Nouvelles du Petit Paradis en Equateur
La vie quotidienne dans le nord des Andes équatoriennes
ChroniqueLE BIEN VIVRE OU LE VIVRE BIEN ?
Sous cette interrogation énigmatique se cache un redoutable La première alternative sera plus compréhensible si je l'exprime d'abord en espagnol "buen vivir", puis en kichwa "sumak kawsay". Les auteurs de la nouvelle constitution équatorienne pensent qu'il s'agit d'une innovation révolutionnaire au sens fort : qui va changer non seulement notre vision du monde, mais notre manière d'être au monde. La seconde est plus banale : il s'agit du mode de vie dominant dans les sociétés des pays dits développés. Je me propose d'examiner chacune d'elles à partir du concept du sumak kawsay, littéralement la belle vie. LE SUMAK KAWSAYMalgré les nombreuses références que j'ai lues sur le bien vivre - j'utiliserai dorénavant la traduction française de sumak kawsay -, je dois dire que j'ai beaucoup de mal à voir concrètement de quoi il s'agit. Il semble plus facile de le définir en concepts abstraits ou en opposition au vivre bien de la société occidentale que de décrire comment ces concepts pourraient conduire à une nouvelle forme de vie dans un pays comme l'Equateur, ou la France, puisque les promoteurs du bien vivre pensent qu'il devra s'appliquer à l'ensemble de la planète. Par contre, il est facile de s'imaginer ce qu'était le bien vivre des sociétés andines d'avant les colonisations inca et espagnole : des ensembles humains restreints, ruraux, agricoles, de civilisation avancée, mais sans écriture, placés sous l'autorité de caciques locaux, rassemblés dans des confédérations aux liens relativement lâches visant à favoriser les échanges et la défense commune. Dans son numéro du 6 août 2008, le quotidien de Guayaquil, El Universo, présente trois définitions du bien vivre, proposées par des auteurs boliviens. J'en extrais les passages les plus concrets : "[...] Comment atteint-on le bien vivre ou "suma jakaña" ? A travers la satisfaction de l'alimentation et cela, à travers le contrôle de la production. Le ayllu [unité de base de l'organisation socio-économique des peuples kichwas et aymaras] organise avec rigueur le système de production agricole et d'autres ressources, les décisions prises par les autorités après consultation de la population revêtent [un caractère] de rapidité et s'y opposer est puni. Si l'on réussit à obtenir une bonne production, on atteint alors un des objectifs fondamentaux, "suma manq'aña", c'est-à-dire, le bien manger.[...]" "[...] Le suma tamaña (bien vivre et vivre avec) est l'idéal recherché par l'homme et la femme andins, se traduisant comme la plénitude de la vie, le bien-être social, économique et politique auxquels les peuples aspirent. Compris comme le plein développement des peuples. C'est une réflexion profonde sur la "condition humaine", dans laquelle sont pris en considération l'identité culturelle, l'enracinement physique, mental et spirituel de l'homme-femme dans sa terre natale en leur accordant une importance égale à la base matérielle de la vie. En conséquence, la vision du suma quamaña n'est pas uniquement le monde du savoir, mais aussi celui de l'amour pour la vie telle qu'elle est, sans aspiration à la perfection, mais recherchant la préservation mutuelle de toutes les formes de vie. Car nous jouissons tous du droit de vivre, comme ceux avec qui nous devons dialoguer et converser. Dans le suma quamaña est inclus le travail, compris comme un tout dans la vie, et non divisé entre l'opposition matière-esprit, ni séparé de l'éthique économique par l'aliénation du produit de ce travail, ce qui fait que le travail signifie préserver la vie au sens plein de vie biologique, humaine et spirituelle. Le travail qui permet le progrès est contemplation, méditation et échange avec les communautés des esprits, des humains, des animaux et des plantes. En conséquence, quamaña est la trame de la vie dont l'interconnexion mutuelle produit le bien-être à travers des processus de transformation de tous niveaux. [...]"
Patricio Carpio Benalcazar, dans un texte intitulé "El buen vivir, más alla del desarrollo, la nueva perspectiva constitucional" sur lequel je reviendrai ci-dessous, écrit : Pour Eduardo Galeano, cité par Carpio, "[...] ces traditions continuent à être miraculeusement vivantes, en dépit du pesant héritage du racisme qui, en Equateur comme dans toute l'Amérique, continue à mutiler la réalité et la mémoire. Et elles ne sont pas seulement le patrimoine des nombreuses populations indigènes, qui ont su les perpétuer au long de cinq siècles de prohibition et de mépris. Elles appartiennent à tout le pays et au monde entier, ces voix du passé qui aident à pressentir un autre futur possible. " Même si la vision reste plutôt abstraite, l'essentiel ressort clairement de ces textes. Il s'agit d'un changement de paradigme qui consiste à abandonner la perspective du progrès, de la croissance, du développement économique, scientifique, technologique, culturel et social indéfinis, issue du mouvement des Lumières, de la révolution française et de la révolution industrielle pour une organisation sociétale fondée sur un rapport harmonieux entre les êtres humains et les divers constituants de la nature, et entre les êtres humains entre eux.
Cette idée n'est pas nouvelle, on peut même dire qu'elle hante l'Occident depuis des siècles.
Montaigne écrivait déjà en 1580 les lignes suivantes dans les Essais (chapitre XXXI, Des Cannibales) :
William Shakespeare a repris presque mot pour mot ce passage dans "The Tempest" :
Beaucoup plus tard, dans le "Discours sur le colonialisme" (1945), Aimé Césaire écrivait : Comment ne pas évoquer le paradis perdu biblique ? Le paradoxe est que les adeptes du bien vivre, en voulant fuir l'occidentalisme, y retournent par le biais du mythe judéo-chrétien. Galeano objecterait probablement que ce mythe existe aussi dans de nombreuses sociétés primitives… LES CRITIQUES DU DEVELOPPEMENTComment justifier la nécessité de changer de paradigme ? En démontrant le caractère destructeur, pour les sociétés humaines et la nature, du développement, de la croissance, de la consommation et de ce qui les sous-tend, le colonialisme, l'impérialisme et le capitalisme occidentaux. J'ai présenté dans la chronique intitulée Les droits de la nature, les arguments avancés par Alberto Acosta dans cette direction. Il me semble intéressant de les compléter par un autre extrait du texte déjà cité de Patricio Carpio Benalcazar, dont voici la traduction. "Vision et mission du développementLa vision du développement est celle d'un monde homogène et universel, dans lequel le mode de vie des personnes et des sociétés est articulé par les relations produites dans le contexte de marchés dynamiques, et, à partir de là, l'existence d'une citoyenneté universelle conformée par les producteurs et les consommateurs, lesquels se convertissent en moteur de la nouvelle histoire de l'humanité, soumise à l'innovation et la compétition permanentes. De manière concomitante, la mission du développement est la constitution de cette citoyenneté universelle de producteurs et de consommateurs et dans l'extension de marchés dynamiques comme base de réalisation de tous les circuits vitaux de l'individu et de la société et comme point d'équilibre du système dans son ensemble. Par conséquent, le développement tel qu'il existe représente une stratégie définie et concrète orientée vers un modèle de société fondé sur des paramètres universels pour tous les peuples sans distinctions culturelles, économiques ou historiques, et c'est là que réside son dilemme structurel. Il convient de signaler que les tentatives [de création] de sociétés globales impulsées par les puissances impériales n'ont jamais atteint les dimensions que la stratégie du développement a obtenu actuellement. Naturellement, le monde a fait un saut qualitatif depuis l'après-guerre en raison du développement technologique et des communications. Ainsi, le temps et l'espace sont pratiquement synchronisés et l'économie règne dans un marché unifié où les transactions et les affaires se déroulent autour de tables virtuelles, dont les acteurs se trouvent aux quatre points cardinaux de la planète. La dichotomie développement/sous-développement entre parfaitement dans cette logique, car ceux qui pensent ces stratégies se définissent eux-mêmes comme "développés" et imposent ce modèle à des sociétés qui opèrent selon d'autres dynamiques, qu'ils décrivent comme sous-développées, c'est-à-dire inférieures à ces sociétés caractérisées aussi comme "modernes".La mission civilisatrice du développement est alors de transformer les sous-développés en sociétés modernes et dynamiques capables de s'insérer compétitivement dans les marchés dynamiques globaux. Les politiques des organismes internationaux, de la coopération internationale, des états et des gouvernements de la majorité des pays s'inscrivent dans ce paradigme. Le défi de la modernisation serait de faire en sorte que les pays d'histoire et de culture différentes cessent d'être différents autant par imposition que par décision de leurs élites ou classes gouvernantes. Tout ce qui est particulier, spécifique, propre, différent doit être nié, rejeté, remplacé comme étant un obstacle à la modernisation, que ce soit la religion, la cosmologie, la conception et l'utilisation du temps et de l'espace, de l'éthique du travail ou de la relation entre l'individu et la communauté. Pour l'Amérique latine, 1492 représente le commencement d'un parcours tortueux vers un destin étranger : le système capitaliste régissant la société et la vie. La mission des envahisseurs européens fut avant tout de démanteler l'idéal d'organisation des cultures locales, perturber leur économie et leurs stratégies de reproduction sociale, éliminer les bases de leurs cultures, ébranler la structure sociale et politique et réorganiser le monde local à leur image et ressemblance. Néanmoins, le développement des pays occidentaux s'est fondé sur le sous-développement des pays coloniaux et sur l'exploitation et la dégradation de la nature. On ne peut pas comprendre le développement économique et politique de l'Occident sans prendre en compte le pillage des pays coloniaux depuis le XVe siècle. L'esclavage, la destruction des écosystèmes, l'exploitation économique et politique du sud par le nord, en définitive la pauvreté structurelle et chronique des pays qualifiés de sous-développés est en relation directe avec la prospérité dont jouissent les habitants des pays occidentaux. Et l'impact le plus transcendantal du fait colonial fut la perte de la mémoire historique de nos peuples et une profonde crise d'identité qui n'est pas résolue jusqu'à aujourd'hui. Dans cette léthargie existentielle, l'idée d'une civilisation imposée de l'extérieur se renforce, tandis que les concepts de vie locale perdent leur valeur et se congèlent. Avec la colonisation opérée par la culture européenne, un modèle de vie s'est instauré, un nouveau sens qui a fini par séparer le sujet de son identité, en une sorte d'aliénation historique collective qui nous fait penser et agir non en fonction de notre propre perspective d'être bien comme personnes, comme communauté et comme société, sinon toujours en fonction d'une entité externe, dont le pouvoir concret et subliminal a pénétré nos consciences. Avec cet héritage historique et à la lumière de l'occidentalisme, on nous a établi les paramètres du faux et du vrai, du devoir être, du passé et du futur pour nous approcher de l'idéal de vie de l'usurpateur comme destin irrémédiable. Cet idéal naît comme un nouveau concept dans la logique coloniale d'inverser le temps jouant le passé avec les catégories du présent et assignant au futur une seule réalité. C'est ainsi qu'on convertit l'histoire et la pensée en un processus unique et linéaire : le moderne est le bien ; le traditionnel est le pire ; le sous-développement comme sous-monde ; le tiers-monde comme inférieur et synonyme de retard. " COMMENTAIRES1. L'utopie néolibérale Ce que cet auteur décrit n'est pas la réalité du développement, mais une utopie défendue par les tenants du néolibéralisme. Heureusement, la crise mondiale que nous vivons a empêché que cette utopie ne se réalise complètement. La citoyenneté universelle des producteurs et des consommateurs est loin de se concrétiser. Même dans les pays développés, cela ne concerne qu'une partie de la population, la plus urbanisée. Il ne suffit pas de fréquenter une fois par semaine un hypermarché, de changer de téléviseur ou de voiture tous les trois ans pour y appartenir. Même aux Etats-Unis, les cultures locales ou régionales restent bien vivantes. Que dire de la bigarrure linguistique et culturelle des vingt sept pays de l'Union européenne ? La résistance des sociétés à l'uniformisation de leurs modes de vie est plus frappante que son impact, ne serait-ce qu'à cause de conditions physiques et matérielles comme la situation géographique et le climat, et celles, encore plus différenciatrices, de l'histoire. 2. Une autre caractéristique des sociétés développées La question de savoir si c'est grâce à l'exploitation coloniale et aux mécanismes du marché que les sociétés dites développées ont atteint leur niveau de développement peut rester provisoirement ouverte. Cependant, je ne pense pas que ce soit le cas, car les progrès considérables du bien-être social réalisés dans l'Europe occidentale de l'après-guerre sont venus des terribles souffrances éprouvées par les peuples au cours du conflit. Il s'agit donc d'un sursaut moral, qui a débouché sur la mise en place d'institutions de protection des populations et qui a également eu comme conséquence la création de nouvelles institutions internationales. Ce constat permet de discréditer les revendications excessives faites par les champions du néolibéralisme et de la suprématie du marché, auxquelles notre auteur accorde une importance exagérée. La principale caractéristique des sociétés dites développées n'est donc pas liée, à mes yeux, au marché, mais à l'existence de filets de protection pour les populations vulnérables. Prenons l'exemple des indices de développement humain (chiffres de 2006) : les dix premiers pays appartiennent à quatre continents - 7 à l'Europe, 1 à l'Asie, 1 à l'Océanie, 1 à l'Amérique du Nord -. Ils ont tous en commun l'économie de marché et le capitalisme. Du point de vue d'un critique comme Carpio, cela n'est pas surprenant puisque les critères de classement relèvent de ce système. Je pense cependant que personne ne peut contester le fait que la vie est plus agréable, plus sûre et plus facile en Norvège (rang no 1), qu'au Venezuela (rang no 61), abstraction faite naturellement des avantages liés au climat. Il me semble donc hautement souhaitable que les sociétés dites sous-développées rejoignent le plus rapidement possible les niveaux de protection sociale des sociétés dites développées, sans nécessairement copier ce qui existe chez les secondes, mais, le cas échéant, en inventant de nouvelles formes de soutien, qui ne devraient cependant pas revêtir le caractère populiste et clientéliste de ce qui se fait actuellement au Venezuela. 3. La coopération internationale a changé de visage Pour ce que je vois des actions de la coopération japonaise, suisse, belge, allemande, canadienne et même celles de l'Usaid, dans le nord de l'Equateur, il s'agit de projets locaux, élaborés et réalisés avec la participation de la population, sans impositions ni contreparties, respectueux des caractéristiques et des coutumes des communautés, en particulier indigènes. Par contre, les nombreuses péripéties rencontrées par les grands projets lancés par le gouvernement de Rafael Correa - barrages hydroélectriques, ports, raffinerie de pétrole, etc. - sont le fait de pays qui n'appartiennent pas à la catégorie "développés, dynamiques et modernes", mais à celle des pays émergents - Chine, Venezuela, Brésil, Argentine -. Notre auteur reproduit des critiques qui se justifiaient il y a quinze ou vingt ans. 4. Capitalisme et colonisation "On ne peut pas comprendre le développement économique et politique de l'Occident sans prendre en compte le pillage des pays coloniaux depuis le XVe siècle. L'esclavage, la destruction des écosystèmes, l'exploitation économique et politique du sud par le nord, en définitive la pauvreté structurelle et chronique des pays qualifiés de sous-développés est en relation directe avec la prospérité dont jouissent les habitants des pays occidentaux." Je suis toujours étonné - et irrité - par le manque d'imagination ou l'ignorance de ceux qui émettent ou reproduisent des propos semblables. Comment pensent-ils que vivaient les paysans européens du XVe siècle, qui représentaient le 90 % de la population ? Comme les agriculteurs d'aujourd'hui ou aussi mal que les indiens sous le régime de l'encomienda ? Les théories obscurantistes de l'époque voulaient que ces derniers ne soient que des animaux et on les traitait comme tels. Q'est-ce qu'ont à faire les Espagnols d'aujourd'hui avec les conquistadores ? Faut-il que les fautes des pères retombent sur la tête de leurs enfants pendant vingt générations ? Pourquoi, d'autre part, une telle mansuétude à l'égard des empires inca, aztèque, asiatiques ou africains ? Parce que ce sont de glorieux ancêtres ? Mais valent-ils mieux que les colonisateurs européens ? Ont-ils respecté les populations autochtones ou les ont-ils traités comme des vaincus, comme le sont toujours les vaincus dans tous les continents ? L'esclavage a-t-il été inventé par les Européens ou ceux-ci ont-ils simplement profité de ce que leur offraient les négriers autochtones ? Bien sûr, la colonisation ultérieure est fondée sur les théories racistes du XIXe siècle, mais les ouvriers européens étaient alors aussi cruellement exploités que les peuples colonisés. L'esprit colonial français, par exemple, dont le centralisme est l'inspiration, n'était pas dirigé uniquement vers les peuples d'autres races, il a également tenté d'éradiquer les cultures régionales - Bretons, Basques, Auvergnats, Savoyards, Occitans, etc. - en France même. D'autre part - et je souhaite qu'on ne considère pas mon propos comme une justification du colonialisme, mais comme de l'histoire fiction -, où en seraient aujourd'hui les peuples de l'Inde si les Britanniques ne les avaient pas colonisés ?
Une réponse : Même si le point de vue de Marx révèle une certaine incompréhension rationaliste envers ces communautés, le fond de sa description est valable. Est-ce faire preuve de préjugés racistes et colonialistes de penser qu'il en va de même pour les peuplades africaines ou latino-américaines ? Quant aux sociétés andines - lesquelles, Galeano a raison sur ce point, ont résisté vaillamment à l'éradication -, elles ont, à de rares exceptions près, connu une dégradation importante et un processus de métissage de leur institutionnalité. Le bien vivre, quand il existe, ressort plus du folklore et de la reconstitution que d'une continuité historique avec les communautés antiques (voir à titre d'exemple le style de vie des communautés d'Otavalo, voisines du Petit Paradis). Le haut niveau de prospérité de la société occidentale a commencé vers le début des années 1950, c'est-à-dire au moment où la décolonisation se met en place (Inde, Pakistan 1947, Indonésie 1949, Indochine 1954, Côte d'Ivoire 1958, Congo et Sénégal 1960, etc.). Mais les états d'Amérique latine étaient indépendants depuis longtemps. Une fois l'indépendance de ces pays de la périphérie acquise, l'exploitation coloniale s'est faite avec la complicité des élites nationales. La preuve que la culture européenne n'est pas hégémonique est que les mouvements de résistance n'ont pas été annihilés et se manifestent avec vigueur, aussi bien à l'intérieur de l'Europe où le localisme et le régionalisme sont de plus en plus présents que dans les pays de la périphérie. Par exemple, le succès universel de la musique anglosaxonne est-il seulement le résultat d'une imposition des compagnies multinationales ? Non, bien sûr, il est dû à l'attrait que cette musique exerce sur les jeunes générations du monde entier. Loin de provoquer une uniformisation, des variations nationales sont nées à partir de ce modèle : il y a un rock ou un pop argentin, colombien et même équatorien, qui n'est pas une simple copie de l'états-unien ou du britannique, mais une expression originale. En fin de compte, peut-on oublier que ce sont aussi les Européens qui ont conçu les droits de l'homme et réinventé la démocratie, et ont donné ainsi des armes aux futurs anti-impérialistes et anti-colonialistes ? Alors à quoi servent ces diatribes mille fois répétées ? Elles ont été utiles au début pour éveiller la conscience universelle. Elles ne le sont plus pour inventer l'après capitalisme sauvage et contenir le néocolonialisme et le néoimpérialisme. Plutôt que de chercher des braises dans le vieux foyer de 1492, il me paraît plus indiqué de s'intéresser à ce que l'Inde et la Chine trament en Afrique ou en Amérique latine. 5. La nostalgie de ce qui n'est plus Dans les arguments avancés par Carpio contre les changements provoqués par ce qu'il considère comme l'universalisation du modèle occidental, il y a une forte composante de nostalgie, comme si ce qui existait avant était nécessairement meilleur. Il feint d'ignorer que les sociétés traditionnelles subsistaient aussi en Europe et que les mêmes critiques contre la modernité s'y sont exprimées et s'y expriment toujours du reste : perte des valeurs, perte de l'identité, etc. Ce refus est singulier si l'on considère l'influence en retour qu'ont subi les "impérialistes", les "colonisateurs" dans de nombreux domaines tels que la langue, l'art, la littérature, la musique, la gastronomie, la vie quotidienne. Depuis leurs débuts, les sociétés se sont développées à travers des échanges et des influences réciproques. Si, par exemple, les pays de l'Europe continentale s'étaient refermés sur eux-mêmes sur les plans culturel et scientifique pendant la période de l'expansion arabe, ils auraient pris un retard considérable. Il est vrai que parfois le passé vient irriguer le présent, comme cela été le cas à la Renaissance, non pour retourner en arrière, mais pour parvenir à de nouvelles synthèses enrichissantes. Cela ne me semble pas être le cas de ceux qui rêvent de revenir au paradis perdu des sociétés andines. Pourtant, le futur du monde et de l'humanité est dans le métissage. 6. Le mouvement de l'histoire Tout au long de leur évolution, les sociétés ont expérimenté de nombreuses formes d'organisation et de structures. Certaines ont eu du succès comme, par exemple, la république athénienne, la république romaine, beaucoup d'empires dont l'égyptien, le chinois, l'inca, le britannique. Pour autant, il ne me paraît pas possible d'avancer que, pour cette raison, elles doivent servir de modèle pour le présent, car elles ont répondu à des circonstances précises dans le temps et l'espace, qui ne se reproduiront plus. Une partie des partisans du bien vivre me semble présupposer que la mondialisation selon le modèle occidental va nécessairement conduire à une catastrophe finale, qui justifiera a posteriori leur choix et le retour forcé au modèle andin. Je ne dis pas que cette hypothèse est impossible ou improbable, je pense simplement qu'elle n'est pas certaine. La science, la technologie, la prise de conscience d'une responsabilité globale, partagée par tous les peuples de la terre, pour assurer la survie de l'espèce humaine sont des forces puissantes, qui ont tardé à se manifester, mais qui pourront peut-être vaincre les résistances et les intérêts privés. Rien, cependant, n'est garanti, et il m'est difficile de croire, quoique cela me coûte de le reconnaître, que l'histoire ait un sens et une rationalité : elle n'est que bruit et fureur. LE BIEN VIVRE ET LA NOUVELLE CONSTITUTION DE L'EQUATEURLe bien vivre est l'axe transversal de la nouvelle constitution de l'Equateur, qui est la première à avoir introduit ce concept dans la charte fondamentale d'un pays.
Le bien vivre est en quelque sorte la fondation sur laquelle l'édifice constitutionnel est bâti. Il apparaît dans le Préambule, après les exhortations initiales, de la manière suivante : Il serait fastidieux de repérer et énumérer toutes les références au bien vivre tout au long du texte constitutionnel. Par contre, certains chapitres lui sont consacrés exclusivement. C'est tout d'abord le chapitre deux du Titre II, Droits, intitulé "Les droits du bien vivre" qui les énumère de l'article 12 à l'article 34. En résumé, il s'agit des droits suivants :
Ces droits du bien vivre ne représentent qu'une partie de l'ensemble des droits, certaines catégories de personnes et de groupes dits d'attention prioritaire bénéficiant de droits spécifiques : troisième âge, jeunes, femmes enceintes, handicapés, prisonniers, consommateurs, etc. S'y ajoutent les droits des communautés, peuples et nationalités, les droits de participation, de liberté, de protection, ainsi que les droits de la nature, que j'ai examiné dans la chronique du même nom. L'ensemble représente 48 articles (35 à 82). C'est ensuite le Titre VII, "Régime du bien vivre" qui décrit les organes et les processus de mise en œuvre des droits du bien vivre. Il comprend deux chapitres et 75 articles (340 à 415) :
Le système d'inclusion et équité est un ensemble de dispositifs qui s'articulent au Plan national de développement et au système national décentralisé de planification participative. Il comprend 12 sections qui correspondent aux principaux sous-systèmes :
Le chapitre biodiversité et ressources naturelles comprend sept sections :
Dans le texte déjà cité de Patricio Carpio Benalcazar, l'auteur met en évidence trois aspects fondamentaux de cette constitution :
Il impossible dans le cadre restreint qui est le mien d'entrer dans une analyse de détail d'un ensemble de principes, de processus et d'institutions aussi exhaustif et complexe, qu'aucun expert du constitutionnalisme équatorien n'a d'ailleurs pu produire jusqu'à aujourd'hui. Ce qui frappe le lecteur dans un parcours superficiel est d'abord le rôle primordial de l'Etat dans la production du bien vivre, et d'une manière générale pour toute l'organisation sociale. Ensuite, c'est l'étendue des garanties que celui-ci offre aux citoyens et aux habitants, objets de son infinie sollicitude plutôt que sujets jouissant d'un libre arbitre comme membres de la société civile, malgré la présence d'un autre principe transversal, celui de la participation citoyenne, qui est, elle aussi, étroitement encadrée par l'Etat, comme je l'ai montré dans plusieurs contributions sur ce sujet. Je réserve la suite de mes commentaires pour la dernière partie de ce texte : Ne tirez pas sur l'utopiste ! LE VIVRE BIENJe ne crois pas nécessaire d'accorder au mode de vie occidentalisé d'aussi longs commentaires que ceux que je viens de présenter sur le bien vivre. Pendant trois ans, pour anticiper les prévisions pessimistes du Club de Rome, j'ai vécu sans eau, sans électricité et sans téléphone, "l'âge de la pierre" disait une publicité dans le Monde de l'époque, pour un produit ou une entreprise dont j'ai oublié le nom. Pas tout à fait l'âge de la pierre, car je disposais quand même d'une voiture et d'un générateur. Mais cela me donne une certaine autorité pour parler du bien vivre et du vivre bien.
Si l'on tape "buen vivir" dans Google Ecuador, la première réponse concerne une revue gratuite chilienne, à but non-lucratif, dont le slogan est : "en savoir plus pour vivre mieux". Elle couvre tous les domaines de la vie familiale, du bricolage aux soins de beauté, comme ses équivalents papier. Je ne résiste pas à citer quelques extraits de l'une des chroniques, intitulée "Une véritable dame". La photo qui l'accompagne présente une jolie jeune femme blonde aux yeux bleus, coiffée d'un chignon et portant un collier de perles autour du cou : On aurait pu donner ces conseils à ma mère il y a quatre-vingts ans, ce qui montre la permanence de l'esthétique et de la morale bourgeoise, aussi dans un pays d'Amérique latine, lequel, cependant, est l'un des plus européanisés et des plus développés. Cette anecdote peut pourtant constituer le point de départ d'une réflexion sur la civilisation de la consommation. A cet égard, il est probable que, quand les classes moyennes équatoriennes auront compris que le mode de vie auquel elles aspirent risque d'être compromis par l'application rigoureuse de la nouvelle constitution, elles retireront leur soutien à la révolution citoyenne. Pourquoi le vivre bien a-t-il un tel pouvoir de fascination sur les classes moyennes d'un pays en voie de développement, dès que l'économie décolle ? Depuis longtemps, j'ai été un critique sévère de certains excès du consumérisme, mais en lisant les propos de ses adversaires, je ressens le besoin de montrer aussi ses bons côtés. Je suis d'accord qu'il n'est pas indispensable de se voir offrir le choix entre, par exemple, trente sortes de biscuits chocolatés, de les voir présentés dans un emballage luxueux, presque aussi coûteux que son contenu. Je trouve stupide de donner à des enfants d'âge scolaire des fournitures griffées, qui s'useront aussi vite que les autres. Je ne suis pas tenté par la variété des plats préparés de l'industrie alimentaire. Je ne vois pas la nécessité de changer tous les six mois de mobile. Je trouve que les progrès de l'industrie automobile sont extrêmement lents. Qu'avons-nous gagné au cours des soixante dernières années, à part les changements fréquents d'esthétique : les freins à disques, la ceinture de sécurité, une meilleure protection contre les chocs, une baisse de la consommation d'essence, un meilleur confort, une meilleure tenue de route, l'air conditionné, l'ordinateur de bord, le tout à doses homéopathiques. Mais c'est toujours le même moteur thermique polluant, bruyant et gourmand en énergie non renouvelable. La publicité amuse les enfants, les jeunes et les publiphiles, mais elle ne fournit pas d'informations valables sur les produits, elle ne fait que stimuler le désir de les posséder. Que l'on puisse passer son dimanche à se promener en famille dans un centre commercial me paraît le comble de l'aliénation, comme la consommation ostentatoire : le plaisir de posséder un écran géant de télé ou une BMW est doublé par la gueule que tire le voisin ou le beau-frère devant notre dernière acquisition. Pourtant, il y a du positif dans cette débauche de produits et de technologies. L'aspirateur, la machine à laver le linge, puis la vaisselle, ont changé la vie de la ménagère. La télévision a ouvert une fenêtre sur le monde, l'Internet sur la connaissance et la communication. Le livre de poche, le CD, le DVD mettent la culture à la portée de tous, les transports privés et collectifs favorisent les échanges entre les individus et les cultures. La vie est plus ouverte, plus large, plus profonde, plus excitante, plus passionnante, plus pleine de défis à remporter, non pour écraser les autres de notre supériorité, mais pour devenir un être humain plus complet. Je pense que c'est cela qui permet de répondre à la question du pourquoi le mode de vie occidental est aussi fascinant pour les sociétés qui accèdent à un niveau supérieur à celui de la simple subsistance. J'entends bien que ce puissant attrait ne peut être obtenu et maintenu au prix de la destruction de la nature et de l'environnement. Par exemple, je trouve extrêmement inquiétante la mise sur le marché de la Nano,un véhicule à 2500 dollars, très polluant. On aurait pu attendre d'une entreprise comme Tata qu'elle contribue de manière décisive à la lutte contre le réchauffement climatique. Elle avait pourtant mis dans ses cartons un projet de commercialisation d'un véhicule équipé d'un moteur à air comprimé, qui aurait pu - qui aurait dû - être la Nano. Sur ce point, je rejoins tout à fait les adeptes du bien vivre : il est urgent de trouver le moyen d'arrêter les dégâts commis par des entreprises capitalistes comme Tata qui font passer leurs profits et leur expansion avant la sauvegarde de la vie sur la planète. NE TIREZ PAS SUR L'UTOPISTEJe cite là le titre du chapitre VI de la "Critica de la Razon Indolente" de Boaventura de Sousa Santos. Or, c'est justement ce que je me propose de faire ! Pour commencer, un aphorisme, dont je suis peut-être l'inventeur : Les utopies sont bénéfiques dans la mesure où l'on ne cherche pas à les mettre en pratique. A mon point de vue, le modèle de société parfaite nous est offert par les insectes sociaux - fourmis, termites, abeilles - : tous sont à leur place, tous jouent leur rôle - modeste ou essentiel -, tous sont productifs, tous sont solidaires, tous contribuent au bien commun, à la finalité de l'ensemble - la survie et la reproduction de l'espèce -. J'en infère que tous sont heureux, réalisés, que personne ne sent frustré, exploité, déprimé, stressé ou exclu. Le seul défaut de ces sociétés est qu'elles ne sont pas égalitaires, mais une société égalitaire a-t-elle jamais existé sur cette terre ? Je ne le crois pas. Naturellement, pour rien au monde, je ne voudrais vivre dans une telle société, parfaitement structurée, planifiée, organisée, où l'ordre règne. Une des premières sociétés humaines où un modèle semblable a été appliqué me semble être Sparte, que j'opposerai à Athènes, où règne un joyeux désordre, où l'expression, le dialogue, la participation, mais aussi la polémique et le conflit, sont les prérogatives de citoyens libres. Et même les esclaves paraissent y avoir un sort meilleur. L'utopie chrétienne a pris la suite et les vingt siècles d'efforts pour la faire fonctionner ont produit un long cortège de souffrances, d'ostracismes, d'obscurantismes et de persécutions. Elle reste cependant l'inspiration de millions d'êtres humains qui y voient une possibilité, encore aujourd'hui, de réaliser le paradis sur terre. De Sousa Santos écrit (op. cit. p. 378) : [...] "Le seul chemin pour penser le futur semble être l'utopie. Et par utopie, j'entends l'exploration, à travers l'imagination, de nouvelles possibilités humaines et de nouvelles formes de volonté, et l'opposition de l'imagination au caractère nécessaire de ce qui existe, seulement parce que cela existe, au nom de quelque chose de radicalement meilleur pour lequel cela vaut la peine de lutter et auquel l'humanité a droit." Je suis pleinement d'accord sur la nécessité de mettre l'imagination au pouvoir pour penser le futur et de sortir de l'ornière de la répétition infinie à laquelle nous ont voués les différentes idéologies qui ont eu cours au XXe siècle. Par contre, je suis extrêmement méfiant par rapport à l'idée que les utopies nous apportent obligatoirement quelque chose de radicalement meilleur. L'histoire récente nous fournit de nombreux exemples du contraire : le marxisme-léninisme a débouché sur le stalinisme et le goulag ; le national-socialisme sur le nazisme et la solution finale ; le kibboutz sur la colonisation d'une partie de la Cisjordanie et, indirectement, sur les crimes de guerre répétés de Tsahal ; le maoïsme sur l'exécution des opposants et les camps de rééducation ; les khmers rouges sur deux millions de morts ; le castrisme sur 50 ans d'oppression ; le néo-libéralisme sur la pire crise économique et financière qu'ait connu le capitalisme et dont nul ne sait aujourd'hui prévoir l'ampleur et la durée. Pourtant, il y a aussi des exemples moins sinistres d'utopies qui ont été appliquées avec un certain succès. Je pense aux Amish, qui préconisent le même retour au passé que les partisans du bien vivre. Je pense au mouvement hippie qui avait un caractère universel, mais qui n'a survécu, me semble-t-il, que dans son esthétique (musique et arts graphiques). Je n'ai pas d'autre hypothèse pour expliquer sa quasi disparition que le surgissement presque simultané de la doxa néolibérale, qui en est la radicale négation. De mon point de vue, la nouvelle constitution de l'Equateur présente également le caractère d'une utopie, dont il n'est pas possible de prédire aujourd'hui si elle va effectivement se réaliser et si elle va dériver vers des extrêmes aussi catastrophiques que ceux que je viens d'évoquer. Une remarque préliminaire: Il est évident que la possibilité d'appliquer une constitution basée sur un changement de paradigme est une entreprise de longue haleine, à concrétiser sur une ou deux générations. Or, la plupart des êtres humains fonctionnent sur le court terme et cette lacune est encore plus évidente chez les politiques latino-américains. Il en résulte que la probabilité que le projet constitutionnel se réalise tel qu'il a été prévu initialement est faible, à moins qu'il ne soit imposé de l'extérieur, comme cela a été le cas des démocraties populaires est-européennes ou de l'intérieur par un pouvoir dictatorial. D'abord à cause du risque de discontinuité dans l'action étatique et ensuite à cause des changements dans l'environnement interne ou externe du pays. Cependant, les exemples de Cuba et du Vietnam démontrent que cela est possible, bien que je pense qu'il n'y en ait guère d'autres et que, dans ces deux cas, un début d'évolution du régime semble se manifester, non comme une remise en question du paradigme, mais comme une forme de métissage pragmatique, particulièrement manifeste dans le cas de la Chine, qui abandonne progressivement les références idéologiques du passé. Une seconde remarque concerne le retour à la perspective qui a joué un rôle déterminant dans la pensée européenne de la deuxième moitié du XVIIIe siècle et dans la fondation de la démocratie libérale : le mythe du bon sauvage. Il y a cependant une différence importante entre ce mythe et le bien vivre :
J'ai déjà exprimé un certain nombre de critiques sur l'approche de ces constituants dans ma chronique sur Les droits de la nature, qui étaient alors à l'état de brouillon . Je vais en ajouter quelques-unes, qui concernent, cette fois, la version définitive. La contradiction entre le bien vivre et l'organisation de l'EtatLe point le plus important est sans doute la contradiction entre le bien vivre et l'organisation de l'Etat. Pour faire comprendre mon point de vue, je me propose de partir de l'exemple de la Confédération helvétique, qui se présente comme un triangle reposant sur sa pointe. Sur le haut du triangle, on trouve les communes, dont certaines remontent à la période pré-romaine (l'existence de Genève, par exemple, est attestée depuis 121 avant J.-C.). A partir de la fin de la féodalité, des groupes de communes se sont constitués en cantons au fil des siècles et ce mouvement s'est achevé en 1978 par la création du canton du Jura, à partir de communes francophones, qui ont fait sécession du canton de Berne. En 1291, trois cantons dits primitifs se sont unis pour fonder la Confédération helvétique, qui a suivi le même processus d'agrégation séculaire, le dernier canton, Genève, étant entré en 1815. La nouvelle constitution de 1848 a prévu la création d'un gouvernement fédéral, qui constitue donc la pointe du triangle. Ce que je veux démontrer par cet exemple, c'est l'organicité du processus : la décision d'appartenir à l'échelon supérieur - canton ou confédération - a été prise à l'échelon inférieur - commune ou canton -. Encore aujourd'hui, les communes suisses ont, malgré leur petitesse, un niveau élevé d'autonomie. Il en va de même pour les cantons vis-à-vis de la Confédération, en dépit de l'augmentation du pouvoir central, qui est à l'œuvre dans toutes les démocraties fédérales à cause de la globalisation. Si, au cours des siècles passés, la participation du peuple n'était pas à l'ordre du jour, c'est de plus en plus le cas depuis 1848, notamment sur le plan des votations, grâce au mécanisme de l'initiative populaire, qui permet à une fraction de l'électorat de contester les décision des trois niveaux -commune, canton, confédération -. Par opposition à ce modèle, la nouvelle organisation de l'Etat équatorien se présente comme un triangle reposant sur sa base. Au sommet, se trouve le président de la République, doté d'énormes pouvoirs de décision, puis vient le gouvernement et l'administration centrale, les régions (une innovation de cette constitution), les provinces, les cantons, les paroisses et à la base les organisations de quartiers. Le flux des décisions va du haut vers le bas, malgré la dimension de participation qui constitue un des axes, plus théorique que réel, de la nouvelle constitution. Cela ne tient pas seulement au contenu de la constitution, mais aussi au profil de l'actuel président pour lequel cette constitution a été taillée sur mesure. Or, le bien vivre des communautés andines impliquait la participation et l'adhésion de ses membres, car le pouvoir des caciques, sans être démocratique, n'était pas non plus dictatorial - pardon pour les anachronismes ! -. En se livrant à de l'histoire fiction, on pourrait imaginer que, si l'Amérique andine équatoriale (l'Equateur d'aujourd'hui) n'avait pas été envahie par les Incas et les Espagnols, les ayllus auraient pu suivre le même processus d'aglomération que les communes helvétiques en cacicats, puis les cacicats en fédérations régionales identiques aux cantons, puis les fédérations en une confédération. L'Etat ainsi constitué aurait conservé son caractère communautaire et décentralisé. C'est un processus un peu semblable qu'ont suivi les cantons équatoriens (municipalités) depuis une dizaine d'années, au moins les principaux d'entre eux, qui ont réussi à arracher à un pouvoir central faible une forme d'autonomie relativement étendue. La nouvelle administration pourrait y mettre fin pratiquement, sinon constitutionnellement, grâce à la concentration des pouvoirs de décision en matière de planification et budgétaire entre les mains du président, comme le montrent les tentatives gouvernementales pour réduire à néant l'autonomie de Guayaquil, principal fief de l'opposition à la révolution citoyenne. Le caractère utopique du bien vivre selon la constitutionLe bien vivre selon la constitution n'a qu'indirectement à voir avec le bien vivre des communautés andines. Dans un sens, cela me paraît plutôt bénéfique dans la mesure où le second a un caractère utopique prononcé qui rend son application à peu presque impossible, à l'exception des communautés indigènes restées traditionnelles. Mais le bien vivre selon la constitution présente ce même caractère utopique pour d'autres raisons, dont la principale est une très forte extension des droits qui ferait des Equatoriens les citoyens les mieux protégés de l'univers, mais aussi les plus dépendants de l'Etat. Cette constitution a été conçue peu avant le moment où le pétrole équatorien a atteint le prix incroyable de 117 dollars le baril, ce qui a entraîné l'illusion chez les constituants que cette prospérité allait durer pour toujours. Or, comme je l'ai déjà souvent remarqué dans mes diverses contributions, et notamment dans l'analyse du projet d'Alianza Pais, qui en était le brouillon, la question cruciale est de savoir comment l'Etat équatorien pourra trouver les moyens financiers, matériels et humains pour concrétiser cette offre gigantesque de droits et de garanties, même en admettant, comme le font du reste ses auteurs, que cette concrétisation prendra du temps. La constitution ne renonce pas au capitalisme et à l'économie de marchéUne autre contradiction entre le bien vivre et la constitution vient de ce que cette dernière ne renonce pas de manière explicite au capitalisme et à l'économie de marché, bien que les formulations utilisées puissent permettre une interprétation allant dans la direction de leur disparition progressive. L'article 283 définit certes le système économique comme "social et solidaire", mais celui-ci "tend vers une relation dynamique et équilibrée entre la société, l'Etat et le marché" et il "comprendra les formes d'organisation économique publique, privée, mixte, populaire et solidaire." L'article 284, paragraphe 2 définit comme objectif de la politique économique "stimuler [...] la productivité et la compétitivité systémiques [sic] [...], l'insertion stratégique dans l'économie mondiale [...]". Ce maintien n'a pas échappé au Parti communiste marxiste léniniste de l'Equateur qui remarque, dans un texte intitulé "Seuls la révolution et le socialisme garantissent le bien vivre", que si "Les énoncés du paradigme du bien vivre sont en général valides, il y a pourtant une franche contradiction entre les objectifs proposés et les mécanismes pour les atteindre, car, dans la mesure où l'on se propose de les réaliser dans le cadre du même système capitaliste, ils ne constituent rien d'autre que des déclarations éthiques et moralistes. En effet, si l'on y dénonce et combat le modèle néolibéral, l'économie de marché, et l'on se propose de récupérer le rôle planificateur, régulateur et producteur de l'Etat, on n'envisage à aucun moment d'affecter la propriété privée des moyens de production, pilier fondamental de la structure économique du capitalisme et cause essentielle des inégalités sociales. Prétendre que l'on peut dépouiller le capitaliste de son caractère concentrateur et spoliateur est une illusion, sinon une supercherie." Le concept de développement durable n'est pas absent de la constitutionContrairement à ce que ce qu'on pourrait déduire des propos enthousiastes de certains commentateurs au sujet du bien vivre constitutionnel, la notion de développement durable n'est pas absente de la constitution :
C'est à la même conclusion qu'est parvenu Norman Wray, un constituant, dans un texte intitulé "Développement durable et bien vivre : deux notions incompatibles". Pour l'auteur, "le succès de ce terme, au niveau mondial, est dû aussi à sa principale faiblesse : l'ambiguité provenant de l'énoncé d'un désir si général, sans définir la manière de le concrétiser en pratique, et que l'on utilisera pour continuer à soutenir que la croissance économique indéfinie est possible et que c'est le moyen de parvenir au développement de tous les pays". Selon Wray, la définition d'un régime de développement doit prendre en compte les sept points suivants :
Ces recommandations ont été émises au cours du travail de rédaction de la commission chargée du régime de développement lors de l'Assemblée constituante. Elles n'apparaissent que partiellement dans la rédaction finale. Un des débats les plus vifs a concerné l'introduction dans la constitution d'un article permettant aux communautés de refuser leur consentement à l'exploitation de ressources naturelles situées sur leur territoire. L'article 398 n'a retenu que la nécessité de les informer et de les consulter. Même si cette consultation débouche sur une opposition majoritaire, les autorités peuvent ne pas en tenir compte dans la décision finale, déterminée en définitive par le principe d'opportunité. Le décalage entre le lyrisme des constituants et le caractère des institutionsEnfin, une autre contradiction surgit du décalage qui existe, d'une part, entre le lyrisme des auteurs au cours de la discussion des articles de la constitution concernant le bien vivre, celui des commentateurs du texte dans sa version définitive, et d'autre part, le contenu effectif des articles lesquels, par leur exhaustivité et le caractère étatiste et technocratique des institutions, ferme complètement le champ d'une participation spontanée et créatrice de la société civile, si la constitution devait être appliquée avec rigueur. Pourquoi tant de contradictions ?Ces contradictions peuvent tenir à plusieurs facteurs :
Je suis bien incapable de définir avec précision la part de chacun de ces éléments dans la qualité douteuse du produit fini, qui nécessiterait un toilettage complet, peu probable, si Alianza Pais devait aussi obtenir la majorité absolue dans la prochaine Assemblée nationale, qui sortira des urnes en juin 2009. CONCLUSIONSEntre le vivre bien et le bien vivre, mon coeur ne balance pas... Le modèle du vivre bien, consumériste, ostentatoire, futile, gaspilleur, destructeur, nous mène droit dans le mur. Si l'humanité ne devait ne plus avoir de choix, le modèle du bien vivre serait notre futur certain, morne, obscur et rétrograde, au moins pour les premières générations qui le subiront, jusqu'à ce que le souvenir du vivre bien se transforme en un nouveau rêve de paradis perdu. Mais si l'humanité a encore le choix, ce modèle n'est qu'une régression, irréaliste et utopique. Le seul chemin me paraît être celui que j'ai brièvement tracé ci-dessus : la recherche scientifique et les développements techniques permettant l'utilisation généralisée de technologies "douces", car ils peuvent rapidement commencer à défaire ce qui a été mal fait, pour autant qu'existe la volonté politique de mobiliser tous les moyens nécessaires ; la prise de conscience d'une responsabilité globale, partagée par tous les peuples de la terre, pour définir les priorités absolues destinées à assurer la survie de l'espèce humaine. Alors la mondialisation sera irrréversible et prendra un visage avenant, innovant et fécond. Utopie, utopie, tu me tiens... tu ne me lâcheras donc jamais ? Le 12 avril 2009 |