est facile de définir l'indigence ou la pauvreté - par exemple un ou deux dollars par jour et par personne - comment savoir à partir de quel niveau de possessions terrestres est-on riche ?

La corruption, un mal propre au capitalisme ?

Si on limitait la définition de la corruption aux commissions payées par les multinationales pour que des gouvernements vénaux leur passent des commandes fabuleuses, Chavez aurait raison. Effectivement, certaines grandes entreprises capitalistes utilisent une partie de leurs ressources pour changer les règles du marché en leur faveur.

Ma définition de la corruption est beaucoup plus large : offrir une récompense monétaire ou autre pour obtenir un avantage indu. Par exemple, si je glisse discrètement un billet de 10 USD à un policier pour qu'il me fasse sauter une contravention, c'est de la corruption ; si j'utilise mon épouse pour séduire mon chef lors d'une soirée, afin de renforcer mes chances d'être promu, c'est de la corruption. Question : il n'y a que dans les pays capitalistes que cela se produit ?

Pour prouver le contraire, il suffit de remonter assez haut dans l'histoire pour se situer dans une période pré-capitaliste. Par exemple, la corruption sous toutes ses formes est presque consubstantielle à l'Empire romain et constitue l'une des causes de sa décadence. Mille ans plus tard, Rodrigo Borgia achète les voix des membres du conclave pour assurer son élection comme pape. Vingt-cinq ans après, c'est la vente des indulgences pour la construction de la Basilique Saint-Pierre, qui va provoquer la Réforme. Publicité de l'époque inventée par un moine dominicain : "Aussitôt que tinte la pièce dans le coffre, l'âme s'évade du purgatoire". En 1715, le président de la Nouvelle Grenade, Francisco de Meneses est déposé parce qu'il tentait de couvrir ses dettes par le versement d'argent en échange de faveurs politiques et qu'il avait subordonné l'autorité de la Couronne à des intérêts personnels. Des exemples semblables, il y en a des milliers.

Mais, les régimes communistes actuels ne sont pas exempts de ce fléau. Alors que le parti communiste vietnamien a longtemps été considéré comme un parti aussi pur idéologiquement que moralement, le Vietnam réunifié est un pays corrompu qui se situe au 111e rang mondial de l'indice de perception de la corruption en 2006. Un récent rapport de la Commission des affaires internes du Parti communiste vietnamien (décembre 2005) concluait : "La corruption a pénétré profondément dans toutes les couches de l'administration, à tous les niveaux et dans tous les domaines. Cela se produit même dans l'aide aux victimes de désastres, l'éradication de la faim, et l'élimination de la pauvreté."

La corruption est de tous les temps, de toutes les civilisations, de tous les régimes politiques. Et elle est loin d'être éradiquée au Venezuela...

L'individualisme, l'égoïsme, un mal propre au capitalisme ?

Sur ce point encore, Chavez se trompe. Mais avant de dire pourquoi, je souhaite distinguer l'individualisme forcené, égoïste, schizoïde, à mettre en relation avec le retour du capitalisme sauvage, de celui de ce qu'on a appelé, un temps, le capitalisme rhénan, fortement mâtiné de social-démocratie. Si les spéculateurs, les yuppies peuvent être rattachés au néolibéralisme, ils ne constituent qu'une infime minorité de la population des Etats-Unis, et encore moins en Europe.

Il faut chercher ailleurs les causes de l'individualisme. D'abord dans les grandes villes, les mégapoles, dans l'habitat collectif à haute densité que l'on retrouve partout dans le monde, avec des conditions de logement dégradées qui incitent au repli sur soi, sur le couple, la petite famille ou la bande.

Ensuite, dans l'élévation du niveau de vie, dans le développement de la protection sociale dans les pays de l'Europe occidentale, qui ont défait les réseaux de solidarité familiaux et de voisinage, alors que ces réseaux ont subsisté dans les petites villes et les régions rurales. Faut-il regretter que le 98 % des habitants disposent de filets de sécurité qui les protègent contre la maladie, le chômage, la grande précarité, qui garantissent des revenus dignes aux retraités, parce que c'est le capitalisme qui les leur procure ?

Enfin, dans le développement technologique de l'information et des communications qui a permis de diversifier et d'enrichir l'offre culturelle en mettant à la portée de chacun les richesses culturelles non seulement de l'Occident, mais de toutes les grandes civilisations du monde.

Mon socialisme préféré

C'est celui du XIXe siècle, quand les idées et les expériences socialistes fusent dans toutes les directions, explorent toutes les dimensions de l'existence humaine, individuelle et sociale, et parmi elles, le coopérativisme et l'associationnisme. Mais quand Chavez parle de développer la propriété collective, cela m'évoque plutôt un type d'organisation économique à la soviétique, dont l'échec a été aussi patent en matière de rendement que de qualité de la production, agricole ou industrielle. Alors pourquoi répéter ce type d'expérience pour s'apercevoir trente ans plus tard que c'était une erreur ?

Laissons donc de côté le collectivisme, et disons oui au coopérativisme et à l'associationnisme, ces deux institutions qui pourraient être le fondement économique du socialisme du XXIe siècle.

En revanche, les nationalisations me paraissent à nouveau procéder de théories dépassées, inutiles, coûteuses et, en fin de compte contreproduisantes. Le régime de propriété d'une entreprise - privé, publique ou mixte -, ne garantit en aucun cas son efficience et sa productivité, comme le montre d'innombrables exemples dans les deux sens : entreprises publiques compétentes et rentables, entreprises privées inefficaces et déficitaires, et vice et versa. Ce qui fait la différence, c'est la qualité de la gestion d'une part, et le contrôle extérieur qui est exercé sur cette gestion, provenant de l'Etat ou des citoyens (associations de consommateurs ou d'usagers).

Quel que soit ce régime, j'attends du socialisme du XXIe des mesures telles que :

  • La limitation de l'écart entre le salaire de l'employé le moins payé d'une entreprise et celui du mieux payé,
  • La ponction des bénéfices d'une entreprise qui ne les réinvestit pas dans le but d'augmenter sa production et d'améliorer la qualité de ses produits ou services, et diminuer son impact sur l'environnement
  • La limitation, s'il s'agit d'entreprise privée, de la rémunération des actionnaires ou du montant des primes variables des cadres, à un niveau raisonnable, fonction du niveau de vie du pays où opère cette entreprise.

Un dernier point d'accord - même si Chavez ne le précise pas, cela ressort du contenu des Missions -, il ne doit plus y avoir dans un pays des habitants qui ne sont pas convenablement logés, nourris, éduqués, vêtus, soignés, où qu'ils vivent. Qu'il y en ait encore autant dans de nombreux pays du monde est une honte pour nous tous, mais plus particulièrement pour les gouvernements de ces pays.

Le parti unique ?

Il est dans les intentions de Chavez de créer un parti unique qui incarnera les idéaux et les projets du socialisme du XXIe siècle. Il a déjà, semble-t-il, un nom : Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), qui, curieusement, n'inclut pas l'adjectif "bolivarien".

Si tel est le cas, le Venezuela se transformera presque certainement en démocratie dite populaire, un régime bien connu au XXe siècle et dont les effets ont été catastrophiques pour les pays concernés. Certes, à la différence des pays de l'est de l'Europe, ce régime ne sera pas imposé par une puissance extérieure, l'URSS, sauf si le Venezuela chaviste décidait de soutenir des régimes semblables en Bolivie et en Equateur, contre la volonté de la majorité de la population.

Une véritable démocratie n'est pas compatible avec un régime de parti unique comme le démontre de nombreux exemples actuels : Cuba, Chine, Corée du nord, Vietnam, La présence ou non du pluralisme, de l'alternance au gouvernement, de la séparation des pouvoirs, de la liberté d'expression et de critique dans un régime politique permettent de discriminer entre une démocratie fictive et une démocratie authentique.

Et que l'on ne vienne pas m'objecter que cette perte des libertés fondamentales est nécessaire dans une phase de transition pour hisser la majorité de la population d'un pays au-dessus du niveau de subsistance. La plupart des pays qui ont fait cette expérience ne sont sortis de la transition que lorsqu'ils sont revenus à un régime démocratique - et capitaliste - ouvert : Bulgarie, Pologne, Hongrie, Allemagne de l'est. Toute démarche politique qui accepte la perte des libertés fondamentales "en échange" de l'élévation de la qualité de vie de l'ensemble de la population - sur le plan de l'éducation, de la santé et de l'accès aux services publics (eau potable, assainissement, électricité, communications, transports) - est voué à l'échec à long terme. Même à Cuba, la révolution castriste ne se maintiendra qu'à la condition que les successeurs de Fidel soient capables de gérer la transition vers une société de libertés. La Chine elle-même connaît une certaine évolution, grâce aux pressions extérieures qui s'exercent dans ce sens.

Un socialisme national

J'approuve l'idée d'un socialisme original, lié aux caractéristiques ethniques, historiques, sociales et économiques du pays. Reste à accorder ce credo à la pratique réelle. Le recours aux nationalisations, au parti unique, au pouvoir personnel, au quadrillage de la population n'ont rien d'original, ce sont des recettes copiées sur des expériences étrangères qui ont échoué ou qui ont été ou sont rejetées par ceux qui les subissent.

Et en Equateur ?

Dans le plan de gouvernement d'Alianza Pais (que j'examine par ailleurs), le mot "socialisme" apparaît une fois, les mots "gauche", "nationalisation" 0 fois, le nom de "Bolivar", 6 fois, l'adjectif "bolivarien" 1 fois. A l'évidence, il n'y avait pas de lien entre les perspectives de Chavez et celles de Correa dans la période où ce document a été élaboré. Pendant le second tour de la campagne présidentielle, Correa s'est efforcé de démontrer qu'il n'était ni un clone, ni même un disciple de Chavez, afin de diminuer l'impact des critiques d'Alvaro Noboa, son adversaire, et il a donc pris une certaine distance par rapport au président vénézuélien.

Il est vraisemblable que c'est entre le moment de son élection (le 26 novembre 2006), et le moment de sa possession, en tant que président (le 15 janvier 2007) que Correa s'est beaucoup rapproché de Chavez au cours de plusieurs déplacements à Caracas, au cours desquels il a reçu un appui clair et concret de la part du gouvernement vénézuélien. Il apparaît aussi que l'équipe gouvernementale n'est pas unanime sur l'opportunité de créer des liens organiques entre l'Equateur et le Venezuela - on ne mentionne pratiquement plus la Bolivie -, et, sans qu'il soit possible de parler de clans, il y a des attitudes assez différentes : le vice-président paraît être un activiste bolivarien, comme peut-être le ministre de l'économie et celui de l'énergie. D'autres sont beaucoup plus discrets.

En me plaçant sur le plan historique, je ne pense pas que l'Equateur, dans son ensemble et sa diversité, a été bolivarien d'une manière constante et profonde. L'homme qui a joué le plus grand rôle dans la libération du territoire qui allait devenir l'Equateur est José Antonio de Sucre, vénézuelien comme Bolivar, l'un de ses plus proches lieutenants, et son successeur présumé, s'il n'avait été assassiné par les ennemis de Bolivar. C'est le seul grand militaire de l'épopée indépendantiste qui repose en sol équatorien. C'est lui qui a donné son nom à la monnaie équatorienne, le sucre, et non Bolivar, comme en Bolivie (le boliviano) ou au Venezuela (le bolivar).

Bolivar a certes été accueilli avec enthousiasme à Quito, mais la seule bataille qu'il ait livrée, et gagnée, sur le sol équatorien est celle d'Ibarra, le 17 juillet 1823, laquelle était significative pour être la dernière de la lutte pour l'indépendance de la région, mais n'a pas été un grand événement militaire ou politique. Le lien le plus marquant entre Bolivar et l'Equateur relève de la vie privée : la connaissance de Manuela Saenz, une quiténienne issue d'une famille de chapetones (Espagnols résidant en Amérique latine) lors de son premier séjour dans cette ville, le 16 juin 1822. Le 25 septembre 1828, à Bogota, elle lui sauve la vie au péril de la sienne, ce qui a amené Bolivar à lui donner le surnom fameux de "Libératrice du Libérateur".

Le fait que le premier pétrolier vénézuelien, effectuant une livraison de diesel dans le cadre d'un accord de troc entre l'Equateur et le Vénézuela, porte le nom de "Manuela Saenz" n'est pas un détail insignifiant, c'est un symbole fort qui voudrait démontrer que les liens entre ces deux pays ne relèvent pas seulement d'intérêts économiques. Mais les dix années que l'Equateur a passé en tant que Département du sud de la Grande Colombie, dirigée par Bolivar, ont été difficiles, d'où la décision de se séparer d'elle en 1830, pour devenir enfin indépendant. C'est à propos de ce passage de la domination espagnole à la domination colombienne que les Quiténiens ont écrit sur les murs : "Dernier jour du despotisme, et premier jour du même".

Dans ses discours, Rafael Correa voit l'Equateur de demain comme "bolivarien et alfariste". Je suis tenté d'inverser la proposition : alfariste et bolivarien. Le général Eloy Alfaro, surnommé pas ses ennemis "le général des défaites", a conduit la plus importante révolution dans l'histoire républicaine de l'Equateur, la révolution libérale. Il est arrivé au pouvoir à l'âge de 53 ans, après une vie alternant entre celle de chef de guérillas anticonservatrices, las montoneras alfaristas, et d'exilé au Panama, en Colombie et ailleurs en Amérique latine. Il est à l'origine des transformations radicales de l'Equateur, lesquelles ont permis à ce pays d'entrer ultérieurement dans la modernité : la séparation de l'Eglise et de l'Etat, la confiscation des biens ecclésiastiques, l'éducation laïque, l'étatisation de l'état-civil, le mariage civil, le droit au divorce, la consolidation des droits, libertés et garanties civiles, l'abolition de la peine de mort, un début de reconnaissance des droits spécifiques des indiens, des montubios (paysans pauvres de la Côte) et des femmes, et enfin, il achève la construction d'une ligne de chemin de fer qui unit Guayaquil à Quito, les deux villes et régions rivales, Guayaquil et la Côte, Quito et la Sierra

La future Assemblée constituante va siéger dans un bâtiment construit à cet effet à Montecristi, une petite ville de la province de Manabi dans laquelle est né Alfaro. L'ensemble comprendra un monument gigantesque dédié à celui qui est affectueusement appelé ici le "Vieux Lutteur". Mais tous les Equatoriens ne se reconnaissent pas en Alfaro, pas plus qu'en Bolivar. Beaucoup n'ont qu'une vague idée du rôle historique de ces deux grands hommes, d'autres leur sont opposés idéologiquement. Il n'est pas sûr que le choix de ce lieu constitue un symbole propre à les réunir dans la construction de la nouvelle patrie.

Dans la phase actuelle, au début d'un processus de transformation profonde de l'Equateur dont il est difficile de prévoir l'issue, le socialisme du XXIe se présente plutôt comme un slogan, une référence vague, dont le contenu possible est fortement influencé par le modèle vénézuélien, qui est lui-même, comme nous l'avons vu, encore à l'état d'esquisse.

3 mars 2007


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