Nouvelles du Petit Paradis en Equateur
La vie quotidienne dans le nord des Andes équatoriennes
(Le Petit Paradis est situé à San Antonio de Ibarra, Imbabura, Equateur.) Depuis de longues années, les habitants de mon quartier réclament la construction d'un pont pour piétons qui leur éviterait de descendre jusqu'au fond de la quebrada (le lit encaissé d'un cours d'eau le plus souvent à sec) et de remonter de l'autre côté. Bien qu'il n'y ait pas de risque d'être emporté par un torrent furieux - ce n'est qu'un filet d'eau qui coule au fond -, la pente est bien raide, le soleil de midi tape bien fort, surtout pour les vieillards et les écoliers, qui n'ont pas d'autre moyen de se rendre au centre de San Antonio, sauf à faire un immense détour et devoir prendre un bus. Comme ce quartier est semi-rural, peu peuplé, excentré - il est limitrophe du canton d'Antonio Ante -, les autorités, aussi bien municipales que paroissiales, n'ont jamais manifesté beaucoup d'empressement à donner suite à cette demande, il y avait toujours quelque chose de plus important ou de plus urgent à réaliser. Mais, en vérité, c'est toute la paroisse de San Antonio qui a été l'objet du désintérêt du maire d'Ibarra, Mauricio Larrea, dont le mandat s'achève à la fin de cette année, avec un bilan mitigé, considérant qu'il est resté huit ans au pouvoir. Sa plus grande contribution au développement de San Antonio a sans doute été sa participation annuelle, en tête du défilé des fêtes de fondation de la paroisse. Ce n'est que quand un groupe de citoyens a constitué un comité pour la cantonisation de San Antonio qu'il s'est réveillé. Subitement, Ibarra ne pouvait plus exister sans cette paroisse, haut-lieu de la culture et de l'artisanat. En conséquence, il a entrepris une campagne de dénigrement de l'objectif poursuivi par les membres du comité, accusés de vouloir démembrer le canton d'Ibarra. Cette campagne a été appuyée par de nombreux spots publicitaires à la radio et à la télé régionale, accompagnés d'une petite chanson, bien faite, sur les vertus de l'union. J'étais plus en désaccord sur la forme de cette campagne, qui jouait essentiellement sur les sentiments, que sur le fond, doutant qu'un bourg de huit ou neuf mille habitants, dont la principale activité - l'artisanat du bois - subit une forte crise économique, puisse miraculeusement se développer comme canton indépendant, à une période où le pouvoir central tend à ne plus respecter ses engagements financiers envers les pouvoirs locaux. En dehors de cette pression morale exercée sur les citoyens de San Antonio, appelés à se prononcer par référendum sur ce projet, il a eu aussi recours aux promesses électorales, dont les politiciens équatoriens font un usage encore plus généreux et mensonger que dans le reste du monde. C'est ainsi qu'il s'est engagé à mettre à la disposition des autorités paroissiales une somme de 600.000 USD pour la réalisation de divers travaux urgents, à condition évidemment que la population fasse le bon choix. Et parmi ces travaux figuraient, vous l'avez deviné, le pont unissant San Antonio à notre quartier. Face au rouleau compresseur du maire, le comité de cantonisation n'a pas su ou n'a pas pu être suffisamment convainquant pour défendre son projet, si bien que la population l'a refusé à une confortable majorité. Du coup, comme les fêtes de fondation approchaient, l'association du quartier a improvisé un char remerciant les autorités pour la construction du pont, ce qui m'a fait croire - je suis encore naïf - que nous allions rapidement passer du projet à la réalisation. Ce qui a passé, ce sont les mois. Et il est devenu toujours plus évident que c'était précisément les 600.000 dollars de San Antonio que le gouvernement central n'avait pas versé au canton d'Ibarra. La rumeur court que, du fait que le parti du maire, l'Izquierda Democrática - qui n'est ni de gauche ni démocratique - appartient à l'opposition au gouvernement, celui-ci retient les sommes qu'il lui doit au titre de la loi sur la décentralisation. Vrai ou faux, tout est possible dans ce pays ! Et il est aussi indubitable que le papier signé de la main du maire s'est révélé sans aucune valeur juridique pour le financement et l'exécution des travaux. Pour rien, les mingas (corvées) de ramassage de pierres destinées à la construction des piles, auxquelles j'échappe en payant un remplaçant. Adieu, mon beau pont ! Non pas que cela me gêne beaucoup : nous n'avons été que deux fois en en trois ans à San Antonio à pied, une fois en passant par la voie ferrée (réputée dangereuse), et une autre par la quebrada. Mais décidément, ça cogne trop fort, sous le soleil exactement... de l'équateur, juste en dessous !
Il y a quinze jours, Blanca, notre voisine, est venue nous demander de participer le lendemain à une réunion organisée par une ONG d'origine indéterminée, qui porte le beau nom d'"Amanecer Americano" (lever du jour américain). Elle disposerait de crédits suffisants pour envisager non seulement de construire le pont, mais de paver les accès ! Comme (on dit que) dit Saint Thomas, je n'y croirais cette fois que quand je le verrais. A huit heures du matin, Blanca vient nous chercher d'urgence. Nous partons si vite que nous oublions nos couvre-chefs. Nous descendons un chemin malaisé dans un paysage magnifique et nous attendons au bord de la quebrada. Bien entendu, l'"ingeniero", qui représente l'Amanecer Americano n'est pas encore arrivé. Il faut savoir qu'en Equateur, on utilise le titre universitaire ou militaire pour désigner une personne, ou à défaut le terme passepartout "licenciado". Par exemple, le maire d'Otavalo est le "sociólogo" Conejo, un des candidats à la présidence de la république est l'"abogado" Noboa, le président de la république est le "coronel" Gutiérrez. Pas de pompeux "Doctor", comme en Colombie. En ce qui concerne les ingenieros, on ne précise jamais dans quelle discipline ils ont obtenu leur titre, ce qui a pour conséquence un pullulement de ces professionnels, même en des lieux où on ne s'attendrait pas à les trouver (par exemple, un commentateur sportif). Je profite de cette circonstance pour remonter chez nous et rapporter de quoi nous protéger, maintenant que le soleil a émergé des nuages. Quand je reviens, une petite foule, qui comprend des habitants et les élèves de l'école (en uniforme), est réunie autour de l'ingeniero, en chemise blanche et pantalons noirs. L'homme qui pointe du doigt est le propriétaire des terrains environnants, inquiété par l'arrivée de ce nouvel acteur dont il ignore encore tout. L'ingeniero nous fait le petit discours habituel ici, mi-moralisateur, mi-motivant, avec l'inévitable référence à l'aide divine et à la nécessité que tous et chacun "arriman el hombro" (donnent un coup de main), au propre et au figuré. Après cette première halte, nous continuons la descente jusqu'au fond pour aller voir ce qui se passe de l'autre côté. En chemin, nous avons une vue d'ensemble de la quebrada et nous pouvons déjà imaginer l'élégante passerelle métallique qui franchira le gouffre (là où stationnent quelques personnes de chaque côté). Nous remontons de l'autre côté où l'ingénieur nous apprend que, comme l'emplacement du pont s'est modifié, il va falloir refaire les plans et que le sort de l'entreprise ne cessera pas de dépendre de la mairie d'Ibarra, dont l'occupant, heureusement, change le premier janvier prochain, mais appartient au même parti. Zut alors ! Après quelques conciliabules entre l'ingénieur et la présidente de la Junta barrial (à sa droite) et l'ancien président, toujours actif (à sa gauche), quelqu'un ayant parlé d'un charmant endroit de pique-nique agrémenté d'une source, la réunion se transforme en course d'école. A noter que la directrice de l'école, comme les quelques dames présentes - il y en a dans notre quartier, à opposer aux femmes du peuple et aux indiennes ! - se protège du soleil avec une ombrelle, et pas simplement un vulgaire chapeau de paille ou de feutre.L'endroit est effectivement magnifique. Selon la croyance indienne, les sources et les cascades sont des endroits énergétiques et curatifs. L'ingénieur profite de cette opportunité de recharger ses batteries tandis qu'une des dames retrouve l'espièglerie de ses quinze ans. Un ancien aqueduc évoque les constructions incas. La quebrada est imposante à cet endroit, on voit bien le travail de l'eau sur les dépôts de décombres d'une ancienne éruption (cf. Les montagnes volcaniques de l'Equateur). Après ces instants de délassement, nous remontons la pente pour un dernier conciliabule. A remarquer la position en retrait des trois femmes en costume qui exprime le statut encore subalterne de la femme indienne - les maris sont absents à cette heure avancée de la matinée -, alors que les métis suivent attentivement et de près les débats. La Junta barrial décide de prendre en charge l'alimentation de l'ingénieur et de ses aides quand ils travaillent dans le quartier. Une collecte est organisée, un dollar par famille. La présidente de la Junta sera choquée par le fait que la personne qui prépare le repas sert comme plat principal du riz et un oeuf au plat. Comment peut-on oser offrir à un ingénieur un "seco" sans viande ni poulet ? Voilà où nous en sommes. Je ne manquerai pas de continuer ce reportage dans la phase de construction et celle de l'inauguration solennelle du pont. Si vous avez des difficultés avec les paroisses et les cantons, lisez QUELQUES NOTIONS SUR L'ORGANISATION POLITICO-ADMINISTRATIVE DE L'EQUATEUR. |
ActualisationIl n'a pas fallu attendre longtemps pour que la situation connaisse un revirement spectaculaire. Nous apprenons d'abord que l'ingénieur parcourt le quartier en offrant des fonds pour la construction de maisons individuelles. Le coût de la constitution du dossier s'élève à 10 dollars, ce qui peut vous sembler un montant raisonnable. Il faut cependant savoir que les ONG étrangères qui élaborent des programmes d'habitation pour la population défavorisée ne demandent jamais d'apport en argent, mais uniquement une collaboration sous forme de travail, en général collectif (mingas). Les gens du quartier se divisent rapidement en deux camps : l'un étant convaincu, comme moi, qu'il s'agit d'une escroquerie, l'autre souhaitant se persuader que l'ingénieur est correct, surtout en matière de pont, puisqu'il propose une version haute, qui éviterait aux piétons un bon tiers de la descente (et surtout de la remontée). Là-dessus, la voisine nous informe que les travaux de la construction du pont ont commencé, nouvelle que j'accueille d'abord avec incrédulité, puis, ayant lu dans "La Hora" (un journal de Quito qui offre une section locale) qu'un crédit de 40.000 USD y est affecté, je dois me rendre à l'évidence : les autorités municipales et paroissiales sont revenues dans le jeu par le biais du budget participatif, dont les fonds sont accordés aux habitants qui se regroupent pour obtenir la construction d'un équipement dans leur quartier. Peu après, les radios et la télé locales font état de la présence d'un imposteur dans plusieurs quartiers périphériques du sud d'Ibarra, qui promet non seulement des maisons, mais des canaux d'irrigation, des projets de développement pour l'agriculture et l'élevage, etc. Le mercredi 19 janvier, un autre article de La Hora annonce l'arrestation de cet escroc qui, vous l'avez deviné, est bien notre "ingeniero", lequel a pris son envol, la police estimant que c'est une des plus grandes escroqueries commises dans la région et qu'entre 1000 et 1500 personnes en ont été victimes. Malgré tout, notre ami José n'est pas un mauvais bougre, car, bien qu'il ne reconnaisse pas les faits qui lui sont reprochés, il a dit au cours d'un entretien télévisé qu'"il faudra rendre l'argent". Cela me permet de vérifier un fait bien connu : les escrocs sont des gens sympathiques qui vous ont au charme. Bon, nous n'aurons perdu qu'un dollar, le coût de notre contribution à l'alimentation de sa prétendue équipe ! Reste à savoir pourquoi la municipalité a relancé le projet du pont au moment des faits évoqués. Est-ce un simple hasard ? Est-ce le changement de maire, le nouveau ayant manifesté un intérêt particulier pour San Antonio ? Ou l'arrivée de ce perturbateur a-t-elle secoué des autorités indolentes ? Il y a peu de chance de savoir la vérité dans ce pays où elle croupit toujours au fond d'un puits insondable, mais l'essentiel est que la construction du pont ait commencé, comme en témoignent les deux photos suivantes. Quand nous nous sommes approchés du chantier, le maestro nous a dit : "C'est gentil de nous rendre visite, mais la prochaine fois que ce soit avec des petits pains et des boissons gazeuses !" |
30 janvier 2005