Je prends la gomme à mâcher rose qu'il a collée sur le coin de la table de nuit. Je la mâche à mon tour. J'ai pensé qu'elle allait me rappeler la saveur des cerises, mais elle me fait plutôt conclure que Gérard (du moins c'est comme ça qu'il a dit qu'il s'appelait) a mangé un souper où l'ail était à l'honneur.
Après m'être assurée que, d'après sa respiration régulière et sifflante, mon amant passager s'est endormi pour un bon moment, je fouille dans la poche de mon jeans qui traîne par terre. J'y prends le carton d'allumettes et je vais m'enfermer dans la salle de toilette de Gérard.
L'ampoule nue qui brille faiblement au plafond me révèle une petite pièce laide et sale, telle que je m'y attendais. Gérard m'a avertie qu'il est célibataire et que son appartement n'est pas très en ordre. Plutôt que de lui répondre que ça n'a aucune importance, je lui ai dit que c'était parfait ainsi.
Je vérifie d'abord le lavabo dont l'émail jaunâtre ressemble un peu à la couleur de ma peau. Une épaisse couche de saleté s'y est accumulée. Je fais glisser le bout de mon index près de la rigole, puis lèche mon doigt. Ça goûte la crasse banale de n'importe quel autre lavabo de salle de toilette, sans plus.
Je m'intéresse ensuite à la savonnette verdâtre qui, plate et amaigrie, paresse près des robinets Je la fais tourner lentement dans ma main en examinant le côté sec et l'autre poisseux. J'en prends finalement une bouchée que je laisse fondre entre ma langue et mon palais. Je me concentre à retrouver le goût de la peau de Gérard, mais ça ne fonctionne pas. J'avale le tout, mais sans plaisir.
Derrière les robinets, je repère la brosse à dents, mal rincée. J'en suce les poils pleins de pâte à dents séchée. Quelques-uns s'enfoncent dans ma langue c'est plutôt désagréable. Je détecte un vague goût de sang et j'en déduis que mon amant doit avoir des problèmes de gencives.
Je sors ensuite, d'un petit pot en plastique transparent qui se trouve sur une tablette au-dessus du lavabo, une lentille cornéenne que je dépose sur le bout de ma langue. J'y vais délicatement, car je sais que c'est fragile. Je reconnais le goût un peu salé de la solution dans laquelle baigne la minuscule coupole. Au moment où je m'apprête à la prendre pour la remettre dans son pot, elle glisse au fond de ma gorge. Ça m'arrive parfois, des accidents. Désolée, Gérard.
Sur la tablette se trouve aussi la brosse à cheveux de l'homme. Je dois avouer que j'ai un faible pour les brosses à cheveux parce qu'elles contiennent toujours beaucoup de matière. Un examen plus attentif de l'objet me permet de constater que son fond est rempli de cheveux noirs, pour mon plus grand bonheur. Je fais glisser ma langue molle, en évitant cette fois de me piquer, entre les rangées de poils de sanglier, savourant les cheveux de Gérard, un délicieux mélange de shampooing aux amandes et de peaux mortes.
Je secoue ensuite le rasoir dans le creux de ma main. Mon amant n'avait pas la barbe bien longue la dernière fois qu'il s'est rasé. Néanmoins, je lèche les petits poils, qui ont l'air de grains de poivre, et qui goûtent un peu la crème à barbe citronnée. Qui dit rasage, dit coupure. Je vais donc voir dans la poubelle et trouve effectivement un mouchoir plein de taches rouges. Je les suce, mais ça goûte aussi fade qu'un plat sans épices. Je ramasse le cure-oreille usagé qui, lui, me surprend, car la cire qui se trouve aux extrémités goûte beaucoup plus amer que la moyenne. Intéressant. Il faut dire qu'en matière de cire, je m'y connais bien.
Le contenant d'antisudorifique à bille m'attire, lui aussi. Je fais rouler la grosse boule légèrement collante sur ma langue, ramassant les quelques poils d'aisselle, aromatisés à la sueur, qui s'y trouvent.
- Eh! Poupée? Où tu te caches? Viens voir Gérard!
Voilà qu'il vient de se réveiller, lui. Je ne peux tout de même pas m'en aller avant d'avoir trouvé quelque chose de vraiment intéressant à goûter, à découvrir.
J'ouvre l'armoire, au-dessus de la tablette. À travers les pots d'aspirine, d'iode, de prescriptions et les tubes d'onguent, je remarque une petite boîte à pilules, noire et dorée. Rapidement, je l'ouvre et j'y trouve enfin un beau cadeau: deux dents de sagesse qui ont sûrement été extraites il y a plusieurs années. Je jubile parce que je n'en ai jamais goûté.
- Poupée? Je vais aller te chercher!
Bon. Il est temps que je m'en aille goûter ailleurs si je veux me perfectionner. Je vais m'asseoir dans la baignoire et je fais craquer une allumette. Je tire sur une mèche de cheveux et je m'allume.
- Poupée? Tu es là?
Gérard frappe à la porte. S'il m'appelle Poupée, c'est parce que je lui ai dit que c'était mon nom. C'est vrai que je suis une sorte de poupée de cire. Une poupée qui va fondre lentement et disparaître dans la rigole du bain pour mieux se matérialiser ailleurs, mais avec la même faim de tout goûter pour mieux apprendre à connaître l'humain. Mais je suis un peu blasée des gens seuls. J'ai envie d'une expérience plus collective. En fait, depuis un bon moment, je pense à aller me balader dans un hôpital. Juste à imaginer tout ce que je pourrais y goûter me donne d'agréables frissons...
23 mars 1998
GROS MÉCNANTS FILMS
Zone D'Ombres #1
