Ils s’écrivent depuis leur rencontre en 1982. Depuis trente ans, l’écrivain suisse de Berlin, Matthias Zschokke, et le critique littéraire allemand Niels Höpfner (qui a signé en 1991 la seule biographie littéraire existante de l’écrivain, Zschokke, ein sanfter Rebell) échangent courriers, cartes, fax ou, depuis les années 2000, mails. En 2009, Niels – qui conserve tout – a proposé à Matthias de publier une partie de cette correspondance. Courriers de Berlin propose sur 900 pages 1500 mails (bien) écrits entre octobre 2002 et juillet 2009 et longs de quelques lignes à plusieurs pages. Seuls les messages de Zschokke apparaissent, sans que la compréhension en soit le moins du monde contrariée. Courriers de Berlin dessine ainsi de manière impressionniste une fresque inédite: celle de la vie d’un écrivain occidental du XXIe siècle qui tente de vivre de sa plume, trimballe son ordinateur d’une résidence d’écrivain à une autre, suit la vie des théâtres et du milieu culturel sans se priver d’en piquer ses acteurs avec un mordant réjouissant. Angoissé, râleur, caustique, dandy, surprenant, trivial, curieux, sage et velléitaire, Zschokke est irrésistible. On repose son livre en ayant absolument l’impression que c’est à nous qu’il vient d’écrire durant dix ans.
C’est donc votre ami Niels qui vous a convaincu de publier une partie des courriels que vous lui envoyez depuis plus de dix ans?
Oui. En tant que critique littéraire un peu, en tant qu’ami beaucoup. Il a rassemblé tous mes courriels et me les a renvoyés avec un petit mot disant que c’était le meilleur roman qu’il avait lu depuis des années et que je devais le publier. J’ai commencé à lire, et après quelques pages seulement j’ai commencé à travailler, parce que le texte me fascinait. J’ai concentré les 1500 pages du départ à 900. Aujourd’hui, moi aussi je dis que c’est le meilleur roman que j’ai lu depuis des années.
Quels aspects de vous pensez-vous que ces courriels représentent?
Vos questions me font rougir. En écrivant le livre, j’ai oublié que c’était moi dont il était question. C’est devenu un certain «je» qui raconte sa vie à un certain Niels. Niels est devenu dans le livre chaque lecteur, chaque lectrice. Autrement dit: Niels est une sorte de Harvey. Vous connaissez Harvey, cette comédie américaine vaudevillesque dont le héros, adulte, a pour meilleur ami un gigantesque lapin invisible? Chaque lecteur peut s’imaginer son propre Niels, un ami fidèle qu’il aimerait avoir…
Pourquoi s’arrêter en 2009?
Par hasard. Niels allait mal à cette époque-là. Il allumait chaque matin son ordinateur la mort dans l’âme. Il craignait que nos mails n’atterrissent dans le vide sidéral de l’Orcus s’il ne les gardait pas. C’est alors qu’il les a rassemblés et m’a envoyé ce vaste ensemble. Comme il avait vraiment l’air malade et déprimé, je n’ai pas osé lui répondre que je n’avais aucune envie de me plonger dans ce tas de papiers – vous connaissez ce sentiment gênant que l’on éprouve en relisant une de ses propres lettres d’antan? Mais j’ai été pris. J’ai lu le tout comme le roman d’un autre, rempli d’aventures et d’humour, vif, surprenant, drôle, triste, bête et intelligent. Et toujours absolument authentique.
Vous aviez envie de montrer la petite fabrique quotidienne à écriture? La vie au jour le jour de cet intellectuel occidental nommé Matthias Zschokke?
Je m’ennuie de plus en plus en lisant les romans classiques contemporains. Je n’y vois que des bricolages narratifs, des écrivains (moi y compris) bien nourris assis dans leur bureau bien chauffé qui fabriquent à l’infini leurs fictions lisses et efficaces racontant des histoires de femmes qui aiment des hommes qui aiment d’autres femmes qui ont un cancer du sein. Je préfère lire – et donc écrire – des phrases et des pensées qui me touchent personnellement, m’occupent et m’obsèdent. Le devoir d’un écrivain n’est pas de formuler des phrases et des fables jolies, vernies, mais de nous parler du petit train-train gigantesque et insupportable nommé la vie. Ce que je veux apprendre d’un écrivain, c’est comment il supporte tout ça.
Pourquoi prenez-vous tant de plaisir à communiquer par courrier électronique?
C’est une question d’âge, je pense. Les années qui passent vous poussent à préférer les êtres humains à distance plutôt qu’en chair et en os.
Dit-on par écrit ce qu’on ne dit pas par oral?
Écrire est une tout autre chose que parler. Nous en souffrons, nous autres écrivains. On aimerait pouvoir toucher la vie, le temps, l’ambiance avec son écriture; mais la vie, le temps et l’ambiance s’échappent phrase après phrase. Une rose vue ou dite n’est jamais une rose écrite. Le courriel raccourcit le chemin entre la tête et la formule écrite. Et permet de duper parfois cette autocensure qui paralyse la créativité.
Entretenez-vous une correspondance abondante?
J’aime communiquer à distance. Mais pas avec des gens du milieu littéraire. Parce qu’avec eux, je n’oublie jamais que c’est de la littérature que je fabrique. Mais avec les autres, oui. Je me donne aussi de la peine: personne ne veut ennuyer un destinataire avec son message. On essaie toujours de présenter ce qu’on a à dire d’une manière convaincante et séduisante. C’est le cas pour Courriers de Berlin aussi: tout y est écrit pour un lecteur. Ce n’est pas un journal intime. C’est pour cela qu’il se lit si bien.
En quoi ces mails sont-ils aussi de la littérature?
Je ne sais pas ce qu’est la littérature. Elle change sans cesse. Il fut un temps où le roman n’existait pas. Puis il n’a été bon que pour les bonniches et les jeunes filles – les hommes sérieux, les intellectuels méprisaient ce genre. Aujourd’hui, on pense que seul le roman représente la vraie littérature. Dans quelques années, le roman sera démodé et remplacé par d’autres genres. Je ne prétends pas avoir inventé un nouveau genre, mais mon livre me semble différent, vivant et stimulant. Je le considère comme de la littérature pure et j’ai bien l’intention de continuer dans cette voie. Dans les Courriers, plus besoin de déguisement. En disant «je», je peux raconter tout ce que je veux, parce que la meilleure manière de se cacher est de se montrer nu.
Les soucis d’argent, de cachet sont récurrents. Difficile de vivre de sa plume? Publier ce livre est-il une manière de montrer cela?
Le livre raconte l’histoire d’un homme de mon âge qui essaie d’exister comme écrivain à Berlin au début du XXIe siècle. La manière de raconter est différente, mais le lecteur suit le trajet de cet homme comme s’il suivait le trajet des héros des Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger au XIXe siècle à Paris.
Vous adorez les ragots, les conversations de salons, laissent entendre ces courriers. Juste?
Ils m’amusent mais je me tiens à distance. Dès que je rencontre un autre écrivain ou un salonnard en chair et en os, avec ses soucis, je le trouve sympathique et je ne peux plus parler de lui franchement. C’est un avantage, de se tenir en dehors, de ne pas être partie prenante de la société littéraire. Ce livre a changé un peu la donne. Je suis invité un peu partout parce qu’on me soupçonne d’être un descendant des frères Goncourt et que l’on préfère savoir jusqu’où je peux aller. C’était plus simple avant.
«Il n’y a pas de littérature nationale», dit Peter Bichsel, que vous citez. Vous sentez-vous appartenir à la littérature suisse?
Être Suisse, c’est comme être homme ou femme, noir ou blanc. On vit avec ce qu’on est. Donc oui, j’appartiens à la littérature suisse. Même si la Suisse est petite, notre humour est différent de celui des Autrichiens ou des Allemands. Comme un Vaudois est différent d’un Genevois. Mais ceci est une vaste question…
«Lentement mais sûrement, je deviens un Suisse romand», écrivez-vous. Quel rapport à la Romandie entretenez-vous?
La Suisse romande – et via la Suisse romande, la France – m’a toujours bien traité, et ce dès mes débuts. J’ai évidemment ressenti une inclination vers elle. En plus, comme Suisse allemand – et plus encore comme Berlinois – on rêve de la vie francophone du matin au soir. Pour nous, la vraie vie se passe chez vous. Vous ne pouvez pas comprendre, parce que vous y êtes déjà. On ne rêve jamais de là où on est.
«Au fond, je pense que la Suisse ne devrait pas avoir d’équipe de football… Les Suisses ne savent rien de la vraie fièvre du football», écrivez-vous. La Coupe du monde au Brésil cet été, pas intéressé?
Je connais assez peu de choses au football, et j’ai toujours été incapable d’y jouer correctement, mais j’habite à Berlin, où ce jeu est une question existentielle. C’est aussi fascinant qu’une pièce de théâtre. Mais le Brésil est trop loin pour provoquer de la fièvre chez moi.
«Ma sociophobie se développe en pathologie», confiez-vous dans ces «Courriers de Berlin»: comment se porte votre sociophobie?
Elle est définitivement devenue pathologique. Mais ce n’est pas tragique. On peut vivre avec.
"L'Hebdo", Lausanne, Février 2o14