Site hosted by Angelfire.com: Build your free website today!

Nouvelles du Petit Paradis en Equateur

La vie quotidienne dans le nord des Andes equatoriennes

 

Chronique

Journal d'un retour

Il y a quatre ans, j'ai écrit une chronique intitulée "Retour d'Europe", où je confrontais l'histoire d'un été dans le vieux continent avec certains aspects de la vie en Colombie.

Mon intention aujourd'hui est différente. J'aimerai traquer les impressions et les sensations les plus marquantes de la première semaine de retour en Equateur, qui est d'une certaine manière la plus critique, et cela, sous la forme d'un journal, en laissant de côté ce qui s'est passé au cours des quinze semaines de notre séjour en Europe cette année. J'ai envie de faire un inventaire un peu détaillé de ce travail, car c'en est un, de réappropriation de mon environnement habituel de vie, après la rupture de continuité que représente cette longue absence, où disparaissent presque complètement mes références et mes préoccupations quotidiennes des huit ou neuf mois restants.

 

Lundi, le 7 novembre 2005

J'aime cette arrivée à l'aéroport de Quito, surtout après avoir passé 22 heures dans quatre aéroports et deux avions. D'abord, comme il est petit, je le connais bien et c'est aussi celui que je fréquente le plus. Je n'y ai pas cette impression désagréable d'être une fourmi anonyme dans une gigantesque fourmilière, même si je ne me perds plus comme autrefois dans les méandres de monstres tels que Madrid ou Amsterdam, lesquels ne m'angoissent plus ou organisent peut-être plus efficacement aujourd'hui les déplacements des énormes foules qui les traversent. Cette préférence est récente : jusqu'à l'an passé, l'aéroport de Quito était un lieu inhospitalier et incommode, d'où il était même assez dangereux de sortir, au moins le soir. Un bon point à l'actuel maire, Paco Moncayo, pourtant ex-général (mais héros de la dernière guerre entre l'Equateur et le Pérou), pour avoir entrepris une transformation réussie. C'est à lui qu'on devra également le futur aéroport, qui sera, cette fois, vraiment digne de la capitale de l'Equateur.

Nous parvenons presque toujours à sortir dans les premiers, afin d'éviter la longue queue qui se forme au contrôle de police, du fait que l'employé enregistre toutes les données de chaque passager dans l'ordinateur. Nous avons passé si vite cette fois-ci que nous sommes arrivés bien avant les bagages, que distribuent deux minuscules transporteurs à bande, en ayant pris soin de nous munir de deux chariots à un dollar la pièce (il faut bien financer les travaux d'amélioration !). A la sortie, une personne récolte sans la contrôler la fiche de déclaration de douane que nous avons remplie - honnêtement - dans l'avion. J'ai une fois de plus un doute sur son utilité et sa destination, et je ne m'explique son existence que par le goût de l'administration équatorienne pour la paperasse et le besoin de copier ce qui se fait ailleurs, à moins que ce soit une réglementation internationale. J'ai pourtant de la peine à regretter l'inefficacité des services de douane qui ne m'inspirent pas plus de sympathie que ceux des impôts.

Lourdement chargés, nous arrivons devant une des machines à inspecter les bagages et j'invoque mentalement un petit dieu tutélaire pour que nous n'ayons pas l'obligation d'y déposer nos valises et de les ouvrir afin d'en contrôler le contenu, entreprise périlleuse, non pas parce que nous serions en infraction vis-à-vis du règlement des douanes (encore que...), mais du fait qu'elles sont tellement pleines qu'elles seraient impossibles à refermer sans une longue opération de rangement. Ma prière est exaucée, les deux personnages qui se tiennent devant la machine, l'un sanglé dans un bel uniforme vert clair, l'autre tout vêtu de blanc et porteur d'une moustache conquérante, se contentant de nous demander d'où nous venons. Genève. "Sigan" (allez-y).

Dehors, bien qu'il soit à peine dix heures du matin, le soleil et une agréable chaleur nous accueillent, qui constituent l'une des principales justifications de mon exil en Equateur. Le ciel est bleu, mais les gros nuages qui s'enroulent autour du volcan Pichincha me donnent à penser que cela ne va pas durer. C'est sans importance, car je sais que les rendez-vous avec le soleil vont être nombreux pendant toute cette période de novembre à mars, qui m'a toujours semblé interminable en Europe.

Nous réservons un taxi à un guichet peu visible, dont la préposée tente de happer les clients prospectifs. Il nous emmène à vive allure à l'"Hostal (petit hôtel) La Carolina" (Italia y Vancouver, hoscarol@uio.satnet.net), qui est notre maison à Quito depuis que nous vivons en Equateur. Nous y avons débarqué par hasard, parce qu'il était le plus proche de l'appartement des amis qui nous ont aidés lors de notre installation. Il est moyen en tout, sauf, et c'est une réserve importante, en ce qui concerne l'accueil. Il a toujours été chaleureux, surtout de la part de la réceptionniste d'alors, Doña Tere, une dame d'un certain âge, petite et rondelette, dont le rêve était d'imiter Lunita en se trouvant un mari européen. Nous lui avions conseillé de recourir à Internet pour rencontrer l'âme soeur, mais le destin a mieux organisé les choses : un client italien, tombé malade lors de son séjour à l'Hostal, a été convaincu par les soins attentifs de Doña Tere pendant un long mois que c'était la (ixième ?) femme de sa vie. Comme plus personne n'a de nouvelles, nous pouvons penser qu'ils sont heureux… et n'ont pas eu beaucoup d'enfants. Parfois, la vie ressemble à un conte.

Le plus grand atout de l'Hostal est sa situation centrale qui fait que nous sommes à quelques minutes en taxi de nos destinations habituelles : le Quito ancien, les ambassades, les musées, les centres commerciaux, etc. Il serait tranquille, si les conducteurs équatoriens n'avaient pas la déplorable habitude de klaxonner à tout bout de champ. Ce n'est que le premier jour que je m'en rends compte, par la suite j'adopte progressivement le même comportement, aussi inefficace que les appels de phare. Pour revenir à l'hôtel, il offre deux suites un peu défraîchies, mais bien agréables pour l'espace et les fauteuils du salon qu'elles offrent, ainsi qu'un rapport qualité/prix intéressant. C'est exactement ce qu'il nous faut pour amortir les effets conjugués du décalage horaire et de l'altitude (presque 3000 mètres). La salle à manger est peuplée de chaises habillées de drap blanc avec un gros nœud de couleur sur le dossier. J'ai fini par m'habituer à ce décor kitsch qu'on retrouve même dans des hôtels quatre étoiles.

Comme il est déjà passé midi, nous nous dirigeons vers un restaurant d'employés, "Les Temps", dont nous avons été parmi les premiers clients et qui se trouve à quelques dizaines de mètres, sur la calle Italia. Je n'ai jamais demandé au couple de quinquagénaires qui le gère pourquoi ce nom français et à quoi il fait allusion. J'ai toujours l'impression qu'il manque quelque chose à cette raison sociale : les trois temps, les temps modernes, forts, heureux, anciens…, ou l'utilisation du singulier, qui ferait mieux le lien avec sa fonction. A chaque fois, je pense à la chanson de Jacques Brel, La valse à mille temps. Quel beau nom que "Les mille temps de la valse" ! Les clients équatoriens du restaurant ignorent tout de Jacques Brel, mais combien d'entre eux ont-ils prêté attention à son nom actuel et à ce qu'il peut signifier ?

A un moment où nos finances étaient au plus bas, j'avais apprécié le montant du menu de midi, 1,50 USD, porté à 1,85 en 2003, mais aussi une cuisine familiale réunissant la qualité, la variété, l'équilibre et les goûts du terroir (équatorien bien sûr). Pour une somme si réduite, vous obtenez une soupe (sans laquelle il n'y a pas de vrai repas en Equateur, comme en France le fromage), un plat principal, un dessert et un jus de fruit naturel. La crise financière a passé, mais nous sommes restés fidèles à cette bonne adresse, et serrer la main du patron fait partie des rites de retour à la vie équatorienne.

Ces rites, qui peuvent apparaître comme des routines, sont d'autant plus indispensables que chaque départ ou chaque retour est une sorte d'arrachement à un endroit que j'aime, bien que je le quitte pour aller à un autre endroit que j'aime. La phase de transition constitue une expérience insolite du fait de la nécessité de récupérer le plus vite possible tous les points de repères qui structurent la vie quotidienne. Le problème est totalement différent pour le voyageur dont l'objectif est au contraire de fuir toutes les routines pour se laisser emporter par la nouveauté et la découverte. Dans le voyage, le lieu de référence ne s'efface que temporairement et l'investissement dans le lieu de destination reste superficiel. Malgré sa longueur, le trajet en avion est trop court pour faciliter la transition d'un monde à l'autre, cela devait être plus facile au temps des traversées en paquebot qui duraient un mois.

Le reste de la journée est une alternance de périodes de somnolence, dont la survenance brutale me surprend toujours, et de veille, ces dernières consacrées à finir "The Da Vinci Code" (bof !), commencé dans l'avion, ainsi qu'à regarder les journaux télévisés équatoriens pour tenter de combler le hiatus de ces presque quatre mois d'absence.

Pour éviter de sortir, car l'orage gronde, nous dînons à l'Hostal. La nourriture y est mangeable, à part la viande que la cuisinière s'obstine à transformer en un morceau de cuir racorni, que Lunita, ce soir encore, fait retourner à la cuisine.

Mardi, le 8 novembre 2005

Comme nous sommes réveillés à l'aube, c'est l'occasion de regarder le journal télévisé de 7 h, celui de Jorge Ortiz sur Teleamazonas (il y en a d'autres). Il comprend des entretiens avec des personnages importants de la République. Nous ne le regardons pas le reste de l'année du fait que, pour nous, c'est l'heure de la radio. Je n'ai jamais compris le pourquoi de cette programmation, ayant été conditionné à penser que le must est le journal du soir, avec ses inamovibles vedettes.

Ce matin, ce ne sont pas tellement les personnages qui attirent mon attention, mais les sujets. Le thème du jour est brûlant et excessivement compliqué, il s'agit du chemin à suivre pour la réforme de l'Etat, la constitution de 1998 étant déjà bout de souffle. Deux approches s'opposent : la première, favorite des forajidos et des mouvement sociaux, est l'assemblée constituante qui remettrait tout à plat ; la seconde, proposée par le Congrès, est de faire sauter le cadenas constitutionnel, qui impose un délai d'une année pour appliquer tout changement à la constitution - alors que les élections présidentielles vont avoir lieu en octobre 2006 -, puis de décider de ces changements. Acteur important de ce choix depuis six mois, le Président Palacio a constamment varié : d'abord favorable à la constituante, puis contre en recherchant un accord avec le Congrès, puis à nouveau favorable en ce moment, ce qui a beaucoup contribué au chaos dans lequel est plongé le pays actuellement. Il est permis de se demander si l'Equateur peut se payer le luxe de la longue période d'incertitude qu'implique une constituante dans un pays profondément divisé, sans parler des incohérences qui peuvent sortir d'un tel processus, comme le montrent les erreurs flagrantes contenues dans la Constitution actuelle. D'un autre côté, le Congrès est tellement discrédité que sa revendication de se charger de changements constitutionnels importants apparaît totalement illégitime à de nombreux milieux. Le pays peut-il sortir de cette impasse ? J'en doute, même si j'ai envie de croire que c'est possible, car c'est seulement à travers un processus de refondation politique et sociale associant la société civile que l'Equateur pourra émerger comme un pays moderne et tourné vers l'avenir.

Plus routine désagréable que rite est l'obligatoire visite au Consulat de France pour la naturalisation de Lunita, qui est en cours depuis presque 10 ans (un an en France, cinq en Colombie et trois en Equateur). Il faut pourtant rendre hommage à la responsable de ce service à Quito, qui a ressuscité une procédure qui me paraissait morte et enterrée au Consulat de Bogotá de mauvaise mémoire. Il semble pourtant que nous soyons cette fois à bout touchant : l'acte de naissance définitif nécessaire à l'établissement de ses papiers d'identité est arrivé juste avant notre départ. Nous reprenons le problème ce matin avec un handicap, le réseau local de l'Ambassade est en panne, et quand il fonctionne à nouveau, le formulaire de demande de passeport n'est pas disponible. Je vois déjà se profiler l'obligation de revenir demain matin, quand le programme finit par se débloquer. Un deuxième obstacle est que la préposée est incapable de nous changer un billet de 50 dollars.

Il ne m'a pas fallu attendre longtemps pour retrouver ce problème de monnaie, tellement ancré dans la culture équatorienne que je m'arrange toujours pour avoir ce qu'il faut, en recourant à des anticipations stratégiques pour chaque type de dépenses. Mais, je n'avais pas prévu le coup (ni le coût) du passeport. Rien d'autre à faire que d'aller dans un endroit où il est facile de changer un billet de 50 USD, et il n'y en a pas tellement. Le plus proche est Fybeca, une chaîne nationale de pharmacies, dont l'une d'elles a fait la une des journaux et des télés il y a deux ans à la suite d'une grosse bavure policière : 8 morts, à Guayaquil. J'en possède la carte client qui offre des rabais importants. Lunita y achète un de ses remèdes favoris, la Mébocaina. Il ne reste plus qu'à attendre qu'un malheureux ayant perdu son passeport en ait fini pour terminer cette démarche, qui nous aura pris en fin de compte toute la matinée.

Les deux autres destinations traditionnelles lors de notre passage à Quito sont remises à l'après-midi. C'est d'abord la visite aux Taxis Lagos, dont l'existence constitue un avantage important pour nos déplacements à la capitale. Il s'agit d'une compagnie de taxis qui combine un service de messagerie et un service de transports de personnes. Chaque heure en semaine, un véhicule part d'Ibarra pour Quito et revient à Ibarra. Il charge les passagers à domicile et les mène à leur adresse de destination, tout cela pour un prix raisonnable : 7,50 USD la place, avec 10 kgs de bagages. Comme nous en avons quatre fois plus, nous occupons tout le taxi pour 30 USD, la moitié de ce que coûterait un taxi ordinaire. Seule obligation : payer la course avant de partir. Bien que les Equatoriens ne prennent pas la peine de réserver à l'avance, nous préférons le faire la veille ou l'avant-veille. Recommandé, si vous avez l'intention d'aller de Quito à Ibarra et vice et versa, c'est plus cher que le bus, mais beaucoup plus commode (à Quito, Asunción 3-82 y Versalles, à Ibarra, Flores 9-24 y Sánchez y Cifuentes).

Plus rite que routine, nous ne manquons jamais la visite à la librairie Libri Mundi, qui est ma préférée (Juan León Mera N 23-83 y Wilson). Ce n'est pas la plus belle du monde, ni la plus grande, ni la mieux achalandée, mais il y règne une atmosphère particulière qui fait que l'on a envie de s'y attarder en bouquinant, profitant des sièges mis à la disposition des clients. C'est la seule librairie de Quito où l'on puisse trouver des livres français, anglais, allemands et italiens et surtout une section d'ouvrages équatoriens très complète, qui me ravit. J'achète chaque fois beaucoup plus de livres que je ne peux en lire, mais j'apprécie de les avoir sous la main si jamais… Une carte de fidélité vous permet d'économiser quelques dollars sur chaque facture. Et enfin, vous pouvez passer des commandes et les payer par Internet. Vu la difficulté à se procurer des ouvrages publiés en Equateur à l'étranger, c'est un service précieux.

Malgré cette activité réduite, j'ai l'impression d'avoir vieilli de dix ans, ou plus exactement d'avoir passé du troisième au quatrième âge. Nos longs séjours dans la suite et les repas légers des Temps nous évitent au moins de souffrir du "soroche" (mal d'altitude). Ce n'est pas nouveau, mais le fait de m'être proposé d'être plus attentif à ce que je ressens, m'amène à éprouver cette gêne avec plus de force. Nous n'irons donc pas cette fois au TeleferiQo, qui est la plus récente attraction de Quito, un téléphérique (français) qui emmène les touristes à 4000 mètres, d'où l'on a une vue imprenable sur les volcans. A condition qu'il n'y ait pas de gros nuages de pluie comme en ce moment.

Mercredi, le 9 novembre 2005

Comme je me suis aperçu que l'une des semelles de mes chaussures est trouée, j'ai une bonne raison de me rendre - à pied - au Mall El Jardín, à deux pas du Parc La Carolina, un des lieux de prédilection de Lunita, qui pourrait y passer des heures. Les propriétaires de ce Mall plutôt bas de gamme ont fait récemment de gros investissements, qui ont amélioré son standing et l'offre de produits. La section restaurants s'est enrichie d'établissements plus agréables et proposant autre chose que la "comida chatarra" (mal bouffe). Le rayon vins du Supermaxi (une chaîne nationale de super et hypermarchés) comprend des vins de tous les pays, y compris de France, dont la part se réduit de plus en plus. Les boutiques de nippes sont nombreuses et variées. Dans l'une d'elles, Lunita déniche une jupe de gitane à la dernière mode pour Blanca, la voisine, semblable à celles qu'elle a offertes à deux de ses filles, achetée l'une à Montpellier et l'autre à Lisbonne. Merveille de la globalisation ! Ayant parcouru les quatre étages du centre commercial, je finis par trouver chaussures à mon pied, probablement états-uniennes.

Après un dernier repas aux Temps et une sieste dans la suite, il ne reste plus qu'à attendre l'arrivée du taxi, plus longtemps que prévu. En effet, il a près de trois quarts d'heure de retard, dû à des manifestations de protestation contre le TLC (Tratado de Libre Comercio, avec les Etats-Unis), qui est un autre point chaud de l'actualité en Equateur et va le devenir encore plus au cours de ces prochains mois.

Cette circonstance va entraîner une discussion animée avec Diego, le chauffeur, qui avait déjà emmené Lunita à Quito en juillet dernier. Mon intention était de profiter du voyage pour somnoler tranquillement ou à la rigueur lire un des bouquins achetés la veille à Libri Mundi, comme par exemple "La Cofradía del Mullo del Vestido de la Virgen Pipona" (La confrérie du collier de la robe de la Vierge bedonnante) de Alicia Yanéz Cossio, dont j'attends beaucoup, en prenant soin de me réveiller après le contrôle de police de Cajas, pour ne pas manquer la vue sur le lac de San Pablo et le volcan Imbabura, qui est aussi un des rendez-vous imparables sur le chemin du retour.

Mais, comme certains journalistes un peu paresseux, qui utilisent les chauffeurs de taxis comme principale source d'information populaire, et aussi parce que Diego me prend sans cesse à témoin en quittant la route des yeux, je me joins à la conversation. En fait, il a pas mal bourlingué dans sa vie professionnelle et ne conduit un taxi que depuis six mois. Comme beaucoup d'Equatoriens, il est très critique des gouvernements qui se sont succédé ces dernières années, du Congrès et des partis politiques, de la corruption régnante et il affirme que s'il avait de la famille aux Etats-Unis ou en Espagne, il aurait quitté le pays depuis longtemps.

Puis, il entame un sujet qui visiblement lui tient à cœur : la situation professionnelle de sa femme. Elle travaille dans une importante entreprise textile d'Atuntaqui depuis quatorze ans, dans le département des ventes dont elle est devenue la chef. Depuis deux mois, la patronne ne lui verse plus de salaire, sans lui fournir aucune explication cohérente. Comme c'est son premier et unique emploi, elle est très déconcertée par cette situation et ne sait que faire, ayant toujours tenté de donner satisfaction à la patronne, sans jamais compter ses heures. De ce qu'il nous dit, on peut déduire que celle-ci aurait quelqu'un à mettre à la place de sa femme, mais, pour éviter de lui payer les indemnités auxquelles elle aurait droit, elle essayerait de la dégoûter afin qu'elle démissionne. J'ai déjà entendu cent histoires semblables ici, et, même les patrons français ne dédaignent pas de recourir à ce genre de tactique.

Ce que je trouve surprenant, c'est la réaction de Diego qui ne demande qu'une seule chose, que la patronne clarifie rapidement la situation, à la suite de quoi sa femme continuera dans son poste ou prendra ses cliques et ses claques. Ils ont bien tenté une première démarche auprès de l'Inspection du travail qui n'a rien donné, la Doctora étant absente. Au fond, par crainte de l'autorité, du qu'en dira-t-on, par un sentiment d'orgueil mal placé, il donne l'impression qu'il serait prêt à suivre sa femme, disposée à partir sans revendiquer ses droits pour ne pas affronter une situation de conflit. J'ai souvent constaté cette attitude d'humilité et de soumission exagérée devant une figure d'autorité, qui vient sans doute des siècles d'oppression subie par les indigènes et les métis, et qui explique en grande partie le comportement éhonté des élites économiques et politiques dans ce pays : "Pourquoi se gêner ?"

Lunita, qui a défendu pendant plusieurs années, en tant qu'avocate, des travailleurs et des syndicalistes colombiens, lui remonte la pendule : "Vous devez soutenir votre femme et en aucun cas renoncer à vos droits, c'est parce que les Equatoriens acceptent n'importe quoi que ce pays marche si mal. Vous devez l'accompagner tous les jours à l'Inspection du travail jusqu'à ce qu'ils engagent une action contre cette patronne malhonnête...." Au fur et à mesure de la discussion, Diego ralentit sa course comme s'il voulait prolonger le plus longtemps possible l'opportunité de soulager sa colère et son anxiété, car, bien que son épouse ne gagne que 400 USD par mois, plus des primes aléatoires, vivre sans cet apport leur causerait de sérieux problèmes économiques.

Comme à chaque fois qu'une personne en chair et en os - pas un article de presse ou un entretien à la télévision - me raconte une histoire comme celle-là, j'éprouve un profond malaise : pourquoi les hommes - et les femmes - qui exercent une autorité hiérarchique sur les autres en profitent trop souvent pour les humilier, les dominer, les exploiter, en limitant ma question au domaine abordé par Diego ? Mon malaise vient qu'il n'y a évidemment pas de réponse simple à cette question et que la seule attitude adéquate est celle de Lunita : "Battez-vous pour obtenir justice". Mais au fond de moi subsiste encore le rêve, que j'ai tenté de concrétiser dans mon activité professionnelle passée, d'une société où les hommes - et les femmes - chefs d'entreprise auraient un comportement différent, plus généreux, plus solidaire, moins manipulateur, plus rationnel, envers ceux qui font fonctionner leur entreprise et contribuent à les enrichir. Exactement le contraire des pratiques néo-libérales...

Nous finissons cependant par arriver au Petit Paradis sous une légère pluie. Jamais le jardin et les abords de la maison ne se présenteront mieux qu'aujourd'hui grâce aux bons soins de Blanca, et de son papa, Don Luis. Diego porte nos bagages jusque dans la maison, ce qu'aucun chauffeur n'avait fait jusqu'alors, et prend congé.

Ce moment est privilégié - enfin, nous sommes de retour dans cette maison où nous sommes si bien -, et en même temps, il n'est pas possible d'en profiter trop longtemps, il y a déjà mille choses à faire. Heureusement, et c'est une tradition bien établie depuis trois ans, nous sommes invités chez nos voisins, Blanca et Antonio, à manger le cuy (cochon d'Inde rôti, cf. Comment j'ai appris à manger, puis à élever les cuyes), un repas intimement lié à ma découverte de la culture de la Sierra colombienne et équatorienne depuis bientôt dix ans et qui symbolise mon intégration. En mangeant avec les doigts, en rongeant soigneusement les os, avec un plaisir qui grandit à chaque fois, je l'éprouve comme une forme de communion avec les autres, semblable à une autre expérience culinaire, remontant elle à mon enfance, qu'est la fondue au fromage.

C'est aussi le moment d'apprendre s'il s'est passé quelque chose pendant notre absence. Même si celle-ci a semblé très longue à Blanca, les nouvelles n'abondent pas. Le pont de notre quartier est toujours dans le même état d'inachèvement, faute de crédits, la construction de la voie expresse entre Ibarra et Otavalo va commencer, paraît-il, en 2006, mais cela fait plus de vingt ans qu'on le dit, comme celle de l'égout de notre quartier. Je suis partagé à propos de ces deux derniers projets, car, avant de profiter des avantages qu'ils nous apporteront, il faudra avaler une longue période de désorganisation et de sérieuses difficultés de circulation. Seule vraiment bonne nouvelle : l'eau de ville arrive 24 h sur 24, comme on nous l'avait promis il y a presque 18 mois.

Il n'y a qu'une ombre au tableau : Lunita et moi sommes les seuls à avoir un cuy entier sur notre assiette, les quatre membres de la famille s'en partagent deux autres. Le cuy est un plat de luxe et s'il fallait en acheter six, le budget mensuel d'alimentation en serait écorné. La première fois que je me suis trouvé dans cette situation, je me suis senti mal et ma première impulsion aurait été de dire : "Un cuy entier, c'est beaucoup pour moi, partageons-le". Puis, réflexion faite, j'ai pensé que cette réaction était inadéquate, car il est habituel dans une famille équatorienne qui reçoit des hôtes, surtout étrangers, de les traiter de cette manière. En même temps, cela démontre que la situation économique de nos voisins et amis est toujours aussi précaire et confirme une mauvaise nouvelle : Antonio qui est mécanicien-dentiste, a ouvert en septembre un petit atelier à San Antonio, faisant preuve d'un esprit d'entreprise qui lui avait un peu manqué jusque-là. Malheureusement, cette initiative a coïncidé avec l'installation d'une clinique dentaire sur un tout autre pied et pas un seul nouveau client ne s'est présenté au cours de ces deux derniers mois.

Aussi la distribution des cadeaux qui suit, principalement à Blanca, qui supporte toute la charge de notre absence, est particulièrement bienvenue : un flacon de parfum Givenchy, la jupe déjà mentionnée et des dollars. Et je lui laisse sous forme de prêt le solde de la somme que je lui avais remise pour payer l'eau, l'électricité et le téléphone pendant notre absence. Le prêt sans intérêt est un des services de bon voisinage que nous leur rendons volontiers, à elle et à sa sœur, pour les fins de mois difficiles. Les "chulqueros" (usuriers), eux, demandent jusqu'à 10 % d'intérêt mensuel...

Tout espoir d'en sortir n'est cependant pas perdu : il semble que, comme son père, Antonio pourra occuper un poste de conducteur dans un des départements du gouvernement provincial. Mais quel gâchis car, comme Lunita a pu s'en rendre compte, Antonio est un excellent professionnel. Il en va de même avec beaucoup de gens formés qui émigrent en Espagne et aux Etats-Unis pour gagner leur vie comme manœuvres ou femmes de ménage. Joint aux déboires de Diego, le chauffeur de taxi, cela jette un voile de tristesse sur cette fin de journée.

Nous retrouvons notre matelas orthopédique, qui nous a parfois bien manqué dans la vingtaine de lits dans lesquels nous avons dormi ces derniers mois. Et comme la pluie redouble, les grenouilles manifestent bruyamment leur satisfaction.

Jeudi, le 10 novembre 2005

Lorsqu'elles se calment, le silence nocturne est impressionnant, troublé de temps à autre, dans le lointain, par le frein moteur d'un camion de 50 tonnes qui descend la côte de San Antonio. Il n'en va pas toujours ainsi. Certaines nuits, le chien des voisins, Beethoven, un bâtard de chien-loup au petit gabarit qui n'a rien à voir avec le héros du film, signale bruyamment une anomalie dans les environs de la maison qu'il garde avec zèle, juché sur le toit en ciment, lové autour de la cheminée. De ce perchoir qui lui donne une vue imprenable sur les deux chemins qui se croisent devant lui, il ne surprend le plus souvent qu'un autre chien ou à la rigueur un chat, qui ne menace en rien la sécurité de ses maîtres, mais le gêne beaucoup, surtout, comme je l'ai vu une fois, de jour, quand un congénère impudent monte une femelle sous son museau. L'accès de colère et de jalousie qui l'emporte, l'amène à négliger le fait qu'il s'approche dangereusement du vide et, bien sûr, il finit par y tomber, soit dans le patio, soit dans les parterres de fleurs où les dégâts qu'il cause lui procurent de sérieux ennuis avec Blanca. Pour être juste, il n'est pas le seul responsable de ces troubles nocturnes, les nombreux chiens des maisons voisines lui font volontiers chorus.

Pour la première fois depuis que nous sommes partis, j'entends le chant des nombreux coqs qui nous entourent, à la faveur d'une malencontreuse période de réveil, ainsi que les modulations beaucoup plus harmonieuses d'un oiseau inconnu et solitaire, perché sur l'un de nos arbres.

La première tâche de la matinée est de déshabiller la voiture, c'est-à-dire enlever la housse qui la protège pendant ces mois poussiéreux d'été. Il ne reste plus qu'à reconnecter la batterie, et, bonne fille, elle démarre au quart de tour. J'ai beaucoup de peine à ne pas utiliser le féminin quand je me réfère à ma voiture en espagnol, "carro" ou "coche" étant masculin. Je suggère la réalisation d'une étude anthropologique comparée portant sur les effets du sexe de cet objet sur le comportement respectif des hommes hispaniques et francophones. Je n'ai pas beaucoup de pistes sur ce sujet, ne parlant jamais voiture avec les personnes que nous rencontrons, mais il me semble que la plupart des hommes hispaniques ont le même comportement amoureux que les hommes francophones. Vous voyez où je veux en venir ?

La seconde tâche est d'aller au ravitaillement, car il n'y a rien à manger dans cette maison. Même nos citronniers, pourtant prolifiques, ne portent que des fruits pas mûrs. Notre production se limite à quelques piments qui n'ont pas été rongés par les oiseaux. Les pauvres, ils n'avaient plus rien à se mettre sous la dent à cause de la sécheresse, et je suppose qu'ils évitent soigneusement de croquer les graines.

Je suis d'abord dérouté par l'absence de direction assistée, puis par les fondrières du chemin qui nous mène à la Panamericana, trop court pour que je retrouve mes réflexes de conduite. La Spark, malgré son nom, ne fait pas des étincelles en matière d'accélération - et nous sommes à plus de 2000 mètres d'altitude -. Ce moment de changement de références est toujours difficile, bien que j'aie un peu de peine à dire en quoi elles changent. Peut-être est-ce l'hétérogénéité des véhicules et des comportements des conducteurs qui me frappe le plus. Même si le parc automobile de l'Equateur s'est beaucoup renouvelé ces dernières années, il y a encore une forte proportion de véhicules anciens dont les conducteurs sont parfois âgés, et qui roulent lentement tout en étant imprévisibles. Le pourcentage de bus et de camions est élevé et leurs conducteurs profitent encore plus qu'en Europe de leur supériorité pour faire ce qui leur plaît, y compris vous dépasser à 100 km à l'heure pour s'arrêter pile deux cents mètres plus loin. Quant aux taxis, qui ne sont pas aussi nombreux qu'à Pasto, ils le sont suffisamment pour qu'on parle à leur sujet de la "clase amarilla" (la classe jaune), qui se réfère à la couleur de leurs véhicules. Ils sont particulièrement agaçants. Soit ils se traînent dans les rues à la recherche d'un client prospectif qu'ils n'hésitent pas à encourager par un coup de klaxon, soit ils sont extrêmement pressés et prennent des risques inutiles parce qu'ils ont un client à déposer le plus vite possible. Heureusement, les carrioles tirées par des chevaux sont en voie de disparition et les cyclistes une espèce rare, sauf le dimanche. Ajoutons à cela les conducteurs de 4 x 4 ou de voitures puissantes, ou parfois les caravanes ministérielles, qui roulent à une vitesse excessive, et le mélange est effectivement détonnant.

Par contre, le réflexe que je retrouve immédiatement est la conduite défensive, qui consiste à me concentrer uniquement sur la route - pas de radio, pas de conversation -, à anticiper le plus possible sur ce qui se passe devant et à réprimer toute réaction de prestance ou d'énervement, ce qui ne m'est pas toujours facile. Ce matin, contrairement à mon habitude, je passe la plupart des 7 ou 8 km de notre trajet derrière un bus ou un camion. Mais je sais bien qu'il ne me faudra que quelques jours pour reprendre mes habitudes de conduite équatoriennes - franchissement des lignes jaunes continues, dépassement à droite des véhicules qui restent obstinément sur la gauche, vitesse adaptée aux conditions de la route et non respectueuse de limitations souvent aberrantes, soulagement de pouvoir oublier l'existence d'appareils de torture tels que les radars fixes ou mobiles.

Je retrouve avec plaisir le Supermaxi, le supermarché déjà mentionné, qui est pratiquement le seul agréable et bien achalandé, disponible à Ibarra. Malgré cette position dominante, les prix y sont raisonnables, et si l'on sait profiter des jours de rabais - lundi les livres, mercredi les légumes et les fruits, vendredi le poisson - et des avantages de la carte client - qui sont en espèces et non en points cadeaux -, ils sont parfois inférieurs à ceux des marchés et des concurrents. Pas seulement super, mais aussi maxi, quelle raison sociale ! Cette chaîne appartient à la famille Wright-Durán Ballen, proche de l'ancien président de la République Sixto Durán Ballen. Sa stratégie d'implantation nationale et d'intégration verticale en fait un groupe de distribution puissant avec une forte dimension agro-industrielle et alimentaire. Il est aussi propriétaire de la revue Gestión, la seule revue entrepreneuriale de l'Equateur. Cela fait toujours plaisir de fréquenter une entreprise bien gérée et plutôt centrée sur le client. Même après quatre mois, le vigile me reconnaît et me salue.

Le reste de la journée est consacré à tenter de diminuer la pagaille créée par nos trois grosses valises et quatre petits bagages, - plus un sac qui contient ce que nous avons acheté à Quito -. Sans beaucoup de succès, car ma motivation de lutte contre le désordre est encore faible. Je n'utilise comme fond sonore indispensable à ce genre de tâche ingrate que les CD que j'ai rapportés d'Europe, sans allumer la radio, comme si je n'avais pas vraiment coupé tous les liens qui me rattachent encore à mon séjour estival.

Quelques sons familiers nous complètent l'ambiance du retour. C'est d'abord la sirène d'alarme de la camionnette du gaz que l'on sent progresser vers nous à travers la campagne. Si nous avions une bouteille de gaz vide, ce serait le branle-bas de combat, car il faut préparer la monnaie (1.60 + 0.40 de livraison = 2 USD, pourquoi s'embêter à aller la chercher à deux kilomètres de là ?), récupérer la bouteille dans la pièce de rangement, aller chercher la clé du portail et l'ouvrir, puis signaler notre présence à la patronne, qui conduit la camionnette. Parfois, c'est raté, car s'il n'y a personne d'autre qui veut du gaz, elle continue tout droit sur le chemin du bas. Je suis content quand j'ai les quatre bouteilles plus ou moins pleines, du fait que la distribution du gaz donne lieu régulièrement à des pénuries, qui durent parfois plusieurs semaines et dont l'origine me paraît toujours suspecte, vu la politisation du prix de cette denrée.

C'est ensuite, des grognements assez impressionnants des bœufs de l'un de nos voisins, qui reviennent en fin d'après-midi d'un champ. Je serai incapable de dire ce qu'ils signifient : "on en a marre, vivement qu'on rentre" ou "laisse-nous brouter de cette jolie herbe verte" (celle qui est le long de notre mur de clôture, abondamment fumée par des bestiaux anonymes). Je pourrais presque prédire l'heure en entendant ce qui n'est peut-être pas, comme je le pense, une protestation, mais une simple manifestation corporelle liée à la digestion ou à la marche.

Vers 20 heures, c'est une série de coups de klaxon, qui m'ont énervé au début, avant que j'en connaisse la raison : le boulanger qui vient livrer du pain à domicile et rassemble ses clients fidèles de cette manière. Dans le courant de la journée, il y a aussi d'autres vendeurs motorisés occasionnels, qui se manifestent en général par haut-parleur. J'ai mis beaucoup de temps à identifier leurs produits, à cause de la mauvaise qualité de l'enregistrement ou de l'amplification : pommes de terre, oranges, bananes principalement. Ce sont de petits producteurs qui tentent de raccourcir les circuits de distribution en éliminant les intermédiaires : directement du producteur au consommateur. Avec quel succès ? Plus rarement, ce sont des commerçants ambulants qui offrent des produits de bazars ou en plastique.

De temps à autre, entre onze heures et minuit, quelques coups de sirène discrets annoncent le passage de la patrouille de police de San Antonio. C'est rassurant, mais je n'ai jamais vérifié si les policiers étaient accompagnés de membres de la brigade de sécurité du quartier. Il reste à évoquer un bruit tellement constant et familier que j'en viens à ne plus l'entendre, même le jour de mon retour : celui des machines du menuisier d'en face. Je m'inquiète par contre quand je n'entends plus rien, car ce silence signifie qu'il n'a plus de travail. Ces bruits sont rarement nocturnes, sauf quand, pressé par le temps, il lui faut terminer une commande urgente.

En regardant le journal télévisé d'Ecuavisa, j'ai peine à croire que nous sommes partis il y a quatre mois : la procédure de sélection des juges de la Cour suprême de justice n'est toujours pas achevée, la négociation du TLC (Tratado de Libre Comercio), un enjeu vital pour l'Equateur qu'on soit pour ou contre, n'a pas encore abouti, même le concours "del Mejor Ecuatoriano" (le meilleur Equatorien) n'est que dans la "recta final" (la dernière ligne droite). Il faudra donc supporter encore quinze jours cette émission qu'Ecuavisa aura exploité jusqu'au trognon et dont je déteste le principe : pourquoi le meilleur, alors qu'il y a mille façons d'être un bon Equatorien ? Pourquoi introduire la compétition jusque dans le passé, ce n'est pas suffisant qu'elle imprègne tous nos comportements présents ? Bien sûr, on peut estimer qu'il n'est pas inutile dans un pays où la majorité des habitants ignore (presque) tout de son histoire, de diffuser des informations sur des acteurs importants à des titres divers. Et quelques véritables grands hommes figurent dans les dix candidats retenus, mais quel sens peut-on donner à cette démarche quand on voit au deuxième rang du classement provisoire, Jefferson Pérez, un marcheur, détenteur de la médaille d'or des vingt kilomètres à Atlanta et de quelques autres récompenses. C'est un sympathique jeune homme qu'on peut certes donner en exemple aux jeunes Equatoriens, mais dont l'image a été usée jusqu'à la corde pour la publicité d'une grande banque et d'un laboratoire de génériques. Je ne nie pas l'obstination et l'endurance nécessaires pour obtenir de tels résultats. Mais qu'y a-t-il de commun entre ce sportif et la figure historique d'un précurseur comme Eugenio Espejo ou celle d'un réformateur et refondateur comme Eloy Alfaro ? Rien, sinon qu'ils sont tous les trois Equatoriens. Encore heureux que nous ayons échappé à une idole footballistique du moment ! Cependant, mon indignation n'est pas suffisante pour gagner un combat désespéré contre le sommeil, auquel Lunita a déjà renoncé depuis un moment en allant se coucher. J'ai beau zapper sans arrêt, il n'y a rien qui arrive à retenir mon attention et m'empêcher de dormir.

Vendredi, le 11 novembre 2005

Je me réveille encore à une heure du matin, comme je peux le vérifier sur l'horloge du micro-ondes, quand je vais chercher un flacon de Carmol (produit suisse aux mêmes usages que l'alcool de menthe), dont je verse quelques gouttes sur un sucre et qui me sert de somnifère et, accessoirement, de digestif. Il pleut à seaux, le bruissement de la pluie sur le toit et le glouglou de la gouttière finissent par me rendormir.

Quand nous nous levons à l'aube, c'est un vrai temps de 11 novembre qui nous attend, le froid en moins, ce qui est quand même appréciable. Il pleut toujours, un épais brouillard estompe les arbres. Il faut allumer les lampes. Malgré tout, je me lance dans la lessive, qui fait partie de mon cahier des charges ménager, en utilisant un lave-linge, mais à l'eau froide, car nous n'avons pas de robinet d'eau chaude auquel le connecter. Cela ne me paraît pas être un insupportable défaut de confort, car l'eau n'est jamais vraiment froide, ni même fraîche. Il en va autrement pour la douche qui est raccordée à un chauffe-eau au gaz chinois, sans veilleuse, qui s'allume grâce à l'étincelle produite par une pile. Economique et astucieux, surtout dans un endroit où les coupures de courant sont relativement fréquentes. Pour le linge, je programme deux cycles de lavage pour suppléer cette carence.

Autre item de mon cahier des charges, la préparation du petit déjeuner et, ce matin, j'ai retrouvé mon réflexe habituel, j'allume la radio, d'abord "La palabra" de Sonorama (Quito) qui offre entre 6 h 45 et 8 h une série d'entretiens conduits par Ana Maldonado, une journaliste que j'apprécie énormément, parce qu'elle sait écouter, laisser s'exprimer et mettre en valeur les propos de son interlocuteur, ce qui est rarement le cas chez les vedettes journalistiques de la télé dont le comportement narcissique m'indispose. Malheureusement, à 8.00 h, on passe au sport, c'est-à-dire essentiellement au foot. Cela me permet pourtant de me rendre compte que j'ai manqué une des grandes (et bonnes) nouvelles de l'été : la Tri(color), l'équipe nationale, s'est qualifiée pour le Mondial de 2006 en Allemagne. On retrouve cependant Ana Maldonado l'après-midi entre cinq et sept pour des entretiens plus approfondis.

Quelques semaines avant notre départ, Radio Activa, une radio d'Ibarra avait considérablement développé la partie informative de ses programmes avec trois séquences quotidiennes d'une heure et demie. Et ce matin, je constate qu'ils ont tenu le coup, ce qui est méritoire pour une station de radio privée, ce qui me permet d'enchaîner souplement sur les nouvelles locales. Ensuite, habituellement, la séance d'information se poursuit, avec un hiatus d'un quart d'heure, avec l'émission d'Edwin Toarquiza "Aquí estamos", qui ouvre son micro à toutes les plaintes, dénonciations et délations de la population d'Imbabura. C'est à la fois savoureux et répétitif, car il semble que certains problèmes ne trouvent jamais de solution et reviennent périodiquement, malgré les efforts de l'animateur, qui est devenu conseiller municipal à la dernière élection. Mais ce matin, je ne suis pas encore vraiment in the mood et je vais plutôt accompagner mes travaux ménagers par les quatuors de Haynd, qu'il me tarde de réécouter. Les valises sont enfin vidées et rangées dans la pièce de débarras. L'équipement informatique, sorti de ses cartons, est remonté dans mon bureau.

Depuis la veille, mes séjours aux vécés sont enrichis par la lecture des "Hommes de bonne volonté" de Jules Romains, reprise là exactement où je l'avais laissée. Certains penseront qu'une telle lecture mériterait un environnement plus digne que celui-là. Il faut quand même savoir que nos toilettes ont une fenêtre et que le soleil y entre le matin. D'autre part, cette organisation offre l'avantage qu'il ne se passe pas de jour où je ne fréquente ce livre, qui est sûrement un des plus extraordinaires que j'ai jamais lu, par le talent littéraire de son auteur, par la stupéfiante documentation qu'il contient, par l'ampleur du sujet, par le nombre et la diversité des personnages et des milieux qu'il met en scène, par sa capacité de maintenir l'intérêt du lecteur sur la très longue distance : j'en suis à la page 3616 (sur 4794), autant ou plus que la Bible. C'est chez Bouquins et c'est cher, mais après avoir lu cet été quelques échantillons de la production littéraire actuelle, le rapport qualité/prix me paraît incommensurablement plus élevé. Le terme bonne volonté peut rebuter en notre temps où domine le pragmatisme, mais avec le recul historique - le livre couvre les années 1908 à 1933 -, le projet moral de l'auteur s'est estompé et il ne reste que son témoignage sur l'époque, aussi brillant que fascinant.

Cet après-midi, je reviens sur Internet et découvre avec dépit qu'Andinatel n'a pas remis la ligne téléphonique en service. Je me félicite une fois de plus d'avoir deux lignes à disposition, comme nous avions, dans l'ancien petit paradis colombien, deux lignes électriques. Je commence la rédaction de cette lettre du Petit Paradis, dont l'idée m'est venue en Europe, ayant remis à plus tard mon passage à la boîte postale et le dépouillement d'un courrier, qui n'apporte rien d'autre qu'un lot de problèmes bureaucratiques et de vieux journaux.

Samedi, le 12 novembre 2005

Ce matin, une découverte désagréable pour les amateurs de radio que nous sommes : l'émission "Sexto Día, el Mejor Día de la Radio" de Sonorama n'existe plus, son animateur Eduardo Khalifé s'est retiré ou a été congédié, sans aucune explication ni de la part de l'intéressé, de la station de radio ou du milieu. C'était la seule émission valable dans le désert culturel et informatif que sont les fins de semaine sur les ondes équatoriennes. En effet, il n'y a plus que des émissions de musique et de sports, qui se résument pour ces dernières à des transmissions et à d'intarissables commentaires de matches de foot en Equateur et à l'étranger, et tauromachiques pendant les dix jours des fêtes de Quito.

Au cours des deux premières années de notre séjour, nous avions écouté presque exclusivement la Radio Católica Nacional, qui présentait un point de vue catholique sur la réalité du pays. Un nouveau directeur est arrivé, qui l'a transformée en une radio dont la fonction principale est l'évangélisation, l'organe de l'Eglise catholique et du Vatican, ce qu'elle est formellement, puisque c'est une émanation de la Conférence épiscopale de l'Equateur, par rapport à laquelle l'ancien directeur semblait toutefois avoir une certaine liberté d'agir et de penser. Du coup, nos options du week-end se sont encore réduites et il ne reste plus que les radios colombiennes, RCN et Caracol, écoutables le soir seulement, dans des conditions souvent détestables, du fait qu'il s'agit d'émetteurs AM.

Comme il a encore plu la nuit précédente et que le jardin est trop humide pour y travailler, j'entreprends des rangements et des nettoyages d'automne, ayant sauté ceux de printemps. J'inspecte mes affaires et tente de me débarrasser de ce que je ne mets plus, que Lunita emportera à Santa Rosa. Je classe mes papiers et jette tout ce qui n'est plus d'actualité. Comme ce genre de travail est fatigant, parce qu'il consiste surtout à prendre des décisions, pour minuscules qu'elles soient, la sieste s'impose, un des meilleurs moments de la journée, surtout quand le soleil est revenu et qu'il fait trop chaud dehors. Notre chambre à coucher est si accueillante que nous préférons nous y reposer plutôt que dans les hamacs sur la terrasse. Les batteries rechargées, on repart gaillardement pour les travaux de l'après-midi.

La soirée télé s'annonce difficile, du fait que la remise en service de DirectTv a été reportée. Le samedi soir, la programmation, à part quelques rares exceptions, est d'une indigence à faire pleurer. Par hasard, je m'aperçois que le canal régional TeleNorte (Canal 9) retransmet le soir à partir de neuf heures, la chaîne Citytv de Bogotá, à la place de TVE. Cela me semble être une décision judicieuse vu les dizaines (centaines ?) de milliers de colombiens qui se sont installés dans le nord de l'Equateur ces dernières années. Le niveau de CityTv est à peine plus élevé que celui des chaînes équatoriennes, mais au moins, elle programme des films sous l'étiquette attirante de "Buen Cine". Et effectivement, les deux films que nous voyons ce soir constitue une alternative plaisante à ce qu'on nous offre habituellement : d'abord un film cubain Reina y Rey, l'histoire un peu larmoyante d'une vieille dame de La Havane, trop pauvre pour nourrir le chien qu'elle adore, et, vers 23 heures, un film espagnol pour adultes Lucía y el Sexo, qui n'a rien à voir avec les bavardages égrillards et les images sagement érotiques de Sex and the City. Malgré les séquences hard, il ne s'agit pas d'un vulgaire porno Malheureusement, le scénariste-réalisateur se marche sur la barbe en compliquant exagérément l'intrigue. Mais, peu importe, ce soir, je ne me suis pas endormi devant la télé... avant une heure du matin.

Dimanche, le 13 novembre 2005

Du coup, je ne me réveille pas non plus au milieu de la nuit, frais comme un pinson. Apparemment, les séquelles du changement d'heure et de l'altitude sont derrière nous, ce qui vérifie une fois de plus la règle des sept jours.

Réveil à six heures, une heure correcte, car le dimanche matin est le jour du principal marché de la semaine à la petite ville voisine d'Atuntaqui. Nous n'allons surtout pas manquer ce premier rendez-vous. Je n'ai jamais beaucoup fréquenté les marchés, mais celui-là me paraît particulièrement attrayant. D'abord, il se trouve sur un site largement ouvert sur les environs, qui comprennent les deux volcans mythiques, l' Imbabura et le Cotacachi. Ce matin, leur sommet est complètement dissimulé derrière d'épais nuages, mais ce n'est pas toujours le cas et alors, le spectacle est magnifique. A chaque fois, je regrette de ne pas avoir emporté mon appareil photo, et pourtant cette activité est peu compatible avec le transport d'une vingtaine de kilos de fruits et légumes, sans oublier le poisson. Je pourrais bien contracter les services d'un porteur, mais d'une part, je serais gêné par sa présence pendant les trois-quarts d'heure que dure un parcours complet, et d'autre part, mes principes égalitaristes me paralysent : si lui peut porter cette charge, pourquoi pas moi ? En effet, ces porteurs sont de vieux Indiens, courbés sous la charge, avançant à petits pas, et ils ont l'air beaucoup plus âgés que moi, mais ne le sont peut-être pas. Un jour viendra où je surmonterais mes scrupules, pour le plus grand bien des porteurs du marché qui gagneront quelques cents de plus.

La deuxième raison pour laquelle j'aime ce marché est son caractère multiculturel. On entend souvent dire ici que l'Equateur est pluriethnique, mais on n'a pas souvent l'occasion de s'en rendre compte dans la vie quotidienne. Il en va autrement sur ce marché où les trois principales composantes de la population sont représentées. Par ordre croissant d'importance, les noires de la vallée du Chota, les indiennes des communautés environnantes, et les métisses, qui constituent l'élite de la corporation et sont probablement d'Atuntaqui. Je ne suis pas capable de distinguer avec certitude s'il s'agit de commerçantes ou de productrices, peut-être les deux à la fois pour avoir un assortiment plus large. J'utilise le féminin, car il y a peu d'hommes à l'heure où nous arrivons, mais ils étaient probablement à l'œuvre lors de la mise en place de la marchandise.

Les caractéristiques culturelles de chaque groupe sont intéressantes à observer : les noires présentent leurs produits à même le sol en les étalant assez loin d'elles, étant assises sur une caisse, et vêtues n'importe comment, la protection contre le froid (relatif) semblant leur principale préoccupation ; les indiennes présentent également leurs marchandises par terre, mais en les entassant près d'elles sans solution de continuité, si bien que l'on ne sait pas toujours à quelle vendeuse s'adresser ; même si elles utilisent aussi des caisses comme sièges, elles sont aussi souvent accroupies, et elles portent leurs vêtements traditionnels. Quant aux matrones métisses, on les trouve dans la partie du marché, protégée par un toit et offrant des stands en briques et en ciment dans lesquels il est possible d'ordonner les fruits et les légumes avec une certaine recherche, ou dans une halle où l'on accède par un escalier et où se regroupent les bouchers, les vendeurs de volaille et les fromagers. Les unes et les autres sont assis sur des chaises ou des tabourets, mais sans effort d'élégance. Ce matin, je constate que les anciens stands en bois, déglinqués, abrités par des plastiques, ont été démolis.

C'est un marché étendu, qui comprend une partie centrale, fermée par une grille en métal et des extensions : les vendeurs de CD piratés le long de la halle, les vendeurs de pommes de terre à côté de leurs camions, comme ceux des fruits dans un autre emplacement, et un vaste espace où se mélangent les stands de vêtements et de chaussures et d'autres marchands de fruits et légumes qui ne présentent pas les mêmes caractéristiques que ceux du marché fermé. Il y a enfin des stands qui offrent de la nourriture ou des boissons, dont le fameux "hornado", cochon rôti présenté en entier et découpé au fur et à mesure en portions, accompagné de "mote" (maïs fermenté cuit à la vapeur).

Je n'ai pas encore mentionné le poissonnier, par lequel commence toujours notre parcours et dont nous sommes parmi les meilleurs clients, de préférence juste vers huit heures, afin qu'il ait fini de préparer le poisson, et que la queue n'ait pas commencé à s'allonger. Ce matin, nous sommes en retard, et la mort dans l'âme, je renonce à acheter une belle pièce de quatre livres qu'il est vraiment trop désagréable de nettoyer à la maison, les écailles sautent partout et on les retrouve le reste de la semaine dans les endroits les plus improbables. Malgré la fatigue, c'est une grande satisfaction de revenir chargés de produits de qualité et à un prix raisonnable et d'en remplir les réfrigérateurs.

J'ai enfin le temps de faire un tour dans le jardin pour noter les travaux à réaliser. Don Luis, qui suit nos instructions à la lettre, a ôté les mauvaises herbes du côté fleuri et préparé le terrain du potager en y répandant du fumier de volaille. Il reste à lui indiquer le tracé des platebandes et des cheminements. Depuis l'an passé, nous lui avons imposé non sans peine ce mode de culture, qui nous paraît plus facile à gérer que celui des sillons qui lui était familier. Les deux arbres exotiques de devant doivent être sévèrement rabattus, car ils touchent déjà les fils téléphoniques et bientôt les câbles électriques, il faut également élaguer les nombreuse branches mortes du noyer qui n'a jamais produit une seule noix depuis que nous sommes là et empêcher le "tauso", qui a totalement envahi le "guavo", de se répandre sur le citronnier voisin. Les géraniums qui sont au pied du mur mitoyen ont poussé en hauteur et sont en train de tomber sur les rosiers. Et enfin, il faut changer la terre des vingt et quelques pots de fleurs.

Ce n'est pas aujourd'hui que nous allons attaquer cet ambitieux programme et, comme le soleil refait surface, je pars pour ma première promenade. A cette période de ma vie, le critère le plus important de définition d'un petit paradis est sûrement qu'il permette de partir se promener dans la campagne sans avoir à utiliser un quelconque moyen de transport. A peine sorti de la maison, je m'engage sur la voie de chemin de fer et je suis bien obligé de constater qu'elle est toujours dans le même état d'abandon. Les projets de remise en service qui semblaient imminents avant notre départ n'ont rien donné. Et pourtant, si j'ai bien compris, la manne pétrolière est en train de tomber du ciel (nous sommes en année pré-électorale). Seules les mauvaises herbes ont pâti d'un été trop sec et trop long. Par contre, les tas d'ordures fleurissent et, à certains endroits, des nuages de mouches bruissantes s'élèvent lors de mon passage.

Au bout de deux kilomètres de ligne droite, je tourne à gauche, choisissant un itinéraire court qui me ménage encore, et, quelques trois cents mètres plus loin, à gauche de nouveau pour passer devant l'église des Ovalos, fermée comme presque toujours, et devant l'école où deux enfants jouent au ballon. La plupart des champs ont été labourés et ensemencés de maïs et de haricots, dont les petites têtes vertes commencent à émerger des sillons. Je ne rencontre pratiquement personne, en voiture ou à pied. Il n'y a pas de changement notable, pas de nouvelles constructions, et la seule nouveauté, regrettable, est que le cinquième au moins de "mon" bois d'eucalyptus a brûlé. Je dis "mon", non pas qu'il m'appartienne, mais parce que je suis certainement celui qui le traverse le plus souvent. Pourtant, comme le sous-bois est peu combustible, j'espère que la plupart des arbres atteints vont surmonter leurs brûlures et continuer à pousser. En arrivant vers le chemin qui va me ramener chez moi, j'entends la petite cloche de la chapelle de Monseñor Proaño (surnommé l'évêque des Indiens, lequel figure aussi sur la liste des dix meilleurs Equatoriens !), bientôt couverte par un flot de heavy metal, plutôt incongru dans cet endroit, qui provient d'une maison proche dont le propriétaire est apparemment en train de casser des cailloux en rythme (pour avoir une idée de ce parcours, cf. Environs du Petit Paradis : Paysages)

Le moment est venu de reprendre l'alternance dans mon emploi du temps qui m'apporte le plus de satisfaction : le matin, exercice physique sous forme de promenade, jardinage ou bricolage ; l'après-midi, Internet et maintenance de l'ordinateur, exercice intellectuel consistant en lecture et écriture. Cet après-midi, à la suite d'une panne d'électricité, la première depuis notre retour, je perds les pédales et je me précipite pour sauver mon fichier du "Journal d'un retour" sur mon lecteur de cartes flash, et, comme un débutant, j'écrase les deux derniers jours de travail, alors que j'avais dix bonnes minutes devant moi pour le faire, grâce à la batterie de l'onduleur. C'est le genre de bêtises qui me déprime atrocement. Pour surmonter mon dépit et éviter de tenter de reconstituer ce que j'avais écrit en faisant un effort de mémoire, il me faudra laisser passer plusieurs jours.

Le dimanche soir est relativement faste sur les chaînes équatoriennes. Comme en semaine, chacune d'elles offre un téléjournal reprenant les principales nouvelles du week-end ou de la semaine. Ecuavisa propose "La Televisión", un magazine documentaire qui existe depuis vingt ans sur des sujets nationaux et internationaux, conduit par Freddy Ehlers, un animateur de télé et politicien, d'origine états-unienne, deux fois candidat malheureux à la vice-présidence de la République et actuellement député andin. J'avais bien aimé cette émission au début pour le style informel de son animateur. Mais, comme beaucoup de ses confrères qui durent trop longtemps, il a tendance à pontifier, il n'a pas su se renouveler, autrement qu'en introduisant deux de ses enfants comme co-animateurs. Et loin de s'effacer comme il l'avait laissé entendre, il est resté au premier plan. Je n'apprécie pas beaucoup les gens qui pensent qu'ils sont les meilleurs et qui le disent, même si c'était vrai, et, à mon avis, cela ne l'est plus. Teleamazonas, l'autre canal qui se pique de culture, présente un magazine identique, presque à la même heure, intitulé "Día a Día" (Jour après jour), à l'ambition plus modeste, qui n'a pas les antécédents de son concurrent. L'avantage que je vois dans cette proximité est de pouvoir zapper en fonction de l'intérêt du sujet et monter mon propre magazine.

Ecuavisa programme aussi le dimanche deux émissions humoristiques. Je n'ai jamais pu m'intéresser à la première, "Vivos y revueltos", qui est basée sur un comique lourd, prétendûment populaire, et sur l'exagération permanente du jeu des acteurs, mais elle a un énorme succès. La seconde est récente et me convient mieux du fait de son positionnement, la critique politique. En plus, elle me rappelle une émission colombienne, que j'avais adorée, une parodie de journal télévisé intitulée "Quac", de Jaime Garzón. L'émission équatorienne est basée sur la même idée de départ : "No-no-no...-ticias (Nou-nou-nou...-velles), el primer desinformativo del país" (le premier bulletin de désinformation du pays). Les deux animateurs de l'émission sont des imitateurs dont je ne connais que le surnom : Fide Digno (Digne de Foi)et Fulton Terias (Plein de Bêtises). Ils utilisent les séquences d'actualité de leur chaîne, non éditées, pour faire dire des horreurs ou des âneries aux principaux hommes politiques du pays. Dans d'autres séquences, ils détournent les paroles de chansons connues ou de scènes de film. Ils invitent chaque semaine un mannequin ou une reine, légèrement vêtu(e), pour apporter une touche humoristico-érotique. Ils se livrent à des interviews sauvages dans les marchés, la rue ou les manifestations. Bref, leur impertinence, leur irrespect me font du bien, ils sont si peu répandus dans ce pays, trop souvent confit dans la révérence envers les puissants. Je m'amuse beaucoup et ris parfois aux larmes, en profitant pleinement de chaque émission, car j'ai le pressentiment que cela ne va pas durer longtemps. Pourtant, ce soir, j'ai de la peine à retrouver la même complicité, comme si le mécanisme qui déclenche mon rire était rouillé. Cela ira mieux la semaine prochaine...

Le septième jour

Ce qui s'achève aujourd'hui, ce n'est pas seulement un cycle naturel, la remise à l'heure de mon horloge biologique ou l'accoutumance de mon coeur à la raréfaction de l'oxygène, c'est aussi la fin, ou le commencement de la fin, de l'actualisation de mes références, l'aboutissement du retour progressif, mais délibéré, à des habitudes de vie qui me conviennent, au sentiment d'être là où il faudrait que je soie.

Un correspondant m'a mis en garde contre la tentation de penser que je serais totalement intégré à ce pays, car on ne peut jamais exclure un retour de bâton, chauvin, malintentionné ou jaloux. En ce moment, dans ce mouvement de rééquilibrage par lequel je passe, j'ai l'impression d'avoir évolué vers une nouvelle forme d'insertion. Là où je me sens totalement intégré, libre de doutes et d'arrières-pensées, c'est à la vie quotidienne que j'ai tenté de décrire dans les lignes qui précèdent. Par contre, à la suite de ce que j'ai vécu ce printemps, je crois bien faire la différence avec une forme d'intégration supérieure, qui serait de me sentir partie prenante et identifié à la patrie équatorienne, à son avenir, comme peut l'être une personne née et élevée ici. La longue période d'absence de l'Equateur, mais aussi du site des Nouvelles du Petit Paradis, m'a servi pour digérer ce renoncement, qui ne signifie pas une perte d'intérêt, un désinvestissement, mais une implication moins émotive et plus distanciée envers notre pays d'accueil. J'ai également pris conscience et accepté que les valeurs sur lesquelles j'ai fondé mon existence rendent impossible une adhésion à l'Equateur tel qu'il se présente aujourd'hui. Je ne me sens pas non plus capable d'adhérer à l'Equateur de demain ou d'après-demain, d'entretenir l'espoir, le rêve, l'illusion d'un nouvel Equateur, une perspective bien trop lointaine et bien trop incertaine.

Le septième jour, un dimanche bien tranquille...

6 décembre 2005


Retour au menu - Haut de la page