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Nouvelles du Petit Paradis en Equateur

La vie quotidienne dans le nord des Andes équatoriennes

 

Note de lecture :

POT DE TERRE CONTRE POT DE FER

C'est ce que j'ai pensé quand j'ai appris que Carlos Vera avait été remercié par la chaîne de télévision privée Ecuavisa. Carlos Vera est aussi célèbre en Equateur qu'a pu l'être Patrice Poivre d'Arvor en tant que présentateur de TF1. Il avait en charge deux espaces d'information : "Contacto Directo" (contact direct), où, du lundi au vendredi, il conduisait plusieurs entretiens avec des personnalités dans le téléjournal du matin, et "Cero Tolerancia" (tolérance zéro), le dimanche matin, un programme de confrontation entre quatre participants, représentant deux tendances opposées.

Le pot de terre, à l'évidence, c'est lui, et le pot de fer, c'est Rafael Correa, le président de la République. Cette éviction a suscité une avalanche d'articles et de commentaires, dont certains du principal intéressé.

Voici deux chroniques, lues dans le quotidien Hoy, le 24 avril 2009. La première, "Vera y los aguaceros del poder", est signée par Ana Maria Correa, déjà présentée ici et la seconde par Julio Zary. Ce dernier tient une chronique hebdomadaire intitulée "Runrun", qui signifie, dans cette acception, rumeur, commérage. Son activité principale est journaliste au sein de l'entreprise municipale d'eau potable de Quito, EmapQ.

"Vera et les averses du pouvoir

Il y a quelques semaines, je réfléchissais avec vous sur les délires insatiables du géant [Rafael Correa] et comment son ambition de pouvoir ressemblait à l'eau entre les roches, qui s'infiltre dans chaque fente pour tout toucher, tout envahir, tout mouiller. Cette semaine, l'eau a éclaboussé indirectement un média. Apparemment, la crainte de l'inondation ou du tsunami qui doit se produire le 26 avril [jour des élections présidentielle et autres] est tellement grande qu'ils ont préféré chercher des bouées de sauvetage et franchir la lame en sécurité plutôt que de lui faire face et plonger, comme le ferait un nageur courageux. L'attitude du média n'est pas différente de celle que nous avons déjà constatée dans d'autres couches de la société. Rien de différent de la soumission des autres pouvoirs de l'Etat à l'exécutif, des chefs d'entreprises amis de la commodité, de l'université déférente, des banques alignées. C'est clair et net, le gouvernement exerce un degré de dissuasion tellement fort que, grâce à son pouvoir, il finit par faire plier directement ou indirectement les volontés débiles et les cœurs peu fervents pour [défendre] leurs principes. Une preuve irréfutable de plus que l'eau mouille tout.

Il suffisait d'écouter n'importe quelle émission du samedi [où le président présente un compte-rendu de ses activités hebdomadaires], pour découvrir comment le "géant" s'était acharné contre ceux qu'il avait surnommé les schtroumpfs. Ces voix gênantes qui l'incitaient à les insulter, à leur imposer des émissions gouvernementales de manière arbitraire et souvent illégale.

C'est ainsi que la chaîne de télévision, effrayée par les eaux turbulentes, a choisi de céder devant les pressions exercées de manière subtile et ouverte, et, surtout, à l'intimidation due à l'absence des fonctionnaires gouvernementaux de son espace. Utilisant l'excuse de la violation du droit de réponse [refusé par Vera à la candidate gouvernementale à la mairie de Guayaquil], dénaturé par le média, celui-ci a opté pour la suppression du programme. Le départ de Vera est donc la perte la plus visible, mais pas la seule, produite par l'autocensure et la peur du journalisme libre d'affronter les intimidations du pouvoir. Que le personnage est polémique ? Bien sûr, Vera est un journaliste avec ses ombres et ses lumières. Il a exercé un journalisme militant, profond, intense et sujet à controverse. Ses interventions n'ont jamais été exemptes de quelques invectives et excès verbaux. Cependant, cette militance ne gênait pas quand son travail journalistique était ouvertement dirigé contre Alvaro Noboa [éternel candidat à la présidence et l'homme le plus riche de l'Equateur] et, en revanche, offrait le champ libre et poussait Rafael Correa, le candidat d'hier et d'aujourd'hui. A cette époque, ni Correa, et encore moins la chaîne, n'exigèrent le droit de réponse en faveur de M. Noboa.

Paradoxalement, par la censure exercée contre le journaliste, la chaîne a fait exactement ce que Correa réclame chaque samedi de la part des propriétaires de médias : céder devant le superpouvoir et violer la liberté d'expression des journalistes, ce qui revient à attenter contre la liberté de la presse. Il est tristement symptomatique que le processus d'accumulation du pouvoir que nous vivons ait eu un dernier contrecoup aussi violent envers un média de l'importance d'Ecuavisa. A la veille d'une élection qui scellera ce processus, nous verrons comment l'eau remplit de plus en plus tous les espaces et tente de faire taire toutes les voix qui l'empêchent de couler comme un torrent. Heureusement, les voix imperméables aux averses du pouvoir existent encore."

"Rumeurs

1. Carlos Vera, président de la République ? S'il avait obtenu que quelqu'un finance sa campagne, il serait candidat en ce moment. C'est justement ce qu'il a cherché : une candidature à la présidence avec sa manière excessive de se mettre en évidence devant les caméras. Et il n'a pas cherché un poste de conseiller municipal, une mairie ou un siège à l'Assemblée. Non, il aspire directement au poste de chef de l'Etat. Si Correa l'a fait, pourquoi pas lui ?

2. Licenciement ou démission ? On conclura que la suspension du programme "Tolérance zéro" a été un licenciement tacite de la part des dirigeants d'Ecuavisa, face aux fureurs continues du conducteur, qui irritaient les propriétaires de la chaîne. C'est ce qui se dit dans les cercles proches de ce cas, autour duquel on a monté un grand drame.

·3. Il est possible qu'il ait raison de rendre le gouvernement responsable de son départ de la chaîne dans la mesure où les milieux officiels lui ont fait grandir l'ego en répondant à ses critiques par des interventions utilisant le même espace d'information de "Contact direct", interruptions que Vera ne supportait pas et auxquelles il répondait immédiatement.

4. Un lecteur [me] dit : "Malgré mon entier respect pour Carlos Vera, cette fois, je suis solidaire avec la chaîne, je crois qu'Ecuavisa a agi correctement, notamment parce que Vera a travaillé pour les campagnes de Nebot [maire actuel de Guayaquil et candidat à la même fonction] et son programme a pu être mené pour soutenir la candidature de "Madera de Guerrero" [Etoffe de guerrier, le parti de Nebot]".

5. Un autre lecteur émet l'opinion suivante : "Il semble qu'en définitive, l'homme s'est révélé gênant pour la chaîne. En ce moment, j'ai l'impression qu'ils veulent des gens un peu inoffensifs, ce qui démontre que le "camarade" Rafael Correa fait en fin de compte ce qu'il lui plaît. Il n'en n'a plus besoin pour la confrontation, car il est à la fin de la campagne."

6. Le quotidien "Opinion" de Machala, dit dans son édition du 22 avril : "...c'est dommage pour le président Correa, car il ne lui reste que Jorge Ortiz [journaliste vedette de la chaîne privée Teleamazonas] pour se disputer. Ce qui est le plus préoccupant est que Carlos Vera est comme un perroquet dans la pampa ou un singe dans le désert. Sans un espace pour briller, cet ego sera une charge trop lourde pour quiconque." [...]

COMMENTAIRES

Je dois commencer par avouer que je n'ai jamais vu Carlos Vera dans "Contact direct". Vingt-cinq ans de séjour en France m'ont irrémédiablement convaincu que le seul téléjournal qui compte est celui de vingt heures. L'idée de regarder la télévision à sept heures du matin me paraît totalement farfelue, alors qu'il faut se préparer à affronter la journée qui vient.

Par contre, j'ai suivi pendant au moins sept ans son programme du dimanche, avec un mélange d'admiration et d'irritation. Admiration, car il n'affrontait pas seulement Alvaro Noboa, mais aussi Lucio Gutierrez, l'ex-président de la République, bien aussi dangereux que Rafael Correa pendant sa courte période de gouvernement, ainsi que d'autres personnages importants de l'Equateur. Irritation devant sa prétention à la tolérance zéro, à la définition de LA vérité qui n'était en fin de compte que SA vérité (même si je la partageais le plus souvent), devant sa conception de la conduite d'un panel télévisé et ce qu'Ana Maria appelle le journalisme militant.

Pour commencer par l'aspect personnel, Vera me rappelle Rafael Correa par bien des côtés, notamment la grande gueule. C'est probablement parce qu'ils se ressemblent trop caractériellement qu'ils ne peuvent s'accepter. Certaines émissions étaient tout simplement insupportables, car Vera occupait à lui seul autant d'espace d'expression que les quatre invités, les interrompait sans cesse et conduisait le panel là où il pensait qu'il devait aller. C'était beaucoup plus intéressant quand il était face à un seul interlocuteur capable de le contenir.

Je sais bien que la mode est aux conducteurs vedettes qui sont, ou plutôt se croient, aussi importants que leur(s) invité(s). Je ne suis pas du tout d'accord avec cette conception, car ce qu'il m'intéresse de mieux connaître ou de découvrir est l'opinion ou la personnalité de l'invité, pas celles du journaliste. Et puisque j'ai mentionné Poivre d'Arvor, c'est une des raisons pour lesquelles je l'appréciais beaucoup.

Pourtant, l'essentiel n'est pas là à mes yeux. C'est la conception du journaliste militant qui me dérange le plus. Rafael Correa n'a pas tort de répéter que le pouvoir politique se gagne dans les élections, et une partie de mon malaise face au comportement de Vera venait de l'ambiguïté de sa démarche : quand il affrontait les figures de pouvoir, j'avais l'impression que ce n'était pas en tant que simple journaliste, mais en tant que rival rentré, en tant que candidat perpétuellement virtuel, en tant que personnage qui n'a jamais eu le courage de se lancer à l'eau, pour reprendre l'image aquatique d'Ana Maria Correa.

Il me paraît utile de mieux cerner cette notion de journaliste militant, qui me semble, en première analyse, contradictoire, la responsabilité de tout journaliste digne de ce nom étant de tendre vers une certaine objectivité et une certaine neutralité dans sa tâche d'informateur. Cependant, cela me paraît tout à fait acceptable, et jusqu'à recommandable, que tout journaliste milite pour la liberté d'expression, d'opinion et de presse, comme le faisait souvent Carlos Vera. En outre, il me paraît normal qu'un journaliste salarié qui travaille pour un média engagé suive sa ligne rédactionnelle. De la même manière, un chroniqueur indépendant, comme Ana Maria Correa, doit avoir la liberté de s'exprimer à titre personnel dans un média, parce que, précisément, ce média recourt à ses services pour apporter un point de vue qui peut être distinct de celui de la rédaction et qui n'engage pas cette dernière. J'ajouterai un autre exemple de militantisme acceptable, celui de ma radio préférée depuis un ou deux ans : Radio Democracia, dont le siège est à Quito et dont le propriétaire, et le principal animateur d'une émission d'information matinale, Gonzalo Rosero, s'autorise à défendre des points de vue personnels, souvent opposés à ceux du gouvernement actuel, tout en donnant la parole aux représentants de ce gouvernement et de la tendance qu'il incarne.

Par contre, dans une chaîne généraliste comme Ecuavisa, une attitude d'informateur militant me paraît franchement inacceptable. Le parfait contre-exemple de Carlos Vera est le conducteur du journal de vingt heures, Alfonso Espinosa de los Monteros, un journaliste expérimenté et respecté, qui exprime sa désapprobation pour certains contenus d'information qu'il développe par une mimique discrète, tout en s'autorisant de temps à autre à émettre un commentaire personnel, expressément identifié comme tel.

Je pense donc que, même si le moment était mal choisi - en pleine élection présidentielle -, même si la démarche d'éviction a été tortueuse et probablement opportuniste, même si - pour reprendre le slogan de "Tolérance zéro" -, la direction de la chaîne a toléré trop longtemps une situation ambiguë, elle a eu raison de se séparer de son animateur vedette.

Et contrairement à ce que pourrait laisser entendre l'image de mon titre - un pot de terre en miettes -, je suis sûr que Carlos Vera a assez de ressources et de cran pour rebondir et faire entendre à nouveau une puissante voix de critique et de dissension. Il en faudra des voix comme la sienne pour endiguer le torrent vert clair - la couleur fétiche de Rafael Correa et d'Alianza Pais - et l'empêcher de tout envahir et de tout emporter.

30 avril 2009


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