Nouvelles du Petit Paradis en Equateur
La vie quotidienne dans le nord des Andes équatoriennes
ChroniqueLes droits de la natureJ'ai déjà abordé le travail de l'Assemblée nationale constituante (ANC) dans une Note de lecture intitulée "Une grossesse difficile". Si j'y reviens, c'est parce que l'ANC a voté, le 10 avril 2008, un ensemble d'articles sur les droits fondamentaux, qui a suscité beaucoup de réactions, aussi bien positives que négatives. En effet, à l'article 1, paragraphe 2 de ce texte, on peut lire : "La nature est sujet des droits que lui reconnaissent cette Constitution et la loi.". Et à l'article 2, paragraphe i) : "L'Etat est responsable de garantir que les mécanismes de production, de consommation et d'utilisation des ressources naturelles et de l'énergie réussissent à préserver et récupérer les cycles naturels et à permettre des conditions de vie dignes." Un débat en première lecture vient d'avoir lieu en séance plénière, le 6 juin, sur un ensemble de six articles définissant avec plus de précision la portée de ces droits. Il faudra attendre la deuxième lecture pour connaître la version définitive. Tout en trouvant cette innovation séduisante, en y réfléchissant, j'en suis venu à me poser deux questions : Qu'est-ce qu'une constitution et à quoi peut-elle servir ? Et, à partir de mes réponses, à tenter un bilan des pros et contras liés à l'introduction d'un article sur les droits de la nature dans une constitution. Il est peut-être utile de préciser que je ne suis pas un spécialiste du droit, et encore moins du droit constitutionnel. Cependant, j'estime que j'ai quand même le droit de m'exprimer sur un tel sujet, et peut-être aussi celui de me... tromper. QU'EST-CE QU'UNE CONSTITUTION ?Sans vouloir offenser personne, j'ai l'impression que les membres de cette vingtième Assemblée constituante de l'Équateur ne se sont pas posé cette question, ni la suivante. Ils sont plutôt partis dans l'idée de réinventer le droit constitutionnel, au vu des résultats en général négatifs obtenus dans les 19 précédentes, ainsi que - c'est ma formulation - de donner une leçon de démocratie au reste de l'univers. Or, la forme constitutionnelle est née d'un long travail de la pensée européenne, à partir de la redécouverte par les penseurs de la Renaissance des travaux de leurs lointains prédécesseurs grecs et romains, poursuivi au XVIIe siècle par des philosophes tels que Descartes, Spinoza, Hobbes et Locke, et débouchant au XVIIIe siècle - avec les apports de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau, des Encyclopédistes et de Kant -, sur une contestation radicale de l'absolutisme royal, et son remplacement par un autre système de gouvernement, la démocratie, fondé sur l'idée d'un contrat social entre le peuple, devenu le souverain, et ceux qui vont exercer le pouvoir dans un pays donné. Cette forme a trouvé ses premières concrétisations dans la Constitution des États-Unis du 17 septembre 1787, puis dans la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, qui va être placée en tête de la Constitution, encore royaliste, des 3-14 septembre 1791, et enfin dans l'Acte constitutionnel du 24 juin 1793, avec une nouvelle rédaction de cette Déclaration. C'est sur ces bases que s'est instituée ce qu'il convient d'appeler la démocratie à l'occidentale ou démocratie libérale - au sens politique de libéral, à ne pas confondre avec néolibéral ! -, qui est en ce moment l'objet de nombreuses remises en question. A mes yeux, c'est cependant la seule qui mérite le nom de démocratie. Il vaut la peine de citer deux textes fondamentaux. D'abord, un extrait de la Déclaration d'indépendance (4 juillet 1776), qui fait partie de la Constitution des États-Unis : "[...] Que tous les hommes sont créés égaux, qu'ils sont tous dotés par leur Créateur de certains droits inaliénables, que, parmi ceux-ci, il y a la vie, la liberté et la poursuite du bonheur. Que pour garantir ces droits, les gouvernements sont institués parmi les hommes, tirant leur juste pouvoir du consentement des gouvernés, que, chaque fois qu'une forme quelconque de gouvernement détruit ces fins, le peuple a le droit de la changer ou de l'abolir, et d'instituer un nouveau gouvernement, en posant ses fondements sur de tels principes, et en organisant ses pouvoirs de la manière qui lui paraisse la plus propice à lui apporter sécurité et bonheur."
Voici ensuite le texte de la plupart des articles de la Déclaration de 1793, en sautant le préambule : L'actualité de ce texte est saisissante, si l'on passe par-dessus quelques archaïsmes, mais il a 215 ans ! Il n'y a pas une seule constitution aujourd'hui qui offre autant de droits et de garanties aux citoyens, et de nombreuses d'entre elles violent une ou plusieurs de ces dispositions, même dans des démocraties avancées. Cependant, il est aussi utile de rappeler qu'il n'a fallu attendre que 2 mois ½ pour que tous les droits qui y sont énoncés soient violés, de la manière la plus barbare, avec le déclenchement de la deuxième phase de la Terreur. Quant à l'Acte constitutionnel qui suit, il compte 124 articles. Il est consacré aux institutions de la République, et à leurs conditions de fonctionnement. Cette division entre droits - la partie dogmatique - et institutions - la partie organique - a été reprise dans beaucoup des constitutions nationales qui ont suivi. Au contraire, la constitution des États-Unis, la mère de toutes les constitutions de l'époque moderne, la seule originaire, commence par la description des organes de l'Union. Elle présente des caractéristiques uniques : elle ne compte que 7 articles et elle n'a jamais été modifiée en 221 ans, si ce n'est par 27 amendements. Les dix premiers amendements ont été ratifiés en 1791 et constituent la Bill of Rights, l'équivalent de la Déclaration des Droits de l'homme, mais en moins complet. Les amendements les plus connus et fréquemment invoqués sont le 1er amendement, qui établit la liberté religieuse, la liberté d'expression et de presse et le droit de rassemblement et de pétition, le 2e, qui autorise la possession et le port d'armes, le 13e qui prohibe l'esclavage, etc. Une curiosité : le 18e amendement instaure la prohibition de l'alcool et, 14 ans après, le 21e supprime cette disposition. Une autre caractéristique intéressante de cette constitution : elle est éminemment adaptable aux circonstances de chaque époque. La forme constitutionnelle a connu un développement considérable depuis la fin du XVIIIe siècle. Je ne pense pas qu'il y ait aujourd'hui un seul état sans constitution. Mais l'existence d'une constitution ne garantit pas que les régimes constitutionnels soient démocratiques et respectent l'État de droit, la séparation et l'équilibre des pouvoirs, l'indépendance de la justice, l'alternance, le pluralisme, ainsi que les droits individuels, qui ont été définis en 1948 par la Déclaration universelle des droits de l'homme incluse dans la Charte des Nations Unies, que tout état membre est censé respecter. En résumé, la constitution est la loi suprême d'un pays, elle ordonne toutes les lois secondaires, elle définit les droits et les devoirs des citoyens et elle institue les organes de l'État et leurs conditions de fonctionnement. A QUOI SERT UNE CONSTITUTION ?Le préambule de la Constitution des États-Unis donne une réponse concrète à cette question : [...] "former une plus parfaite Union, établir la justice, assurer la tranquillité intérieure, préparer la défense commune, promouvoir le bien-être général et garantir les bienfaits de la liberté pour nous et notre postérité." Les principaux buts d'une constitution correspondent à sa nature. Elle prévoit les conditions dans lesquelles s'exécute le contrat social entre le peuple souverain et le gouvernement. Elle vise à assurer que la législation produite par le parlement, les décisions et les actes de l'exécutif, les verdicts des instances judiciaires, le fonctionnement de l'administration, les pouvoirs régionaux et communaux respectent les principes fondamentaux qui y sont définis, comme doivent le faire les citoyens et les organisations relevant de la société civile. Toute violation de la Constitution doit pouvoir être sanctionnée par un tribunal constitutionnel. Cette description des fonctions de la constitution est restée un idéal pratiquement inatteignable, même dans les démocraties libérales avancées. Le juridisme prédomine dans l'élaboration et l'interprétation des principes du constitutionnalisme, ainsi que dans le processus de construction des constitutions. Cette prédominance s'explique par l'ancienneté de la forme constitutionnelle qui a permis d'accumuler un savoir énorme et la formation d'un corps de spécialistes. Elle a pour effet de freiner son évolution vers une meilleure adaptation de l'instrument aux problèmes d'aujourd'hui, dans une perspective de plus grande efficacité, si ce terme peut convenir à un objet aussi auguste. Trois principales déficiences peuvent être relevées dans la période contemporaine. La première est que le contrat social est une fiction, je ne saurais dire s'il est plus aujourd'hui que jadis du fait de la complexité grandissante de l'État. L'écart est considérable entre le concept théorique de contrat social - ou du consentement - entre le peuple et le gouvernement et le processus concret d'élaboration de la constitution, laissé le plus souvent entre les mains de spécialistes du droit constitutionnel. L'Assemblée nationale constituante (ANC) de l'Équateur a fait un effort considérable pour favoriser la participation populaire à ses travaux. Cela s'est traduit par le déplacement de commissions dans diverses provinces et par la venue de nombreuses délégations, plus ou moins fournies, à Montecristi, le siège de l'ANC, lesquelles ont remis des pétitions ou des projets plus ou moins consistants, touchant à des intérêts de villes, de régions, d'organisations diverses - économiques, sociales, politiques, culturelles, ethniques, de genre, etc. - , dont l'utilisation apparaît en fin de compte plutôt réduite, les constituants - qui ne sont pourtant pas des juristes - ayant donné la priorité aux contenus élaborés par la majorité gouvernementale de l'ANC. A ce jour, la nouvelle constitution est loin d'être terminée et il reste à voir comment l'Assemblée va diffuser le produit fini à la population pour que celle-ci s'approprie son contenu. Vu la prépondérance de la propagande dans la communication, qui a caractérisé les six premiers mois de fonctionnement de l'ANC, je ne suis pas très optimiste sur la possibilité des citoyens lambdas de comprendre les véritables enjeux, sous-jacents à leur décision d'accepter ou non la nouvelle loi fondamentale. L`écart est également immense entre la théorie et la réalité, en ce qui concerne la souveraineté du peuple, qui se limite le plus souvent à voter oui ou non au référendum constitutionnel ou aux autres consultations qui lui sont proposées, pour autant qu'elles le soient. Avec la professionnalisation du personnel politique dans toutes les démocraties, le système représentatif est à bout de souffle, et le discrédit de la classe politique est presque partout élevé. Une anecdote significative, extraite de "De Gaulle II : 1946-1970" d'Éric Roussel (Perrin 2006), citant des propos de Louis Terrenoire : "Le général tire un papier d'une pile de feuillets posés sur son bureau et me lit une réflexion de Chamfort qu'il a recopiée : "Premier principe : il n'y a de souveraineté que dans le peuple. Deuxième principe : il ne faut jamais lui permettre de s'exercer." A huit jours du référendum [du 8 avril 1962 sur les accords d'Évian mettant fin à la guerre d'Algérie], le général semble goûter très particulièrement la saveur de cette double maxime." Il ne doit pas être le seul ! Enfin, la distance est énorme entre les droits formels, qui figurent dans une constitution, et les droits réels tels qu'ils s'exercent, même dans une démocratie avancée. Le fait est que dénoncer la violation de ses droits constitutionnels est théoriquement possible, mais pratiquement compliqué et coûteux dans de nombreux cas, et presque impossible dans les démocraties périphériques du Tiers monde ou les régimes autoritaires. Quand les auteurs de la Déclaration d'indépendance ou les conventionnels qui ont rédigé la Déclaration des droits de l'homme parlent du bonheur, je ne suis pas sûr qu'ils pensaient au bonheur concret de leurs contemporains, il s'agissait déjà d'une revendication abstraite de légistes. Un certain nombre de conditions doivent être remplies pour qu'une constitution atteigne les objectifs qu'elle a fixés. J'ai évoqué ci-dessus le conservatisme du milieu des constitutionalistes, particulièrement marqué en Équateur, lequel fait obstacle à une évolution du droit constitutionnel. A l'autre extrême, l'ANC semble vouloir prétendre le réinventer, en prenant des risques considérables pour la suite, et notamment l'établissement d'une jurisprudence stable et rationnelle par la future Cour constitutionnelle. Étant donné le caractère fondateur et central de la constitution, les changements devraient être progressifs, mais il est souhaitable d'en apporter. Pour réaliser cette progressivité, il est nécessaire de prévoir une procédure de modification de la constitution qui soit à la fois souple et rigoureuse. La constitution équatorienne de 1998 a posé des verrous tels que toute tentative de réforme s'est révélée impossible et il n'y a pas eu d'autre alternative pour le nouveau président que de convoquer une nouvelle assemblée constituante. La durée de vie moyenne d'une constitution en Équateur est un peu supérieure à 9 ans. Si les constituants de 2008 commettaient l'erreur d'entraver ou d'interdire toute réforme de la constitution, afin de préserver les acquis de la révolution citoyenne, le prochain régime n'aurait pas d'autre alternative que de convoquer une nouvelle assemblée constituante. A cet égard, le cas de la constitution de la République populaire de Chine est intéressant, en raison de la nature autoritaire et non démocratique - parti unique - de ce régime. La constitution actuelle date de 1982 et elle a été amendée à quatre reprises : 1988, 1993, 1999 et 2004. Cette périodicité coïncide avec celle des Congrès du Parti communiste chinois. La Constitution reflète donc les changements impulsés par le Parti et son secrétaire général - successivement Deng Xiaoping, Jiang Zemin, Hu Jintao - et elle détermine les évolutions juridiques ultérieures. La révision de 1988 vise à légitimer l'existence de l'économie privée et à donner une base constitutionnelle aux transferts des droits fonciers. En 1993, l'expression "économie socialiste de marché" remplace celle d'"économie planifiée", et l'"économie gérée par l'Etat" remplace "économie appartenant à l'Etat". La révision de 1999 traduit la détermination du Parti à poursuivre la réforme et la politique d'ouverture, ainsi qu'à gouverner le pays selon la loi. Certains amendements définissent la dimension politico-économique du "socialisme aux caractéristiques chinoises". En 2004, les changements les plus représentatifs sont une reconnaissance explicite des droits de l'homme, une meilleure protection de la propriété privée et une nouvelle approche plus civile de l'état d'urgence (cf. Chen Jianfu, "La dernière révision de la Constitution chinoise", Perspectives chinoises, n°82, 2004). Les changements en Chine peuvent apparaître lents et insignifiants, par exemple en ce qui concerne les droits de l'homme, mais ils s'opèrent selon une séquence bien déterminée - décisions du parti, insertion dans la Constitution, nouvelle législation, évolution de la société - qui leur donne un caractère sûr et stable. Malgré l'autoritarisme du régime, le socialisme à la chinoise est évolutif, et il aboutira probablement, dans un délai difficile à préciser, à une démocratie relative, à la chinoise également. La manière dont les autorités du régime dictatorial du Myanmar et celles de la République populaire de Chine ont réagi à la catastrophe qui a touché récemment leurs populations respectives démontre clairement qu'en Chine deux des droits fondamentaux de l'homme, à la vie et à la protection de l'Etat, sont remarquablement respectés, alors qu'ils sont honteusement niés au Myanmar. Une tendance critiquable du constitutionalisme actuel est l'allongement des textes constitutionnels, poussé jusqu'à l'absurde dans le cas de la Constitution européenne. La constitution actuelle de l'Équateur compte 284 articles et 46 dispositions transitoires, celle du Venezuela respectivement 350 et 18, celle de la Colombie respectivement 380 et 6. Or, plus un texte constitutionnel est long, plus les difficultés d'interprétation et les risques que les articles se contredisent sont grands. Dans de nombreux cas, les dispositions introduites dans la constitution devraient plutôt figurer dans une loi secondaire pour ne pas encombrer le texte fondamental par des détails. Un exemple aberrant est celui d'une initiative constitutionnelle visant à introduire dans la constitution helvétique un article intitulé "qualité et efficacité dans l'assurance maladie" sur lequel le peuple suisse s'est prononcé le 1er juin 2008, qui aurait eu sa place dans une loi sur l'assurance-maladie, mais vraiment pas dans la constitution. Circonstance aggravante, la rédaction ambiguë du texte autorisait des interprétations contradictoires. Heureusement que le souverain - il l'est vraiment dans ce cas-là - a su le jeter dans les poubelles de l'histoire. Une autre tendance contestable est d'introduire des références à des doctrines économiques ou idéologiques, que l'alternance démocratique - lorsqu'elle existe - rend périssables. Par exemple : l'article 244 de la constitution équatorienne de 1998 spécifie "dans le cadre de l'économie sociale de marché", phrase que les mouvements indigènes et sociaux ont traduite par "économie néolibérale". Ils n'ont eu de cesse d'obtenir la convocation d'une assemblée constituante pour la modifier puisque la voie de la réforme s'est avérée fermée. Pour remplacer cette mention par "économie solidaire", qui posera le même problème, dans un laps de temps indéterminé, si les constituants décidaient d'empêcher toute modification de la future constitution.
Une bonne constitution n'est pas la plus bavarde ou la plus exhaustive, c'est celle qui distingue l'essentiel de l'accessoire, l'intemporel du passager, les principes fondamentaux des slogans ou des modes du présent. Il est également imprescriptible que la rédaction des articles constitutionnels réponde à des critères de clarté, de simplicité, de cohérence, et bien sûr aussi de pertinence juridique, qui permettent au peuple souverain de s'en approprier et aux juristes chargés de les interpréter de les rendre opérationnels. Les articles adoptés jusque-là par l'ANC ne s'ajustent pas tous à ces exigences intellectuelles. Ils ont trop souvent un caractère déclamatoire et idéologisé qui les assimile plutôt à un manifeste politique qu'à la loi fondamentale. C'est également le cas, par exemple, du préambule de la constitution chinoise dans sa version de 1982, qui reste marqué par des références historiques et idéologiques pesantes, en retard sur l'évolution de la société : La tabula rasa de l'Assemblée équatorienne de 2008 est légitimée en partie par ce que Rafael Correa a appelé la longue et triste nuit néolibérale. Si la nuit a été triste et longue, elle n'était pourtant pas si néolibérale que ça, mais plutôt le résultat de la main-mise de certains groupes politiques et économiques équatoriens sur l'Etat pour la poursuite d'intérêts privés. L'aspiration de la population à un changement profond ne porte pas nécessairement sur la nature du régime, comme le propose la majorité pro-gouvernementale de l'ANC, mais sur la manière dont les responsables gouvernementaux prennent en compte ses besoins. La constitution que l'ANC est en train de rédiger devrait donc représenter une avancée notable des droits et des libertés des citoyens de ce pays. Les articles déjà adoptés démontrent que ce n'est pas vraiment la voie choisie. Comme l'a écrit si justement Fabian Corral dans une chronique de "El Comercio" en date du 13 mars 2008, "tous les droits, y compris les droits politiques les plus compliqués, résident dans les individus concrets et proviennent de leur volonté, de leur consentement et de leur adhésion. Ils ne naissent pas de réalités collectives, ni d'utopies diffuses. Les personnes humaines sont les titulaires originels du pouvoir et de la souveraineté. L'Etat reçoit des individus, à travers le pacte social originaire, une série de facultés dérivées, provisoires et révocables, qui constituent les structures de pouvoir du gouvernement. Le pouvoir politique est un "prêt conditionnel", une concession dont l'entrée en vigueur et la validité dépendent de la réalisation des propositions qui justifient le contrat social : la préservation et la protection des droits fondamentaux, la liberté, la sécurité" (Fabian Corral est un avocat quiténien réputé, doyen et professeur à l'Ecole de droit de l'Université San Francisco à Quito). Avec toutes ses limitations, la constitution reste un instrument indispensable pour qu'une société trouve le bon cap. Toutefois, faire croire à la population équatorienne - comme la campagne pour la convocation d'une Assemblée constituante l'a laissé entendre -, que c'est la constitution qui va mettre fin à la pauvreté, créer des postes de travail, permettre d'offrir une éducation et des soins de qualité, protéger l'environnement, etc., relève de la malhonnêteté intellectuelle. L'Assemblée a aggravé son cas par une propagande intensive sur les mêmes thèmes à partir des articles qu'elle adopte ou des mandements (lois) qu'elle promulgue. La partie dogmatique de la 19e constitution, que les constituants actuels prétendent améliorer, est, aux dires des spécialistes, une des meilleures d'Amérique du sud. Et pourtant, les droits de nombreux Équatoriens n'ont pas été respectés depuis sa mise en application en 1998. Il serait fastidieux de faire la liste de ces violations. Deux exemples suffiront :
Ce n'est pas la Constitution qui est en cause, c'est la volonté politique de l'appliquer qui a fait défaut, c'est l'insuffisance de l'activité législative en termes de priorités, de qualité des lois et de l'existence de lois couvrant l'ensemble de l'éventail des droits, c'est la déficience des prestations offertes par les services de l'État chargés de répondre aux besoins de la population, à cause de la bureaucratisation et de la corruption. PROS ET CONTRAS D'UN ARTICLE CONSTITUTIONEL SUR LES DROITS DE LA NATUREL'article sur les droits de la nature va me permettre de faire un exercice d'application de ce qui précède. Je vais commencer par les contras. La première objection, et probablement la plus importante, est d'ordre juridique : la forme constitutionnelle repose, comme nous l'avons vu plus haut, sur un contrat social entre les citoyens et les gouvernants, soit entre des êtres humains. De la même façon, ce sont des hommes qui sont sujets de droits, mais aussi de devoirs. Or, la nature est une entité complexe, composée d'une multitude d'êtres vivants - les animaux et les plantes -, d'objets inanimés - les minéraux, la terre, les montagnes -, d'objets fluides et mobiles - les rivières, le vent, les nuages -, etc. En tant que telle, puisqu'elle n'est pas dotée à proprement parler de volonté et d'autonomie, elle ne peut pas être partie à un contrat, ni assujettie à des devoirs, comme le sont les êtres humains. La notion de droits de la nature remet donc en question les fondements juridiques, mais aussi philosophiques, de la forme constitutionnelle. De ce point de vue, c'est une absurdité, puisque la réciprocité qui fonde le constitutionalisme disparaît, la nature ne pouvant en aucun cas rendre des comptes sur son action. En outre, s'il est vrai que les sociétés humaines exercent une action destructrice sur l'environnement, certains phénomènes naturels échappent totalement à leur influence, comme l'ont montré de récentes catastrophes, le cyclone au Myanmar, le tsunami dans l'océan Indien et le tremblement de terre en Chine. Si le premier peut être imputé en partie à l'action de l'homme - en partie seulement, car il y a eu des cyclones de toute éternité -, les deux autres événements en sont indépendants. D'autre part, il y a des périodes dans l'histoire de la terre où la proportion de CO2 dans l'atmosphère, par exemple, était égale ou supérieure à celle d'aujourd'hui. Au cas où l'idée d'accorder des droits constitutionnels à la nature est de rétablir et protéger les équilibres naturels, elle n'est que donc que partiellement pertinente. En outre, rien ne garantit que l'attribution de ces droits va déboucher sur un véritable contrôle des dégradations que les Équatoriens infligent à leur environnement. Je ne peux que répéter ce que j'ai écrit à propos des droits humains. La constitution de 1998 a permis d'élaborer des lois protégeant l'environnement. Si elles n'ont pas atteint leurs objectifs, ce n'est pas la constitution qui est en cause, c'est la volonté politique de l'appliquer qui a fait défaut, c'est l'insuffisance de l'activité législative en termes de priorités, de qualité et de complétude des lois et des règlements d'application, c'est la déficience des services de l'État chargés des contrôles et de la répression, à cause de la bureaucratisation et de la corruption. En ce qui concerne le texte constitutionnel, il suffirait pour obtenir le résultat désiré de reprendre, en le complétant, l'article 23.6 de la Constitution de 1998 : "Le droit de vivre dans un environnement sain, écologiquement équilibré et libre de contamination. La loi établira les restrictions à l'exercice de certains droits et libertés pour protéger l'environnement." Dans une chronique intitulée "Ambientalismo" (écologisme), parue dans "Hoy", le 7 mai 2008, Teodoro Bustamante aborde ce thème. Il est professeur à la Flacso (Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales) de Quito, - laquelle a fourni beaucoup de cadres au gouvernement de la révolution citoyenne -, où il est le coordinateur du programme d'études socio-environnementales. Très critique à l'égard du régime actuel, c'est également un analyste connu, et, en tant que tel, il contribue à de nombreuses publications. Aux yeux des constituants, l'attribution de droits à la nature est une innovation remarquable et révolutionnaire parce qu'elle permettra de dépasser l'anthropomorphisme qui caractérise la civilisation occidentale et de supprimer les dégradations que cette dernière inflige à la nature. Bustamante signale cependant "que l'idée d'assigner des droits à la nature (ou à ses organismes) n'est pas nouvelle, elle est présente de différentes manières dans de nombreuses traditions. Dans le monde féodal, les jugements d'animaux étaient fréquents et beaucoup de traditions animistes et totémiques établissent des normes (qui ne sont pas à proprement parler des lois) dans la même perspective. Il est important de souligner que ces normes n'ont pas de sens en dehors de leur contexte. Dans certains cas, elles faisaient partie de systèmes juridiques beaucoup plus arriérés que le capitalisme du XVIIIe siècle. Dans le monde moderne, les formes archaïques de protection de la nature peuvent donner naissance à des systèmes corporatistes inefficaces et générateurs d'inégalités." Deuxièmement, Bustamante relève "plusieurs inconsistances dans une telle façon d'agir. La première, et la plus générale, est qu'en réalité le dépassement de l'anthropocentrisme est plutôt illusoire et erroné. Ce que nous faisons est de traiter la nature comme si elle était humaine, en lui donnant des attributs humains, mais par là même nous ne la reconnaissons pas comme une dimension de la réalité, qui obéit à des lois distinctes, nous montrons plutôt notre incapacité à reconnaître la limitation de cette construction humaine qu'est la loi. La nature n'a pas besoin de nos lois." Enfin, dans un pays aussi conflictuel et procédurier que l'Équateur, il me semble risqué d'inclure de tels articles dans la constitution, car, étant donné son caractère diffus, des individus ou des groupes d'intérêts pourraient s'en emparer pour obtenir des avantages ou des effets, difficiles à prévoir aujourd'hui, devant la future Cour constitutionnelle. Je vois dans cette démarche de l'Assemblée l'aspiration à reconnaître et mettre en valeur l'héritage indigène, l'indigénisme étant un courant qui s'affirme fortement dans les pays andins : les sociétés autochtones respectent et adorent la nature - la Pachamama - comme une entité dotée de volonté et d'autonomie, à laquelle les hommes doivent se soumettre. L'idéal de vie est le "sumag causay" (la belle vie), dans le sens de vie harmonieuse, entre les hommes et avec la nature. De telles croyances sont respectables, mais elles correspondent à des groupes humains relativement réduits, aux structures peu complexes, et je pense, comme Bustamante, qu'elles constituent une régression, un archaïsme, qui n'est pas acceptable et ne peut pas être imposé dans une société contemporaine, dans laquelle les indigènes ne sont plus la majorité. La seule manière de résoudre les nombreux problèmes de l'environnement à court, moyen et long terme, est de développer, puis de recourir à des technologies avancées, et non à des stratagèmes dangereux, telle que la production de biocarburants à partir d'aliments pour les hommes ou les animaux. Il conviendrait de s'assurer que, dans la rédaction finale de la nouvelle constitution, un article allant dans ce sens y figure. Comme l'écrit Bustamante, "le mieux pour la nature est que les humains se donnent une bonne constitution". LES PROS Pour être honnête, j'ai beaucoup de peine à trouver des arguments en faveur de l'inclusion des droits de la nature dans une constitution. A dire vrai, je n'ai qu'une chose à dire à dire à ce propos, mais elle est de poids : si l'Assemblée constituante estime que le modèle de la démocratie libérale, tel qu'il est délinéé dans ce qui précède, ne convient pas à l'Équateur, elle a pleine liberté d'en proposer un autre. La question est de savoir si, dans ce cas, sa revendication - fonder une démocratie exemplaire pour son respect de tous les droits (individuels, collectifs et de la nature) - sera justifiée. Seul, l'examen de la nouvelle constitution dans sa version finale, puis les résultats de son application à la société équatorienne, permettront d'en juger. Pour le moment, ce n'est qu'une proclamation creuse et peu crédible. Évidemment, je ne peux pas en rester là et j'ai choisi de m'appuyer sur un blog d'Alberto Acosta, le président de l'Assemblée constituante, intitulé "La Naturaleza Como Sujeta De Derechos" (La nature en tant que sujet de droit). Comme ce texte est trop long pour être traduit, j'en résume ci-dessous les principaux points. Vous pouvez en consulter la version complète sur le site de l'Assemblée constituante, blog d'Alberto Acosta. On passe de la justice sociale au XX siècle à la justice environnementale au XXIe siècle. La normativité environnementale concerne la régulation légale du comportement humain sans remettre en question le modèle déprédateur, ce qui conduit à justifier ou à tolérer les atteintes à l'environnement. Cette vision ne prévient ni n'empêche la pollution et la destruction, elle permet de les codifier, et ne les pénalise que dans le meilleur des cas. Pour la société occidentale, la nature est la source de ressources qui existent pour être exploitées, vendues et achetées, comme l'étaient les esclaves. Chaque renforcement des droits était considéré comme impossible avant d'être réalisé. L'extension des droits des noirs, des femmes, des enfants était considéré comme une absurdité juridique. Pour libérer la nature de sa condition d'objet, il faut procéder de la même manière qu'avec les esclaves. Du fait de la non reconnaissance des droits de la nature, les écologistes sont considérés comme des criminels, des désadaptés, des fondamentalistes [c'est - malheureusement - surtout le cas en Équateur, et de la bouche même du président Correa !]. Le modèle occidental de développement n'est pas reproductible et sera rapidement insoutenable. Le modèle industriel de progrès et de bien-être occidental, basé sur des ressources inépuisables, éternelles n'est plus viable. Les pays industrialisés apparaissent comme des pays sous-développés ou mal développés et en outre ils mettent en danger la survie de la planète. Le développement inégal se maintient et augmente, y compris dans les pays développés. Il faut repenser la logique du développement et dénoncer son mythe. La perception de la nature comme devant être dominée par l'être humain, puis comme un système devant être exploité, a des effets destructeurs. La catégorie "nature" est une création sociale qui évolue en fonction de la relation que les humains entretiennent avec elle. Il faut entreprendre un travail de réexamen des catégories ontologiques dominantes afin de reconstruire l'idée même de développement. L'accumulation matérielle basée sur la destruction de la nature est contestée. Cela implique un questionnement de la croissance économique comme une option magique pour la solution des problèmes du Sud, qui revient à insérer la logique dévastatrice de l'accumulation capitaliste, laquelle affecte l'environnement et les cultures et promeut l'inégalité. La reconceptualisation de la nature permet de traiter des thèmes comme la biogénétique, les aliments transgéniques, l'exploitation des ressources naturelles, la pollution et les traités internationaux sur le climat global, pour trouver des réponses éthiques sur le respect de la vie. La perspective du développement durable exige de coordonner les processus productifs avec les limites et les demandes environnementales et de confronter la conception dominante, qui prétend que les atteintes à l'environnement sont des coûts qui peuvent être compensés grâce à des résultats quantitatifs et technologiques. Le développement durable assume et dépasse l'espace national, car il exige des réponses locales, pensées et reliées globalement. Il est urgent de définir le développement, ou mieux la forme d'organiser la vie humaine sur la planète, avec une signature universelle. Il est urgent de comprendre que l'être humain ne peut survivre en marge de la nature, il fait partie d'elle, il n'est pas un spectateur. Tout cela conduit à comprendre que la nature est sujet de droits, reconnus à partir de l'identité de l'être humain qui en fait partie. Et, en conséquence, le nouveau cadre normatif constitutionnel de notre pays devra reconnaître que la nature n'est pas un ensemble d'objets dont quelqu'un pourrait s'approprier, mais un sujet de droits légaux ayant une légitimité juridique. Tout système légal fondé sur le sens commun, sensible aux destructions de l'environnement, appliquant des connaissances scientifiques ou ancestrales sur le fonctionnement de l'univers, doit interdire aux être humains d'annihiler d'autres espèces ou détruire les écosystèmes naturels. En suivant cette ligne de réflexion, voici quatre principes fondamentaux pour avancer vers la "démocratie de la terre" :
"L'établissement d'un système légal dans lequel les écosystèmes et les communautés naturelles ont un droit inaliénable d'exister et de prospérer situerait la nature au plus haut niveau de valeur et d'importance. Cela permettrait d'empêcher les dégâts, de repenser les activités humaines dont le coût écologique est trop élevé et d'augmenter la conscience et le respect des autres. Le jour viendra où le droit de la nature sera respecté et exigé. Pourvu qu'il ne soit pas trop tard. Il est assez tôt pour que nos lois reconnaissent le droit d'un fleuve à couler, interdisent les actes qui déséquilibrent le climat terrestre et imposent le respect de la valeur intrinsèque de tout être vivant. Il est l'heure de freiner l'emballement de la mercantilisation de la nature, comme en d'autres temps, on a interdit l'achat et la vente des être humains." COMMENTAIRES EN FORME DE CONCLUSIONLa manière dont Acosta justifie les droits de la nature se fonde sur une argumentation en partie juste, en partie biaisée par un filtre, celui de l'écologisme militant. Sa conception de la nature comme généreuse et équilibrée - une bonne mère en somme - me rappelle la discussion sur le bon sauvage, l'homme originaire, non corrompu par la société et la civilisation. Elle relève plus de l'idéologie que d'une approche objective des phénomènes naturels, chose étonnante pour un habitant d'un pays régulièrement ravagé par des inondations, des tremblements de terre et des éruptions volcaniques. La nature non vue à travers un tel prisme détruit et reconstruit sans arrêt. On peut même avancer que sans ce cycle constant de destruction/reconstruction, la vie sur terre n'aurait pas évolué comme elle l'a fait. Cela ne justifie évidemment pas les destructions opérées par l'homme et la civilisation industrielle, mais notre vision à très court terme de l'évolution de la vie sur terre ne nous permet pas de faire des conjectures sur la manière dont la nature va gérer ces déséquilibres, à part les changements climatiques constatés depuis quelques années. La seule invocation que nous pouvons raisonnablement faire est celle du principe de précaution : devant l'inconnu que représentent les réactions de la nature face à l'impact des destructions humaines, il est sage de les arrêter le plus vite possible et de tenter d'y remédier par une action systémique. D'autre part, si la partie valide de sa démonstration est acceptable et jusqu'à convaincante, Acosta ne démontre pas, à mes yeux, la nécessité impérative d'introduire un article sur les droits de la nature dans la constitution. Pour qu'elle m'apparaisse ainsi, il faudrait que je partage sa prémisse du "sumag causay".
Acosta a totalement raison quand il affirme que la nature n'est pas envisagée comme un tout - je dirai pour ma part comme un système hautement complexe -, et que les effets des régulations environnementales sont partiels et limités. Mais elles existent. Plus dans les pays développés que dans les moins développés. On pourrait même dire que, plus le degré de développement est élevé, plus les mesures de protection de l'environnement sont importantes. Les principaux promoteurs du modèle déprédateur sont les États-Unis et les multinationales, mais George Bush peut bien de pas avoir signé le protocole de Kyoto, cela n'empêche pas la Californie d'appliquer ses propres normes, parmi les plus strictes, que devrait envier la ministre de l'Environnement équatorienne. En outre, certaines multinationales ont pris des engagements environnementaux rigoureux, comme par exemple Nestlé, dans ses "Principes de conduite des affaires du groupe Nestlé ". Voici un extrait de ce document :
Au-delà des bonnes intentions, ce qui paraît indispensable est de compléter les régulations environnementales existantes par de nouveaux types, qui intègrent la dimension systémique des phénomènes d'interaction entre les actions humaines et les réactions naturelles. Il me semble que les connaissances sont suffisamment avancées pour qu'on puisse aller dans cette direction. Mais évidemment sans négliger la stricte application de mesures de bon sens. Acosta a raison de demander une révision des fondements philosophiques de la démocratie, de la conception du progrès matériel et technique indéfini, du développement dans sa relation avec l'exploitation de la nature. Toutefois, je trouve insolite qu'il ne se réfère pas explicitement à l'important défrichage conceptuel sur ce thème, accompli par les altermondialistes, les promoteurs de la croissance zéro, qui me semble inspirer ses considérations. Il a également raison de mentionner le lien entre le local et le global, mais il reste muet sur les manières de le réaliser dans le cas concret de l'Equateur. Quand Acosta écrit que la société occidentale "fait de tout une marchandise. Le bois, les bananes, les organes humains, l'eau ou les minéraux du sous-sol, sont des ressources destinées à être exploitées, achetées et vendues.", je me demande où il veut en venir. Si les bananes, le bois - sans préciser s'il s'agit d'espèces protégées ou non -, sont des exemples de commercialisation indue, à quel modèle de production et d'échange se réfère-t-il ? Le troc ? Ne faudrait-il plus cultiver que pour sa propre consommation et vivre en autarcie ? En l'absence d'autres éclaircissements et de propositions concrètes, cela me rappelle les utopies communautaires des hippies. Mais une approche à la fois plus réaliste et plus écologique est aussi possible. Prenons les bananes. Il est vrai que la spécialisation de l'Equateur comme un des premiers producteurs et exportateurs mondiaux de bananes a des effets pervers sur l'environnement et la santé des travailleurs des bananeraies. Il est vrai que les frais de transport de ce produit sur de grandes distances, avec le franchissement du canal de Pananma, sont élevés et que la pollution qui en résulte est importante. D'un autre côté, il est également vrai que la banane est un aliment riche qui ne peut pas être cultivé, disons, en Europe, et qui n'a pas d'équivalent diététique dans les zones tempérées. Les consommateurs européens devraient-ils s'en priver ? Les solutions sont diverses, en voici deux qui me viennent à l'esprit :
Je crois donc qu'Acosta se trompe quand il pense que les progrès technologiques n'ont pas la capacité de diminuer, puis d'arrêter la destruction de la nature. Si l'on n'avait pas perdu trente-cinq ans depuis la première crise pétrolière pour trouver des substituts au pétrole, le bilan écologique de la planète ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui. La pile à combustible, par exemple, serait peut-être opérationnelle. On aurait également pu inventer des matières non issues du pétrole pour la production des ordinateurs, des appareils électroménagers ou encore des fertilisants. Le temps perdu pourrait être en partie rattrapé si la volonté politique existait au niveau mondial pour promouvoir avec vigueur la recherche sur les produits et les techniques de substitution et dénoncer les pressions éventuelles des grandes compagnies et des pays producteurs de pétrole. Le problème que soulève l'approche exigeante d'Acosta est par quel modèle remplacer le modèle déprédateur actuel, qui n'est pas seulement le fait de la société occidentale, mais de l'ensemble des nations, développées ou non. Le titre de plus grand pollueur de la planète ne revient plus aujourd'hui aux États-Unis, mais à la Chine, et bientôt peut-être à l'Inde. Il ne suffit pas de lancer des accusations pour justifiées qu'elles soient, encore faut-il proposer quelque chose à mettre à la place. Quelque chose de plus qu'un article constitutionnel, car le modèle déprédateur est aussi à l'œuvre en Équateur, sans que le gouvernement actuel n'ait rien fait, jusqu'à maintenant (en 17 mois), pour en arrêter les ravages, bien que la constitution et les lois en vigueur lui en donnaient les moyens. Le président a bien pris un décret pour interdire l'abattage de certaines espèces natives d'arbres, mais l'exploitation de la forêt primaire a continué, avec parfois la complicité des communautés ou des tribus autochtones. De manière contradictoire, le président a aussi pris un décret autorisant le prélèvement des ailerons sur les requins capturés par la pêche incidente, sans que les écologistes équatoriens ne se soient mobilisés (sauf erreur de ma part). Les installations perfectionnées de traitement des eaux usées sont rares, les rivières et les lacs sont pollués, très peu de municipalités pratiquent le tri sélectif des ordures et le compostage, les décharges sont rarement conduites selon des normes de pointe, il n'y a pas de système de récupération et de valorisation des déchets à l'échelle nationale, le parc automobile comprend une proportion élevée de véhicules anciens, et seule une petite partie subit un contrôle technique annuel, les carburants sont de mauvaise qualité et polluants, leur bas prix (subventionné) incite au gaspillage, le contrôle du trafic d'espèces animales protégées est laxiste, etc., je pourrais allonger la liste... Le manque de ressources est une réalité dans un pays comme l'Equateur, mais c'est aussi une excuse pour ne rien faire et reporter sur les pays développés la responsabilité de la pollution de la notre planète. Pourtant, en me limitant à deux points de la longue énumération qui précède, si la récupération des déchets coûte, elle rapporte aussi, et l'utilisation de techniques douces pour l'épuration des eaux usées, en recourant à des plantes ou à des bactéries, nécessite plus d'ingéniosité et d'habiletés que d'investissements lourds. Enfin, qui ne pourrait être d'accord avec les quatre principes pour une démocratie de la terre ? Mais, le passage de ces principes à la réalité aurait des conséquences tellement gigantesques sur l'organisation des sociétés humaines et sur la vie quotidienne qu'ils sont totalement chimériques à l'heure actuelle. Un petit exemple, mi-plaisant, mi-sérieux : comment concrétiser "le respect de la valeur intrinsèque de tout être vivant" ? Une formulation lyrique qui doit vous inciter à ne plus tuer de mouches ou de guêpes, à devenir végétalien ? Et encore, une salade est un être vivant. Ou les mots ont un sens, afin qu'ils servent à changer les comportements humains, ou ils sont là seulement pour faire joli. Les choses ne sont pas aussi évidentes que l'Assemblée constituante et son président ne semblent le penser. Par certains aspects, leur vision du monde me paraît caricaturale, provinciale et déphasée. Ils se sont enfermés dans un processus nombriliste qui les empêche de sortir de leur bulle d'utopie, du repliement nationaliste et souverainiste, et d'aller chercher ailleurs des leçons ou des solutions utiles, au risque que l'Équateur ne devienne un pays, sinon déviant, tout au moins marginal, désinséré du concert des nations. Ailleurs... dans un monde toujours plus ouvert, communiquant, en interaction, interdépendant. C'est aussi cela la globalisation.
POST-SCRIPTUM : 8 juin 2008 |