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Nouvelles du Petit Paradis en Equateur

La vie quotidienne dans le nord des Andes équatoriennes

 

Chronique

Au 147e jour

Ce n'est pas au 7e jour, comme la création du monde par Dieu, mais au 147e jour de la création du nouvel Equateur par Rafael Correa, le président de la République.

Un mémoire urgent (pour la défense de mes intérêts économiques) m'a fait rater le rendez-vous traditionnel des cent jours de gouvernement. Je ne suis pas un fanatique de ce repère, qui est pourtant devenu un passage obligé de l'analyse de l'action d'un gouvernant qui vient d'accéder au pouvoir. A cause du chiffre rond ? Mais pourquoi ne pas le faire au 147e jour ?

Voici donc mon bilan personnel de cette période, que j'ai vécu, il n'est pas inutile de le rappeler, en tant que résident étranger, privé du droit de vote, mais disposant encore - pour le moment - du droit d'expression (je m'expliquerai plus bas sur cette phrase sibylline).

 

Un bref retour en arrière

J'ai découvert Rafael Correa, comme la grande majorité des Equatoriens, quand le précédent président, Alfredo Palacio, l'a nommé ministre de l'Economie et des finances, en 2005. Et, comme pour la grande majorité des Equatoriens, cette découverte m'a enchanté. Enfin arrive aux commandes de ce ministère clé, un homme jeune, compétent, dynamique, sympathique, souriant, et - j'hésite entre "cerise sur le gâteau" et "last but not least" -, plus préoccupé de la situation sociale du pays que du remboursement de la dette. Evidemment, cela n'a pas duré très longtemps, mais suffisamment pour qu'il supprime la restriction qui pesait sur l'utilisation d'un fond de réserve des excédents pétroliers servant pour l'essentiel à rembourser ce qu'on en est venu à appeler ici la "deuda eterna" (la dette éternelle), afin de pouvoir utiliser cet argent en faveur du bien-être, de l'éducation et de la santé de la population.

Je n'ai pas suivi de près l'étonnante ascension de celui que j'appellerai Rafael tout simplement, vers le sommet du pouvoir, la création d'Alianza Pais, le mouvement qui va porter sa candidature à la présidence (dont j'ai étudié ailleurs en long et en large le plan de gouvernement), ni la campagne pour le premier tour, car celle-ci correspondait à nos "vacances" en Europe. Je suis revenu juste avant le second tour, qui opposait Rafael à Alvarito, l'homme le plus riche de l'Equateur. J'ai si ardemment désiré que le premier gagne que cela a dû avoir quelque influence… Rafael l'a emporté, en effet, et plus largement que Sarko, avec presque 57 % des voix.

Une désillusion certaine

Quand le désir est trop vigoureux, il gomme les aspérités et les défauts, il transforme l'individu en une sorte d'ange, que ce soit une femme ou un président de la république. C'est un peu ce qui m'est arrivé avec Rafael. Et puis, je me suis aperçu à cette occasion que, malgré dix ans passés en Amérique du sud, j'avais gardé une conception élevée, idéale, morale du politique, à cause aussi, sûrement, de la sordidité, de la corruption, de l'absence d'éthique, de la violence de la politique vécue au jour le jour, aussi bien en Colombie qu'en Equateur.

Alors quand, passée l'euphorie de la victoire, que j'avais faite mienne, bien que je n'aie pas déposé mon bulletin dans une urne, j'ai été confronté au Rafael quotidien, le véritable, pas celui dont j'avais rêvé, j'ai été terriblement déçu.

Les premiers épisodes de son arrivée au pouvoir m'ont à la fois beaucoup intéressé et un peu révulsé, la triple possession du nouveau président - indigène, officielle, et celle d'Alianza Pais -, en présence de Hugo Chavez et Evo Morales. Tout de suite, j'ai éprouvé une certaine gêne, assez difficile à définir, qui a à voir, je crois, avec la transformation qui s'opère quand un homme, somme toute ordinaire, accède à la plus haute fonction de son pays, au pouvoir suprême : un spectacle, oui, un spectacle, assez médiocre, mais chargé d'émotion, avec des acteurs à la fois dérisoires et puissants, parce que les puissants, à mes yeux, ont aussi des côtés dérisoires.

Dès le lendemain du 15 janvier 2007, et même avant, un tourbillon médiatico-politique a commencé. Il ne s'est pas passé un seul jour sans un happening suscité par un président vibrionnaire. Mon intention n'est pas de revenir sur tous ces événements, mais de les résumer en quelques slogans.

A bas la partidocratie !

La première cible de Rafael a été la partidocratie, les partis traditionnels, de droite, qui comprennent aussi un parti nouveau comme Société patriotique (de l'ex-président Lucio Gutierrez), dont le comportement est identique à celui des anciens, lesquels ont complètement discrédité le système politique équatorien et les institutions démocratiques, par leur absence totale de patriotisme et de sens du bien commun, par leur corruption effrénée, par la soumission des organismes de contrôle, du Congrès et de la justice à des intérêts partisans, par la mise à sac de l'Etat et l'obtention de prébendes et de privilèges élitaires, qui ont eu pour conséquence le maintien du 80 % de la population dans la pauvreté ou l'indigence.

J'ai bien entendu approuvé ses vigoureuses attaques, j'ai été surpris comme tout le monde ici, par la mise en capilotade de ces partis réputés invincibles, la rapide perte d'influence qu'ils ont subie en quelques semaines, à cause du poids de leurs propres erreurs, mais aussi de la stratégie redoutablement efficace du président. Indubitablement, la droite équatorienne mérite le titre de droite la plus bête du monde : au lieu de monter dans le train de la réforme pour tenter de la freiner ou de la contrôler de l'intérieur, ces partis, fortement déconsidérés, se sont opposés par tous les moyens, licites ou illicites, à une consultation populaire pour la convocation d'une Assemblée constituante, promise par le président, et ancienne revendication, sans cesse reportée, de nombreux mouvements populaires.

Ce qui m'a choqué par contre, ce sont les moyens utilisés par le gouvernement pour obtenir ce résultat, copiés de ceux auxquels recouraient ses prédécesseurs : violations répétées de la Constitution et des lois, incitations à la violence contre des institutions de l'Etat faisant obstacle à ses fins, utilisation de la police tantôt pour intimider les opposants, tantôt pour laisser agir les nervis d'un parti comme le Movimiento Popular Democratico (MPD), stalinien et adepte des méthodes musclées. Or, des partis, qui appartiennent aujourd'hui à la majorité présidentielle, tels Izquierda Democratica (Gauche démocratique), Pachakutik (le bras politique de la Conaie), le même MPD, devraient aussi être taxés de partidocratie, puisque le premier a longtemps fait cause commune avec la droite et les seconds ont participé à la démolition des institutions juridiques inspirée par Lucio Gutierrez. Mais, comme ils soutiennent Raphael et son projet phare de l'Assemblée constituante, ils ont été épargnés par la vindicte présidentielle.

Ce qui m'a encore plus choqué, c'est la forme employée. Puisque le président fait souvent référence à la dignité, à la majesté de sa fonction, je trouve indigne l'expression utilisée contre le seul des opposants à la consultation sur l'Assemblée constituante qui ait eu le courage de le faire publiquement, Osvaldo Hurtado, ex-président de la République, traité de "cadavre non enterré". Il est vrai que ce genre d'insulte réjouit la populace qui constitue le gros des électeurs de Rafael. Ce n'est qu'un petit reflet de son répertoire, en voici d'autres exemples : "mafieux, médiocres, corrompus, infâmes, menteurs, malhonnêtes, traîtres, immoraux, abusifs, diffamateurs, misère humaine, canaille, handicapé mental, imbécile, etc.".

Son épithète préférée, "pelucones", nécessite un commentaire. Dans l'histoire du Chili vers les années 1840, les pelucones (porteurs de perruques) appartenaient au parti conservateur (catholique), alors que les "pipiolos" (garçons ou débutants) représentaient le parti libéral (progressiste). J'ignore comment ce terme en est venu à faire partie du vocabulaire présidentiel. Il a au moins le mérite d'être pittoresque. Mais est-ce bien ce que l'on attend d'un homme d'Etat, avec un E majuscule ?

A bas la Constitution, les institutions, les lois issues de "la longue et triste nuit du néolibéralisme"

Il est fort probable que le dédain que manifeste le gouvernement pour la Constitution, les lois et les institutions existantes ne s'explique pas, comme je l'ai insinué plus haut, par le fait qu'il copie ses prédécesseurs, mais plutôt par le rejet de tout ce qui vient de la période néolibérale qu'a vécu l'Equateur depuis une vingtaine d'années.

Bien que Rafael ne reconnaisse pas commettre ces violations, il les justifie implicitement par la nécessité de se donner les moyens de transformer l'Equateur grâce à l'Assemblée constituante en éliminant tous les obstacles, humains ou légaux, à ce projet. La nouvelle constitution, les nouvelles institutions, les nouvelles lois permettront de construire un pays de rêve où tout le monde, y compris le président, les respectera. Il faut bien croire au Père Noël !

En même temps, son gouvernement ne se prive pas d'utiliser les décisions du Tribunal suprême électoral, du Tribunal constitutionnel, quand cela lui convient, notamment pour modifier la majorité en sa faveur au Congrès. Rafael rejette avec indignation les accusations de ses adversaires ou de la presse selon lesquelles lui et son gouvernement seraient intervenu d'une manière peu transparente dans des arrangements suspects, pour faire pression sur ces organismes, comme le faisait, dans un temps pas si lointain, Lucio Gutierrez, qu'il a contribué en tant que "forajido" (rebelle) à démettre.

Lorsque les six ambassadeurs de l'Union européenne viennent lui exprimer, par l'intermédiaire du représentant allemand, leur préoccupation pour la crise institutionnelle que traverse le pays concernant le respect de l'Etat de droit, la séparation des pouvoirs, l'indépendance de la justice et le pluralisme, il leur répond qu'ils ne doivent aucunement se préoccuper à ce sujet, qu'il n'y a pas de crise, mais qu'au contraire, le pays passe par un moment merveilleux, magique, qu'il compare à mai 68 en France. Je ne sais pas si l'ambassadeur de France était présent à cette entrevue, mais il aurait dû sauter en l'air et prendre discrètement à part le président pour lui montrer combien cette comparaison était sans aucun fondement.

Mai 68 était un mouvement spontané, anarchique, de création collective, venant des profondeurs du peuple français et de l'histoire, qui n'a pas transformé les institutions existantes, mais a profondément marqué les comportements et les attitudes de larges couches de la population. Aux antipodes se trouve le changement en Equateur, piloté d'en haut par un seul homme, accompagné d'une équipe, qui prétendent interpréter les aspirations du peuple, en réalisant un projet collectif de réformes des institutions politiques, élaboré par un mouvement qui ne comprenait que quelques milliers de personnes. A voir Rafael s'exprimer et agir comme nous le verrons ci-dessous, et fournir ainsi une sorte de modèle aux Equatoriens, il est à craindre que le changement attendu se limitera aux institutions et ne touchera ni leurs comportements ni leurs attitudes.

En fait, celui qui passe par un moment magique, ce n'est pas tant le pays, que le président à qui tout semble réussir.

A bas la ploutocratie !

Sur ce front, Rafael a d'abord agressé la bonne société de Guayaquil, les gens qui font partie du Club de l'union, du Comité de bienfaisance, du Comité civique ou des Chambres de l'industrie qu'il a traités de "pelucones". Bien que pelucón n'ait pas de traduction précise dans cet usage, il faut le comprendre comme "nanti, possédant, oligarque, ploutocrate", au sens péjoratif évidemment.

Certains ont voulu voir dans ces attaques l'expression d'un ressentiment contre un milieu privilégié auquel lui et sa famille n'avaient pas eu accès lorsqu'ils vivaient à Guayaquil. L'acharnement qu'il a manifesté pendant quelques semaines à leur encontre peut justifier en partie cette hypothèse. Il me paraît plus probable qu'il s'agissait, comme dans le cas de la partidocratie, de trouver un facile soutien populaire afin de réduire par la dérision le pouvoir et l'influence d'une possible opposition économique et régionale à son projet. Lorsque les "fuerzas vivas" (forces vives) de Guayaquil lui ont fait parvenir un mémorandum exprimant leurs requêtes concernant la ville, il leur a répondu en les traitant de "fuerzas de vivos" (forces de malins, de roublards, de profiteurs), bien que l'archevêque de la ville fasse partie des signataires.

Puis, il s'est concentré sur une autre de ses cibles préférées qu'est la banque privée, traitée également de tous les noms cités ci-dessus, auquel s'ajoute ceux d'"incompétent" et de "parfait inutile" décochés au Surintendant de la banque, pour s'être opposé à la nomination illégale d'un représentant du président à la Commission bancaire.

Si l'on s'en tient au fond - celui de la forme étant ce qu'il est, et probablement pas modifiable -, ce front présidentiel est légitime. Il s'agit en effet de faire baisser le coût des crédits aux divers secteurs de clientèle du système bancaire en supprimant les commissions et en moralisant les contrats usuraires de vente à crédit proposés par les distributeurs d'électroménagers.

Par contre, l'attitude du président vis-à-vis d'un problème avec la principale banque du pays (qui est aussi la mienne !), la banque del Pichincha, me fait douter de son désintéressement, maintes fois affirmé. Bien sûr, l'erreur commise par cette banque est grave : Rafael a été maintenu pendant plusieurs années sur la liste des débiteurs avec une qualification E (irrécupérable), pour un montant de 165 USD. En effet, si un concurrent malintentionné avait découvert cette inscription, il aurait pu l'invoquer pour l'empêcher d'être nommé ministre ou de se porter candidat à la présidence, mais cette éventualité ne s'est pas produite, et le problème a été résolu ultérieurement. D'autre part, la responsabilité de cette banque était indirecte, en ce sens qu'elle a hérité d'un fichier clients d'une autre banque.

Profiter de cette circonstance pour réclamer une indemnité de cinq millions de dollars s'apparente au comportement de tous les présidents et hauts fonctionnaires de l'oligarchie qui ont utilisé leur poste pour puiser sans vergogne dans les caisses de l'Etat. Ce n'est pas le cas de Rafael, mais, s'il persistait dans son intention, c'est aux actionnaires et aux clients de cette banque qu'il porterait préjudice. Invoquer, pour justifier cette demande exorbitante, la nécessité d'assurer l'avenir de sa famille, me paraît une forme d'extorsion, légale sans doute, si le juge devait lui donner raison, mais très peu éthique, vu la pression à laquelle ce dernier serait soumis face à un tel demandeur. Pour être complet, il est vrai qu'il a fait semblant de consulter la population en la priant de lui faire savoir comment il devait utiliser cet argent. Voici ce que je suggère comme réponse :
"Señor Presidente:
Cinco millones de dólares es mucha plata. Si se quedaría con semejante platanal, ¡pertenecería à la oligarquía, que tanto aborrece! Le sugiero que se quede con no más que el 5 % et remita el 95 % a una ONG que se ocupe de proveer a los ancianos sin jubilación - los pobres entre los pobres - de asilos decentes para poder así terminar su vida en condiciones dignas, o a lo mejor crear una Fundación a su nombre que lo haga." (Monsieur le Président, Cinq millions de dollars, c'est beaucoup d'argent. Si vous gardiez un tel paquet, vous appartiendriez à cette oligarchie que vous détestez tellement. Je suggère que vous ne gardiez pas plus du 5 % et que remettiez le 95 % à une ONG qui s'occupe de procurer aux vieillards sans retraite - les pauvres d'entre les pauvres - des asiles décents pour pouvoir terminer ainsi leur vie dans des conditions dignes, ou encore mieux, créer une fondation, portant votre nom, qui le fasse.)

A bas les medias !

Les médias, télévisions et presse écrite principalement, ont vite été mis sur la sellette par notre bouillant Rafael. J'ai été d'accord avec ses premières attaques, qui ont porté sur le caractère capitaliste de certains propriétaires de médias - groupes financiers, industriels ou commerciaux -. Dès que l'on mélange le business et la communication de masse, le risque est grand d'une dégradation de la qualité des messages, qu'ils soient de divertissement, culturels, éducatifs ou informatifs. D'autre part, la liberté d'expression en prend un sacré coup, et le droit d'informer et d'être informé fait place à l'autocensure et à l'information light ou à ce qu'on appelle ici la "crónica roja", les faits divers sanglants.

Du fait que, rapidement, Rafael a exhibé un comportement peu compatible avec la dignité de sa fonction, que j'ai évoqué ci-dessus et sur lequel je reviendrai plus bas, des éditorialistes, des journalistes et des commentateurs des médias nationaux ont émis un bon nombre de réactions critiques, souvent acerbes. Il en résulte une sorte de grand écart, inconfortable pour l'intéressé : d'une part, il est un objet d'adulation d'une grande partie de la population, la moins éduquée, d'un support inconditionnel de ses partisans, et d'autre part, le secteur des médias dans son ensemble le critique durement, non pas tant sur son projet, que la manière dont il le défend et les moyens souvent illégaux que le gouvernement utilise pour le faire passer.

Le paradoxe vient de ce que ses attaques les plus féroces se portent non contre les médias les plus contestables, les moins fiables - notamment les canaux de télévision liés à des intérêts capitalistes -, mais au contraire sur les canaux de télévision et les organes de presse les plus sérieux. Comme beaucoup d'Equatoriens, je suis indigné par ce comportement pour les cinq raisons qui suivent :

  1. Ce comportement est blâmable, car il ne repose pas sur une argumentation rationnelle qu'on pourrait attendre d'un professeur d'université, PhD d'économie, mais sur des insultes et une disqualification gratuite, répétitive et grossière.
  2. Il est ingrat, car ces mêmes médias ont beaucoup aidé aussi bien le ministre que le candidat à la présidence. Sans cette aide, Rafel ne serait jamais devenu président.
  3. Il est injustifié, car les médias en question ont toujours lutté contre les abus, la corruption, l'incompétence des gouvernements et des institutions du passé, pour la réforme et l'établissement d'une véritable démocratie dans le pays.
  4. Il est indiscriminé, car il ne distingue pas les bons des mauvais, tout le monde est mis dans le même sac.
  5. Il est immoral, car il utilise des moyens d'intimidation graves comme la menace d'un procès pour outrage à autorité envers le président du quotidien La Hora, s'appuyant sur un article ancien du Code pénal, qui permet la prison préventive, et dont l'utilisation ferait de l'Equateur un des pays les plus arriérés du monde en matière de liberté d'expression.

L'objectif poursuivi par Rafael n'est pas clair. Il affirme respecter la liberté de la presse, mais ses agissements vont en sens contraire. Je serais tenté de penser que c'est toujours et encore la même démarche de disqualification préventive, utilisée contre tous les détenteurs d'un pouvoir autre que le sien : discréditer la presse affaiblit la capacité future de cette dernière de critique envers le gouvernement et de conviction envers la partie la plus éclairée de l'opinion publique. Seul le vingt pour cent des Equatoriens lisent un journal, les autres écoutent la radio ou regardent la télévision. Or, ce dernier média est beaucoup moins virulent envers Rafael que ne l'est la presse. Les canaux de télévision se contentent le plus souvent de présenter l'activité quotidienne du président sans la commenter, et en outre, ils passent obligatoirement les "chaînes nationales" du gouvernement, émissions qui ont plus un caractère de propagande que d'information.

Je m'arrête plus longuement sur ce point parce que je pense, comme beaucoup de personnes ici, qu'il n'y a pas de véritable démocratie sans liberté d'expression et d'opinion. L'Equateur n'a pas signé la Déclaration de Chapultepec, comme vient de le faire le Pérou. Si Rafael ne signait pas ce document, ses démentis concernant ses véritables intentions dans ce domaine seraient bien peu crédibles.

Ces épisodes pénibles ont cependant le mérite de remettre au centre du débat les limites, car il y en a, de cette liberté. Or, depuis que je vis en Equateur, j'ai toujours été frappé par le niveau élevé de violence verbale dans la sphère publique et le recours aux attaques et aux dénonciations en lieu et place de l'argumentation rationnelle. Ce haut niveau de conflictivité se reflète évidemment dans la presse.

Encore faudrait-il qu'il y ait débat. Dans une récente émission radiophonique du samedi, Rafael avait invité deux journalistes, réputés et sérieux, Emilio Palacio du quotidien "El Universo" et Carlos Jijon de "Hoy", deux des principaux quotidiens nationaux, afin d'échanger sur ce thème. Non seulement ils ont été pris à partie par un public de collégiens entièrement acquis au président, mais l'un d'eux, qui avait eu l'audace de le contredire un peu vivement, a été sorti par la garde présidentielle.

Et comme Rafael n'hésite jamais à en remettre une couche, à faire un pas de plus dans une direction dans laquelle on voudrait ne pas le voir s'engager, il a invité, quatre jours plus tard, quelques-uns de ces étudiants à déjeuner avec lui au palais présidentiel, afin de leur expliquer l'incident auquel ils avaient participé. Quelle leçon de vie ces jeunes, idéalistes et naïfs, ont-ils bien pu tirer de cette algarade au cours de laquelle l'homme le plus puissant de l'Equateur a humilié et mis k.o. un journaliste ? Une morale tirée de la fable antique : la raison du plus fort est toujours la meilleure... Hélas, David ne gagne pas à tous les coups.

Vive moi !

Au vu de ce qui précède, de l'attention exclusive que je porte au président, certains penseront que j'ai fait une fixation - peut-être amoureuse ? - sur Rafa, mais c'est tout à fait faux.

La réalité, c'est qu'il porte le changement, la création d'un nouveau pays, sur ses seules épaules. Il est le moteur principal du gouvernement, présent sur tous les fronts et toujours en première ligne. Il est constamment sur le devant de la scène, sur pratiquement tous les plans de l'action gouvernementale. Il n'a nul besoin d'un fusible à faire sauter quand il est en difficulté, il n'est jamais en difficulté : omniprésent, en voie d'être omnipotent, mais malheureusement pas (encore) omniscient… bien que lui pense l'être. Il faut donc se pencher sur le style présidentiel.

Le style présidentiel

Honnêtement, j'ai de la peine à le déchiffrer. Le jeune homme sympathique et souriant qu'était le ministre a fait place à une sorte de tribun vociférant, haineux, violent, doté d'un incontestable talent oratoire, dont le ressort principal est l'attaque au vitriol des ennemis qu'il se choisit, sauf lorsqu'il s'adresse à ce qu'il appelle le "peuple", auquel il réserve sa vision édénique d'un autre Equateur.

Il m'est également difficile de trancher entre deux hypothèses pouvant expliquer ce changement de comportement :

  1. Il s'agit d'une stratégie consciente, structurée, volontaire pour la création des conditions favorables à un changement planifié non seulement de l'Etat, mais de la société équatorienne, dont la définition est contenue dans le projet du socialisme du XXIe siècle qu'il n'a jamais explicité publiquement, mais qui est peut-être clair dans sa tête.
  2. Il s'agit d'une réaction spirituelle, émotionnelle, d'une transformation intérieure qui l'amène à s'identifier au rôle, non pas de sauveteur qu'il rejette, mais de symbole incarné d'une patrie qui pourrait devenir un modèle pour tout l'univers.
Le plus probable est que ces deux dimensions s'entremêlent d'une manière confuse.

Les principales caractéristiques de ce style sont la confrontation, la spontanéité, la colère, l'intolérance, la dérision, une forme de grossièreté, un manque de sérénité et d'élévation. Rafael justifie ses réactions en disant qu'il n'est qu'un mandataire du peuple, un citoyen de base qui a le droit d'exprimer ce qu'il ressent. Il se peut qu'il soit sincère, mais, à l'évidence, s'il l'est, il se trompe lourdement, surtout dans un pays sud-américain, où les figures de pouvoir font l'objet d'un respect et d'une vénération presque religieux. Ce qu'il fait, ce qu'il dit a un poids infiniment supérieur à celui de n'importe quel autre citoyen.

Il n'est qu'à voir ses nombreuses apparitions publiques pour constater l'espèce d'adoration qu'il déclenche dans les masses populaires. Il n'est pas interdit de penser que sa proximité envers les gens est authentique, qu'elle n'est pas un truc pour gagner des voix ou de l'influence. Mais qu'en sera-t-il au bout de deux ans, quand des nécessités autres qu'électorales se feront jour ? Sera-t-il capable de changer ses comportements populistes pour se transformer en homme d'Etat ? Je serais tenté de dire que non : cette conversion est improbable, sinon impossible.

D'autres aspects inquiétants du style présidentiel sont un recours systématique à la dénégation ou à la justification tendancieuse quand on lui présente le reflet de ses dires ou de ses actes, le travestissement des circonstances expliquant des situations problématiques que lui ou son gouvernement provoque, l'intolérance face à la dissension ou à la critique, l'incapacité à prendre en compte des critères autres que les siens, une forme d'insensibilité face aux effets dévastateurs que ses propres attaques ou critiques suscitent chez ses adversaires ou ses interlocuteurs.

Le contraste entre ce qu'il prêche - la morale, l'honnêteté, la transparence, le patriotisme - et ce qu'il fait est impressionnant et on en vient à se poser la question : où est le vrai Rafael ? Comment décoder des contradictions aussi excessives ? N'est-on pas face à une espèce de dédoublement à la Dr Jekyll et Mr Hyde ? Ou s'agit-il d'un jeu habile sur la distinction entre légal et légitime ? Un raisonnement du genre : "Nos agissements ne sont ni moraux, ni légaux sous l'angle de la moralité et de la légalité issues de la longue nuit néolibérale que nous refusons, mais ils sont légitimes, car l'objectif ultime est le bonheur du peuple".La fin justifierait donc les moyens ?

Pourtant, de nombreux traits du style décrit ci-dessus ne lui sont pas propres. Il les partage avec beaucoup de politiciens équatoriens, dont plusieurs présidents - Bucaram, Febres Cordero, Noboa, Gutierrez - pour ne citer que ceux que j'ai vus à l'œuvre. Ce n'est pas étonnant : il a passé la plus grande partie de sa vie en Equateur, il a été imprégné par les mœurs et les comportements des politiciens de Guyaquil, qu'il reproduit partiellement, dans les manifestations extérieures, sinon les objectifs.

Ce qui a fait écrire à un chroniqueur (Diego Pérez Ordoñez) de "El Comercio", un autre grand quotidien national, le 1er avril 2007 : "Pour finir, quelle est exactement la différence entre la vieille et la nouvelle politique ? Où se trouve le nouveau pays tant annoncé ? Quelqu'un peut-il me dire avec précision quelle patrie est revenue ? La patrie qui est revenue ressemble de manière suspecte à la patrie dont nous pensions qu'elle était derrière nous. A la patrie des caciques qui prononcent des discours détraqués depuis les balcons [du palais présidentiel]. A la patrie des disqualifications quotidiennes, chargées de discrédit et de revanche. A la patrie des vieux caudillos, toujours déguisés en rénovateurs, en porte drapeaux des changements, en propriétaires absolus d'une vérité magnifique. A la patrie de la police politique."

La dernière phrase est de trop, car, à ma connaissance, il n'y a pas aujourd'hui de police politique à l'oeuvre en Equateur. D'autre part, Rafael n'est ni un cacique, ni un caudillo, il est porteur d'un projet politique de grande envergure qui dépasse largement sa personne. C'est ce genre d'affirmations, imprécises et hasardeuses, qui provoquent sa hargne contre la presse. Pour autant, je ne peux qu'être d'accord avec les interrogations du début du paragraphe.

L'action gouvernementale

Malgré tout ce que j'ai dit sur l'hyperactivité de Rafael, il est évident qu'il doit pouvoir s'appuyer sur des collaborateurs, des partisans, des sympathisants qui sont venus occuper des postes ministériels et dans les administrations nationale et provinciales, lesquels relaient ses objectifs et ses projets.

Un bilan de ces 147 jours ne saurait être complet sans aborder les résultats concrets obtenus par le gouvernement. Celui-ci a fait son propre inventaire dans une "chaîne nationale" de pure propagande, comme on pouvait le craindre, en ne soulignant que les succès, notamment les promesses électorales tenues. Les opposants ont fait le leur de manière caricaturale, en n'insistant naturellement que sur les aspects négatifs.

Il me semble plus intéressant de montrer les deux, sans reprendre point par point les réussites ou les échecs, mais plutôt tenter une évaluation d'ensemble.

En commençant par le positif, il faut reconnaître que les promesses de campagne ont presque toutes été tenues, même si, dans certains cas, ce n'est qu'un commencement et qu'il faudra du temps pour vérifier qu'elles correspondent aux besoins. Bien que ces promesses aient eu un caractère populiste, le fait remarquable, qui contraste avec le passé, est précisément qu'elles aient été tenues !

Ensuite, un nombre considérable d'actions touchant à des aspects importants de la vie nationale ont été lancées par les ministères, dont certaines étaient attendues depuis des années et avaient été reportées à plusieurs reprises. Là encore, les effets ne se feront pas sentir tout de suite, mais le changement des attitudes et des comportements des ministres et des secrétaires d'état est remarquable : ils (elles) ne se conduisent plus comme des dignitaires ou des notables, ils (elles) ont retroussés leurs manches et semblent avoir adopté le slogan d'Alvaro Uribe, le président colombien : trabajar, trabajar, trabajar (travailler...).

Un troisième aspect positif concerne la compétence et l'honnêteté d'une majorité des membres du gouvernement, particulièrement ceux dont le champ d'action est plus technique que politique. Il est plus difficile de se prononcer sur les hauts fonctionnaires et il n'est pas sûr que les cadres administratifs moyens en place dans les gouvernements précédents aient été remplacés.

Un quatrième aspect qui rejoint les trois précédents est que les moyens financiers ont été mis à disposition rapidement au moins dans les trois secteurs prioritaires de l'action gouvernementale : social, éducation et santé.

Un cinquième aspect concerne la réorganisation des ministères et l'introduction dans l'organigramme gouvernemental de ministres coordinateurs dans cinq domaines : politique économique et production, développement social, politique sécurité interne et externe, patrimoine culturel et naturel, institutionnel (regroupe des organismes techniques appartenant à l'Etat). Il est trop tôt pour évaluer l'efficacité de cette initiative, valable si elle devait déboucher sur des administrations plus agiles et efficaces, permettant d'éliminer la lourdeur bureaucratique caractéristique de l'Etat équatorien.

Dans l'examen des côtés négatifs du bilan gouvernemental, il est difficile de ne pas revenir sur le style présidentiel, qui, à l'évidence, affecte le fonctionnement du gouvernement dans son ensemble.

Une des faiblesses que j'avais relevée dans le plan de gouvernement d'Alianza Pais est devenue manifeste : la difficulté à définir des priorités, en dehors des trois mentionnées ci-dessus, qui a amené par exemple Rafael a déclarer une dizaine de fois l'état d'urgence, sur la base de constats partiels, d'où une dispersion des efforts, du désordre et de l'inefficacité, particulièrement évidents dans le secteur pétrolier. Pour ne mentionner qu'un point concret qui affecte énormément les ménages, le gouvernement s'est révélé incapable de résoudre le problème de la distribution du gaz domestique dans de nombreuses provinces et celui de la distribution des carburants dans les régions frontalières (voir mon analyse La question des subsides aux combustibles).

Un autre élément négatif vient des nombreux effets d'annonce, le plus souvent sous forme de plans, dont les résultats concrets sur le terrain sont peu perceptibles et se font attendre. Il est vrai que l'action gouvernementale a pu être freinée sur certains projets par la paralysie du Congrès pendant deux mois, laquelle a empêché le vote de nouvelles lois ou de modifications de lois anciennes.

L'hyperactivité de Rafael et son omniprésence médiatique diminuent la visibilité des actions des ministères, dont les détenteurs sont réduits au rang de simples comparses, situation qu'ils semblent accepter pour le moment, parce qu'en échange, le président les valorise et les soutient, mais qui pourrait avoir de graves conséquences à terme.

Bien que la transparence soit un des leitmotive de Rafael, elle n'est pas évidente dans des domaines clés comme les activités pétrolières, la défense nationale, la gestion de la dette. L'affaire du "patividéo", du nom du ministre de l'Economie et des finances, Ricardo Patiño, - une tentative de dénoncer des pratiques corrompues dans la gestion de la dette qui s'est retournée contre ses auteurs -, a jeté une lumière crue sur les conceptions et les actions d'un haut responsable gouvernemental, qui seraient jugées aberrantes dans tout autre pays que l'Equateur. Etre honnête ne consiste pas seulement à ne pas mettre l'argent de l'Etat dans sa poche, comme semble l'affirmer ce ministre pour sa défense, mais à toujours se référer à des principes éthiques dans la conduite de son existence, en tant que personne et en tant que fonction. Enfin, dans un domaine qui semble réservé au président, celui de la nature du futur régime, on peut même dire que ses intentions sont totalement opaques.

Une autre ligne de force du projet présidentiel apparemment laissée de côté, est la participation citoyenne, qui, pour le moment se limite aux votations (obligatoires) et à la présence enthousiaste dans les manifestations et fêtes populaires dont Rafael est friand. L'action du secrétariat "Peuples, mouvements sociaux et participation citoyenne", dirigée par une proche de Rafael, semble se limiter à la coordination de mouvements populaires, surtout, apparemment, pour appuyer les projets de Rafael et du mouvement Pais. Alors qu'il m'était apparu que la participation des citoyens était une dimension transversale de l'ensemble du projet d'Alianza Pais, couvrant tous les aspects de la vie quotidienne, et visant à la création d'une citoyenneté active, notamment dans le domaine du contrôle de l'action des autorités et des entreprises publiques.

Le futur, proche et lointain

Entre les adversaires de Rafael qui le voient dans les habits d'un dictateur à la Chavez et ses partisans qui rêvent d'une sorte de paradis sur terre, je suis tenté, comme toujours, par la voie médiane. Mais celle-ci ne m'offre aucune certitude sur ce que pourrait être l'avenir du pays. J'essayerai donc de sortir de cette impasse en présentant quelques scénarios possibles.

En commençant par le pire, l'échec, que ce soit en cours de mandat ou à la fin de celui-ci. Le pays reste ce qu'il a été jusqu'à l'arrivée de Rafael au pouvoir : désorganisé, désuni, soumis à la corruption et à la pauvreté, même si une amélioration des conditions de vie matérielle des plus pauvres est atteinte. Ce scénario me paraît peu probable, sauf si les moyens financiers qui soutiennent l'activité du gouvernement sur les plans social, éducatif, de la santé, de l'économie populaire et de l'environnement venaient à manquer pour des raisons extérieures au pays : baisse du prix du pétrole, du fait d'un changement radical de la politique énergétique des principales économies mondiales, d'une découverte importante dans le domaine des énergies renouvelables ou de la motorisation automobile, de la signature d'un accord de paix au Moyen-Orient, toutes circonstances invraisemblables à court terme. Ou, sur le plan intérieur, en raison d'un environnement politique et idéologique défavorable qui affecterait le tissu industriel et commercial du pays (entraves à l'économie de marché, nationalisations, pénalisation des investisseurs nationaux ou internationaux, etc.).

A l'autre extrême se trouve le scénario de la réussite totale : tous les objectifs évoqués dans le plan de gouvernement d'Alianza Pais sont atteints de manière au moins satisfaisante, sinon optimale. Ce scénario me paraît également peu probable. Principalement en raison de l'incapacité de Rafael et de son gouvernement à créer un accord national, à rassembler la plus large partie des forces politiques, économiques et sociales par le dialogue, la concertation, la négociation, la recherche de compromis autour d'objectifs redéfinis engageant un maximum d'acteurs. C'est exactement le contraire de tout ce qu'ont montré les comportements et les attitudes de Rafael au cours de ces cinq premiers mois de gouvernement. Et rien ne permet de penser qu'ils vont changer.

Les autres scénarios portent sur la nature du régime issu des travaux de l'Assemblée constituante, dont les résultats sont totalement imprévisibles au moment où j'écris ces lignes.

J'imagine donc un troisième scénario, qui suppose que la composition de l'Assemblée constituante soit relativement équilibrée en matière de genre, d'âge, de convictions politiques et idéologiques, de compétences, de projets, etc., c'est-à-dire que, contrairement à ce qu'espère Rafael, son mouvement Pais n'obtienne pas la majorité absolue. Si, en outre, l'Assemblée choisissait un président ou une direction modéré(e) et lucide, le projet constitutionnel qui en sortirait pourrait favoriser l'accord national évoqué plus haut et permettre la fondation d'un nouveau régime, avec ou sans Rafael, dont les effets pourraient s'avérer positifs aussi sur le plan économique. Ce scénario me paraît également peu probable pour les mêmes raisons que celles évoquées à propos du second scénario : la résolution inébranlable de Rafael d'obtenir, par tous les moyens, la majorité absolue à cette Assemblée.

Le quatrième scénario repose au contraire, sur l'hypothèse d'une victoire présidentielle aussi incontestable que celle obtenue à la consultation sur la convocation de l'Assemblée (82 % de oui) et donc à une nouvelle constitution qui correspondrait aux mystérieuses intentions de Rafael concernant le socialisme du XXIe siècle, ses institutions et son fonctionnement. Ce scénario me paraît probable, mais pas certain.

Je pourrais bien sûr poursuivre cet exercice en combinant ces quatre scénarios entre eux, mais je préfère vous laisser faire ce travail et proposer mon scénario personnel, qui s'apparente au quatrième, plus par intuition que par analyse, qui serait de toute manière pseudo-scientifique.

Le fond de ma pensée

Tout s'abord, je crois à la sincérité de ce que j'appellerai l'amour christique de Rafael pour les simples, les humbles, les déshérités de la terre équatorienne, même s'il est mêlé à des attitudes populistes. Je vois donc se profiler, au-delà de son charisme manifeste, une forme de messianisme. Rafael tire toute son incroyable énergie de l'amour en retour d'une large partie de la population avec laquelle il entretient une relation symbiotique, fondée sur une confiance et une foi infantiles en un personnage quasi sur-humain.

Je suis persuadé qu'il est impossible de construire sur cette forme de relation une démocratie telle que celle définie par les ambassadeurs de l'UE : le respect de l'Etat de droit, la séparation des pouvoirs, l'indépendance de la justice et le pluralisme, en y ajoutant le respect de droits fondamentaux, en particulier celui de la liberté d'expression. Seuls des individus ayant atteint un niveau minimum de maturité, de sérénité, de connaissance de soi et d'autonomie peuvent devenir de véritables citoyens, qui sont encore une minorité même dans les démocraties avancées. La démocratie participative prônée par Alianza Pais requiert aussi ce type d'individus.

C'est pourquoi je crois qu'il y a un malentendu profond entre ceux qui préconisent ce que j'appellerai pour faire simple la démocratie à l'occidentale et quelqu'un comme Rafael qui pense - ou sent - que l'action d'un gouvernant passe d'abord par un contact direct et profond avec les gouvernés.

S'il fallait en croire l'évolution au cours de ces premiers cinq mois de gouvernement, le scénario le plus probable serait celui de l'accentuation du caractère personnel du régime, qui se traduira très probablement dans les nouvelles institutions et les nouvelles lois. Faut-il pour autant parler de dictature ? Cela dépendra du degré et de l'ampleur de l'opposition à cette évolution, qui pourrait durcir le régime pour l'amener à un véritable autoritarisme, afin d'imposer ces changements aux minorités récalcitrantes. Nous ne sommes pas loin des conceptions de Simon Bolivar à la fin de sa vie, mais je ne connais pas le degré d'intimité de Rafael avec celles-ci. Peut-être ont-ils quelque chose en commun : "[...] des défauts de tempérament et de comportement que ses propres excuses et celles de ses partisans ne font qu'amplifier. Il y avait une prédisposition émotionnelle en Bolivar, des moments où la raison s'effaçait et la passion s'imposait [...]." (John Lynch, "Simon Bolivar, a Life" Harvard University Press, p. 64)

Le fond de ma pensée est que si, malheureusement je devais avoir raison, l'Equateur deviendrait peut-être un paradis pour le "peuple", mais plus pour moi, qui me verrais une nouvelle fois obligé de changer de Petit Paradis. ¡Que Dios no lo quiera!

Nota bene :

Si vous n'entendez plus parler de moi ces prochains mois, c'est que je pourrirai dans une geôle équatorienne pour injure à la majesté de la fonction présidentielle.

Non, non, cela n'est pas vrai... En réalité, je pars en Europe pour une longue pause estivale, et quand je reviendrai, quelques jours après l'élection des délégués à l'Assemblée constituante, il sera de nouveau temps de parler politique.

10 juin 2007

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